Le Cousin Henry/18

La bibliothèque libre.
Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 164-174).

CHAPITRE XVIII

le cousin henry va à carmarthen


À son retour de Londres, M. Apjohn écrivit à son client la lettre suivante, qu’il lui fit porter à Llanfeare par un clerc chargé d’attendre la réponse.


« Mon cher Monsieur,

« Je reviens de Londres, où j’ai vu M. Balsam, qui vous prêtera son ministère aux assises. Il est nécessaire que vous veniez à mon bureau, afin que je puisse rédiger avec précision les instructions que nous donnerons à votre conseil. Ne pouvant, sans me gêner beaucoup, me rendre à Llanfeare à cet effet, je suis forcé de vous déranger vous-même. Mon clerc, qui vous remettra cette lettre, me dira si onze heures du matin ou trois heures de l’après-midi vous conviennent. Vous pouvez lui dire aussi si vous désirez que je vous envoie une voiture de louage. Je crois que vous avez encore la voiture de votre oncle, ce qui rendrait la chose inutile. Une réponse orale suffira : ne prenez pas la peine d’écrire.

« Votre bien dévoué,
« Nicolas Apjohn. »


Le clerc était entré dans la bibliothèque où était assis le cousin Henry, et ne le quittait pas des yeux tandis qu’il lisait la lettre. Le cousin Henry était persuadé que M. Apjohn avait voulu faire en sorte qu’il n’eût pas le temps de réfléchir à sa réponse. M. Apjohn avait traîtreusement calculé, pensait-il, que la vue du clerc lui enlèverait toute présence d’esprit et l’empêcherait d’envoyer un refus.

« Je ne vois pas pourquoi j’irais à Carmarthen, dit-il.

— C’est tout à fait nécessaire, monsieur, dans une affaire comme celle-ci. Vous êtes tenu de poursuivre, et, naturellement, vous devez donner vos instructions. Si M. Apjohn devait se transporter ici pour les recevoir, les frais seraient énormes. Pour aller à la ville, vous n’avez que la dépense de la voiture, et tout sera fait en cinq minutes.

— Qui sera là ? » demanda le cousin Henry, après quelques moments de silence.

— Moi, » répondit le clerc en commençant par lui-même, « M. Apjohn, et peut-être un autre clerc.

— N’y aura-t-il pas aussi un avocat ? » demanda le cousin Henry, montrant par sa voix et sa physionomie combien il avait peur.

« Oh ! certes non ; il n’y en aura pas à Carmarthen avant les assises. Un avocat ne voit jamais son client. Vous paraîtrez comme témoin, et vous n’aurez pas affaire aux avocats avant le moment de l’interrogatoire. M. Balsam est un excellent homme.

— C’est par moi qu’il est employé ?

— Oui, il est de notre côté. Peu importe d’ailleurs quel avocat on a pour soi, mais c’est l’autre, celui par qui on est empoigné…

— Quel est l’avocat de mon adversaire ? » demanda le cousin Henry.

— Vous ne le savez pas ? » Le ton avec lequel il dit ces paroles frappa de terreur le malheureux. Il exprimait une sorte d’effroi et de pitié ; c’était comme un avis de préparer son âme à une catastrophe inévitable. « Ils ont M. Cheekey ! » Et la voix devint plus lugubre encore. « J’ai bien pensé qu’ils le prendraient quand j’ai connu l’affaire. Ils ont M. Cheekey ! On voit bien qu’ils ne craignent pas de dépenser de l’argent. J’ai connu bien des avocats redoutables, je n’en ai pas vu un aussi terrible que M. Cheekey.

— Il ne me mangera pas, » dit le cousin Henry, essayant de faire bonne contenance.

— Non, il ne vous mangera pas ; ce n’est pas ainsi qu’il procède. J’en ai connu qui avaient l’air de vouloir manger leur homme. Lui, il semble vouloir vous écorcher, pour laisser ensuite votre carcasse aux oiseaux. Mais, au premier abord, c’est un homme aimable que M. Cheekey.

— Qu’est-ce que tout cela me fait ? dit le cousin Henry.

— Rien, évidemment, monsieur. Quand on n’a, comme vous, rien à cacher, tout cela importe peu. Mais quand un témoin a quelque chose à dissimuler, — et c’est quelquefois le cas, — c’est alors que se montre M. Cheekey. Ses yeux vous entrent dans le corps et voient s’il y a quelque chose. S’il y a quelque chose, il vous retourne et vous arrache votre secret. C’est ce que j’appelle écorcher un témoin. J’ai vu une fois un pauvre diable si terriblement malmené par lui qu’on dut l’emporter sans parole du banc des témoins. »

Cette peinture saisissante, le cousin Henry se l’était déjà faite à lui-même. Et c’était de sa propre volonté qu’il s’était soumis à l’épreuve de ce procès ! S’il avait fermement refusé de poursuivre le journaliste, M. Cheekey ne pouvait rien contre lui. Et voici qu’il lui fallait aller à Carmarthen pour y souffrir comme des angoisses préparatoires à la torture qu’on se proposait d’exercer sur lui.

« Je ne vois pas du tout pourquoi j’irais à Carmarthen, » dit-il, après quelques moments de silence, pendant lesquels il repassa dans son esprit ce qu’il venait d’entendre.

— Ne pas venir à Carmarthen ! Mais, monsieur, il faut que vous complétiez les instructions.

— Je n’en vois pas du tout la nécessité.

— Alors vous voulez vous retirer tout à fait, monsieur Jones ? Je ne voudrais pas montrer que j’ai si peur de M. Cheekey ! »

Le cousin Henry pensa alors que, s’il voulait se retirer de l’affaire, il lui serait aisé de le faire plus tard, tant qu’on n’aurait pas le droit de le traîner par la force devant le tribunal redouté. Et comme c’était actuellement son intention d’éviter le jugement en livrant le testament, qu’il prétendrait avoir trouvé au moment même, il ruinerait son propre projet — comme il l’avait fait plusieurs fois déjà, — s’il refusait sottement de se rendre à l’appel de l’homme d’affaires. Cheekey ne serait pas dans le bureau de M. Apjohn, et il n’y aurait ni juge, ni jury, ni public pour lui faire perdre contenance par leurs regards.

« Je n’ai nullement l’intention de me retirer, dit-il, et je vous trouve impertinent de me parler ainsi.

— Je ne voulais pas l’être, monsieur Jones, mais il est nécessaire que vous veniez chez M. Apjohn.

— Très bien ; j’y serai demain à trois heures.

— Que faut-il faire pour la voiture, monsieur Jones ?

— J’irai dans la mienne.

— Naturellement ; c’est ce qu’avait dit M. Apjohn. Mais oserais-je vous dire, monsieur Jones, que tout le monde, à Carmarthen, reconnaîtra la voiture de M. Indefer Jones ? »

Autre tourment pour le malheureux. Oui, tous les habitants de Carmarthen reconnaîtraient la voiture de son oncle, et croyant, d’après les articles du journal, qu’il avait volé la propriété, ils monteraient jusque sur les roues pour le dévisager. Le clerc avait raison.

« Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, monsieur Jones ; mais ne vaudrait-il pas mieux aller et revenir tranquillement dans l’une des voitures de louage de M. Powell ?

— Très bien, dit le cousin Henry ; faites venir une voiture.

— Je pensais bien que cela valait mieux, » dit le clerc, enhardi par l’avantage facile qu’il venait de remporter sur un adversaire abattu. « Est-il besoin d’aller dans sa propre voiture, dans une circonstance comme celle-ci ? Ils sont si curieux à Carmarthen ! Tandis que s’ils voient l’une des voitures de l’hôtel du Buisson, ils se soucieront peu de savoir qui est dedans. » Les choses furent ainsi réglées. La voiture serait à Llanfeare le lendemain à deux heures.

Oh ! s’il pouvait mourir ! Si la maison pouvait tomber sur lui et l’écraser ! Ce serpent de clerc n’avait pas dit un mot qu’il n’eût compris ; il ne lui avait pas lancé une flèche qui ne l’eût percé jusqu’à la moelle ! « Oh ! cela ne fait rien à un homme comme vous. » Le clerc, en prononçant ces mots, lui avait fait comprendre par son regard qu’il voulait le menacer et qu’il savait l’effrayer. Ils se préparent à vous bien recevoir, vous qui avez volé à votre cousine sa fortune ! C’est pour vous que vient M. Cheekey ! Voilà ce que lui avait dit ce clerc insolent. Et, bien qu’il eût cru sage de se rendre à l’avis qu’on lui donnait par rapport à la voiture, combien il était humiliant d’avoir à avouer qu’il craignait de se montrer à Carmarthen dans son propre équipage !

Il irait donc à Carmarthen, pour s’y trouver une seconde fois face à face avec M. Apjohn. C’était bien clair. Il ne pouvait y envoyer le testament à sa place. Pourquoi n’avait-il pas eu la présence d’esprit de dire au clerc qu’il fallait arrêter toutes démarches ? Il n’y a plus rien à faire. J’ai trouvé le testament. Le voici ; je l’ai trouvé ce matin même dans les livres. Portez-le à M. Apjohn, et dites-lui que j’en ai fini avec Llanfeare. Combien l’occasion était favorable ! Il ne lui aurait pas été difficile de jouer son rôle, en présence du clerc, confondu par l’importance de la révélation qu’on lui faisait. Mais il avait laissé échapper cette occasion, et il lui fallait aller à Carmarthen !

Le lendemain, à deux heures et demie passées, il monta dans la voiture de louage. Le matin, il avait tiré le testament du livre, bien décidé à le porter à Carmarthen, dans sa poche. Mais au moment où il essaya de l’introduire dans une enveloppe, il changea d’idée et le remit dans le livre. Si odieuse que lui fût devenue la propriété et tout ce qui s’y rapportait, il n’eut pas plus tôt commencé à préparer l’acte par lequel il allait la perdre, qu’il en eut regret. La propriété reprenait tous ses charmes, et il songeait que, une fois le testament livré, tout était perdu pour lui sans retour.

« Je suis heureux de vous voir, monsieur Jones, » dit l’avoué, quand il vit son client entrer dans son cabinet. « Nous devons convenir de certaines choses avant le jour du procès, et il n’y a pas de temps à perdre. Asseyez-vous, monsieur Ricketts, écrivez les demandes et les réponses. M. Jones n’aura qu’à les parafer. »

M. Ricketts était le clerc qui avait été envoyé à Llanfeare. Le cousin Henry resta assis en silence, tandis que M. Ricketts pliait une double marge à sa longue feuille de papier. Encore une nouvelle cause de terreur ! La vue de ces préparatifs le décida presque à ne donner aucune signature.

Les instructions qui devaient être communiquées à M. Balsam étaient très simples ; il n’est pas besoin de les énumérer ici. Son oncle l’avait fait venir à Llanfeare, lui avait dit qu’il serait son héritier, et l’avait informé qu’il avait fait un nouveau testament en sa faveur. Après la mort et les funérailles de son oncle, il avait assisté à la lecture d’un testament d’après lequel il était entré en possession de la propriété. Dans sa pensée et à sa connaissance, ce testament était bien l’expression des dernières volontés de son oncle. Telles étaient les communications qui, d’après l’avis de M. Apjohn, devaient être faites à M. Balsam ; voilà ce que M. Balsam devait déclarer au jury en faveur de son client.

Puis, le cousin Henry, se rappelant sa dernière conversation avec le fermier Griffiths, et aussi les affirmations contraires à sa cause que pourraient faire les Cantor, ajouta quelques détails qui étaient à sa connaissance personnelle.

« J’ai vu le vieillard écrire dans sa chambre, dit-il, copier quelque chose que j’ai compris être un testament. J’étais convaincu qu’il prenait de nouvelles dispositions et me déshéritait. — Non, je ne lui ai pas fait de questions. Je trouvais sa conduite cruelle, mais il ne m’aurait servi à rien de parler. — Non, il ne me dit pas ce qu’il faisait ; mais je savais bien qu’il écrivait un autre testament. Je n’ai pas voulu m’abaisser à faire des questions. Quand les Cantor ont dit qu’ils avaient signé un testament comme témoins, je n’ai jamais douté que ce ne fût vrai. Quand vous êtes venu à Llanfeare lire le testament, je croyais qu’on trouverait l’autre. Il doit y être encore, et sans doute on le trouverait, si l’on faisait une recherche attentive. Voilà tout ce que je puis dire à M. Balsam, si cela peut l’intéresser.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit à moi auparavant ? » demanda M. Apjohn.

— Je ne pouvais rien assurer. Ce n’était qu’une opinion chez moi. Si, après les affirmations des Cantor, et avec votre croyance à tous à l’existence d’un autre testament, vous ne l’avez pas trouvé, ce n’était pas ce que j’avais à dire qui pouvait vous aider. Ce ne sont, après tout, que de pures suppositions. »

Ces paroles déconcertèrent M. Apjohn et le firent retomber dans ses incertitudes. N’était-il pas possible, après tout, que la conduite et l’attitude qui avaient tant nui au malheureux, dans l’esprit de tout le monde, eussent été simplement la conséquence des ennuis qu’il avait éprouvés ? Le vieillard pouvait bien avoir détruit lui-même l’acte qu’il avait eu la tentation de faire et alors on aurait été cruellement injuste pour le pauvre garçon. M. Apjohn ajouta ces nouveaux détails aux instructions qui devaient être données à M. Balsam, et le cousin Henry les signa.

La conversation roula ensuite sur M. Cheekey. M. Apjohn ne savait pas officiellement quelles questions M. Cheekey poserait au cousin Henry ; c’était avec l’avoué de la partie adverse que M. Cheekey avait dû en convenir. Il avait pourtant eu la pensée d’entretenir chez son client la terreur que son clerc avait fait naître ; il croyait que l’on servirait la cause de la vérité en agissant sur le pauvre être par l’intimidation. Mais cette nouvelle histoire changea ses dispositions. Si le cousin Henry était innocent, — il était, après tout, possible qu’il fût innocent, — n’était-il pas de son devoir de le protéger contre les procédés impitoyables de Cheekey ? Sans doute, on ne pouvait le soustraire à l’interrogatoire du terrible avocat, — si du moins il ne faisait pas défaut ; — mais il était bon de lui donner une idée de ce qui l’attendait.

« C’est M. Cheekey qui vous interrogera au nom de la partie adverse, » dit-il d’un ton qu’il voulait rendre plaisant. À ce nom terrible, la sueur perla sur le front du cousin Henry. « Vous savez quelle sera sa tactique ?

— Je ne sais pas du tout.

— Il essayera de prouver qu’un autre testament a été fait.

— Je ne le nie pas. N’ai-je pas dit au contraire que je croyais qu’un autre testament avait été fait ?

— Et que, ou bien vous ayez connaissance de son existence ; » ici M. Apjohn s’arrêta ; il avait repris cette voix sévère qui frappait si désagréablement les oreilles du cousin Henry, « ou bien que vous l’avez détruit.

— Quel droit a-t-il de dire que je l’ai détruit ? Je n’ai rien détruit. »

La façon dont le cousin Henry appuya sur le mot détruire fit revivre chez M. Apjohn sa croyance à la culpabilité de son client. « Il s’efforcera de démontrer au jury, soit par les paroles qu’il tirera de vous, soit par votre silence, que vous avez détruit l’acte, ou que vous l’avez caché. »

Le cousin Henry se demanda un moment s’il avait caché ou non le testament. Non ! ce n’était pas lui qui l’avait mis dans le livre. L’homme qui cache une chose est celui qui la dérobe aux yeux, et non celui qui ne dit pas qu’il l’a trouvée.

— Ou caché, » répéta M. Apjohn de sa voix la plus dure.

— Je ne l’ai pas caché, dit la victime.

— Ni eu connaissance de l’endroit où il était caché ? Le malheureux devint, par degrés, livide, pâle comme un mort, presque bleu. Quoiqu’il fût absolument décidé à livrer le testament, il ne pouvait céder à la pression qu’on exerçait sur lui en ce moment. Il ne pouvait non plus y résister. Cette question le mettait à la torture, bien qu’il eût fait le sacrifice de la propriété. Reconnaître qu’il avait su de tout temps où se trouvait caché le testament, c’était avouer sa culpabilité et se livrer lui-même à ses bourreaux.

« Ni eu connaissance de l’endroit où il était caché ? » répéta M. Apjohn à voix basse. « Sortez, Ricketts, dit-il. Ni eu connaissance de l’endroit où il était caché ? » demanda-t-il pour la troisième fois, quand le clerc eut fermé la porte derrière lui.

« Je ne sais rien là-dessus, balbutia le malheureux.

— Vous n’avez rien de plus à me dire ?

— Rien.

— Vous aimez mieux que ce soit M. Cheekey qui s’en charge ? Si vous avez autre chose a dire, je serai moins dur que lui avec vous.

— Rien.

— Ici, dans cette chambre, où il n’y a pas de public qui vous dévisage.

— Rien, balbutia-t-il de nouveau.

— Très bien. Je désire qu’il en soit ainsi. Ricketts, voyez si la voiture de M. Jones est là. »

Quelques minutes après, son clerc de confiance était seul avec lui.

« Je n’ai pas perdu mon temps, Ricketts, dit-il. Le testament existe encore, j’en suis certain, et il ne l’ignore pas non plus. Avant Noël, nous aurons ici miss Brodrick. »