Le Couple au jardin/03

La bibliothèque libre.
Dumas (p. 34-39).


III

« MONSIEUR POMME »


Drame dans la maison : malgré les interdictions les plus expresses, Pomme a tiré la queue de la chatte avec un tel acharnement que la dolente Mélusine a eu quelque mérite à ne pas sortir ses griffes.

Alors, maman, pour faire comprendre à l’enfant le supplice qu’il inflige à la chatte, lui a tiré les cheveux de façon à lui faire un peu mal. Puis le coupable a été mis à la porte avec défense de se réfugier à la cuisine, où Fine, pitoyable éducatrice, ne manquerait pas de le cajoler et de le bourrer de confitures.

Les parents restés entre eux, Nérée ne peut se contenir.

— Blanche, tu es implacable ! Comment as-tu le courage de tirer les cheveux d’un innocent de vingt mois qui prend le chat pour un joujou ?

— Eh bien ! il saura désormais qu’un chat n’est pas un joujou et qu’il souffre. Soyons un peu logiques, Nérée : tu déclares à tout venant que ton fils, à vingt mois, est aussi développé qu’un enfant de trois ans ; mais, dès que je veux le corriger de ses petits défauts, ce n’est plus qu’un bébé inconscient !

— Ses défauts !… Les défauts d’un Pomme de vingt mois ! Ô censeur sévère ! laisse-moi te citer un auteur que tu aimes. David-Herbert Lawrence déclare formellement : « Il faut que les enfants tirent un peu la queue du chat. Il faut que les enfants volent quelquefois le sucre… »

— J’aime à lire Lawrence ; mais je ne lui aurais peut-être pas confié l’éducation de mon fils. Et, puisque tu sais cet auteur par cœur, je te rappelle cet autre passage : « Un derrière d’enfant est fait pour être fessé de temps à autre. »

Mme Galliane intervient en riant :

— Allez-vous vous chamailler jusqu’à demain ? Notre adorable petit Pomme va-t-il devenir une pomme de discorde ?

— Mère, vous allez encore vous liguer avec votre fils contre moi ! Comment pourrai-je élever convenablement notre petit homme entre une grand’mère idolâtre et un père d’une faiblesse insigne ? — sans parler de Fine et des ouvriers qui font les quatre volontés de ce marmot. Si Pomme a été un bébé modèle, qui n’a troublé ni la tranquillité de nos jours ni le sommeil de nos nuits, il m’a fallu pour cela batailler contre son père. Dès que l’enfant pleurait une minute dans son berceau, Nérée, en alarme, voulait le prendre dans son lit et le couver comme une mère poule !

— Mais tu y mettais bon ordre, cœur de rocher !

— Oui, et l’enfant se rendormait paisiblement. Mère, pouvez-vous me donner tort ?

— Et non ! eh non ! ma petite fille. Vous savez bien que je vous approuve toujours. Seulement, n’est-ce pas, moi, je n’étais pas une mère à méthode ; j’ai gâté outrageusement mon Nérée : le résultat est-il si mauvais ?

— Vous aviez affaire à une pâte exceptionnelle : qui vous dit que Pomme sera aussi parfait ?

— Pomme est une miniature exacte de son papa.

— Physiquement, oui ; mais que savons-nous du moral ? Pomme n’est pas un pur Galliane. N’oubliez pas qu’il y a dans ses veines quelque peu de sang Ellinor ; et le sang Ellinor n’est pas exempt de défauts.

— Parbleu ! s’écrie Nérée, n’est-ce pas la cruauté Ellinor que manifeste Pomme quand il tire la queue du chat ?


Tandis qu’on se querelle à son sujet, Pomme, une dernière larme au bord des cils, s’épanouit déjà en sourires devant son royaume fleuri. Pomme est le petit roi de Pomponiana. Du matin au soir, il s’ébat en liberté dans le vaste jardin ; il se promène sans danger partout où ses petits pieds peuvent le porter. On ne se fait pas mal en tombant sur le sable fin des allées ; on constate : « Patatas ! » et l’on se relève crânement. On ne touche pas aux agaves ni aux oponces : c’est méchant ! Les roses aussi, ça pique ; mais on sait les prendre à pleine main par la tête. On s’arrête devant les jolies fleurs de toutes couleurs, devant les bêtes qui courent dans l’herbe ; on lève son petit nez pour voir les grands palmiers se balancer au vent. Que de belles choses !… Et les hommes, si grands et si forts, qui travaillent dans les cultures sont à la dévotion de Pomme. Labarre abandonne volontiers son outil pour jouer avec l’enfant et il avoue :

— Ce gosse me ferait tourner en bourrique !

Ramillien approuve :

— Tu n’aurais pas à faire un grand effort.

Le farouche Carini lui-même se déride lorsqu’il voit le petit enfant accourir à sa rencontre en criant :

— Nini ! Nini ! à çeval !

Délicatement, l’homme le soulève de terre et l’assied sur le dos débonnaire de Rouan.

Ah ! quelle merveilleuse destinée qu’être le petit roi de Pomponiana !

Pendant ces journées encore fraîches de l’avant-printemps, Pomme porte un petit paletot de molleton rouge afin d’être aperçu de loin par les tendres yeux qui le cherchent. De quart d’heure en quart d’heure, Blanche s’avance sur la terrasse et contemple les ébats du coquelicot turbulent. Et Nérée, au milieu de sa vigne, ou occupé à soigner ses arbres, s’arrête souvent, le regard fixé sur la petite note rouge folâtrant parmi les verdures.

Dès que papa surgit au détour d’une allée, le bambin se précipite avec des cris de joie et met sa menotte dans la grande main paternelle. Nérée n’est pas encore blasé sur l’émotion que lui cause cette petite main confiante blottie dans la sienne.

Au bout de quelques pas, Pomme demande :

— Au cou, papa !

Le jeune père se penche, prend son fils sur son bras. Est-ce par fatigue que Pomme veut se faire porter ? Non, c’est plutôt par désir de caresses. Quand papa vous porte, on serre son cou dans ses petits bras, on ébouriffe ses cheveux noirs, on frotte sa joue contre la sienne. Pomme trouve tout cela très bon et Nérée en est enivré. L’exaltation du sentiment paternel lui dilate le cœur ineffablement.

Un après-midi, Pomme, le nez écrasé sur la vitre de la véranda, regarde tomber la pluie. Pomme adore la pluie — peu fréquente sur Pomponiana. La pluie, c’est joli, ça chante, ça sent bon et ça fait plaisir aux roses et aux orangers.

— Maman, Pomme voudrait aller au zadin.

— Non, Pomme, tu te mouillerais.

— Pomme aime bien se mouiller.

— Non, reste là et joue gentiment.

Pomme n’est pas satisfait. Maman permet bien à papa de sortir sous la pluie tant qu’il lui plaît. C’est que papa est un personnage considérable ; le signe de son importance, c’est le mot de « monsieur » qu’emploient les ouvriers en lui parlant… Un obscur travail se fait dans le petit cerveau ; tout à coup, Pomme se retourne et prononce avec une autorité impayable :

Monsieur Pomme veut aller se mouiller.

Trois éclats de rire ont accueilli cet impératif catégorique. Alors, le père, le tendre père a enveloppé son fils dans son petit capuchon, l’a pris sur son bras et, sans que les petits pieds se posent sur le sable humide, a promené « Monsieur Pomme » sous la pluie, la douce pluie qui chante et qui sent bon…


Lorsque quelques bons amis viennent passer la soirée chez les Galliane, Pomme fait leur joie et Blanche ne parvient pas sans peine à l’emporter au lit.

Un de ces soirs-là, après que les heureux parents se sont penchés sur leur trésor endormi, Blanche attire son mari sur la terrasse, dans le large fauteuil de rotin où l’on tient deux en se serrant un peu :

— Toi, il faut que je te gronde.

— Bon, soupire Nérée, je vais encore encaisser une réprimande au sujet de Monsieur Pomme !

— Justement. Je ne veux pas que tu deviennes un de ces pères ridicules qui prennent pour argent comptant tous les éloges faits de leur progéniture et qui ne s’aperçoivent pas que la conversation s’éternise sur les espiègleries du jeune prodige. Mon Nérée, si modeste en ce qui concerne sa propre personne, laisse s’épanouir un orgueil démesuré dès qu’il est question de son fils.

— C’est bien. Je prends note de l’observation. Désormais, dès que nos amis s’intéresseront à Pomme, je me mettrai à parler de la Société des Nations ou du Péril Jaune. Du moins, nous sera-t-il permis, quand nous serons seuls, tête à tête, et porte close, de dire que notre Pomme, notre petit Nous-Deux est une merveille et un amour ?

Blanche entoura tendrement le cou de son mari :

— Un amour ? Ce n’est pas assez dire. Notre petit, c’est tout l’amour !… Et sais-tu pourquoi Pomme est un objet ravissant, une petite merveille, un espoir à nous faire éclater le cœur ? Dis, sais-tu pourquoi ?

— Bien sûr : c’est parce qu’il est ton enfant.

— Non ; c’est parce que j’ai bien aimé son père.