Le Crépuscule d’Elseneur

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Le Crépuscule d’Elseneur
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 49-83).
LE CRÉPUSCULE D’ELSENEUR

Il y a deux Danemark. Il y a celui qu’on voit et qui, lorsqu’on arrive de Berlin ou qu’on revient de Stockholm, vous séduit par la finesse et la petitesse de ses horizons, par sa nature de parc et de verger qui sentent encore le sauvage, par son élégance, sa netteté, sa fantaisie, sa gouaillerie, son optimisme. Copenhague est de toutes les villes de la Scandinavie la plus gaie et celle qui respire la plus vieille civilisation. Ses quartiers aristocratiques nous rappellent l’ancien faubourg Saint-Germain. Mais ses rues centrales, trop étroites pour la foule qui s’y presse, leurs riches magasins illuminés jusqu’au milieu de la nuit, son petit commerce en sous-sols bariolés, ses restaurans où l’on dîne toute la journée, les hôtels et les villas qui la prolongent indéfiniment sur les bords du Sund, et partout des bruits de musique, nous donnent l’impression, si rare dans le Nord, d’un peuple qui aime à vivre hors de chez soi et qui a l’âme volage.

Au sortir de la ville, et tout le long de la mer, le silence de la grande forêt de hêtres se marie aux silences intermittens des flots. Puis ce sont des campagnes coupées par des bosquets, une plaine quadrillée de haies, égayées de fermes et de hameaux dont les fenêtres étincellent entre leurs rideaux blancs. Le printemps s’y éveille avec une douceur frêle. Toute cette petite terre sourit comme une fleur indécise. « O fleur gracieuse sur le sein de la Sirène ! » s’écrie le poète danois Barfod. Puis ce sont les petites villes. Elles n’ont pas l’apparence de vieilles villes, même quand elles datent, comme Viborg, l’ancienne capitale du Jutland, de deux mille ans après la création du monde et de mille ans avant le déluge. Elles ont plutôt l’air vieillot avec leurs pignons en escaliers où nichent les cigognes, leurs pots de fleurs à leurs fenêtres et leur miroir qui permet de surveiller les deux côtés de la rue. Le silence y habite avec un gai visage. Les gens y sont plus lents, plus réfléchis qu’à Copenhague ; mais sous leur placidité on devine le même contentement que sous la mobilité des autres. Le Danemark ne leur paraît pas seulement le meilleur pays du monde : ils en ont fait un pays modèle, un pays de fermes modèles, d’écoles et de hautes écoles primaires modèles, de coopératives, de laiteries, d’habitations ouvrières, d’établissemens sanitaires, d’abattoirs modèles. Leur esprit pratique se manifeste jusque dans leur christianisme. Leur célèbre Grundtvig, qui a fait les trois quarts du Danemark moderne, a passé la première partie de sa longue vie à délester la religion chrétienne de tout ce qui pouvait être une gêne pour la raison et une angoisse pour le cœur. Il a fini par la mettre en chansons. Ce sont les joyeux moineaux du Calvaire. A les entendre, la vie est si simple et si aisée, quand on est Danois ! Le fait est que, par la plupart de ses artistes et de ses écrivains, le Danemark nous donne l’idée d’une fantaisie qui ne coûte aucun effort et d’un génie facile. Je songe au gai proverbe : « La nuit est à nous, comme disent les filles de la Fionie ! » « La vie est à nous ! » disaient les Thorvaldsen, les Œlenschlœger, les Andersen, les Drachman, ces grands enfans du bonheur. Ils étaient certains que l’inspiration accourrait à leur appel, comme elles sont sûres que l’amant viendra. Ce joli pays, où les hêtres croissent au bord de la mer, parait peuplé de gens qui savent faire un sort à toutes les minutes heureuses de l’existence. Les Elfes de la joie dansent autour de leurs laiteries et derrière leurs charrues. Les petits soldats danois marchaient au feu sur l’air léger d’une chanson humoristique.

L’autre Danemark, c’est celui des landes incultes du Jutland, de ces vastes landes brunes couvertes de bruyères, qu’on plante peu à peu de sapins, mais que, parfois, des syndicats d’enfans du pays, des Danois habitant l’Amérique, achètent pour qu’on n’y touche pas, pour qu’elles restent ce que Dieu les a faites, et l’objet de leur nostalgie. Cet autre Danemark, c’est celui de la méditation solitaire, des scrupules de conscience, de la tristesse intérieure, de la vie imaginaire, où l’orgueil se repaît à loisir de sa somptueuse inaction jusqu’au jour où, sautant dans la vie réelle, il y éclate en extravagances et en brutalités. C’est celui que Shakspeare a transporté au château d’Elseneur et que son drame crépusculaire a immortalisé dans le personnage du Prince Hamlet.


Vers le milieu du siècle dernier, on voyait souvent passer sur les routes, qui conduisent de Copenhague aux petites villes de l’intérieur ou de la côte, à Roskilde, à Fredensborg, à Hilleröd ou à Elseneur, une voiture dont le cocher fouettait ses chevaux comme s’il eût mené le courrier du Roi. Elle traversait au galop un paysage solitaire de grands bois ou une plaine onduleuse dont les moissons et les vergers semblaient défendus par les bras des moulins à vent. Elle arrivait enfin à la petite ville que ce tintamarre tirait un instant de son demi-sommeil. Elle s’arrêtait devant l’auberge d’Elseneur, en face du Sund, ou devant celle de Hilleröd, en face du lac, dont les rives ressemblent à de grasses pelouses où l’on eût posé des bouquets d’arbres. Un homme en descendait et entrait vivement à l’auberge, précédé du cocher qui prononçait ces seuls mots : Le Magister ! L’homme, de taille moyenne et maigre, portait une ample redingote évasée et un pantalon ridiculement étroit et court. Sous son chapeau aux larges bords, ses cheveux flottaient sur son cou comme ceux des paysans jutlandais ou des artistes romantiques. Il avait le nez long et fort, des lèvres plutôt épaisses et des yeux dont la première et la dernière impression qu’on en recevait était d’un bleu charmant, mais qui, entre ces deux impressions, prenaient tous les tons et toutes les nuances. A peine le mot Magister était-il tombé de la bouche du cocher, suivi d’un simple Bonjour ! du voyageur, toute l’auberge se mettait en mouvement. Cependant l’homme sortait, et, d’une démarche un peu claudicante, une badine sous le bras, le nez au vent, s’en allait respirer l’air des bois ou de la mer, dans ces belles solitudes que leurs vieux châteaux de briques roses et de grès scintillant au soleil animent moins qu’ils n’en sont les gardiens. Quand il revenait de sa promenade, la nappe était mise, les hors-d’œuvre prêts, la soupe fumante, la poule ou le canard rôti. Il était gai, échangeait quelques mots avec l’aubergiste et la fille qui le servait, mangeait d’un bon appétit et jetait négligemment, mais fastueusement, vingt couronnes sur la note qu’on lui présentait et qu’il ne regardait pas. Après quoi, il remontait en voiture et, du même train d’enfer qui l’avait amené, il repartait pour Copenhague. Ce promeneur solitaire, qui ne demandait à ses promenades galopantes que de donner aux fantômes de sa pensée l’agitation de la vie, n’était autre que Sören Kirkegaard[1], celui que les Danois appellent quelquefois leur Pascal, mais que je nommerais plutôt le Prince Hamlet de la Littérature danoise, et qui est, en tout cas, un des plus beaux représentans du hamlétisme dans les pays du Nord.

Si la nature, contrairement à ce qu’elle est d’ordinaire, c’est-à-dire un modèle, avait interverti les rôles et s’était plu à façonner un être selon l’image tracée par un de ses plus grands peintres ; si, à son tour, imitant Shakspeare, elle avait voulu créer un Hamlet moderne et nous montrer de nouveau comment, dans une âme scandinave, l’orgueil et la conscience, la réflexion paralysante et la décision brusque, l’individualisme avec toute sa férocité et le respect de l’opinion, qui fait qu’en la bravant on désire surtout l’émouvoir, se livrent de silencieux et de furieux combats, elle n’aurait choisi pour son personnage ni une époque plus favorable, ni un autre milieu, ni une autre éducation, ni un autre père.

Il était né le 5 mai 1813 à Copenhague. Son père avait alors cinquante-sept ans. Ce vieil homme était Jutlandais, et il avait épousé en secondes noces, après quelques mois de veuvage, sa servante, une Jutlandaise aussi, qui lui donna sept enfans : le dernier fut Sören. Berger jadis, il avait gardé ses moutons sur les landes, souffrant dans son âme et dans son corps. On dit qu’il se fit ensuite colporteur, kosekrœmmer ; mais on sacrifie la vérité au charme nostalgique que ce mot éveille, paraît-il, dans la langue danoise. La vérité est qu’on l’envoya encore jeune chez son oncle épicier à Copenhague. Il s’établit plus tard à son compte et gagna une assez grosse fortune. A quarante et un ans, il se retira des affaires et mena jusqu’à sa mort l’existence d’un rentier.

C’était un homme dur et tyrannique. Sur un fond d’inquiétude et de mélancolie, aussi incurable que la stérilité de ses landes natales, son esprit disputeur poussait des ronces. Il aimait les discussions ; il y apportait l’âpre humour des Jutlandais et leur plaisanterie drue. Mais, après ces passes de gaîté, il rentrait dans sa méditation morose et taciturne. Il s’attacha de préférence à son dernier né dont il avait peut-être deviné qu’il était plus que les autres le fils de sa tristesse et de son esprit. Sa redoutable affection s’appesantit sur l’enfant débile. Il inoculait au petit Sören sa foi sombre. Il lui maintenait sous les yeux ce que les Jansénistes nommaient la face hideuse de l’Evangile. Il était comme un condamné à mort qui emprisonnerait son enfant avec lui dans sa chapelle ardente. Du reste, il savait entremêler les jeux et l’épouvante, et détendre l’esprit de son fils jusqu’au moment où, d’un coup sec, il le ramenait à l’angoisse. « Il y avait une fois un père et un fils, écrira plus tard Kirkegaard. Un fils est pour un père comme un miroir où il se revoit lui-même ; et, pour le fils, le père est comme un miroir où il se voit dans l’avenir. Cependant ils se regardaient rarement ainsi, car, d’ordinaire, leur conversation était vive et gaie. Mais parfois le père s’arrêtait devant le fils et, le considérant d’un air triste, lui disait : « Pauvre enfant, tu vas à un calme désespoir. » Ils ne s’expliquèrent jamais le sens de ces mots. Le père se croyait responsable de la mélancolie de son fils ; le fils se croyait la cause du chagrin de son père. »

Ce n’était pas seulement par des paroles mystérieuses et de longs regards muets qu’il surexcitait son enfant : on eût dit qu’il s’était imposé la tâche d’abolir en lui le sens de la réalité, de lui en inspirer l’indifférence ou l’aversion, de l’habituer à vivre, comme un malade paralysé, sur les seules ressources de son imagination. Lorsque l’enfant lui demandait de sortir, le vieillard lui proposait une promenade dans sa chambre. Où désirait-il aller ? Au parc de Fréderiksberg ? Sur les bords du Sund ? Il le prenait par la main, et, tout en marchant d’un bout à l’autre de la pièce, il lui décrivait ce qu’ils auraient vu. Il saluait les personnes de connaissance. Il haussait la voix pour dominer le bruit des voitures ou le fracas des flots. On rencontrait la marchande de tartes ; et jamais les tartes n’avaient paru plus appétissantes au petit Sören. Son père avait le don merveilleux de faire de la vie ; mais il ne s’en servait qu’à dénaturer sur les lèvres de son fils la saveur de la vie. Après une demi-heure de cette promenade imaginaire, l’enfant tombait épuisé ; et Georg Brandès nous dit qu’ils continuèrent longtemps ces exercices d’auto-suggestion. Le petit Kirkegaard grandit ainsi en dehors de l’enfance, et même en dehors de l’existence, comme s’il eût porté la fatalité de son nom qui signifie cimetière. « J’ai soulevé, dès ma plus tendre enfance, et jusqu’à me rendre malade, dira-t-il, des impressions trop lourdes que m’imposait le vieillard mélancolique, qui pliait lui-même sous leur fardeau. »

Il y au fond de l’âme hamlétique un contraste effrayant entre son amour de la vie et son impuissance à l’étreindre. Je me figurerais volontiers Hamlet avec le corps d’un vieillard et le visage d’un jeune homme, toute la glace de l’âge dans les membres et tout le feu de la jeunesse dans les yeux. Et c’est ainsi que je me représente le jeune Kirkegaard. Il avait appris à se regarder vivre dans un monde imaginaire dont l’éclat factice devait ternir à ses yeux le monde réel, et dont l’évocation lui avait coûté tout l’effort que les autres mettent au service de l’action. Jamais éducation plus déraisonnable ne marqua d’une empreinte plus indélébile celui qui la reçut. Non seulement elle nous explique les personnages irréels et fantasmagoriques de ses romans. Non seulement elle fit de son esprit une usine de fantômes et un laboratoire de souffrances. Mais personne ne poussa aussi loin que lui le mépris des sciences naturelles et physiques et la haine de l’histoire. Il n’égarera pas une parcelle de son attention dans « ces vaines curiosités. » De toute la vie des hommes et des peuples qui se sont succédé sur la terre avant lui, il ne retiendra que des formes légendaires où draper et symboliser ses pensées. On ne peut même pas dire que, lorsqu’il fera parler des personnages bibliques, il commettra des anachronismes, car ce mot n’aurait aucun sens pour lui.

Le plus grand danger de ces vies chimériques est qu’on y ramène tout à soi, impérieusement, et que l’orgueil, avec la complicité de l’imagination, s’hypertrophie. Sans camarades, sans amis, car il n’en eut pas plus au collège que dans le monde, Kirkegaard se crut de bonne heure un être unique, et, jusqu’à son dernier jour, il s’efforça de le persuader aux autres. Le passé n’est qu’une immense steppe où, quand il se retourne, c’est son ombre qu’il aperçoit marchant au-dessus des tombeaux ou se détachant sur le fond du ciel. Mais ce barbare traîne en lui toute une hérédité, tout un atavisme de tristesse qui s’est nourrie des sucs d’un âpre terroir et qu’ont battue, à l’ombre d’une pauvre église, des vents salés. Il est chrétien avec tous les stigmates de l’angoisse chrétienne. Il vient à une époque où la raison s’est faite la servante d’une sensibilité frénétique. Enfin, il aura beau étudier Platon, citer Montaigne ou Pascal, sa pensée s’est d’abord attachée aux philosophes allemands ; et ce n’est pas sans raison que Brandès regrettera qu’il n’ait pas mieux connu la France. Hamlet, lui aussi, n’avait point séjourné comme son ami Laertes dans le pays dont la lumière clarifie les âmes les plus obscures ou, du moins, les met en garde contre les prestiges de leur obscurité. Le héros shakspearien revenait de Wittemberg où même il désirait retourner ; et l’Allemagne avait versé sur sa volonté d’agir l’opium de ses considérations métaphysiques. « Il y a, dira Kirkegaard, dans la forêt de Grib un endroit qu’on appelle le Carrefour des Huit Chemins. J’aime singulièrement ce nom. » Mélancolique barbare qui ne se lève pas avec l’aurore d’un monde, mais qui hésite et jouit de son hésitation sur les bords du crépuscule ! Chez lui, comme chez l’homme d’Elseneur, le point du jour de la décision cède éternellement à la pâle réflexion.

« Ce qui me manque, écrira-t-il dès 1835 dans son Journal intime, c’est de savoir ce qu’il faut que je fasse et non ce qu’il faut que je conçoive. Il s’agit de trouver une vérité qui soit la mienne, de trouver une idée pour laquelle je veuille vivre et mourir... Je veux vivre sur quelque chose qui soit comme une fibre de ma racine la plus profonde, une fibre entée sur le divin, et que le divin continuerait d’alimenter, même si le monde s’écroulait. » Plus il ira, et plus, dans sa recherche inquiète de sa vérité particulière, il se retranchera de la communion des hommes ; mais plus aussi il aura besoin de leur admiration ou de leur étonnement. Dès le collège, enfant tranquille, silencieux, soumis en apparence, mais distant, il calcule ses mots et ses gestes en vue d’exciter la surprise. Sa faiblesse l’expose aux brimades ; mais son regard s’accroche à tous les ridicules, et son esprit sarcastique, qu’il avait hérité de son père, tourne en dérision ceux dont il avait à se venger. La solitude s’élargit autour de lui comme autour d’un être incompréhensible. Il n’en souffre pas ; il ne souffrirait que de ne pas être jugé incompréhensible. Et il a si grand’peur que la curiosité qu’il éveille n’attribue ses bizarreries à des raisons extérieures, qu’il manifestera toujours, comme homme ou comme écolier, la plus complète obéissance aux règles établies. Il professera, durant toute son existence, il exagérera même le respect des autorités. Il s’assure ainsi qu’on ne le confondra pas avec les révoltés ordinaires, et, en même temps, il crée autour de lui une vaste sécurité. Je n’imagine pas de mépris comparable à ce respect. Citoyen honoraire, il n’appartient pas à la Cité. Il paie ce qu’elle lui réclame, salue ses emblèmes, vénère le Roi et la police ; moyennant quoi, il se désintéresse si parfaitement de la vie publique qu’on chercherait en vain dans ses ouvrages une allusion à la première guerre du Danemark contre la Prusse. Il déplora seulement qu’elle l’eût privé de son domestique.

Mais il n’admettait point que la Cité lui rendît la pareille. Un de ses premiers essais, sa thèse sur l’Ironie Socratique, nous le montre aussi éloigné de comprendre la mesure de l’esprit grec que désireux de jouer, le long des rues de Copenhague, le personnage d’un Socrate interrogateur et énigmatique. Tout lui sera bon pour arrêter et retenir l’attention du passant : les titres étranges de ses ouvrages, Extraits des papiers d’une personne encore vivante publiés contre sa volonté. — Ou bien, ou bien. Des pseudonymes : Frater Taciturnus, — Victor Eremita, — Johannès, Climacus, — Virgilius Haufniensis. Il a des goûts de mystificateur. Aux momens où il est le plus absorbé par son travail, il interrompt la page commencée, court au théâtre, y attire un instant les regards et s’éclipse, tout fier d’avoir laissé derrière lui l’idée qu’il ne travaille pas et d’avoir ainsi préparé à son œuvre prochaine la soudaineté d’une explosion. Il bat continuellement l’estrade. Comédien de sa vie, il est à lui-même son théâtre, son dramaturge, ses acteurs, son metteur en scène et ses applaudisseurs. Mais il convie le monde entier, du moins tout le Danemark, aux représentations qu’il se donne dans l’Elseneur de son intimité ; et il ne supporterait point que la curiosité publique ne prît pas le chemin de son château, et, quand il lui plaît d’en relever le pont-levis, ne restât pas attachée aux fenêtres qu’il illumine dans la nuit pour son plaisir solitaire. Rappelez-vous Hamlet et, sous une attitude tour à tour familière et glaciale, son regard où l’on devine l’éternelle préoccupation de l’effet qu’il produit sur les autres.

Telle était cette âme, sincère jusque dans ces accès de cabotinage, qui, d’ailleurs, se coloraient à ses yeux d’une louable intention, puisqu’il s’était persuadé, un peu comme le héros shakspearien, que, de tous les moyens dont un homme dispose pour arriver à convaincre les hommes, il n’en est pas de meilleur que l’excentricité comique. Mais jusqu’en 1838, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, rien encore n’était survenu dans son existence qui lui permît de réaliser toutes ses aspirations à la volupté de souffrir. Étudiant irrésolu, un instant brouillé avec son père, endetté, sans qu’on en connaisse d’autres motifs que ses fastueux pourboires et des parties de billard qui, dans son imagination frappée, prirent un jour des proportions de débauches sardanapalesques, il s’était tourné vers la théologie, alors tout imprégnée d’optimisme hégélien. Il fut assez vite convaincu que la philosophie et le christianisme ne se comprendraient jamais, que la philosophie, capable peut-être de nous garder, mais incapable de nous nourrir, n’était que la nourrice sèche de la vie, et qu’enfin, si les philosophes se bâtissent de superbes demeures, c’est à côté qu’ils vivent, dans une grange. Les simplifications hégéliennes et la perpétuelle conciliation des antinomies lui parurent d’indignes escamotages. Tout lui était inexplicable, « depuis la mouche jusqu’au mystère de l’Incarnation. » Tout lui était inexplicable, et surtout lui-même. « Si je ne savais que je suis un vrai Danois, je pourrais presque expliquer les contradictions qui sont en moi en me supposant Irlandais. Il était trop pénible aux Irlandais de baptiser complètement leurs fils : ils désiraient toujours leur garder un petit coin de paganisme. Quand les autres trempaient l’enfant tout entier dans l’eau, eux, ils lui laissaient le bras droit au-dessus, afin que, devenu homme, il pût avec ce bras brandir l’épée et étreindre les femmes. » Mais, enfermé dans son orgueil et dans sa défiance de la vie, il ne jetait sur les épées et sur les femmes qu’un regard de stérile convoitise. Pour tromper ses désirs, il étudiait les légendes du Juif Errant, de Faust et de Don Juan, où il admirait son inquiétude, sa soif de tout connaître magiquement et ses ambitions de séducteur. Mais c’était surtout l’idée d’Hamlet qui le tyrannisait. « Il faut deux hommes pour en faire un! » s’écriait-il dans son Journal.

Il en était là, gémissant déjà sur la perte de sa jeunesse et « battant en retraite à travers des villes détruites et des déserts fumant d’espoirs déçus, » quand tout à coup le spectre lui apparut.


Ce ne fut point sur la terrasse d’un château romantique, sous un ciel chargé d’éclairs, et au bruit torrentiel du Sund. Le décor était plus lugubre. Ce fut entre les quatre murs d’une pauvre chambre, pauvre comme celle où nous agoniserons, sur un lit de mort et au commencement d’une agonie. Son père, avant de mourir, lui révéla un secret qui avait pesé sur sa vie et empoisonné la source de ses pensées. Quel secret ? Nous l’ignorons. Les uns croient qu’il concernait la mère de Kirkegaard, cette servante jutlandaise qu’aucun mot de son fils ne tirera jamais de l’obscurité où son maître l’avait prise. La dureté de son mari l’aurait poussée à commettre une faute dont il se reconnaissait responsable devant Dieu. Les autres prétendent que, du temps qu’il était berger au Jutland, désespéré des brutalités de sa vie, il était monté un jour sur une haute lande et avait horriblement blasphémé Dieu. Quoi qu’il en fût, ce secret, qui sortait des bruyères du Jutland ou d’un coin de la maison familiale, et qui me rappelle le mot de « vieille taupe » qu’Hamlet lance au revenant, ce secret, dont la laideur repoussante empruntait des circonstances une horreur sacrée, parut si formidable à Sören Kirkegaard qu’il l’appela « le grand tremblement de terre de son existence. »

La vénération qu’il avait pour son père n’en fut point atteinte ; mais elle s’enveloppa d’une ombre de compassion. Du même coup, l’affreux bouleversement lui apportait une explication décisive de ses contradictions intérieures et lui fournissait le mot de sa propre énigme. Tous les remous, toutes les agitations de son âme lui devenaient intelligibles par l’apparition de cette chose innomée qui avait enfin montré sa tête à la surface. Sa mélancolie n’était que le pressentiment d’une faute inconnue qui vivait dans le passé, un de ces pressentimens dont la confirmation inspire plus de terreur que la faute elle-même, car « c’est alors qu’éclate la force destructrice du péché originel. » Voilà pourquoi Hamlet est si tragique ! « Je compris que le grand âge de mon père n’était pas une bénédiction divine, mais plutôt une malédiction, et que les remarquables facultés d’esprit de notre famille n’existaient que pour se détruire elles-mêmes. Le silence de la mort montait en s’élargissant autour de moi, quand je voyais dans mon père un malheureux qui nous survivrait à tous, une croix sur le tombeau de ses espoirs. Il fallait qu’un péché restât sur notre famille, qu’un châtiment fût sur elle et que la main de Dieu l’anéantît, l’effaçât comme une expérience manquée. »

Mais, si sa croyance dans le Dieu terrible, qui se venge du crime des pères jusque sur la quatrième génération, semblait l’arracher à son individualisme, et lui rappeler que l’individu ne peut pas plus s’isoler dans le monde qu’il ne peut accepter sous bénéfice d’inventaire l’héritage de son passé, le démon de l’orgueil, dont les ruses revêtent la forme de nos plus sincères douleurs pour mieux nous capter, allait, par le sentier de l’épouvante, le ramener plus étroitement à l’idolâtrie de son moi. Il n’y a point là de quoi nous surprendre, puisque même dans un Pascal, c’est-à-dire dans l’homme qui a le plus travaillé à tuer son amour-propre, nous assistons à un réveil déguisé de cette passion, lorsqu’il s’exalte au miracle de la Sainte Épine comme à un témoignage particulier que Dieu lui envoie.


Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste...


Or bénédiction ou malédiction divine sont également la preuve que Dieu s’occupe spécialement de nous, et qu’il nous a choisis pour être les exemples vivans de sa miséricorde ou de sa justice. Le coup de foudre, qui avait éclairé aux yeux de Kirkegaard toute la tristesse de son père et sa propre mélancolie, le sépara encore plus de la communauté humaine. A la conception de sa singularité exceptionnelle et géniale s’ajouta, comme un ferment morbide, l’idée d’un mystère qui le dépassait, mais le grandissait, et l’entourait d’une atmosphère impénétrable aux autres hommes. On en suit l’effervescence dans son journal, qui n’est si souvent qu’une détonation répétée d’images d’un byronisme biblique.

Mais cette amère jouissance d’orgueil fut payée de rudes tourmens. Son passage d’une foi déjà sombre à une foi plus sombre ne s’accomplit point sans secousse et sans des corps à corps avec le doute. Du jour où Kirkegaard reconnut dans son mal intérieur un châtiment de Dieu, la question de la justice divine se posa devant lui. Il nous dit qu’une nuit il douta de tout et que, cette nuit-là, Jésus vint à lui par les portes fermées. Mais, sauf cet aveu, il nous a tu les débats entre sa foi et sa raison, moins par pudeur que par crainte de nous dévoiler ses faiblesses. Ceux qui l’ont approché n’ont pas toujours eu cette discrétion. Il se laissait surtout approcher par des gens dont l’esprit et les intérêts étaient le plus opposés aux siens, soit qu’il eût escompté le plaisir de les étonner davantage ou qu’il eût redouté la perspicacité des autres. Pendant un certain temps, un juif nommé Lévin, philologue, l’aida à corriger ses épreuves ; et nous tenons de lui qu’un jour Kirkegaard lui dit tout à coup qu’il avait bien de la chance « d’être libre de Jésus-Christ, » et que, s’il avait cette chance, lui, Sören Kirkegaard, il pourrait autrement profiter des biens de la vie. Et Levin nous raconte encore que son angoisse était si forte que, plus d’une fois, il le vit s’interrompre dans sa lecture de la Bible et éclater en sanglots.

La révélation du secret de son père l’avait tout d’abord atterré ; puis, par piété et par pitié filiale, il voulut donner au mort une satisfaction à laquelle le vieillard semblait avoir attaché beaucoup d’importance. Il prépara résolument son examen de candidat en théologie et le passa. Enfin il songea à se marier. Georg Brandès a très joliment dit : « C’était comme si, un beau jour, Siméon le Stylite fût descendu de sa colonne, et, tendant la main à une jeune dame, l’eût invitée à en partager la petite plate-forme. » Oui ; mais alors la jeune dame eut considéré l’exiguïté de la place qui lui était offerte ; elle l’eût remercié avec un sourire, et elle eût continué son chemin ; et le Stylite eût regagné son perchoir. Tout de même, l’histoire aurait pu être aussi simple. C’est une banale histoire que celle de deux jeunes gens qui se fiancent, dont l’un s’aperçoit qu’il s’est trompé, et dont l’autre, après un moment de dépit ou de douleur, se marie à un troisième. C’est une histoire qui arrive tous les jours dans tous les pays, et dans les pays Scandinaves encore plus qu’ailleurs. Mais, avec Kirkegaard, rien ne se passait simplement, et les moindres incidens de la vie entraient dans le domaine d’une psychologie tragique. L’épisode de ses fiançailles fut le second bouleversement de son existence, peut-être pire que le premier. Après le Spectre, Ophélie.


Mlle Régine Vortland était une de ces jeunes filles aux joues roses et aux yeux bleus dont la fraîche figure est inséparable de l’idée que nous nous faisons des pays du Nord comme les arbres de Noël, les poêles de faïence, le carillon des traîneaux et les feux de la Saint-Jean. Elle avait un sourire très doux et un regard très gai. Un des neveux de Kirkegaard, le grand historien Troels Lund, me disait qu’il ne l’avait connue que déjà vieille, mais qu’elle avait gardé sa fraîcheur et son air de bonne volonté. La première fois que Kirkegaard la rencontra, elle n’était pas encore confirmée, et elle subit le charme du jeune homme ; puis, quelque temps s’écoula ; elle crut en aimer un autre, Schlegel, et ne fut tirée de son erreur que lorsque Sören Kirkegaard reparut dans sa vie. Pour lui, les commencemens de cet amour eurent la douceur d’une trêve. Il s’émerveilla de cet afflux de vie dont la présence de l’être cher l’inondait, sans prévoir que cette force nouvelle qui envahissait son âme en accroîtrait aussi la puissance de destruction. « Si elle n’est pas riche, elle peut dire comme l’apôtre : Je n’ai ni or ni argent ; mais ce que j’ai, je te le donne : relève-toi et sois guéri. »

La réalité des fiançailles lui coupa brusquement l’horizon illimité de ses rêves. Il avait bien entendu dire que l’amour sauvait les âmes de la mélancolie ; mais comment une âme mélancolique ne s’occuperait-elle pas mélancoliquement de ce qui était devenu pour elle l’intérêt capital de la vie ? L’amour ne l’arracherait point à sa tristesse. Loin de sa fiancée, les vers des poètes qu’il se répétait pour s’exprimer à lui-même ses émotions amoureuses lui mouillaient les yeux et le remplissaient d’une langueur trop délicieuse. Il aimait assurément ; mais il aimait déjà dans le passé. Son amour n’était plus que l’amour du souvenir. Dès le début, il avait l’impression « d’avoir sauté la vie. » Que cette jeune fille vînt à mourir, sa mort n’amènerait en lui aucun changement essentiel. De nouveau, il se jetterait dans un fauteuil, il reprendrait les vers des poètes, ses yeux se mouilleraient de larmes, et il appartiendrait tout entier au souvenir. Le souvenir a cet avantage que le fait qu’il commence par une perte et qu’il n’a plus rien à perdre lui assure la tranquillité. A peine avait-il quitté sa fiancée qu’il était comme un vieillard dans ses rapports avec elle. Ici, je suis presque pas à pas, parmi les nombreuses analyses de son état d’âme, celle que, dans un livre intitulé Répétition, il a prêtée à un jeune homme sans nom qui n’est et ne peut-être que lui-même. Et je ne crois pas qu’on ait jamais mieux mis en lumière le pouvoir desséchant et, en quelque sorte, corrupteur de l’imagination, quand elle subordonne toute la vie à ses délices solitaires.

Kirkegaard est parti d’une observation très fine et très juste : il y a dans l’amour des minutes d’une si exceptionnelle douceur que le cœur s’en saisit comme d’une proie et aspire violemment à une solitude où il pourra les retourner, les détailler, les contempler à sa guise, les prolonger, leur donner ce qui leur manque : le temps. En ce sens, le souvenir est bien ce qu’il disait, un reflux de l’éternité dans le présent. Cependant, si vive qu’en soit la séduction, il faut craindre de s’y attarder, non point comme à quelque chose de mort d’où se dégage une torpeur anémiante, mais, au contraire, comme à quelque chose de très vivant, qui continue de vivre en dehors des conditions ordinaires de la vie et qui nous en écarte de plus en plus. Kirkegaard s’y attachait éperdument. Son imagination embellissait les heures passées, les exaltait, les dramatisait et l’emportait si loin de la réalité présente que, lorsqu’il y était ramené, il ne la reconnaissait point. Mlle Régina Vortland, en développant sans le vouloir le génie poétique et créateur de son fiancé, avait elle-même signé son arrêt de mort ; et elle avait tort de se survivre, car sa présence ne pouvait désormais que gêner l’œuvre d’idéalisation dont elle était l’objet. Rarement jeune fille perdit une aussi belle occasion de mourir. Un simple accident, une fièvre maligne : Dieu sait de quelles grâces nous parerions son intelligence ! Elle serait assise aujourd’hui dans le chœur immortel des grandes inspiratrices. Mais elle préféra rester sur la terre, et assez longtemps pour pouvoir lire et relire dans les ouvrages de son ex-fiancé qu’elle n’était point la personne remarquable qu’il s’était figurée.

En effet, elle ne l’était pas. Elle se proposait tout bonnement de le délivrer des soins matériels de l’existence ; et elle l’eût fait ; et c’est déjà beaucoup ; et je ne vois pas ce qu’un homme comme Kirkegaard, persuadé qu’il est seul de son espèce, demanderait de plus au mariage. Il exigeait qu’elle le comprît. « Elle n’aimait ni mon nez bien formé, ni mes beaux yeux, ni mes petits pieds, ni ma forte tête : elle n’aimait que moi ; et pourtant elle ne me comprenait pas. » Mais, du moment qu’à son avis « il n’y avait pas un homme au monde à le comprendre, » elle n’était point si coupable. Il eût voulu qu’elle partageât sa mélancolie : hélas ! heureuse d’aimer et d’être aimée, il lui était impossible d’interdire à ses yeux l’éclat d’une joie printanière : « Comme ce doit être singulier, s’écriait-il, d’être une jeune fille et de vivre seulement pour vivre ! » Cet amour innocent de la lumière et du monde le blessait comme une cruauté. Il s’indignait qu’un être si charmant ne pensât rien. Elle ne pensait qu’à lui plaire ; mais elle ignorait tout ce qui lui plaisait. Quand il lui lisait ses sermons, elle l’écoutait avec bonheur ; et il lui reprochait intérieurement de n’en être touchée que par la beauté esthétique. O naïf philosophe, elle n’avait entendu que votre voix ! Mais, au fond, il n’avait pas tort. Ses fiançailles étaient une erreur ; son mariage aurait été une faute. Le dénouement s’imposait. Une explication pénible, mais franche, eût tout remis en place, Mlle Regina d’un côté et lui de l’autre. Il n’en alla pas ainsi ; et autour d’une rupture, que de clairs motifs justifiaient, le malheureux s’ingénia à épaissir du mystère et joua le troisième acte d’Hamlet.

Toutes les raisons morales qu’il avait de rompre semblèrent s’effacer devant une autre raison plus grave et même si grave qu’elle devait demeurer enfouie dans les ténèbres. Il dit et répéta plus tard que la vraie cause de sa rupture, personne ne la saurait jamais. Il s’agit évidemment d’une maladie[2]. Il ne nous a point laissé ignorer qu’il alla demander à un médecin s’il pouvait se marier, et que la réponse fut douteuse. Mais il ne le consulta qu’une fois sa résolution prise. Et l’on s’étonnera toujours que cette maladie mystérieuse ne l’eût point empêché de se fiancer. On s’étonnera encore bien plus que, si elle a été soudaine, l’accablement qu’il dut en éprouver n’ait point ôté à son esprit la liberté d’organiser la plus triste des comédies et la moins excusable.

Si la pudeur ou l’orgueil lui défendaient de confier la cause de sa retraite à sa fiancée, il lui restait assez de prétextes pour se retirer honorablement. Mais il voulut que la rupture vînt d’elle ; et il entreprit de l’étonner, de la déconcerter, de l’effrayer, enfin de la détacher. Il semble qu’il ait fini par concevoir une sorte d’épouvante irritée devant cette jeune fille qui lui représentait « le sacrifice des souffles les plus profonds de son existence, » et l’éternelle insouciance du monde à l’égard de la vérité. Il lisait dans ses yeux le mensonge de la vie comme Hamlet dans ceux d’Ophélie la trahison de son entourage. Mais en même temps il ressentait la curiosité d’un artiste qui, n’ayant jusqu’ici connu que son âme, avait l’occasion d’en étudier une autre. Il désira voir comment la crainte, le dépit, la douleur, l’amour agissaient sur une jeune fille. Des préliminaires de sa rupture, il fit une expérience psychologique. Il affecta d’abord, sous une attitude attentive, mais sans tendresse, qui sentait la corvée élégamment acceptée, des distractions, des absences, des préoccupations lointaines, les airs d’un homme dont l’esprit voyage. Puis il fut ironique, désobligeant. Il posa pour l’immoralité. Il feignit même le déséquilibrement. Il prononçait des paroles incohérentes. Au théâtre, lorsque sa fiancée commençait à s’amuser, il se levait et sortait ostensiblement. Il l’affola. Cette petite âme légère, prise dans ce tourbillon de simulacres, crut à l’orage de la passion et fut soulevée à des hauteurs qu’elle n’avait point atteintes. « Elle se donne à son amour dans une mesure qui me fait peur. Je ne pourrais jamais me donner ainsi. J’ai tout pouvoir sur elle ; elle n’en a aucun sur moi. » Il reculait devant la vie ardente que ses machinations avaient évoquée. Et le puritain, qui était en lui, ne pardonna jamais à cette amoureuse les moyens si naturels qu’elle employait pour le retenir : « Je trouve dans ma chambre un billet désespéré où elle me dit qu’elle ne pourra vivre sans moi, qu’elle en mourra. Elle me conjure par Dieu, par mon salut éternel... Elle mêle à son amour une expression de devoir religieux qui est inconvenante. » Cette conjuration mit un terme à ses excentricités, comme le signe de croix met en déroute les apparitions infernales. M. Vortland lui dit : « Je suis un homme fier, et ce m’est dur de venir vers vous ; mais, je vous en prie, ne la quittez pas : elle en mourrait. » Il n’hésita plus : il partit pour Berlin. « Sa tête était vide et vaste comme un théâtre où la pièce vient de finir. » Et il écrira plus tard : « Je lui laissai le cri et je pris la douleur. »

C’était presque vrai. Il s’évertua vainement à déguiser sa conduite en je ne sais quel acte philosophique et chevaleresque. Son indécision foncière l’avait engagé dans des subtilités tortueuses où il avait satisfait sa curiosité mauvaise et son goût théâtral. Toute sa vie, il traîna le remords d’avoir joué avec un cœur et de l’avoir traité comme une matière à réactions. Mais je crains qu’il n’ait également joué avec son remords. Durant les deux mois qui suivirent la rupture, il se faisait renseigner par un certain Bœsen sur toutes les démarches de la pauvre fille ; et il écrivait à Berlin même : « Quand le soleil ferme son œil qui nous épie, quand l’histoire du jour est finie, alors je voudrais non seulement m’envelopper de mon manteau, mais jeter autour de moi tous les voiles de la nuit, et venir vers toi et écouter, comme écoute le sauvage, non le bruit de tes pas, mais les battemens de ton cœur. » L’expérience continue. L’image de celle qu’il aimera toujours dans son souvenir lui échauffe l’imagination. Parmi ses notes de Berlin, l’une d’elles, intitulée Situation, nous expose ce projet de nouvelle ou de roman : « Un séducteur s’éprend d’une jeune fille à tel point qu’il n’a pas le courage de la séduire ; mais il ne peut pas plus se décider à la lier vraiment à lui. Il en rencontre une autre qui lui ressemble. Celle-là, il la séduit pour goûter dans ses bras la jouissance de la première. » Il regrettait un jour d’être abandonné non des hommes, car cela ne lui causait aucune peine, mais des Elfes de la joie qui jadis se rassemblaient autour de lui comme des jeunes gens enjoués autour d’un homme ivre. Aujourd’hui, ce sont les rêves érotiques qui se pressent sur les pas de cet homme ivre de sa solitude et de lui-même.

Quant à Régine Vortland, elle n’entra point au couvent ; elle ne dérangea pas les fossoyeurs ; mais, deux ou trois ans après, elle revint paisiblement à l’affection de Schlegel et l’épousa. Ce fut par le journal que Kirkegaard apprit cet événement. Il ne lui dit pas qu’elle avait enfin trouvé le mari qu’il lui fallait. Son premier cri fut : Comme elle est orgueilleuse ! tant il était convaincu qu’elle ne pouvait l’oublier, ni aimer personne après lui. « Qu’y a-t-il d’aussi beau que l’orgueil féminin ? Que sa beauté terrestre se fane, que l’éclat de ses yeux s’éteigne, que sa souple taille se courbe, que ses boucles sous l’humble coiffe perdent le pouvoir qu’elles avaient de nous enlacer, que son regard royal, qui dominait le monde, n’enveloppe plus que le cercle étroit d’une famille, une jeune fille qui a montré un tel orgueil ne vieillit jamais ! » Si Régine a lu Répétition, elle aura dû s’émerveiller de ce dithyrambe et encore plus de la tempête lyrique que l’annonce de son mariage avait déchainée chez son ancien fiancé : « Je suis redevenu moi-même !... L’Idée m’appartient : lorsqu’elle me fera signe, je la suivrai ; lorsqu’elle me fixera un rendez-vous, je l’attendrai des jours et des nuits. Personne ne m’appellera à dîner ou ne me rappellera que le souper est prêt. Lorsque l’Idée me fera signe, je quitterai tout, ou plutôt je n’aurai rien à quitter ; je n’abandonnerai personne ; je n’affligerai personne ; mon âme ne s’attristera point à en attrister une autre. Lorsque je rentrerai chez moi, personne n’interrogera ma physionomie... Je serai donc désormais où étaient tous mes désirs, où les idées bruissent comme des élémens enragés, où les pensées se lèvent comme les nations sous les pas des barbares, et où parfois règne un silence aussi profond que celui de la mer antarctique... La coupe de l’enivrement m’est tendue : j’en hume le parfum et j’en perçois la musique écumeuse. Mais d’abord une libation pour celle qui me sauva du désespoir solitaire ! Loué soit l’orgueil féminin ! Vive le vol de la pensée ! Vive le danger mortel au service de l’Idée ! Vive la danse dans le tourbillon de l’infini ! Vive le coup de lame qui m’entraîne à l’abîme ! Vive le coup de lame qui me jette au delà des étoiles ! »

Je sens bien dans les bouillonnemens de cette page étrange le soulagement d’un esprit que son remords liait encore à sa victime et qui avait peut-être envisagé la possibilité d’une réparation ; mais l’excès même du lyrisme accuse la blessure d’une rude vanité. Plus tard, elle se montre à nu dans son Journal et dans son roman Coupable ou non coupable. « Elle parlait de mourir ! Ces pensées de la mort n’étaient que des rêves et des vapeurs : on en a ainsi quand on a mangé des petits pois. » Il tâchait de se persuader que la persévérance à vivre de cette jeune femme le dispensait de tout remords. M. Schlegel avait emmené sa femme aux colonies. Quand ils revinrent en 1849, Kirkegaard écrivit à Mme Schlegel une lettre, dont il avait fait plusieurs brouillons, et où il lui demandait un entretien, afin de lui donner un supplément d’explications. Le mari répondit par un refus catégorique.


Le secret de son père et l’histoire de ses fiançailles furent jusqu’en 1846 les deux grandes inspirations de son génie. Dans un ouvrage intitulé Mon point de vue comme auteur, il essayait de rattacher toutes ses œuvres à un plan conçu dès l’origine dont elles ne seraient que les développemens volontaires et progressifs. Cette illusion des auteurs qui veulent introduire dans leur propre évolution, souvent si mystérieuse et, en tout cas, si flexible aux influences, la rigueur de la logique et imposer à leur passé une harmonie architecturale, devait s’accentuer encore davantage chez Kirkegaard, qui se flattait d’avoir, du premier coup d’œil, ordonné toute sa destinée. Il affirma donc qu’il s’était de tout temps assigné la mission d’amener ses contemporains de l’esthétique à la morale et de la morale au christianisme, mais à un christianisme affranchi de ses relations trop étroites avec la raison humaine et qui ne serait plus l’ange déchu pour avoir épousé une femme de la terre. C’est bien le sens général de ses livres. Mais je laisse aux philosophes et aux théologiens le soin de débrouiller son système. Pour ma part, je n’ai jamais compris en quoi sa théorie du « bond » nous facilitait le passage de la vie esthétique à la vie morale et à la vie chrétienne, sinon qu’il vaut mieux bondir de l’une à l’autre que de se traîner sur la route, mais qu’il n’est donné qu’à un petit nombre d’élus de le pouvoir. Je n’ai vu dans son œuvre que la confession de ses rêves et les transports douloureux de son existence imaginaire.

La plupart de ses livres nous donnent moins l’impression d’ouvrages philosophiques que de poèmes où le lyrisme l’emporte et de romans dont l’auteur serait tour à tour un détestable feuilletoniste et un puissant psychologue. Supposez un séminariste qui ne connaîtrait du monde que le reflet qu’en gardent les œuvres les plus romanesques, mais qui, à la lumière morose de la théologie, aurait scruté les recoins de son cœur. A dire vrai, il n’a fait qu’un roman ; et, sous quelque titre qu’il nous le présente, c’est toujours l’histoire de ses fiançailles. Il tira de cette misérable expérience une conception de la vie donjuanesque qu’il appelait la vie esthétique et qui est un effarant mélange de sensualité intellectuelle et de candeur. Il s’orna lui-même de toutes les séductions d’un homme fatal. Sa Cordelia dira de Johannès : « Tantôt il était si spirituel que je me sentais annihilée, tantôt si passionné que j’en tremblais pour lui. Il avait la force et la délicatesse des sensations. Nulle pensée ne lui était trop grande, nulle trop hardie. Il savait rugir comme une tempête d’automne ; il savait murmurer imperceptiblement. Jamais je ne pouvais prévoir ce qu’il serait. » C’est bien ainsi qu’il se voyait, qu’il s’admirait et qu’il tenait à ce qu’on l’admirât. Je ne sais pourquoi il détestait les Romantiques allemands. Se croyait-il plus léger qu’eux ? Quel labeur dans son humour ! Quel pédantisme dans ses grâces ! On se rappelle les jolis vers de Musset :


Madame alléguera qu’elle monte en berline ;
Qu’elle a passé les ponts quand il faisait du vent,
Que lorsqu’on voit le pied la jambe se devine...


Sur ce thème, ou le même à peu près, Kirkegaard s’appesantit avec une incroyable lourdeur : « Attention, ma belle inconnue, attention ! Il n’est pas si facile de descendre de voiture... Parfois, j’ai eu le vif désir d’entrer comme domestique dans une maison où il y a de jeunes dames. Un domestique pénètre si aisément les secrets de sa maîtresse !... J’ai vu maintenant votre petit pied, et, en bon naturaliste de l’école de Cuvier, j’ai su en tirer des déductions. » On n’est pas plus gauche ni plus maladroit. Et quelle médiocre aventure que celle de ce grand séducteur qui se fiance d’abord, puis qui, pour éprouver jusqu’où peut aller l’amour de sa fiancée, l’amène à rompre ses fiançailles et à accepter un rendez-vous, où elle trouvera sur la table L’Amour et Psyché d’Apulée en traduction allemande, et où elle se donnera librement, dans la plénitude de sa divine nostalgie ! Le lendemain, il la quittera et ne la reverra plus, car l’amour n’a de beauté que dans la lutte et le ‘désir, et lorsqu’une jeune fille s’est donnée, elle a tout perdu. Ainsi, la plume à la main, il prolongeait et achevait son histoire, dont le moindre tact aurait dû lui conseiller d’épargner l’héroïne. Il est vrai que Gœthe ne s’est pas plus demandé, en écrivant Werther, s’il ne nuirait pas à la réputation de Charlotte, que Chateaubriand, en écrivant René, s’il ne ferait pas peser sur la mémoire de sa sœur le soupçon d’un amour incestueux. Le génie a de grandes immunités ; et, après tout, quand nous en respirons les fleurs éclatantes, nous ne nous soucions point du fumier d’orgueil et d’indélicatesse où elles ont poussé.

Et, à travers toutes ses naïvetés et toutes ses infatuations, le génie de Kirkegaard se reconnaît au jaillissement intarissable de son lyrisme, aux traits soudains dont il démasque les sophismes du cœur et dont il éclaire notre misère morale et nos instincts honteux, et à l’éclat fiévreux qui anime ses personnages. Derrière l’écran où transparaissent leurs ombres, nous sentons une âme qui se consume d’angoisse et dont les anticipations brûlantes dévorent toutes ses espérances comme les miroirs d’Archimède incendiaient les vaisseaux sur la mer.

Et puis cette âme a rencontré, au souvenir de son père et de la Bible, des symboles où elle s’est égalée aux plus grands poètes. Son père ne cessait pas de mourir. Et quand, les yeux pleins de cette agonie, il ouvrait sa Bible, il communiquait si naturellement aux personnages de l’Ancien Testament ses anxiétés et son désespoir qu’il en faisait des créations personnelles et dramatiques. Il devenait le lépreux dont chacun de ses ulcères lui redit la malédiction divine. L’homme dont il entendait dans la chambre à côté le râle et les sanglots, ce n’était point le vieillard du Jutland : c’était le roi David ; et lui, son fils, lui, Salomon, avait bondi hors de sa couche et courait à son secours, pensant que des meurtriers l’assaillaient. Mais il ne trouvait au chevet du vieux Roi que d’invisibles remords plus cruels que des meurtriers... Que Dieu est terrible ! « Abraham s’est levé au point du jour. Il fit seller les ânes et s’éloigna côte à côte avec son fils. Sarah les regardait par la fenêtre et les suivit du regard jusqu’à ce qu’elle ne les vit plus... Quand ils furent rendus à l’endroit du sacrifice, Isaac se jeta aux genoux de son père et les embrassa ; mais Abraham le repoussa durement : « Garçon insensé, penses-tu donc que c’est l’ordre de Dieu ? C’est ma volonté. » Et Kirkegaard l’a entendu qui disait en lui-même : « O mon Dieu, il vaut mieux qu’il me croie inhumain que s’il perdait la foi en toi ! » Quand le bouc fut immolé et qu’ils furent redescendus chez eux, Abraham avait vieilli, et désormais, son regard assombri se reposait sans joie sur l’adolescence florissante de son fils, car il ne pouvait oublier que Dieu avait exigé cela de lui... » Et cependant, par une soirée tranquille, il remonta sur la colline et supplia Dieu de lui pardonner d’avoir voulu sacrifier cet Isaac pour qui tant de fois il eût voulu sacrifier sa vie... Ce sont là, dans l’œuvre de Kirkegaard, des passages inoubliables et d’une large humanité, de ces beaux sons de cloches qui font lever toutes les têtes. Enfin, les Danois vous diront qu’aucun de leurs écrivains n’a possédé une langue aussi souple, aussi riche, aussi harmonieuse, aussi passionnée, tenant à la fois de la conversation la plus libre et du style le plus brillant.


Il venait de publier en 1845 un de ses ouvrages les plus considérables et, à mon avis, les plus incohérens, Les Étapes sur le chemin de la vie, quand la troisième crise de sa vie se produisit. La cause en fut insignifiante ; mais sur une nature si fortement ébranlée une simple chiquenaude fait plus de ravages que l’apparition d’un spectre ou le désespoir d’Ophélie. Cette fois nous marchons à ciel découvert. Pas l’ombre d’un mystère devant nous. Le juif danois Goldsmith avait rapporté de France l’idée d’un journal tintamarresque. Le Corsaire, dont le frontispice représentait le port de Copenhague et un navire qui y entrait à toutes voiles, avec une banderole à l’arrière où se lisaient : Ça ira ! Ça ira ! Ce petit journal, frété de blague soi-disant parisienne et d’ailleurs un peu avariée par la traversée, eut un succès dont Kirkegaard prit ombrage. Il avait horreur, avec raison, de ce genre d’esprit qui, selon lui, faussait le comique supérieur de la vie, et qui menaçait de détourner l’attention des ouvrages de Frater Taciturnus pour l’arrêter sur de basses frivolités. Cependant Goldsmith admirait Kirkegaard ; et le Corsaire, qui ne louait personne, fit une exception en sa faveur. Il en fut froissé. « Lorsqu’il y a deux camps, les filles honnêtes et celles qui ne le sont pas, dit-il, c’est un mauvais signe pour une des filles honnêtes d’être la seule qui soit louée par les autres. » Beau début, et comme on l’approuverait d’avoir suivi sa pointe ! Comme on lui saurait gré de ne point ressembler à ces grands hommes qui tremblent devant les petits journaux et pour qui l’éloge n’a pas d’odeur ! Il semblait donc solliciter l’attaque. Goldsmith le servit, mais d’une manière qu’il n’avait point prévue. Il s’était sans doute imaginé qu’on s’en prendrait à ses idées et à ses théories : on s’en prit à ses pantalons, à son chapeau, à son allure, à ses gestes, à son nez en trompette et à sa vanité.

J’ai eu la curiosité de feuilleter, à la Bibliothèque de Copenhague, les numéros du Corsaire de 1846. Je n’y ai vu que de pauvres caricatures, de petits culs-de-lampe à peine drôles. Kirkegaard y est représenté avec son chapeau très large, son pantalon très étroit, une des jambes plus courte que l’autre. Là, il chemine à cheval sur les épaules d’une jeune fille dont on n’aperçoit pas la tête. Ici, le parapluie dans la main droite et la main gauche appuyée à sa hanche, il passe une revue d’estropiés qui figurent, paraît-il, ses derniers compagnons de lutte. Plus loin, sa silhouette se détache au centre d’un nouvel univers où il tient la place du soleil. Ces plaisanteries ne valaient même pas un haussement d’épaules. Et Kirkegaard n’en ressentit d’abord qu’un mouvement d’impatience. Mais, peu à peu, son imagination entra en branle, amplifiant ces niaiseries, grossissant le rire soupçonné des lecteurs en éclats insultans et, comme eût dit Hugo, en sombres huées. Lui qui ne reçoit personne dans son appartement, mais qui aime à promener le long des rues sa flânerie socratique et à causer un instant avec Hansen, Andersen, Petersen, Ramussen et tous les sen de Copenhague, il ne pouvait plus mettre le pied dehors sans être sûr que tous les yeux le comparaient à ses caricatures. La main sur le loquet de sa porte, il entendait la voix railleuse du Corsaire : « Minuit ! Le philosophe fait pour la dixième fois de la journée son tour de promenade ! » et il lui semblait que le monde entier s’opposât à ce qu’il sortît, ou l’attendait pour le lapider de brocards. Le veilleur de nuit du quartier était son ami ; mais il lisait le Corsaire, et Kirkegaard remarquait dans son regard une nuance de pitié. Oh ! certes, Sören Kirkegaard n’avait qu’un mot à dire, et le veilleur de nuit irait rosser Goldsmith. Mais il faut être tombé bien bas pour éveiller la compassion d’un veilleur de nuit. Le marchand de bière d’en face était aussi son ami. Du temps que le Corsaire lui promettait l’immortalité, le marchand de bière n’ouvrait point le Corsaire. Mais, depuis les caricatures, il ne le salue plus qu’avec peine. « Autrefois, quels plis heureux dans son visage quand il me saluait. Maintenant son mouvement de bras devient plus lourd et plus lent. » Et il arriva un jour où le marchand de bière garda son chapeau sur sa tête. Ce fut la fin de tout. Sa raison vacilla. « Je ne peux plus être simple avec les simples ! » Un journal publiait depuis longtemps déjà un interminable roman. Le Magister fou : il se crut visé. Dans une pièce de Heiberg, on eut même l’audace de crier sur le théâtre : Hurrah pour Sören !

Il se vengera par le rire ; le rire est « sa force de police ! » Il léguera son pantalon à l’Etat, car il n’en changera pas : c’est la seule chose de lui que les hommes peuvent comprendre. Mais le rire expire bientôt dans sa gorge. Il a conscience de son isolement au milieu d’une époque infâme qui ravale ses facultés extraordinaires et qui le bafoue. Les années se succéderont. Pas une ne lui apportera l’oubli de cet instant de honte que son imagination éternise. L’écho des rires du Corsaire se répercute à l’infini dans cette existence démantelée que ne protège aucun souci domestique, aucun devoir familial. En 1855, il écrira encore : « Le Corsaire, quelle cruauté révoltante ! Être brûlé par un feu lent, être mis sur la roue, être enduit de miel et exposé aux insectes, qu’est-ce que tout cela à côté de cette torture d’être raillé jusqu’à la mort ? » Le souvenir de son père, celui de ses fiançailles, tout sembla s’abimer dans cette nouvelle catastrophe, tout sauf son orgueil qui en sortit plus agressif et vraiment monstrueux. Car Goldsmith était juif ; et il avait recommencé à Copenhague la comédie lugubre d’outrages et de blasphèmes dont le même esprit de sa race avait, dix-huit cents ans auparavant, donné le spectacle autour du Calvaire. « J’ai toujours devant les yeux qu’on a craché sur Jésus-Christ. » Le malheureux osa comparer les piqûres d’épingle d’un petit journal satirique aux pointes sanglantes de la couronne d’épines.

Je m’en veux d’avoir méconnu la discrétion de Jean-Jacques qui, pour s’égaler à Jésus, avait du moins attendu qu’on le persécutât et qu’on l’obligeât à s’expatrier. Je m’en veux de n’avoir pas apprécié, comme il convenait, la modération de Vigny qui n’écrivit que cent ou deux cents pages sur l’insolence que le comte Molé s’était permise à son égard. Je me reproche d’avoir souri des attitudes impériales de Chateaubriand, et d’avoir ri des rugissemens du père Hugo qui menaçait les comètes de les traîner par les cheveux. Que nos romantiques les plus débridés sont encore raisonnables et de bonne compagnie à côté de ce furieux du Nord ! Je m’empresse toutefois de reconnaître son émouvante sincérité, non point la sincérité de l’homme qui fait de la littérature et dont nous devinons, derrière le faste de ses images, comme un demi-sourire de contentement, mais une gravité de tout l’être, un immense sérieux qui va jusqu’au tragique, une telle intensité d’angoisse qu’il est bon de se rappeler que notre sensibilité ne saurait être en aucun cas la mesure de la sensibilité d’autrui et que, dans le royaume orageux des nerfs et de l’imagination, nous demeurons les uns aux autres parfaitement incommensurables.

Toujours est-il que nous devons aux épigrammes de Goldsmith le plus beau livre de Kirkegaard. Après Les Étapes sur le chemin de la vie, il avait eu l’intention de se retirer dans un presbytère de campagne. Les attaques du Corsaire lui inspirèrent le violent désir de déclarer la guerre à la société. Il avait toujours prévu « qu’il traverserait le Rubicon. « Mais il était de ceux qui campent longtemps devant ce petit ruisseau, qui viennent y prendre le frais au clair de lune et qui pâlissent quand leur ombre s’allonge jusqu’à l’autre bord. Cette fois, il l’enjamba. Il écrivit L’Entraînement au Christianisme. Ce n’était encore que le prélude à la bataille ; mais ce prélude à lui seul vaut toute la bataille.

L’idée maîtresse est que la Chrétienté a complètement anéanti le Christianisme. Il ne s’agit plus de remonter, comme l’a fait Luther, à la tradition des apôtres. Traditions, histoire, exégèse : des contresens que tous ces mots ! Les preuves de la divinité du Christ que nous fournissent les Écritures n’existent que pour la foi. Elles ne sont donc pas des preuves. L’histoire, qui étale sous nos yeux les progrès et les victoires du Christianisme, ne saurait prouver que le Christ est Dieu. Elle prouve qu’il a été un grand homme et le plus grand des grands hommes : c’est tout. Les conséquences de la vie d’un homme importent plus que sa vie elle-même. Ainsi donc, lorsque, pour connaître le Christ, nous considérons les conséquences de sa vie, nous faisons de lui un homme comme les autres hommes et soumis comme eux à l’examen de l’histoire. Le Christianisme n’a point de fondement historique. À l’intérieur du Christianisme, la théorie socratique est d’une vérité indiscutable. Enseigner, c’est réveiller le souvenir. On n’enseigne jamais. On est simplement l’occasion qu’un autre se rappelle ce qu’il a toujours su. Du moment où nous prenons conscience de la vérité, nous prenons conscience que nous l’avons toujours possédée. En ce qui la touche, un homme ne doit jamais rien à un autre homme. Et le moment historique n’offre ainsi aucun intérêt. Si nous vivons dans le mensonge, ce n’est pas un homme qui peut nous éclairer, puisqu’il lui faudrait en même temps nous révéler la vérité et nous mettre en état de la recevoir. Cela, seul un Dieu peut le faire. Et un Dieu l’a fait, Jésus-Christ a été l’Enseigneur et le Sauveur. Mais Jésus-Christ, l’homme Dieu, est le Paradoxe absolu, l’éternelle Absurdité. Ses contemporains n’étaient pas plus près de lui que les générations qui les ont suivis. Sa vie n’est jamais une chose passée appartenant à l’histoire. Un vrai croyant devient, par cela même, son contemporain ; et cet état de « contemporanéité » est la condition essentielle de la foi[3].

Tel est le chemin jonché de ruines et le vaste désert par où la pensée de Kirkegaard court à la rencontre du Christ. Ce que la Réforme avait laissé debout, il le balaie. Il supprime le passé ; il abolit l’histoire. Il appuie rudement ses livres de Platon sur la bouche des Témoins. Il ne veut plus entendre que son âme et Dieu. Il rejoint ainsi les plus grands mystiques, et non pas les théologiens, mais les pauvres filles qui ne connaissaient ni Platon ni les théologiens, qui n’avaient aucun sens de l’histoire ni aucune notion de la philosophie, et qui, du fond de leur cloître ou de leur grabat, revivaient jour après jour, nuit après nuit, la passion de Jésus, qui refaisaient continuellement le voyage du prétoire au Calvaire, qui l’accompagnaient le long des rues, qui le voyaient vêtu comme les hommes qu’elles avaient rencontrés, misérable comme les misérables qu’elles avaient soignés, beau comme ce qu’elles avaient rêvé de plus beau, triste comme leur tristesse, et qui souffraient, pleuraient, saignaient, se désespéraient en lui. Elles avaient plus d’humilité que Kirkegaard, mais ni son imagination ni son génie. Ce Christ qu’il contemple, non sous l’aspect déformé que lui ont imposé les souvenirs fades ou irraisonnés, enthousiastes ou historiques, mais sous son aspect vrai, non dans une glorification où personne ne l’a vu, mais dans l’abaissement où il s’est montré, ce Christ, peu m’importe que Kirkegaard se reconnaisse en lui, qu’il retrouve dans sa manière d’éprouver notre amour jusqu’à son propre dédoublement à l’égard de sa fiancée, et qu’il essuie sur sa face les crachats du Corsaire : on ne demande point à Rembrandt, dont Brandès l’a justement rapproché, ce que valait l’homme qui a posé pour son Christ des Pèlerins d’Emmaüs, ni à Raphaël dans quelles fermes ou dans quelles masures italiennes il a rencontré les filles dont il a fait des Madones. Son Christ est aussi réel que celui des premiers sermons de Bossuet, aussi vrai que celui dont Pascal entendait, la nuit, tomber « telle goutte de sang. »

C’est le pauvre fils d’un charpentier, né d’une vierge méprisée, sorti de la classe la plus basse, accompagné de douze pauvres disciples sortis également de la classe la plus basse, et ne fréquentant que des publicains, des lépreux, des démoniaques et des pêcheurs. Il ne dit pas, ce qui serait compréhensible : « Venez m’aider ! » ou : « Epargnez-moi ! » ou : « Laissez-moi tranquille ! » ou fièrement : « Je vous méprise tous ! » Il dit : « Venez à moi, vous qui souffrez. » Et il savait que ceux qui viendraient couraient le risque d’être exclus de la synagogue, de perdre leurs biens et même la vie. « Ah ! mon ami, si tu étais sourd, aveugle, infirme ou lépreux, et qu’on t’offrît une aide qu’il te faudrait peut-être payer par l’exclusion de la société des hommes, par des railleries et des insultes sans fin, ne dirais-tu pas : « Merci ! Je préfère garder ma surdité ou ma lèpre ! » Et pourtant il disait : « Venez à moi, vous qui souffrez. » Et il n’avait rien à leur donner, ni argent, ni médicamens, ni abri, rien. Il disait : « Je guéris toutes les maladies. ; » Mais, quand on venait le chercher, il disait : « Je ne reconnais qu’une maladie, le péché. » Etonnons-nous que son invitation ait été reçue comme elle l’a été !

Il faisait des miracles. Mais Kirkegaard observe que le miracle n’est pas pour les contemporains ce qu’il devient dans le recul des temps, quelque chose de très beau qui, rehaussé de tout le résultat d’une vie, frappe l’imagination et la porte à la croyance. Le miracle a sur les contemporains une force singulièrement élastique d’attraction ou de répulsion. Le miracle est furieusement indiscret : il gêne ; il force presque d’avoir une opinion. Ecoutez plutôt comment les gens raisonnables et intelligens jugeaient ce faiseur de miracles. Les uns s’étonnaient qu’un homme si bien doué ne songeât pas davantage à son avenir et continuât de s’entourer de va-nu-pieds, ce qui serait tout au plus permis à un jeune homme désireux de se singulariser. Les autres cherchaient un moyen d’accaparer la science qu’il avait l’air de détenir. « Si on allait chez lui un soir et si on essayait de le faire causer ? » Le prêtre assurait que le Messie attendu ne procéderait pas comme ce révolutionnaire : il commencerait par convoquer le clergé, par lui présenter ses lettres de créance ; et, après ballottage, s’il avait la majorité, il serait salué et reçu comme un être extraordinaire. Hier soir, au club, le pasteur Grönvald a dit, avec sa remarquable expérience du monde : « Je suis persuadé que tout ça finira mal. C’est un homme qui ne sait pas prêcher. » Il y a aussi cette espèce de railleur à gages, qu’on méprise pour sa méchanceté, mais qu’on admire pour son esprit, qui se propose de le caricaturer de la belle manière ! Et le père de famille admoneste ses fils pour qu’ils ne s’égarent point sur les pas de cet homme. « Les gueux qui le suivent n’ont pas grand’chose à perdre. Pauvres diables ! Il les déménage de l’édredon sur la paillasse... Mais les gens sur qui je règle ma montre ne bougent pas. Regardez l’Etatsraad Jeppsen, le Conferentsraad Marcus et le riche agent de change Christophersen : ils restent tranquillement chez eux, ceux-là. Ce sont des gens qui savent ce qu’ils font. »

Et il arriva ce qu’avait prédit le pasteur Grönvald. Il finit mal. Le peuple, lassé de l’entendre, l’abandonna. Les autorités le poursuivirent comme séducteur, imposteur et blasphémateur. Quelques personnes respectables eurent peut-être vaguement pitié de lui. Mais il démentait toutes les idées que l’homme se fait d’un Sauveur. Humainement parlant, il nous irrite au point que nous aurions presque envie de le tuer, lui qui appelait les malades et les malheureux et ne savait que leur promettre le pardon de leurs péchés ! Il n’apportait même aucun doux propos consolateur : il apportait l’absolu, c’est-à-dire que le péché est la perdition des âmes et que la seule porte de salut est la porte étroite et basse de la souffrance volontaire. Il avait été et il demeure le plus grand objet de scandale qu’ait connu la raison humaine. Hélas ! en acceptant d’être homme, il avait choisi le plus profond incognito qu’on pût concevoir, puisqu’il n’y a pas de contradiction plus forte que le fait d’être homme et Dieu. Lié une fois pour toutes par sa naissance et tombé, pour ainsi dire, au pouvoir de cet incognito, qui lui rendait impossible une reconnaissance immédiate, tout le secret de sa passion est dans son impuissance à se communiquer directement aux hommes, dont la rédemption dépend uniquement de cette reconnaissance. « Bienheureux celui qui ne se scandalisera pas de moi ! » O mystère de la passion ; forcé d’être le signe du scandale pour devenir l’objet de la foi ! « Crains et tremble, car la possibilité du scandale est le fragile vase de terre où tu portes ta foi ! »

Je n’ai indiqué que par quelques-uns de ses grands mouvemens ce tableau de la vie toujours présente, toujours actuelle, toujours recommençante et finissante et recommençante du Christ humilié. Aucune peinture, pas même celle de Rembrandt, aucune vision de mystique ou de poète ne m’a plus rudement ému que l’image de ce Jésus dont la divinité nous regarde avec de pauvres yeux d’homme, des yeux remplis de la terreur que nous ne le reconnaissions pas, alors que, si nous ne le reconnaissons pas, nous serons à jamais perdus, nous qu’il aime, nous qu’il veut racheter de tout son sang. Il ne peut pas nous empêcher de nous scandaliser. Il ne peut pas faire que notre raison ne crie pas au scandale. Il attend, dans un abaissement qui serre le cœur, que les hommes décident librement s’ils accepteront le salut ou non. Ce Christ-là, ce n’est pas seulement le Christ des déshérités et des âmes solitaires, — quelles âmes ne le sont pas ? — c’est le Christ des âmes qui succombent sous l’accablement de leur solitude, et en qui s’accumulent l’angoisse de l’inexprimé ou de l’inexprimable et l’épouvante de mourir dans l’incognito où elles ont vécu. C’est le Christ des Hamlet qui sentent deux êtres en eux, dont l’un n’est que le signe apparent et déconcertant du mystère où l’autre agonise. « Au lieu de se livrer à des méditations devant sa croix, disait Kirkegaard, qu’on devienne par l’esprit son contemporain, et il se peut qu’on ait à faire ces méditations, cloué sur une croix à ses côtés. »


Kirkegaard n’avait jamais été aussi personnel que dans L’Entraînement au Christianisme. Il avait longtemps porté son Christ. Mais ses petitesses orgueilleuses avaient respecté la grandeur de cette figure, qui n’avait gardé de son séjour dans l’enfer d’un amour-propre humain qu’un accent plus pathétique. Il ne lui restait plus qu’à tirer contre le Christianisme officiel ses conclusions irritées. Cependant, sauf quelques discours d’édification, il se tut durant plus de quatre ans. Il se répétait comme Hamlet : « Pourquoi en suis-je encore à dire : Cette chose est à faire, puisque j’ai la raison, la volonté, la force et le moyen de l’accomplir ? » Mais les Hamlet agissent beaucoup moins par décision que par fatigue de l’indécision : et c’est alors le massacre.

L’occasion du massacre fut la mort de l’évêque Mynster, et l’oraison funèbre que lui fit l’évêque Martensen qui l’appela pompeusement : un des vrais Témoins de la vérité’, un Apôtre. Kirkegaard se rappelait une épigramme de Goldsmith : « Tu ne veux pas être loué par moi, mais tu veux l’être par l’évêque Mynster. » Or, depuis longtemps, cet évêque, dans le respect duquel son père l’avait élevé, n’incarnait plus à ses yeux que la corruption même du Christianisme. Sa prétendue sagesse chrétienne n’était qu’une lâche prudence épicurienne. Sa gravité consistait à traverser le monde d’une manière tout humaine et permise, quand le Christ commande au contraire de saisir à chaque instant l’occasion d’entrer en lutte avec le monde, de haïr le monde et sa propre vie dans le monde. Kirkegaard releva l’éloge hyperbolique de Martensen et lança sous ce titre, Le Moment, une série de pamphlets d’une violence inouïe. Il ne pouvait pas se méprendre sur l’effet qu’il produirait. Dans les semaines qui en précédèrent la publication, il allait tous les jours déjeuner chez sa sœur, Mme Lund, très grande admiratrice de Mynster, et, tout en mangeant, il éprouvait sur elle la pointe de ses satires. Plus d’une fois, d’indignation, elle quitta la table et sortit. Le Danemark fut bouleversé comme le sont les pays protestans où l’autorité religieuse ne repose que sur une poussière d’hommes, lorsqu’un grand agitateur en appelle à une nouvelle interprétation des Écritures.

Tout l’effort de Kirkegaard tendit à réveiller le sens de la vie ascétique et du terrible amour de Dieu, « notre ennemi mortel, notre ennemi jusqu’à la mort, » dans une religion devenue si confortable et si adaptée au progrès moderne « que la béatitude céleste, qu’on gagnait jadis au temps de l’ignorance en rampant sur ses genoux, nous arriverait bientôt comme l’eau par pression qui se débite à chaque étage et dont les tuyaux nous dispensent de la monter le long des escaliers. » Voulez-vous de la vie éternelle ? Tournez le robinet. L’Etat vous en garantit au meilleur marché possible. Décidément le Sauveur s’était fait une idée trop médiocre du genre humain ; il n’avait pas prévu le degré de perfectibilité où les hommes atteindraient et particulièrement les Danois. « Nous sommes tous chrétiens au Danemark. J’ose même prétendre que la plupart des Israélites qui demeurent parmi vous le sont aussi, en une certaine mesure... Et j’oserais encore aller beaucoup plus loin, sans pourtant rien affirmer, n’étant pas un homme du métier : mais chez les plus nobles de nos animaux domestiques n’y a-t-il pas des indices de quelque chose de chrétien ? Ce ne serait pas invraisemblable. Songez à ce que c’est que de vivre dans un Etat chrétien, dans un peuple chrétien, où tout est chrétien, où tous sont chrétiens. Cela ne peut-il avoir influé sur les animaux et sur ce qui, au regard des vétérinaires et des prêtres, est l’essentiel, c’est-à-dire la progéniture ? On connaît la ruse de Jacob qui, pour avoir des agneaux tachetés, mettait des bâtons tachetés dans les auges des brebis... Je ne veux rien affirmer, n’étant point du métier et je préférerais que l’on consultât un comité composé de prêtres et de vétérinaires ; mais il ne me parait pas invraisemblable que les bêtes domestiques de la Chrétienté arrivent à avoir une progéniture chrétienne. » Voilà le ton ; et c’est celui de Swift. Jamais, au Danemark du moins, on n’avait plus cruellement dénoncé, dans le Christianisme, l’écart entre l’idéal et la réalité, entre la vie religieuse primitive ou claustrale et la vie religieuse laïcisée par la Réforme et falsifiée par l’institution sociale.

Mieux vaut cent fois, pensait Kirkegaard, le libre penseur, pour qui la religion n’est que de la fantasmagorie, que le pasteur qui a tué le Christianisme et qui continue de l’enseigner sous la forme d’une idylle écœurante et d’en vivre. Mieux vaut cent fois le païen que le prêtre qui ose bénir, aux sons de la musique, l’acte réprouvé du mariage. Il a prêté serment sur l’Évangile qui recommande le célibat ; et, à moins d’être un parjure, il devrait dire aux couples d’amoureux, avec un peu de compassion pour leur faiblesse humaine : « Je suis le dernier à qui vous puissiez vous adresser. Vous adresser à moi, c’est en réalité aussi étrange que si l’on venait demander au commissaire de police comment faire pour voler. Adressez-vous plutôt à un forgeron ! Les forgerons et les amoureux n’ont pas juré sur l’Évangile. » Il entre dans cette diatribe passionnée contre le mariage beaucoup de ses amers souvenirs et de la hantise persistante du péché de son père. Avec quelle insouciance, horrible aux yeux du Christ, les hommes propagent sur la terre la misère et la damnation !

Ses sarcasmes n’épargnent rien. Les images se pressent sous sa plume fiévreuse. Le sagittaire sent la nuit qui tombe et se hâte de vider son carquois. Il en a d’une familiarité saisissante comme celle où il compare notre connaissance du bien, incapable de nous relever, au cerf-volant qui monte vers le ciel, mais qui ne saurait soulever l’enfant dont les pieds restent dans la boue. Il en a de splendides comme celle où se résume son dernier pamphlet ; mais c’est plus qu’une image, c’est une fresque et, si j’ose dire, son Jugement dernier : « Quiconque veut vivre pour l’éternité a besoin d’absorber une forte dose du dégoût de la vie. Considère seulement ceci : l’Homme-Dieu trahi, bafoué, abandonné de tous, de tous, tu entends ? Pas un ne lui est demeuré fidèle. Les siècles passent ; et des millions d’êtres font sur leurs genoux le pèlerinage des endroits où son pied a peut-être laissé une trace. Les siècles passent, et des millions d’êtres adorent un éclat de la croix où il a été supplicié... Et ces millions de gens qui font ce pèlerinage sur leurs genoux, cette multitude qui se bouscule et qu’il serait impossible de disperser, eh bien ! il suffirait d’une chose, d’une seule, que le Christ revînt, et tous ces millions de gens sauteraient sur leurs pieds, détaleraient, se dissiperaient, s’évanouiraient, à moins que leur masse ne se précipitât vers lui pour l’assommer. »

Brandès nous dit que Kirkegaard « avait conduit la vie spirituelle du Danemark jusqu’au point où elle devait prendre un élan soit en bas dans le sombre gouffre du catholicisme, soit en haut vers le promontoire où la liberté nous fait signe. » Je crois qu’il se trompe aussi bien sur le gouffre que sur le promontoire. Les libres penseurs n’auraient pas moins tort que les catholiques de le tirer à eux. Il était convaincu qu’il y avait peu d’hommes capables de soutenir la conception de la vie protestante, car, seuls, les individus supérieurement doués pouvaient se passer de porter en commun le poids de l’existence. Il a été du nombre de ces individus. S’il s’éloigne du protestantisme, ce n’est que par son audace à pousser jusqu’aux extrêmes la logique de l’hérésie. Il ne marche ni vers le catholicisme, ni vers la libre pensée. Son individualisme désespéré fait le désert devant lui et n’y laisse debout que la Croix, la Croix et son orgueil : « Il est possible, disait-il, que, malgré ma faiblesse, malgré ma petitesse aux yeux du Seigneur et mon humilité pour mes péchés, j’aie été un présent de Dieu à mon peuple. Dieu le sait : ils m’ont traité comme des enfans maltraitent un cadeau précieux. »

Cet homme extraordinaire avait prévu l’heure de sa mort. Il avait remis à son beau-frère, M. Lund, caissier d’une banque, toute sa fortune, mais avec défense que cet argent rapportât des intérêts. La dernière fois qu’il vint y puiser, M. Lund, qui s’était conformé à son désir, l’avertit, d’un air navré, qu’il lui remettait le reste de son dépôt. Kirkegaard le prit en souriant et ne répondit rien. Ses pamphlets avaient paru. Quelques semaines après, on l’emportait à l’hôpital de Frederik, où il mourait bientôt d’une inflammation de l’épine dorsale, le 11 novembre 1855, à neuf heures du soir, âgé de quarante-deux ans. Il priait, dans ses derniers jours, qu’on le délivrât des remèdes adoucissans, et le médecin nota chez lui une pudeur virginale portée jusqu’à la souffrance.

Quand Hamlet meurt, son grand désespoir est que personne ne connaîtra sa vie. « A vous qui assistez pâles et tremblans à cette catastrophe, qui n’êtes que les spectateurs muets de ce drame, si j’avais le temps, je dirais... » Et Kirkegaard, citant ces vers de Shakspeare, avait ajouté : « C’est certain. Ceux qui n’ont eu qu’une seule idée, et qui, par un tour de force désespéré, l’ont dissimulée sous la forme de la tromperie, éprouvent au moment de mourir cette contradiction que maintenant ils oseraient parler et que la mort fond sur eux. Et il y a quelque chose de vraiment tragique quand on songe qu’un homme qui a porté, durant sa vie, cent kilos de méconnaissance, mènera, après sa mort, la même vie, parce que, très probablement, un maladroit, qui par hasard a cru comprendre qu’il était quelqu’un, veut faire son image, et que cette image ne ressemble pas plus que ce maladroit lui-même, ce gâcheur, au défunt. » Il m’en coûterait de penser que je fus ce gâcheur et que j’ai ajouté au poids de méconnaissance dont la mort n’a point délivré Kirkegaard l’excédent de mon incompréhension.


Je me rappellerai toujours l’impression que j’eus lorsque je vins pour la première fois à Elseneur, au début du printemps. Bien que ce ne soit plus l’Elseneur d’autrefois, un pauvre bourg aux pignons pressés devant les flots et les bateaux à voiles, j’y retrouvais l’intimité des petites villes provinciales, leurs maisons basses, les bancs de bois qui font le tour des réverbères, les rues silencieuses où l’herbe croît, et ces mille petites fenêtres qui donnent une physionomie si éveillée et si attentive aux cités du Nord. Ce jour-là, les maisons étaient pavoisées : il y avait je ne sais quelle réception au château. Des voitures y amenaient beaucoup de messieurs en habit ou en uniforme et de dames en grande toilette. Mais les visages me parurent des visages d’autrefois, et les yeux bleus qui les éclairaient ressemblaient à des yeux de vieux portraits. Il me semblait entendre, dans l’air frais et léger de cette fin d’avril, résonner à mes oreilles la bienvenue shakspearienne.

Et comment ne l’entendrait-on pas ? Le château de Kronborg, avec ses tours de grès à quatre étages, ses clochetons et ses balcons sculptés, vit toujours. Il commande toujours l’étroit chenal où le Sund « si jeune dans sa fraîche violence et pourtant si ancien raconte l’histoire du pays avec des couleurs aussi claires qu’un drapeau de guerre. » Le soleil tombe en nappe de lumière sur sa belle cour intérieure immaculée. On vous montre les casemates où, selon la légende recueillie par Andersen, Hogier le Danois emprisonné romprait ses liens au premier bruit de danger que courrait la patrie. On vous ouvre la chambre octogonale où la reine Caroline-Mathilde expia son amour pour Struensée. Mais tous les pays ont dans leur sous-sol des forces mystérieuses qui doivent se déchaîner un jour. Tous les pays ont aussi des prisons qui furent mouillées de larmes par de belles amoureuses. La terrasse de Kronborg, elle, est unique. Deux pauvres arbrisseaux y poussent que les vents contrarient. Près du drapeau danois qui claque à la brise, une lunette d’approche est braquée sur les hautes cheminées suédoises de Helsingborg. En bas, les canons pointés vers la mer ont les mêmes tons vert-de-gris que le toit de cuivre du château. Devant sa mince guérite un petit soldat imberbe, au pli du pantalon impeccable, monte la garde comme s’il sortait d’un conte d’Andersen.

C’est là que s’est joué, pour l’imagination des hommes, le plus sinistre drame de l’individualisme effréné du Nord. C’est là que s’est formulé pour la première fois l’esprit moderne de recherche et d’irrésolution, de sombre mélancolie et de méditation destructive. Et Hamlet vit toujours, lui aussi, et plus fortement que son château. Triste Prince qui n’a jamais pu constituer un empire scandinave, qui, en Suède, au Danemark, en Norvège, en Finlande, a toujours cherché la vérité particulière, et suivi le chemin de son ambition, de sa vengeance ou de son salut individuel, et qui aurait encore, s’il l’avait pu, approfondi le lit des flots ou exhaussé les fjells qui le séparaient de ses frères ! Il vit dans l’âme de ces promeneurs attardés sur qui tombe le crépuscule d’Elseneur et que des cas de conscience jettent en d’innombrables perplexités. Il est au fond de ces génies imaginaires que produit abondamment la terre danoise et que nous peignent les romanciers danois. Il continue d’éplucher la parole de ses morts, et, persuadé qu’ils ont dit vrai, de jouer à s’en convaincre.

Où Shakspeare avait-il rencontré ce type si profondément scandinave ? Rien des traits caractéristiques du génie anglo-saxon ne s’ajuste à la conception de son Hamlet. La légende du vieux Danois Saxo Grammaticus ne lui fournissait que deux ou trois scènes et le fond de barbarie d’où se détachent ses personnages. Pour en tirer le Hamlet moderne, il fallait non seulement le lire avec la connaissance du Danemark triste et chrétien, mais encore y ajouter toute la richesse d’une observation personnelle. Comme la genèse de son œuvre nous deviendrait claire s’il avait connu Kirkegaard ! Mais peut-être Kirkegaard n’aurait-il pas pris aussi pleinement conscience de lui-même s’il n’avait eu devant les yeux le personnage de Hamlet. Rappelez-vous le cri extraordinaire du héros shakspearien dans la nuit, ce cri qui serait même plaisant, si quelque chose pouvait l’être en son histoire : « Mes tablettes ! Il convient d’y noter qu’on peut sourire, oui, sourire et être un misérable. » Il écrit. Il écrit au moment où il est le plus violemment ému, au moment où, c’est le cas de le dire, la terre tremble sous ses pas... Ces tablettes, ce sont les Papiers de Kirkegaard.

Je me trompe peut-être. Après tout, je ne me flatte pas d’avoir compris cet homme qui s’est travaillé lui-même à se rendre obscur. Mais j’ai projeté sur lui le faisceau de lumière qui sort du drame de Shakspeare, et j’ai cru le distinguer aussi nettement que le soir, à Elseneur, je distinguais les vergues, les voiles et la poupe et la proue des bateaux qui passaient sous le jet de sang du phare de Kronborg.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Prononcez Kirkegörd.
  2. Le philosophe Sibbern, qui se flattait de la connaître, déclara à Barfod, le premier éditeur du Journal de Kirkegaard, qu’il n’oserait pas la confier au papier. Un prêtre, qui l’a fréquenté, nous révèle qu’il avait souvent des accès de son mal : il tombait par terre, fermait les mains, tendait ses muscles dans un effort désespéré. Quand il revenait à lui, il disait : « Ne le racontez pas. A quoi servirait qu’on sût ce que je porte ? » Était-ce de l’épilepsie ?
  3. Sur la lutte de Kirkegaard avec le Corsaire et sur l’évolution de sa pensée, j’ai consulté le travail de A. S. Vodskov, Spredte Studier, les beaux articles de A. B. Drachman (février 1910, mars 1911), comme je me suis servi, pour toute mon étude, du livre si vivant de Georg Brandès.