Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXV

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Librairie Hachette et Cie (1p. 230-241).

CHAPITRE XXII

LE PONT DU TORRENT.


Tandis que Cuchillo épiait, au milieu du fourré dans lequel il s’était blotti, le moment favorable pour décharger sa carabine sur l’ennemi dont le seigneur espagnol lui payait le sang, celui-ci, impassible et actif comme les ambitieux qui connaissent la valeur du temps, poursuivait invariablement l’exécution de ses projets.

Le peu que Cuchillo lui avait dit de Diaz, la conduite réservée de ce dernier, dans ses relations avec les deux autres aventuriers, compagnons du bandit, avait suffi à don Estévan, qui jugeait promptement les hommes, pour se former de lui une opinion assez favorable.

Quelques mots échappés à Diaz, mots qui révélaient un cœur loyal, quoique avec une conscience peut-être un peu relâchée, avaient encore confirmé cette bonne opinion dans l’âme de l’Espagnol.

Arechiza, ou le duc de l’Armada, si mieux l’on aime, ne se dissimulait pas que les aventuriers, dont il allait se trouver entouré dans le cours de son expédition, devaient en compter beaucoup parmi eux de la moralité de Cuchillo et de ses deux amis. C’était pour lui une trouvaille précieuse qu’un homme à peu près honnête ; quant à sa bravoure, le bruit public la rendait incontestable. Don Estévan résolut donc de se servir de Diaz et de se l’attacher. On n’oublie pas que l’Espagnol, dans ses projets politiques, ne considérait la conquête du val d’Or que comme un moyen d’arriver au but plus élevé qu’il se proposait.

Tout en suivant au pas la route que lui avait indiquée Cuchillo, don Estévan avait essayé de sonder les dispositions de sa nouvelle recrue, dont l’hacendero lui avait déjà vanté la bravoure et l’adresse. Mais ces deux qualités ne suffisaient pas à don Estévan pour qu’il pût faire de Diaz à la fois un lieutenant et un confident.

Il amena tout naturellement la conversation sur les motifs de mécontentement envers la métropole, dont il avait reconnu les germes pendant son séjour dans l’État de Sonora. Au premier mot que répondit Pedro Diaz, don Estévan reconnut qu’il était l’homme qu’il désirait trouver ; mais le moment n’était pas encore arrivé de s’ouvrir complètement à lui. Il arrêta seulement dans son esprit qu’entre ses mains Diaz serait à la fois un instrument puissant et un aide précieux, et il se contenta de lui laisser entrevoir que l’expédition de Tubac, si elle était couronnée de succès, pourrait faciliter une scission entre l’État de Sonora et le congrès souverain de Mexico.

L’explosion de la carabine de Cuchillo interrompit don Estévan.

Si la cupidité du bandit lui eût permis d’associer à la récompense qu’il attendait de don Estévan ses deux compagnons Oroche et Baraja, qui avaient recouvré tout leur sang-froid, il est hors de doute que Tiburcio eût été atteint au moins par l’une des trois carabines dirigées à la fois contre lui. Mais Cuchillo avait voulu gagner seul les vingt onces d’or promises par l’Espagnol, et le mouvement soudain qu’avait fait Tiburcio à la révélation de Bois-Rosé le fit échapper à la balle isolée du meurtrier.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, Cuchillo, une fois son coup lâché, et sans avoir pris le temps de s’assurer s’il avait porté, se hâta de courir sur son cheval pour se replier ensuite vers ses deux compagnons.

Mais il ne reconnut pas au premier abord l’endroit où il avait attaché l’animal, car la peur avait un peu troublé ses sens. En effet, il n’ignorait pas que s’il avait atteint celui qu’il avait visé, il restait, pour venger la mort de sa victime, deux chasseurs dont il avait pu, la veille, apprécier l’adresse et l’intrépidité.

Quoique son hésitation n’eût été que de courte durée, elle lui eût été fatale, si Bois-Rosé et ses deux amis n’eussent pas été à leur tour déconcertés par cette brusque attaque.

La détonation imprévue qui éclata au moment où Tiburcio et le Canadien étaient encore sous l’empire de la plus vive émotion, les frappa pour ainsi dire de stupeur.

« Caramba ! s’écria Pepe, je serais curieux de savoir à l’adresse de qui cette balle a été envoyée, si c’est à la mienne ou à la vôtre, jeune homme, car j’ai entendu votre conversation, et moi, qui ne suis pas étranger à cette histoire d’Elanchovi…

— D’Elanchovi ! s’écria le Canadien ; quoi ! vous sauriez ?

— Mais ce n’est pas le moment de faire du sentiment, reprit rapidement Pepe, nous reparlerons de cela plus tard, car c’est un secret que vous ne pourriez guère débrouiller sans moi. Ah ! c’est vous, à ce qu’il paraît, qui avez retrouvé le jeune comte ; cela suffit pour le moment. À présent, Bois-Rosé, en avant ! Allez droit du côté où l’explosion s’est fait entendre ; ce jeune homme et moi nous irons nous embusquer du côté opposé, car le coquin est peut-être en train maintenant de tourner notre bivouac, et alors il tombera dans votre embuscade. »

En disant ces mots, Pepe, la carabine à la main, et suivi de Tiburcio qui avait dégainé son couteau, s’élança d’un côté, tandis que le Canadien, courbant sa haute taille avec une adresse extrême, se coulait sous les branches les plus basses avec autant de rapidité que de silence dans la direction que Pepe lui avait indiquée.

Le bivouac fut donc momentanément abandonné à la garde du cheval capturé par le carabinier, qui, effrayé par le bruit de l’arme à feu, redoublait ses efforts pour rompre, au risque de s’étrangler, le lazo qui le retenait.

Cependant les premières lueurs du jour commençaient à percer des trouées lumineuses dans les interstices des arbres ; la clarté du foyer pâlissait petit à petit devant celle du soleil qui allait se montrer. La nature s’éveillait dans toute la splendeur qu’elle déploie au milieu des forêts tropicales.

« Arrêtons-nous ici, dit Pepe à Tiburcio, que nous appellerons désormais Fabian, quand, après une course précipitée, ils eurent atteint un fourré assez épais pour les cacher sans qu’ils perdissent eux-mêmes de vue l’étroit sentier qui conduisait au pont de Salto de Agua, je suis sûr que le coquin qui vise si mal va passer tout à l’heure par ici, et j’espère lui faire voir que j’ai fait quelques progrès dans le maniement de la carabine depuis que j’ai quitté le service du roi d’Espagne et que j’ai été à l’école du Canadien. »

Fabian et Pepe firent halte derrière un bouquet de petits sumacs.

Le jeune comte, l’esprit encore troublé par le peu de mots qu’il venait d’entendre, ne fut pas fâché de ce moment de répit, espérant que l’ex-miquelet en profiterait pour compléter la révélation d’un événement que son silence tenait encore enseveli dans le profond mystère.

Mais le chasseur espagnol se taisait. La vue de celui qu’il avait contribué à rendre orphelin et à dépouiller de ses biens et de son nom, renouvelait des remords que vingt ans n’avaient pas entièrement éteints. Pepe, à la lueur du jour naissant, contemplait, sans ouvrir la bouche, l’enfant qu’il avait vu jouer jadis sur la grève d’Elanchovi.

L’orgueil, la fierté du regard de la mère revivaient dans les yeux du fils, dont la tournure et l’élégant et mâle visage rappelaient ceux de don Juan de Mediana son père ; mais une rude et laborieuse jeunesse avait fait de Fabian un homme bien supérieur en force physique à celui dont il avait reçu la vie.

Pepe se résolut enfin à rompre le silence que lui faisaient garder d’amers souvenirs.

« Restez toujours l’œil fixé vers le sentier qui se perd sous ces arbres, dit-il, et sans détourner la tête, comme nous faisons Bois-Rosé et moi, quand nous causons dans les moments de danger, écoutez attentivement ce que j’ai à vous dire.

— J’écoute, répondit Fabian en se conformant aux instructions de Pepe.

— N’avez-vous pas de votre première enfance des souvenirs plus précis que ceux dont vous avez fait part au Canadien ? reprit l’ancien carabinier.

— J’ai vainement interrogé mes souvenirs à cet égard dès que j’ai pu savoir que Marcos Arellanos n’était pas mon père ; je ne me souviens pas même de celui qui a pris soin de mon enfance.

— Et celui-là n’en sait pas plus que vous, ajouta Pepe ; je puis seul vous apprendre ce que vous ignorez.

— Parlez donc, en grâce, s’écria Fabian.

— Chut ! pas si haut, reprit Pepe. Ces bois, tout déserts qu’ils sont, renferment sans doute les ennemis de votre race, à moins toutefois que ce ne soit qu’à moi seul qu’on en veuille ; au fait, puisque je ne vous ai pas reconnu d’abord, il se peut qu’il ne vous ait pas reconnu non plus.

— Qui ? de quoi parlez-vous ? demanda vivement Fabian.

— De l’assassin de votre mère, de celui qui a volé vos titres, vos honneurs, vos richesses et votre nom.

— Je suis donc noble et riche ? s’écria Fabian dont la première idée se reporta vers doña Rosario comme pour lui faire hommage d’une noblesse et d’une opulence qu’il n’appréciait encore que pour lui offrir. Ah ! que ne l’ai-je su plus tôt, hier seulement ! »

La mère de Fabian n’eut que la seconde des pensées de son fils.

« Noble ! vous l’êtes encore ! reprit Pepe en serrant le canon de sa carabine, et la portant rapidement à l’épaule, car il croyait avoir aperçu le galon d’or d’un chapeau étinceler sous les arbres du chemin. Ce n’était qu’un rayon de soleil ; et le chasseur déposa de nouveau son arme sur ses genoux. On n’a pas pu vous ôter le sang qui coule dans vos veines ; mais riche, vous ne l’êtes plus.

— Qu’importe ! répondit Fabian tristement, aujourd’hui ce serait trop tard.

— Oh ! il importe beaucoup. Je connais deux hommes, un entre autres, qui vous rendront ce que vous avez perdu ou qui mourront à la tâche.

— Et ma mère ? reprit Fabian.

— Ah ! le souvenir de votre mère, seigneur don Fabian, et le vôtre ont bien des fois troublé le sommeil de l’homme dont je vous parle. Souvent au milieu du silence des nuits, parmi les bois, il a cru reconnaître dans la voix du vont le cri d’angoisse qu’il entendit un soir, et qu’il crut être le grondement de la brise de falaises… C’était le cri d’agonie de votre malheureuse mère.

— De quel homme me parlez-vous donc encore ? demanda Fabian.

— D’un homme qui, bien que sans le savoir, a servi l’assassin de votre mère. Ah ! don Fabian, continua vivement le chasseur, comme pour répondre à un geste d’horreur du jeune comte de Mediana, ne le maudissez pas, sa conscience lui a dit plus que vous ne sauriez lui dire, et aujourd’hui il est prêt à verser tout son sang pour vous. »

Les passions impétueuses, un moment assoupies dans le cœur de Fabian, se réveillèrent comme un de ces longs jets de flamme que darde parfois un foyer d’incendie qui semble éteint.

Il avait déjà la mort d’Arellanos à venger, son assassin à poursuivre, à reconnaître d’abord, et voilà que tout d’un coup il apprenait encore que le sang de sa mère, de celle qui l’avait portée dans son sein, criait aussi vengeance.

La douce figure de Rosarita disparut au milieu des figures sanglantes que l’ardeur de son sang fit surgir devant lui, comme aux reflets rouges de l’incendie pâlissent et s’effacent les teintes rosées de l’aurore.

« Et le meurtrier de ma mère, vous le connaissez ? s’écria Fabian, l’œil étincelant.

— Vous le connaissez aussi ; vous vous êtes assis à la même table chez l’hacendero, dont vous venez de quitter la maison. »

Mais nous laisserons Pepe raconter à Fabian la triste histoire que le lecteur connaît déjà, pour rejoindre le chasseur canadien.

Bois-Rosé, préoccupé du danger que pouvait courir encore l’enfant qu’un second miracle lui avait rendu, continuait à s’avancer rapidement ; mais en vain son œil exercé plongeait dans les rares échappées de ce dédale inextricable de troncs serrés, de lianes et de feuillages touffus enchevêtrés les uns dans les autres, nul ennemi ne se montrait.

En vain il prêtait une oreille habile à deviner tous les bruits qui peuvent retentir dans les bois ; nul autre ne se faisait entendre que le craquement des buissons écrasés sous ses pieds et qui se relevaient après son passage.

Il marcha quelques minutes encore, puis, se jetant à terre, il appuya son oreille contre le sol, et ferma les yeux pour mieux concentrer la puissance de ses sens. Au bout de quelques secondes, il entendit un bruit sourd comme celui d’un cheval qui galopait dans la direction opposée à celle qu’il suivait.

« Pepe ne s’est pas trompé, murmura-t-il en se levant, sans plus hésiter et en revenant rapidement sur ses pas, le drôle a sur moi l’avantage de son cheval, et il tourne notre bivouac ; mais j’ai sur lui l’avantage d’un bon rifle américain, et Pepe en a autant à son service. »

Les arbres fuyaient à la droite et à la gauche du Canadien dans la rapidité de sa course ; comme il suivait une ligne parfaitement directe, et que, d’après les justes suppositions de son camarade, son ennemi en décrivait une courbe, il aperçut un instant, bien qu’à une grande distance, la couleur fauve d’une veste de cuir, qui se montra dans une trouée de feuilles, précisément à la hauteur d’un homme à cheval. Ce but presque invisible lui suffit, et, s’arrêtant subitement, il lâcha la détente de son rifle. La veste de cuir disparut ; mais, comme, pour les hommes de sa nation, viser, c’est toucher, le Canadien ne douta pas un instant que son ennemi ne fût à terre, mort, ou du moins blessé.

La fumée blanchâtre produite par l’explosion tourbillonnait encore à la hauteur des plus basses feuilles des arbres, que déjà Bois-Rosé était loin de l’endroit où il s’était arrêté pour viser ; il eut bien un instant l’idée de recharger sa carabine ; mais, dans l’ardeur de la vengeance qui le poussait, il craignit que cette opération ne lui fît perdre du temps, et au cas où, contre toute probabilité, l’assassin n’eût pas été seul, il s’en rapportait à la vigueur de ses membres pour égaliser les chances.

Cette fois, négligeant toute précaution, puisque son rifle avait constaté sa présence, semblable au chasseur qui, pour s’emparer du gibier que son fusil vient d’abattre, s’élance par-dessus les haies et les fossés, Bois-Rosé se frayait un passage dans le fourré et écrasait comme des herbes de jeunes arbres qui eussent arrêté un homme ordinaire. Les buissons, les pousses des arbres, les lianes, foulés par ses pieds, renversés par son corps, craquaient de tous côtés.

Cependant il lui avait semblé entendre un animal faire également bruire les halliers. En effet, il aperçut un cheval effaré qui bondissait çà et là, sans cavalier, et dont les branches des arbres qui le fouettaient, les étriers qui battaient ses flancs, redoublaient la terreur. Dès lors sa balle avait évidemment démonté le cavalier.

Tout à coup un sifflement particulier se fit entendre, et le cheval s’arrêtant court, les naseaux au vent et l’oreille tendue, s’élança vers l’endroit d’où était parti le sifflement. Bois-Rosé suivait l’animal, qui l’eut bientôt laissé en arrière, puis s’arrêta.

Encore quelques bonds, et Bois-Rosé arrivait à l’endroit où il croyait trouver le cavalier démonté et l’achever sans pitié, pour mettre Tiburcio à l’abri de nouvelles attaques. Il entendait déjà le bruit de la respiration haletante d’un blessé ; bientôt il vit, à travers les feuilles, le cheval s’abaisser vers la terre, se relever et bondir de nouveau ; mais cette fois le cavalier à la veste de cuir se trouvait en selle, et, en un instant, l’homme et le cheval disparurent dans les profondeurs de la forêt.

Trompé dans son espoir de vengeance, Bois-Rosé, tout en proférant d’énergiques malédictions contre le lâche qui fuyait, rechargea précipitamment sa carabine et lâcha le coup au jugé ; mais il était trop tard, et sa proie lui échappait.

Alors il imita par trois fois le glapissement du coyote pour avertir Pepe qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, et se dirigea en soupirant vers l’endroit où il avait vu le cheval s’abaisser et se relever.

L’herbe y était foulée comme par la chute d’un corps pesant ; c’était là qu’avait dû tomber le cavalier, ainsi que l’indiquait une des branches d’un sumac qui pendait à la hauteur d’un homme à cheval ; les feuilles étaient froissées ou arrachées, comme si une main défaillante eût cherché à s’en faire un appui. Cependant nulle trace de sang ne tachait ni l’herbe ni les feuilles inférieures ; seulement une carabine avait été abandonnée dans la précipitation de la fuite. Bois-Rosé s’en empara.

« Mon pauvre Fabian, se dit-il, aura gagné à cela du moins une arme passable, car un couteau seul ne compte pas pour beaucoup dans les bois. »

Un peu consolé, par cette trouvaille, du mince succès de son expédition, Bois-Rosé s’achemina vers le bivouac. Chemin faisant, le bruit d’une arme à feu retentit de nouveau dans la forêt.

« C’est la carabine de Pepe, je la reconnais. Aura-t-il été plus heureux que moi ? »

Une nouvelle explosion se fit entendre. Cette fois, elle résonna douloureusement dans le cœur du Canadien ; ce son était étranger à son oreille. L’âme en proie à une cruelle incertitude sur le résultat de ce coup de feu, il reprit sa course précipitée vers le lieu de la halle nocturne.

Pendant que Bois-Rosé regagnait à pas de géant l’endroit où il comptait rencontrer Fabian et Pepe, une nouvelle explosion vint retentir à ses oreilles et ajouter à l’angoisse poignante qu’il éprouvait.

Cette fois encore ce n’était pas le son bien connu de la carabine de Pepe.

Bientôt, cependant, la voix de ce dernier s’éleva dans le silence profond qui venait de succéder à ces coups de feu successifs. Mais il y avait dans l’intonation de cette voix, au milieu de la forêt, quelque chose d’inquiet, dont s’augmenta la cruelle anxiété du Canadien.

« Revenez donc, pour Dieu, don Fabian ! criait l’ancien miquelet. À quoi bon quand on est… »

Une troisième détonation vint lui couper la parole, et, quand l’écho le plus lointain en eut répété le premier grondement, le vieux chasseur prêta vainement l’oreille.

Il semblait que le même coup venait de faire taire à jamais la voix de celui qui avait parlé, comme celle du jeune homme à qui cette voix s’adressait. Le profond silence, un instant troublé, s’était rétabli, majestueux, imposant, effrayant !

Seulement, l’oiseau-moqueur jeta tout d’un coup au milieu de ce silence une ironique et imparfaite imitation des paroles humaines, comme s’il eût voulu reproduire les derniers sons échappés à la bouche d’un mort, puis bientôt il fit entendre un chant doux et plaintif, semblable à un hymne funèbre.

Le Canadien continua sa course haletante pendant un instant, puis, au risque d’attirer sur lui quelque ennemi caché, il s’écria, d’une voix qui fit mugir l’écho de la forêt :

« Holà ! Pepe, où êtes-vous ? Êtes-vous…

— Ici ! droit devant vous, répondit la voix de Pepe ; nous sommes ici, don Fabian et moi. »

Une exclamation de bonheur s’échappa de sa bouche en apercevant de nouveau Fabian et Pepe, qui semblaient l’attendre.

« Le coquin doit être blessé, s’écria-t-il en accourant vers eux, car il a cherché inutilement à se retenir à une branche, et l’herbe portait l’empreinte de son corps ; avez-vous été plus heureux que moi, car votre carabine lui a dit aussi son mot ? »

Pepe secoua négativement la tête.

« Si c’est d’un homme à veste de cuir que vous parlez, il faut que le diable le protège, car j’ai tiré sur lui aussi sans l’atteindre ; mais il y avait encore quatre autres cavaliers avec lui, et, dans l’un d’eux, j’ai reconnu celui qui se fait appeler ici don Estévan, et qui n’est autre…

— Je n’ai vu que l’homme à la veste de cuir, interrompit Bois-Rosé, et j’apporte la carabine qu’il a laissée tomber dans sa chute. Mais n’êtes-vous pas blessé ? s’écria-t-il vivement en s’adressant à Fabian.

— Non, non, mon ami, mon père, répliqua Fabian en se jetant dans les bras que lui ouvrait le Canadien, qui, les yeux humides, le pressa sur son cœur, et s’écria, comme s’il le voyait pour la première fois :

— Ah ! qu’il est grand ! qu’il est beau maintenant ce petit Fabian ! Puis, frappé de sa pâleur et de la gravité de sa contenance, il interrogea, plein de sollicitude, l’enfant qu’il venait de retrouver.

— Pepe m’a tout dit, reprit Fabian ; je sais que parmi ces hommes se trouve l’assassin de ma mère !

— Oui ! dit Pepe, l’homme à la pêche au thon ; mais, par la vierge d’Atocha ! allons-nous le laisser échapper !

— À Dieu ne plaise ! » s’écria Fabian.

Un rapide conseil fut tenu entre les trois amis, qui décidèrent à gagner le plus promptement possible le pont de bois dont il a été question, puisque c’était le seul chemin qui conduisît à Tubac.