Le Corset (1905)/08

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A. Maloine (p. 92-101).

CHAPITRE VIII[modifier]

La Révolution avait tout submergé, traditions, mœurs, langage, trône, autels, modes et manières ; mais la légèreté spéciale au peuple français surnageait au-dessus de tant de ruines ; l'esprit d'insouciance, de forfanterie, d'à propos, cet immortel esprit frondeur et rieur, fonds précieux du caractère national reparaissait au lendemain de la tourmente plus alerte, plus vivace, plus indomptable encore qu'autrefois. Comme il ne restait rien du passé et qu'on ne pouvait improviser en un jour une société avec des convenances, des usages, des vêtements entièrement
Fig. 83. — 1794.
Fig. 84. — 1795.
inédits, on emprunta le tout à l'histoire ancienne et aux nations disparues ; chacun s'affubla, se grima, « jar-gonna » à sa guise ; ce fut un travestissement général, un carnaval sans limites, une orgie sans fin et sans raison. On ne peut regarder aujourd'hui cette époque dans son ensemble et dans les menus détails de son libertinage, sans croire à une immense mystification, à une colossale caricature composée par quelque humouriste de l'école de Hogarth ou de Rowlandson. (Octave Uzanne.)

La tournure du costume des femmes resta toutefois jusqu'en 1794 ce qu'elle était dès 1790. Le buste continue à s'allonger comme alors sous la compression d'un corps baleiné. Les manches étroites de la robe descendent jusqu'au poignet. Les postiches rejettent encore en arrière le développement de la jupe, tandis que le vaste fichu en linon, le fichu menteur, engonçant le cou, amplifiant la poitrine, se projette de plus en plus en avant. La physionomie de ce costume disparut presque tout à coup. Sauf, en effet, l'arrangement de la chevelure, on ne retrouve plus en 1796 ni le corps baleiné, ni le buste allongé, ni la robe juste. (Racinet.)

Cette révolution dans le costume des femmes fut, ajoute Racinet, le triomphe des efforts des médecins de la dernière partie du siècle. C'était, en réalité, une réforme tardive, poursuivie par eux avec tant d'insistance et de force que des corps constitués leur avaient prêté leur concours et que l'on vit des instituts comme celui de Schnepfental proposer des prix pour ceux qui éclairciraient la question. Or, la réponse publiée en 1788 avait dès cette époque dessillé les yeux du public.

La raison et la mode ne marchent guère de conserve pendant longtemps. À ce costume aisé, dont la ceinture était placée à une hauteur normale succéda bientôt la robe collante dont la ceinture fut remontée sous le sein et la coiffure empruntée à la statuaire antique.

La réaction contre tout ce qui pouvait rappeler l'ancien régime aggrava cette antiquomanie. Et si après le 9 thermidor (27 juillet 1794) le luxe reparut, il n'en est pas moins vrai que se firent jour alors toutes les excentricités des merveilleuses et des incroyables. « Les modes régentées par les dames françaises émigrées à Londres revinrent sur le continent après avoir été accommodées à l'opulence anglaise. » L'anliquomanie se combina avec l'anglomanie : ce fut la mode.

La chute du trône abolit toute décence. A quelques exceptions, dit Mme de Genlis, les femmes s'habillèrent en Vénus de Médicis ; les hommes les tutoyèrent, ce qui était tort naturel. Dans ces costumes transparents, on vit rarement des grecques, mais on ne vit plus des françaises ; toutes les grâces qui les avaient caractérisées jusque là les abandonnèrent avec la pudeur.

« Pendant le régime de la Terreur, quelques artistes, David à leur tête, avaient déjà préconisé le costume grec et le costume romain, comme les deux types que les hommes et les femmes devaient s'appliquer à imiter et à reproduire dans la République française. Le costume romain convenait mieux aux femmes grasses, qui par leurs for
Patrons de corsels Louis XV (2e planche)

mes opulentes, se rapprochaient plutôt des matrones de Rome ; l'autre costume appartenait de droit aux femmes plus jeunes, sveltes et bien faites, ayant une taille élégante et n'ayant rien à redouter des indiscrétions d'un costume léger. »

Le Directoire (1795-1799) a été l'âge d'or du nu « la robe se retire peu à peu de la gorge ».

Le diamant seul doit parer
Des attraits que blesse la laine.

« Le retour à l'antique, propagé par l'école de David, ramène le nu dans le costume comme dans les arts ; on montre la nature sous la gaze la plus fine et la plus transparente. » Dans l’audace même du nu, écrit de Goncourt, il y a des audaces : un décadi soir de l’an V (1796-1797) deux femmes se promènent aux Champs-Elysées, nues, dans un fourreau de gaze ; une autre s’y montre les seins entièrement découverts. À cet excès d’impudicité plastique, les huées éclatent ; on reconduit dans les brocards et les apostrophes mérités, jusqu’à leurs voitures, ces Grecques en costume de statues. » Leroy a fixé cette scène sur la toile et ce tableau qui a figuré au Salon de 1875 a été offert au musée de Nantes par le docteur Gosset.

Quicherat pense que ces deux audacieuses exhibitionnistes étaient Mme Hamelin, femme de l’officier de marine bien connu et une de ses amies.

Se rappelant peut-être que les Grecques et les Romaines ont porté longtemps des cyclœ transparentes, des laco-nicœ que Varron appelle vitreas togas, des robes de verre, la marquise de Créqui écrivait parlant des femmes du Directoire : Figurez-vous que toutes ces Grecques de la rue Vivienne n’étaient vêtues que d’une chemise de percale et d’une robe de mousseline sans manches avec toute la gorge et les épaules au grand air. Cette robe à l’antique et sans ampleur était serrée sur la taille immédiatement au-dessous de la poitrine avec un galon de laine rouge… Les jambes étaient toutes nues… Quant aux poches il n’y fallait pas songer avec un pareil vêtement qui n’était composé que d’une mousseline collée sur les flancs.

La grécomanie était donc à l’ordre du jour, on délibérait sur le costume à la sauvage de Mme Tallien et sur la tunique de gaze de Mme Hamelin.

Le corset devint une superfluité comme l’indique la chanson de Despreaux sur les modes du Directoire (Dr Witkowski) :

Grâce à la mode
On n’a plus d’corset (bis).
Ah ! qu’ c’est commode,
On n’a plus d’corset
C’est plus tôt fait !
Grâce à la mode
On n’a rien d’caché (bis}.
Ah ! qu’c'est commode !
J’en suis fâché !
Grâce à la mode
Un’ chemise suffit (bis')
Ah ! qu’c'est commode !
Un’ chemise suffit
C’est tout profit !

Cette disparition n’était pas absolue, c’est ainsi que d’après une estampe « Les Héroïnes d’aujourd’hui », où sont représentées deux merveilleuses, je puis montrer ce qu’était le corset à l’époque du Directoire. Le sujet reproduit (fig. 86) est vêtu « d’une tunique antique aux bords garnis de broderies avec des glands aux coins ; deux broches relient sur les épaules les deux parties de ce vêtement de la, famille de l’hémidiploïdion. Les seins reposent sur une large ceinture, la zona, dont les bords supérieurs épousent par devant les formes qu’ils ont à soutenir… »

Bientôt ou supprime la chemise qui « déparait la taille et s’arrangeait gauchement ; un buste bien fait perdait de sa grâce et de sa précision par les plis ondulants et maladroits de ce vêtement antique. »

Cette mode qui apparaît en octobre 1798 et persiste une partie de l’hiver, fit de nombreuses victimes. « Les médecins s’évertuaient à répéter sur tous les tons que le climat de France, si tempéré qu’il soit, ne comportait cependant

Fig. 85. — 1797 La folie du jour. — La danse
Fig. 86 Directoire. — Tunique antique.

pas la légèreté des costumes de l’ancienne Grèce, mais on ne se souciait nullement des conseils des Hippocrates, et l’on croit sans peine le Dr Desessarts qui, à cette époque affirme « avoir vu mourir, plus de jeunes filles depuis le système des nudités gazées que dans les quarantes années précédentes. »

Sous un mince et léger costume
Elle cherchait des compliments
Et revenait avec un rhume.

dit un poète contemporain.

« En dépit du froid, les courageuses françaises allaient à la promenade les bras à peine couverts, la gorge entr'ou-verte... elles bravaient la camarde pour le plaisir et la galanterie. »

Nos jeunes femmes, écrit Mme de Genlis dans une critique de la toilette des « Merveilleuses, » au Longchamp de 1797, ne veulent plus porter maintenant qu'une simple mousseline bien claire et sans apprêt. Avant tout, les vêtements d'aujourd'hui doivent ressembler à du linge mouillé, afin de coller plus parfaitement sur la peau. J'espère qu'incessamment elles se montreront en sortant, du bain, afin de dessiner encore mieux les formes.

« Les femmes, dit Mercier, l'auteur du Tableau de Paris, ont adopté le costume grec, les bras nus, le sein découvert, les pieds chaussés avec des sandales. « Il y a longtemps que la chemise est bannie, car elle ne sert qu'à gâter les contours de la nature ; d'ailleurs c'est un attirail incommode et le corset de tricot de soie couleur de chair qui colle sur la taille ne laisse plus deviner mais apercevoir tous les charmes secrets. »

La mode des « Sans Chemise » fut il est vrai de courte durée, car Mme Hamelin fit bientôt annoncer par un journal qu'elle s'était décidée à remettre ses chemises.

Les femmes du Directoire n'avaient, il faut bien le dire, aucune des délicatesses et des grâces alanguies que nous leur prêtons par mirage d'imagination, aucun de ces charmes amenuisés et anémiés, qui constituèrent, par la suite, ce qu'on nomma la distinction. Presque toutes furent des luronnes, des gaillardes masculinisées, fortes sur le propos, à l'embonpoint débordant, véritables tétonnières, à gros appétit, à gourmandise gloutonne, dominées exclusivement par leur sens, bien qu'elles affectassent des pâmoisons soudaines ou de mensongères migraines. Il fallait les voir après le concert se ruer au souper, dévorer dinde, perdrix froide, truffes et pâtés d'anchois par bouchées démesurées, boire vins et liqueurs, manger, en un mot, selon un pamphlétaire, pour le rentier, pour le soldat, pour le commis, pour chaque employé de la République. Ne leur fallait-il point se faire un coffre solide pour résister au fluxions de poitrine qui guettaient à la. sortie ces nymphes dénudées ? Les vents coulis d'hiver auraient vite eu raison d'une robe de linon ou d'une friponne tunique au lever de l'aurore si une suralimentation ne les eut préservées. (0. Uzanne.)

L'époque du Directoire fut l'époque de la grande vogue pour les seins postiches, toutes les femmes voulant et devant être décolletées, mais toutes n'ayant pas de quoi meubler leur corsage.

Cette mode, du reste, n'était pas nouvelle, car de tous temps les femmes dépourvues de charmes mammaires ont eu recours à des artifices de toilette. Ovide conseillait déjà l'emploi de ces enveloppes ingénieuses qui arrondissent la poitrine et lui prêtent ce qui lui manque.

Eustache Deschamps, huissier d'armes de Charles VI dans sa diatribe contre le sexe « vilain » le Mirouer du mariaige indique la manière de fabriquer des appas à celles qui en sont dépourvues. Sous Charles VII, les déshéritées de la nature faisaient usage de poches rembourrées, cousues à la chemise. (Dr Witkowski).

La nature et la forme des seins artificiels sont variés ; les couturières ont l'habitude de les désigner sous le nom du fabricant des « Berjingeon », ou des « ronds Brous-tons ». Les petites bourses se contentent de coussins ovalaires ou rectangulaires rembourrés, que l'on coud à l'intérieur du gousset ; ils sont reliés par une tresse qui permet de les suspendre au même clou a l'état de repos. Mais ces édredons minuscules sont bien chauds en été et les plus fortunées préfèrent les « fausses gorges », en, fils de laitons, reliés par un tissu léger en treillis et agrémentés d'une ruche décorative en guipure. Ces, postiches ont, en outre, l'avantage d'être élastiques à la pression et au toucher des amateurs, l'illusion est complète. On emploie aussi les « faux avantages » en caoutchouc plein ou creux, que l'on gonfle suivant le degré de proéminence désiré. Victor Tissot, dans Vienne et la Vie Viennoise, signale un des inconvénients de ces appas factices et conte malicieusement la mésaventure arrivée à une Viennoise qui se faisait remarquer par l'opulence de ses formes ; en épinglant une rosé à son corsage, elle creva la doublure en caoutchouc, dont le gonflement automatique remplace les charmes absents. Cet accident ne serait pas arrivé si la Viennoise eut connu l'annonce suivante: « Corsets pneu matiques, en caoutchouc creux, se gonflant à volonté, garantis increvables, même sous les plus fortes pressions ».

A l'Exposition du Travail en 1885 se trouvait dans une vitrine de corsetière, le mammif «  sein s’adaptant au corset et se gonflant à volonté ».

Le née plus ultra de ce genre de postiches, le dernier cri est l’idéal plastron qui bombe suivant les goûts par tension ou relâchement d’une dizaine de sangles dissimulées à la. face postérieure de la combinaison. Ce mécanisme réunit les qualités requises par les plus exigeantes : légèreté, élasticité ou hémisphéricité ; c’est du moins le prospectus qui l’affirme. (Dr Witkowski).
Fig. 87. — Les suppléans.

En 1788, dit la marquise de Créqui, les Parisiennes avaient recours à des artifices moins compliqués : « Les jeunes femmes étaient misérablement habillées en fourreau de linon de toile de Perse ou de petites soieries mesquines ; fichu de mousseline empesée qui grimpait raide-ment jusqu’au milieu des joues et qui leur simulait par de gros plis sur la poitrine une sorte de protubérance exorbitante. »

La suppression de ces a mouchoirs ridiculement gonflés, qui recèlent les charmes les plus agréables de la femme », fut proposée par la société des Arts, comme contraire à l'esthétique. Cette mode était vertement critiquée dans la Décade philosophique. « Ce sont sans doute des nourrices ; voyez comme leurs seins- se projettent ! Non, ce sont de trèiS jeunes personnes qui cherchent des maris ; toutes ont l'air de faire ainsi gonfler les plis de leurs robes ». (Dr Quercy, la Pathologie de la Révolution}.

Sous le Directoire, ces seins postiches qui font fureur s'appellent des « suppléans ». Leur mode persista pendant le Consulat. La gravure de l'époque ici reproduite est accompagnée de cette légende :

LE MARCHAND
(Air : On compterait les diamans).
Ils sont au juste de cent francs;
A moins, je ne puis vous les vendre.
J'en fais tant que, depuis longtems,
Je ne sais à quelle entendre
Fermeté, blancheur, rondeur.
Ils ont ce qui manque à mille autres,
Ils vous feront bien plus d'honneur,
Que ne vous en ont fait les vôtres.
LA DAME
(Même air).
Oui, pour ce genre, j'en conviens,
Vous avez la main sans pareille,
Car ces deux-ci que je retiens
Sans doute m'iront à merveille.
Avec surprise, mon mari,
Ce soir verra leur attitude
Mais avec moi, ce tendre ami,
Des suppléans a l'habitude.

C'est l'anglomanie qui corrigea l'audace des merveilleuses que leurs excentricités avaient fait, appeler, des impossibles, en leur appo-rtant des vêtements qui les couvrent au lieu de les découvrir, de véritables châles qui n'étaient plus des écharpes, des redingotes et des spencers (Racinet.)

Les modes furent si changeantes de 1795 à 1799 que Mercier lui-même disait :

« Il y a peu de jours, la taille des femmes illustres se dessinait en coeur: actuellement celle des corsets sei termine en ailes de papillons dont le sexe semble vouloir en tout se rapprocher et qu'il prend le plus souvent pour modèle. »

Ainsi, à l'époque même où le corset sernbla.it banni du costume féminin, les femmes disposaient encore leur vêtements de telle façon que leur taille fut serrée et comprimée! Pendant le Consulat, cette forme gouvernementale qui au 18 brumaire (19 novembre 1790) succéda au Directoire. « les révolutions perpétuelles des modes étaient tempérées par la liberté que chaque- femme s'attribuait de choisir la toilette qui lui seyait ou lui convenait le mieux.

Pujoulx raconte dans son Paris à la fin du dix-huitième siècle (1801) que le même salon lui avait offert à, la fois trois femmes habillées ou plutôt costumées comme- en carnaval à la grecque, à la turque, et à l'anglaise; « je suis bien aise de faire observer, dit-il en terminant, que ces trois êtres amphibies franco-turco-anglico-grecs étaient des françaises. »