Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/I

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Librairie Hachette et Cie (1p. 1-14).


LE
COUREUR DES BOIS


PROLOGUE

I

PEPE LE DORMEUR.


C’est un pittoresque et imposant paysage à la fois que présente le port d’Elanchovi, sur la côte de Biscaye. Quand, à mon retour d’Amérique, poussé par l’un des hasards d’une vie d’aventures, je débarquai un jour à Elanchovi, ce ne fut cependant pas sur le paysage que se fixa surtout mon attention. Ce fut sur un ancien château, le seul peut-être qui existe en Espagne, qui dressait ses toits d’ardoise et ses girouettes gothiques au sommet de la plus haute falaise. J’avais reconnu, dans ce vieux château, l’endroit où avait commencé une dramatique histoire qui m’avait été racontée dans les forêts de l’État de Sonora, peu d’années avant mon retour du Mexique.

La ceinture de rochers sur lesquels s’élève ce manoir enserre le petit port d’Elanchovi, protégé par une jetée de pierres de taille.

À l’endroit où ce môle, peu élevé, se joint à la terre, on commence à gravir les falaises disposées en gradins naturels et sur lesquelles s’échelonnent en amphithéâtre les maisons du port.

Une rue, qui ressemble à un gigantesque escalier, forme à elle seule le village d’Elanchovi.

Comme les habitants sont tous pécheurs et absents pendant le jour, Elanchovi paraît d’abord complétement inhabité ; mais du toit des maisons sans cheminées s’élève la fumée du repas du soir, préparé par les ménagères ; de temps à autre une épouse inquiète d’un nuage à l’horizon, une mère allaitant son enfant, paraissent à la porte des cabanes avec leurs jupes de couleurs éclatantes, et leur double tresse de cheveux tombant jusqu’aux jarrets. L’une parcourt d’un œil inquiet l’immensité de la mer, l’autre accoutume son fils à la senteur saline des varechs et des algues et à l’âpreté du vent marin.

Toutes deux prêtent tristement l’oreille aux sifflements de la brise qui, lorsqu’elle effleure à peine les eaux dormantes du port, mugit sur ces hauteurs dépouillées de verdure, enlève et disperse les flocons de fumée, et fait tourbillonner les haillons bariolés mis sécher pêle-mêle à l’entrée des cabanes.

Tel est l’aspect que présente aujourd’hui le village d’Elanchovi, dont le silence et la solitude à son sommet, et le fracas des vagues à la base des falaises qu’il domine, inspirent à la fois un sentiment de terreur et de mélancolie.

Au mois de novembre 1808, Elanchovi était plus triste encore. Le voisinage de l’armée française avait mis en fuite une partie de ses habitants, qui, oubliant dans leur terreur que leur pauvreté les mettait à l’abri de toute perte, s’étaient éloignés dans leurs barques pour fuir l’invasion qu’ils redoutaient.

L’histoire du château d’Elanchovi est liée intimement à l’histoire du Coureur des Bois.

Ce château appartenait à la famille de Mediana, et faisait partie de l’opulent majorat de cette antique maison. Depuis longtemps les comtes de Mediana n’étaient venus habiter cette sauvage retraite, lorsque, vers le commencement de l’année 1808, le chef de la famille, le fils aîné du dernier comte du nom, vint y installer sa jeune femme et son enfant. Officier supérieur de l’armée espagnole, don Juan de Mediana avait choisi ce château comme un sûr asile pour sa femme, doña Luisa, qu’il aimait passionnément. Un autre motif avait aussi déterminé son choix : l’alcade d’Elanchovi était un ancien serviteur, et il comptait sur son dévouement à une famille qui l’avait élevé au rang qu’il occupait. Don Ramon Cohecho était le nom du premier magistrat d’Elanchovi.

À la veille d’une séparation exigée par les devoirs militaires, cette sévère résidence convenait aussi d’ailleurs aux premiers temps d’un mariage qui avait été célébré sous de tristes auspices. Le frère cadet de don Juan, don Antoine de Mediana, aimait, lui aussi, doña Luisa. Depuis que celle-ci avait déclaré nettement sa préférence, il avait quitté le pays, où on ne l’avait pas revu. Le bruit de sa mort avait même couru, mais rien n’était venu le confirmer.

Quoi qu’il en soit, don Juan ne resta à Elanchovi que peu de temps ; des ordres supérieurs le forcèrent à abréger son séjour dans le château de ses pères ; il partit, laissant sa femme aux soins spéciaux d’un vieux serviteur. Il partait pour ne plus revenir, car une balle française l’atteignit dans un des combats qui précédèrent la bataille de Burgos.

Aux joies troublées des premiers temps de son mariage succédèrent, pour doña Luisa, les tristesses d’un veuvage prématuré. C’est au mois de novembre 1808, au moment où le château d’Elanchovi était le sombre témoin de la douleur de la comtesse de Mediana, que commence cette histoire.

Isolé comme il est sur la côte de Biscaye, on pense bien que le port d’Elanchovi avait sa garnison de miquelets gardes-côtes. C’est alors une triste condition que la leur : Le gouvernement espagnol ne leur contestait nullement leur solde ; mais, en revanche, il oubliait constamment de la leur payer. D’un autre côté, la contrebande, dont la saisie eût pu parfois les indemniser, était complètement morte. Les contrebandiers se gardaient bien d’affronter des gens dont le besoin redoublait la vigilance. Depuis le capitaine des carabiniers, don Lucas Despierto, jusqu’au moindre employé, tous déployaient une vigilance incessante, d’où il résultait que, sans bourse délier, le fisc espagnol se trouvait aussi économiquement que fidèlement servi.

Un seul de ces gardes-côtes affichait à l’endroit des contrebandiers un scepticisme complet ; il allait jusqu’à nier qu’il en eût jamais existé. Il était connu pour s’endormir toujours à son poste, et son apathie feinte ou réelle lui avait valu le surnom de Dormeur, qu’il justifiait de son mieux.

Bien rarement aussi le mettait-on de garde en quelque endroit que ce fût.

José, ou plus familièrement Pepe, était un garçon de vingt-cinq ans, haut de taille, maigre et nerveux. Ses yeux noirs, profondément enchâssés sous d’épais sourcils, devaient avoir été jadis étincelants. Son visage avait la configuration de ceux dont la mobilité est le partage. Mais, soit maladie, soit toute autre cause, ses traits semblaient de marbre, tant l’air de somnolence qui lui était habituel en engourdissait le jeu. En un mot, Pepe, avec tous les signes extérieurs d’un corps actif et d’une âme ardente, semblait le plus apathique des hommes.

Son désappointement apparent fut extrême, quand, le soir du jour où commence cette histoire, le capitaine don Lucas Despierto l’envoya chercher au poste et le fit mander en sa présence. À cet ordre imprévu, Pepe se leva, s’étira consciencieusement, bâilla, et sortit en disant :

« Quelle diable de fantaisie le capitaine a-t-il de m’envoyer chercher ? »

Mais, une fois seul, le garde-côte s’achemina plus vivement que d’habitude vers la demeure de son chef. Le capitaine était fort préoccupé quand il entra, et n’entendit pas la porte s’ouvrir.

Le miquelet semblait dormir en roulant une cigarette entre ses doigts.

« Me voici, mon capitaine, dit Pepe en saluant respectueusement don Lucas.

— Eh bien ! mon garçon, commença le capitaine d’une voix débonnaire, les temps sont bien durs, n’est-ce pas ?

— J’en ai entendu dire quelque chose.

— Je conçois, dit don Lucas en riant ; la misère des temps ne t’atteint qu’à moitié, tu dors toujours.

— Quand je dors, je n’ai pas faim, reprit Pepe en étouffant un bâillement. Puis je rêve que le gouvernement me paye.

— Alors tu n’es son créancier que quatre heures par jour. Mais, mon garçon, ce n’est pas de cela qu’il s’agit : je veux te donner ce soir une preuve de confiance.

— Ah ! dit Pepe.

— Et une preuve d’affection. Le gouvernement a l’œil ouvert sur nous tous : ta réputation d’apathie commence à se propager, et tu pourrais être destitué comme un employé inutile. Ce serait bien triste pour toi d’être sans place.

— Affreux ! mon capitaine, reprit Pepe avec une bonhomie parfaite ; car si je meurs de faim avec ma place, je ne sais ce qui arriverait si je n’en avais plus.

— J’ai résolu, pour éviter ce malheur, de fournir à ceux qui pourraient calomnier ton caractère une preuve de la confiance que je mets en toi, en te donnant cette nuit le poste de la Ensenada. »

Pepe ouvrit involontairement les yeux presque tout entiers.

« Cela te surprend ? dit don Lucas.

— Non, » reprit Pepe.

Le capitaine ne put cacher à son subalterne un léger tressaillement.

« Comment, non ? dit-il.

— Le capitaine Despierto, répondit Pepe d’un ton flagorneur, est assez connu par sa vigilance et son coup d’œil infaillible pour pouvoir confier sans danger le poste le plus important, même au plus nul de ses employés. Voilà pourquoi je ne m’étonne pas que vous vouliez me le confier. Maintenant, j’attends les instructions qu’il plaira à Votre Seigneurie de me donner. »

Don Lucas lui donna ses instructions d’une manière assez diffuse pour qu’il fût peut-être difficile de se les rappeler toutes, et le congédia en lui disant :

« Et surtout ne va pas t’endormir à ton poste.

— J’essayerai, mon capitaine, dit-il.

— Ce garçon est impayable ; je l’aurais fait exprès que je n’eusse pas mieux réussi, » pensa don Lucas lorsque Pepe fut parti ; et il se frotta les mains d’un air satisfait.

La petite baie appelée la Ensenada, qu’on venait de confier à la vigilance de Pepe le Dormeur, était si mystérieusement encaissée dans les rochers, qu’elle semblait exprès creusée pour favoriser la contrebande, non pas celle qui s’exerce pacifiquement aux barrières de nos villes, mais celle qu’exécutent si audacieusement les contrebandiers espagnols, le poignard et l’escopette au poing.

Par son isolement, ce poste n’était pas sans danger, quand, par une nuit brumeuse de novembre, les vapeurs de l’Océan se suspendent comme un dais dans l’atmosphère, ôtent à l’œil sa clairvoyance et assourdissent la voix qui appellerait à l’aide.

Personne n’aurait pu reconnaître Pepe le Dormeur, Pepe habituellement plongé dans une épaisse somnolence, l’homme à l’air hébété, à la démarche alourdie, personne, disons-nous, n’aurait pu le reconnaître dans le soldat qui arrivait pour commencer sa garde, la tête haute et le pas élastique ; ses yeux, habituellement voilés, semblaient reluire dans les ténèbres pour en percer les moindres mystères.

Après avoir soigneusement promené en tous sens sa lanterne sourde, dont le cône lumineux lui démontra qu’il était bien seul de tous côtés, le miquelet la plaça de manière à éclairer le chemin creux qui conduisait au village, et se coucha dans son manteau, à dix pas plus loin, de façon qu’il pût dominer à la fois sur le chemin et sur la baie.

« Ah ! capitaine, se dit le miquelet, vous êtes un habile homme ; mais vous croyez trop aux gens qui dorment toujours, et du diable si je ne crois pas que vous êtes intéressé à ce que je dorme bien profondément ce soir. Qui sait, cependant ? » continua-t-il en s’arrangeant du mieux qu’il put dans son manteau.

Pendant environ une demi-heure, Pepe demeura seul, livré à ses pensées, interrogeant tour à tour de l’œil la baie et le chemin creux. Au bout de ce temps, il entendit crier le sable du sentier ; puis dans la lumière projetée par la lanterne, une forme noire apparut, et bientôt le capitaine des miquelets se laissa voir distinctement. Il eut l’air, pendant quelques minutes, de chercher quelque chose ; puis, apercevant à la fin le gardien de nuit couché :

« Pepe ! » s’écria-t-il à mi-voix.

Pepe n’eut garde de répondre.

« Pepe ! » reprit le capitaine d’un ton un peu plus élevé.

Le miquelet se tut aussi obstinément ; alors la voix de don Lucas cessa de se faire entendre, et bientôt le bruit de ses pas se perdit dans l’éloignement.

« Bon ! se dit Pepe, tout à l’heure j’étais assez sot pour douter encore, mais à présent je ne doute plus. Enfin un contrebandier a donc osé se risquer. Je serais bien maladroit, ma foi, si je n’en tire quelque bonne aubaine, fût-ce aux dépens de celle de mon chef. »

Le miquelet se leva d’un bond sur ses jambes.

« Ici, je ne suis plus Pepe le Dormeur, » dit-il en redressant sa haute taille.

Une autre demi-heure encore s’écoula, pendant laquelle le garde-côte ne vit rien que l’immensité vide devant lui. Rien ne troublait la continuité de la ligne blanchâtre que traçait la mer en se confondant avec le ciel. De gros nuages noirs voilaient et découvraient tour à tour la lune qui venait de se lever, et, soit que l’horizon fût alternativement brillant comme de l’argent en fusion ou noir comme un crêpe funèbre, aucun objet n’annonçait, sur l’Océan, la présence de l’homme.

Il y avait tant d’intensité dans le regard du miquelet, qu’il lui semblait voir des étincelles voltiger devant lui. Fatigué de cette attention soutenue, il ferma les yeux et concentra toute la puissance de ses organes dans son ouïe. Tout à coup un bruit faible glissa sur la surface des eaux et parvint jusqu’à lui ; puis une légère brise de terre chassa le son au large, et il n’entendit plus rien. Ne sachant s’il était le jouet d’une illusion, le miquelet ouvrit de nouveau les yeux ; mais l’obscurité de la nuit ne lui permit pas de rien voir.

Il referma les yeux pour écouter encore. Cette fois, un son cadencé, comme celui que produisent les avirons qui fendent discrètement la surface de l’eau et le grincement affaibli des tollets (chevilles qui fixent l’aviron), parvint à ses oreilles.

« Enfin, nous y voilà ! » dit Pepe avec un soupir de satisfaction.

Un point noir presque imperceptible parut à l’horizon, puis grossit rapidement, et bientôt un canot se montra, suivi d’un léger sillon d’écume.

Pepe s’était précipitamment couché à plat ventre, de peur que sa silhouette ne fût aperçue du canot ; mais, de la position élevée qu’il occupait, il ne pouvait pas le perdre de vue un seul instant. Il le vit bientôt s’arrêter, les avirons immobiles, comme l’oiseau de mer qui plane pour choisir le côté vers lequel il s’élancera, puis, tout à coup, reprendre son mouvement vers le rivage de la baie.


« Ne vous gênez pas, dit le miquelet, faites comme chez vous. »

Les rameurs, en effet, semblaient sûrs de ne pas être inquiétés, et, quelques secondes plus tard, les galets de la grève grincèrent sous la quille du canot.

« Oh ! oh ! dit tout bas le miquelet, pas un ballot de marchandises ! Ne seraient-ce pas par hasard des contrebandiers ? »

Trois hommes étaient dans le canot et ne paraissaient prendre que les précautions strictement nécessaires pour ne pas troubler trop bruyamment le silence de la nuit. Leur costume n’était pas celui que portent d’ordinaire les contrebandiers.

« Qui diable peuvent être ces gens ? » dit le miquelet.

À travers les touffes d’herbes jaunies qui bordaient la crête du talus où se tenait Pepe et s’élevaient au-dessus du niveau de sa tête, il put observer ce que faisaient les trois inconnus dans leur canot. À un ordre donné par celui qui était assis à la barre, les deux autres sautèrent à terre pour aller reconnaître les lieux, laissant seul celui qui paraissait être leur chef.

Pepe fut indécis un moment, ne sachant s’il devait les laisser s’engager dans le chemin creux ; mais la vue du canot abandonné à la garde d’un seul homme fixa bientôt son idée. Il resta donc plus immobile que jamais, et retint jusqu’à son souffle, pendant que les deux individus, armés chacun d’un couteau catalan, passaient à quelques pieds au-dessous de lui.

Il put alors voir que l’habit de matelot qu’ils portaient l’un et l’autre était celui adopté par les corsaires d’alors, et qui tenait le milieu entre l’uniforme de la marine royale et le sans-façon de la marine marchande ; mais il ne put distinguer leurs traits sous le béret basque qui couvrait leur tête. Tout à coup les deux matelots s’arrêtèrent. Un morceau de la crête du talus, émietté sous les genoux de Pepe, glissa légèrement le long de la berge escarpée.

« N’as-tu rien entendu ? dit l’un d’eux.

— Non ; et toi ?

— Il m’a semblé entendre comme quelque chose qui tombait de là, dit-il en montrant l’endroit au-dessus duquel le carabinier était couché à plat ventre.

— Bah ! c’est quelque mulot qui sera rentré dans son trou.

— Si ce talus n’était pas si escarpé, j’y monterais, reprit le premier.

— Je te dis qu’il n’y a rien à craindre, répondit le second ; la nuit est noire comme un pot à brai, et puis l’autre ne nous a-t-il pas assuré qu’il répondait de l’homme de garde, qui dort toute la journée ?

— Raison de plus pour que la nuit il ne ferme pas l’œil. Reste ici, je vais faire le tour pour monter là-haut, et, ma foi, si j’y trouve notre dormeur, ajouta-t-il en montrant son large couteau dont la lame brilla dans les ténèbres, tant pis… ou tant mieux pour lui, je le ferai dormir pour toujours.

— Diable ! c’est un philosophe, pensa Pepe ; mais assez dormi pour le moment. »

Et, comme un serpent qui se dépouille de sa peau, il sortit de dessous son manteau, qu’il laissa à sa place, en rampant avec tant de précaution, qu’il en était déjà assez éloigné sans qu’aucun bruit eût décelé sa manœuvre, et sans que, selon l’expression espagnole, la terre même l’eût entendu. Il parvint ainsi, sa carabine à la main, juste au point sous lequel le canot s’était arrêté.

Là, il reprit haleine, et couvrit d’un regard ardent l’homme qui y restait seul. Celui-ci semblait plongé dans une sombre rêverie, car il était immobile sous l’ample manteau qui servait autant à voiler sa figure qu’à le préserver de l’humidité de la nuit. Ses yeux se fixaient sur la pleine mer, et par conséquent il ne pouvait apercevoir la forme noire du carabinier qui s’élevait lentement sur la berge, et qui mesurait de l’œil la distance qui le séparait de la grève. L’étranger fit un mouvement pour se retourner du côté de la terre, et au même instant Pepe, lâchant les branches froissées d’un arbuste auquel il était suspendu, s’élança à ses côtés, comme un tigre sur sa proie.

« C’est moi, dit-il ; ne bougez pas, ou vous êtes mort, ajouta-t-il en appuyant le canon de sa carabine sur la poitrine de l’étranger stupéfait.

— Qui, toi ? répondit celui-ci dont les yeux, étincelants de fureur, ne se baissèrent pas devant l’attitude menaçante de son ennemi.

— Eh ! parbleu, Pepe, vous savez bien, Pepe qui dort toujours.

— Malheur à lui s’il m’a trahi ! dit l’étranger comme s’il se parlait à lui-même.

— Si vous parlez de don Lucas, interrompit le carabinier, je puis vous assurer qu’il en est incapable, et, si je suis ici, c’est qu’il a été trop discret, seigneur contrebandier.

— Contrebandier ! dit l’inconnu d’un ton de superbe dédain.

— Quand je dis contrebandier, reprit Pepe d’un air satisfait de sa perspicacité, c’est pour flatter, car vous n’avez pas une once de marchandise, à moins que ceci ne soit un échantillon, » continua-t-il en montrant du pied une échelle de cordes roulée dans le fond du canot.

Placé face à face avec l’inconnu, Pepe put l’examiner à son aise. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans environ.

Il avait le teint hâlé du marin. Des sourcils épais et foncés se dessinaient vigoureusement sur un front osseux et large. De grands yeux noirs, brillant d’un feu sombre au fond de leurs orbites, annonçaient d’implacables passions. La bouche de l’inconnu était arquée et dédaigneuse. Les plis de ses joues, fortement marqués malgré sa jeunesse, lui donnaient au plus léger mouvement une expression de froid dédain, d’arrogance ou de mépris.

Dans ses yeux, dans son visage, on pouvait deviner que l’ambition et la vengeance devaient être les besoins dominants de cet homme.

Des cheveux noirs et bouclés tempéraient seuls un peu la sévérité de sa physionomie. Quant au costume qu’il portait, c’était celui d’un officier de la marine espagnole.

Un regard, qui eût effrayé tout autre que le miquelet, décela l’impatience qu’il éprouvait de se voir examiné par le garde-côte.

« Trêve de plaisanteries, drôle : que veux-tu ? Parle, fit l’étranger.

— Causons d’affaires, dit Pepe, je le veux bien. D’abord, quand vos deux hommes vont rapporter mon manteau et ma lanterne qu’ils sont assez fins pour capturer, vous leur donnerez l’ordre de se tenir à distance ; de cette manière nous causerons sans être interrompus ; autrement, d’un coup de cette carabine, qui vous étend roide mort, je donne l’alarme et je pousse au large. Qu’en dites-vous ? Rien. Soit ; cette réponse en vaut une autre. Je continue. Vous avez donné à mon capitaine quarante onces ? dit le miquelet avec impudence et au hasard, quitte à grossir la somme.

— Vingt, dit l’étranger sans réflexion.

— J’aurais mieux aimé que ce fût quarante, reprit Pepe ; or, on ne donne pas pareille somme pour le plaisir de faire une promenade sentimentale à l’Ensenada. Mon intervention doit vous gêner et je veux me faire payer ma neutralité.

— Combien ? dit l’inconnu pressé d’en finir.

— Une bagatelle. Vous avez donné quarante onces au capitaine…

— Vingt, te dis-je.

— J’aurais mieux aimé que ce fût quarante, répéta Pepe ; mais va pour vingt. Voyons, je ne veux pas être indiscret, je ne suis qu’un soldat, lui est capitaine ; je ne serai donc que raisonnable en exigeant le double de ce qu’il a reçu. »

L’étranger ainsi rançonné laissa échapper un juron, mais ne répondit pas.

« Je sais bien, continua Pepe, que c’est peu ; car s’il reçoit trois soldes comme la mienne, il a trois fois moins de besoins que moi, et, par conséquent, j’aurais droit au triple ; mais, comme il dit, les temps sont durs, et je maintiens ma proposition. »

Un violent combat parut se livrer entre l’angoisse et l’orgueil dans le cœur de l’inconnu, du front de qui, malgré la saison, tombaient des gouttes de sueur ; une nécessité bien impérieuse devait l’amener avec tant de mystère dans cet endroit écarté, car cette nécessité dompta son orgueil, qui paraissait indomptable. L’air d’intrépidité railleuse qui éclatait chez Pepe lui fit sentir aussi l’urgence d’un accommodement, et, tirant sa main de dessous son manteau, il ôta de l’un de ses doigts une riche bague et la présenta au miquelet.

« Prends et va-t’en, » lui dit-il.

Pepe la prit et l’examina, puis il hésita.

« Bah ! je me risque, et je l’accepte pour quarante onces. Maintenant, je suis sourd, muet et aveugle.

— J’y compte, s’écria l’inconnu froidement.

— Par la vie de ma mère, répondit Pepe, puisqu’il ne s’agit plus de contrebande, je veux vous prêter main-forte ; car vous sentez que je puis, en qualité de carabinier, ne pas voir la contrebande, mais la faire… jamais !

— Eh bien ! rassure la timidité de ta conscience à cet égard, reprit l’inconnu avec un sourire amer ; garde ce canot jusqu’à notre retour ; je rejoins mes hommes. Seulement, quoi qu’il arrive, quoi que tu voies, quelque temps que nous restions à revenir, sois, comme tu le dis, muet, sourd, aveugle et patient. »

En disant ces mots, l’étranger sauta hors du canot sur la grève et disparut à l’angle du chemin creux.

Resté seul, Pepe considéra, au clair de la lune, le brillant enchâssé dans la bague qu’il avait extorquée à l’inconnu.

« Si ce joyau n’est pas faux, pensa-t-il, le gouvernement peut ne me payer jamais, je n’y tiens plus ; mais, en attendant, je vais commencer dès demain à crier comme un diable à cause de mon arriéré de solde. Cela fera bon effet.