Le Bec en l’air/Le Coup du Larousse

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Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 151-157).

LE COUP DU LAROUSSE


Mon nouvel appartement se trouvant un peu loin de la Bibliothèque nationale, où m’appelle la journalière documentation de mes chroniques si substantielles, j’ai dû me résoudre à acheter un Larousse, un de ces braves Larousse qui donnent au plus induré crétin les airs malins de l’omniscient.

(Vous ne me verrez plus que rarement dans votre hall, ami Louis Denise, érudit bibliothécaire et charmant camarade !)

Ce Larousse, dont la masse imposante s’étale au bas de mon fort joli buffet Louis XIII, converti ad hoc, me rappelle d’autres Larousse qu’au temps de ma jeunesse j’acquis dans des conditions exceptionnelles de désordre financier.

Je ne sais pas si les choses, au quartier Latin d’aujourd’hui, se passent encore ainsi : mais, quand notre budget frisait l’imminente catastrophe, nous faisions le coup du Larousse.

Nous achetions à des gens dont c’était le métier la Grande Encyclopédie.

Nous l’échangions contre vingt billets mensuels de 30 fr., soit 600 fr., et nous étions bien heureux de revendre notre ouvrage 300 fr.

Comme placement de père de famille, c’était plutôt contestable, mais palper 300 fr. d’un coup, ô délire !

Mon fournisseur à moi était un abominable vieux bouquiniste de la rue Saint-Séverin qui se chargeait, du même coup, de me vendre le Larousse et de me trouver un acheteur le lendemain même.

J’aimais assez cette simplication transactionnelle.

Or, il arriva qu’un jour j’achetai un Larousse chez ce sordide vieillard, que je lui signai immédiatement ses vingt billets, et qu’il me livra illico le gros ballot de forte toile où s’enfermait le Larousse.

J’avais, en outre, sa parole que mon acquisition trouverait preneur le lendemain ou, au plus tard, le surlendemain.

Le soir même, comme je parlais de l’affaire devant des amis, un étudiant riche me proposa de lui céder mon Larousse pour 400 fr.

Pensez si je topai ! En un clin d’œil les 400 fr. furent dans ma poche, et le ballot au sein du coquet petit appartement de mon ami, l’étudiant riche.

Par pure complaisance, je passai chez le bouquiniste :

— Ne vous occupez pas, lui dis-je, de me chercher quelqu’un pour mon Larousse… je l’ai vendu.

— Vous… l’avez… vendu ?

— Je l’ai vendu à un de mes amis.

— Vendu ?

— Vendu et livré.

— Livré !

Je crus que le vieux allait s’évanouir. Sa physionomie, ordinairement terreuse, passait maintenant au vert sale.

C’était dégoûtant, mais effroyable ! Bientôt, il reprit ses sens.

— Courez vite chez votre ami, râla-t-il, reprenez le ballot !… Peut-être ne l’a-t-il pas encore ouvert… Et rapportez-le-moi tout de suite ! Allez vite… Prenez une voiture à mon compte !

Il fallait que la situation fût grave pour que ce rapiat parlât de payer une voiture.

Sans rien comprendre, j’obéis.

Mon ami, l’étudiant riche, me reçut froidement :

— Je comprends toutes les plaisanteries, dit-il, mais, vraiment, celle-là dépasse les limites assignées par le simple bon goût.

Du doigt, il me montrait le ballot éventré, et, au lieu du Larousse promis, je ne sais quels innommables in-quarto dont la valeur intrinsèque atteignait à peine celle du vieux papier.

Je compris tout.

Le vieillard de la rue Saint-Séverin m’avait vendu un Larousse factice, dont le racheteur factice n’était autre que lui-même.

Canaille, va !

À cette époque, je jouissais d’un caractère emporté.

Je ne perdis point une si belle occasion de gueuler comme toute une ralinguée de putois.

Ah ! le pauvre vieux n’en menait pas large !

Il se traînait à mes pieds, me suppliant de ne pas déshonorer ses cheveux blancs (il avait des cheveux jaunes), sa femme (il était veuf depuis trente-cinq ans) et ses enfants (il n’avait jamais eu d’enfants).

Mais moi, je continuais à le traiter d’usurier et à le menacer du procureur de la République.

À la fin, je proposai un arrangement amiable :

Il livrerait un vrai Larousse à mon ami l’étudiant riche.

Il me laisserait en possession de mes 400 francs.

Il déchirerait les vingt billets par moi souscrits.

Devant mon air résolu à aller jusqu’au bout, cette vieille crapule accepta mes conditions.

Je me demandai longtemps si mon procédé avait été bien délicat : à l’heure qu’il est, je ne suis pas encore fixé.

Le pire, c’est que je ne rencontrai jamais le pauvre malhonnête homme sans le forcer à me payer un bock, et je trinquais ainsi : « À la tienne, immonde fripouille ! »

Alors, lui, souriait gomme-gutte.