Le Cratère/Chapitre XX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 252-266).
CHAPITRE XX.


Tu te plains de ton sort, mortel ! — Mais tes chagrins
Sont enchâssés au ciel dans de riches écrins.
Plus tard, ta moindre peine aura sa récompense.
Chante l’hymne sans fin de la reconnaissance !
Alchimie morale



Marc Woolston dut procéder avec une grande prudence. Il aurait pu profiter de la facilité qu’il avait de quitter les îles ; il lui suffisait de faire encore un voyage, de remplir le bâtiment de bois de sandal, et d’emmener ceux qui auraient voulu le suivre ; mais il était comme ensorcelé par ce climat, qui avait tout le charme d’une latitude aussi basse, sans en avoir les inconvénients. Les brises de mer conservaient une fraîcheur qui tempérait l’air même au Récif ; au Pic, dans les mois les plus chauds, rarement on devait cesser le travail en plein midi. Le climat, en somme, ne différait pas beaucoup de celui de la Pensylvanie ; seulement, dans ces îles nouvelles, il n’y avait pas d’hiver. Rien n’exerce plus d’influence sur les hommes qu’un délicieux climat. Tant qu’ils en jouissent, ils n’y sont point aussi sensibles ; mais c’est lorsque cet air pur vient à leur manquer, qu’ils sentent la privation. Tous les voyageurs reconnaissent ce charme du climat, charme bien supérieur aux beautés ordinaires de la nature de même qu’un caractère doux et modeste embellit plus une femme qu’une peau fine, ou des yeux noirs. Les Alpes et les Apennins en fournissent une preuve. Sous le rapport de la hauteur, de la magnificence, de tout ce qui captive, de prime abord, la raison et le goût, les Alpes l’emportent de beaucoup ; mais les Apennins seront toujours préférés par l’homme sensible. Nous sommes frappés d’admiration à la vue de la Suisse, mais nous aimons l’Italie. La différence tient au climat ; transportez les Alpes dans une latitude plus basse, et ces montagnes seront sans pareilles.

Marc Woolston n’avait pas la moindre envie d’abandonner le Cratère et le Pic. Il ne voulait pas non plus les peupler au hasard, et, en formant une société politique, y jeter des germes de dissensions, qui la feraient périr en peu de temps. Au contraire, son désir était de chercher à y maintenir la tranquillité et la bonne harmonie, qui, plus que la force et le nombre, pouvaient lui donner les avantages de la civilisation, et de laisser à la nature le soin d’accroître sa population. C’était cette pensée qui dictait toute la conduite de Woolston. Le lecteur remarquera que le gouverneur n’était pas dominé par cet esprit de commerce, si actif de nos jours, et qu’il préférait le bonheur à la fortune, comme la morale à la puissance.

Parmi les connaissances de Marc se trouvait un jeune homme, à peu près de son âge, nommé Pennock, qui lui parut être l’homme qu’il lui fallait pour l’accomplissement de son dessein. Pennock s’était marié très-jeune, et était père de trois enfants. Il commençait à sentir les charges d’une famille, et sa situation était des plus précaires. C’était un excellent fermier, élevé dans l’amour du travail, et qu’on avait destiné à une profession libérale. Marc lui raconta son histoire, lui exposa, sous le secret, ses projets tout au long, et lui offrit de l’emmener, lui, sa femme, ses enfants, et deux de ses sœurs qui n’étaient pas mariées. Après avoir pris quelque temps pour y réfléchir, Pennock accepta l’offre aussi cordialement qu’elle lui était faite. À partir de ce moment, le gouverneur remit à John Pennock le soin de choisir le reste des émigrants, ce qui lui permit de terminer ses achats et de disposer tout pour un prochain appareillage. Deux de ses frères, Charles et Abraham Woolston, ayant exprimé le désir de se joindre à la colonie, furent portés sur la liste. Cinq ou six autres postulants furent encore admis directement par le gouverneur, sans l’intervention de Pennock. Tout cela fut fait dans le plus profond secret, Marc désirant, pour plusieurs raisons, ne pas attirer l’attention publique sur sa colonie.

Ces raisons étaient sérieuses. En premier lieu, retenir le monopole d’un commerce qui pouvait être si profitable, était un motif trop évident pour qu’il soit besoin de l’appuyer d’aucun argument. Aussi longtemps que le bois de sandal serait abondant, la colonie battrait monnaie en toute liberté. Mais il était certain que de nombreux compétiteurs se rueraient sur les îles, du moment que l’existence d’une pareille mine de richesses viendrait à être révélée. Alors Marc redoutait la cupidité des gouvernements établis, et leur ambition d’acquérir de nouveaux territoires. Il était impossible de posséder à un meilleur titre que celui auquel Marc occupait ses domaines. Mais que peut le droit contre la force ? Quant à son pays natal, dont en notre temps on proclame si haut la rapacité et l’ambition Marc n’avait nulle crainte de ce côté. De toutes les grandes nations, l’Amérique, sans être absolument à l’abri de tout reproche, était probablement celle qui en avait le moins à se faire sous le rapport des acquisitions illégales. Ses conquêtes à main armée étaient peu nombreuses et n’avaient même pas de caractère bien déterminé. Et puis on verra qu’après tout l’Amérique n’aura enlevé au Mexique que les possessions qu’il ne pouvait garder ; et si cette dernière nation avait toujours observé la foi des traités, jamais elle n’aurait eu à essuyer les attaques de ses voisins.

Les sociétés qui vivent sous un système ont l’habitude de décrier tous ceux qui ne les imitent pas ; mais les hommes ne sont pas si aveugles qu’ils ne voient pas le soleil en plein midi. Une nation déclare la guerre pour un coup d’éventail reçu par son consul, et voilà toute une contrée d’origine, de religion et de mœurs différentes, qui passe sous sa domination. Une autre nation brûle des villes et massacre les habitants par milliers, parce que les gouvernants ont refusé d’admettre sur leur territoire une drogue empoisonnée, offense envers les lois du commerce qui ne peut être expiée que par une invasion terrible. Les hommes d’État de ces deux sociétés affectent cependant une grande sensibilité, lorsque, après un long sommeil, le jeune lion de l’Occident se dresse dans sa tanière, et, après vingt années de patience, allonge ses griffes pour punir des outrages qu’aucune autre nation, ayant la conscience de sa force, n’eût endurés même quelques mois ; mais c’est le jeune lion de l’Occident ! Qu’importe : tandis que la Nouvelle-Zélande et Taïti sont mis sous le joug, la Californie peut être admise à partager les droits des citoyens de l’Amérique.

Le gouverneur ne se dissimulait pas que, s’il revêtait l’existence des îles, il lui arriverait de toutes parts des demandes d’admission dans la colonie ; aussi prit-il les plus grandes peines pour cacher sa découverte. L’arrivée du Rancocus fut insérée dans les journaux sans réflexions ; on donnait seulement à entendre au lecteur que le bâtiment avait touché sur des brisants et avait perdu la presque totalité de son équipage ; que plus tard il avait recueilli ceux qui survivaient, réparé ses avaries et achevé le voyage. Alors on n’avait pas encore fait cette grande découverte que les hommes ne sont autre chose que matière à articles de journaux, et le monde avait la folie de croire que les journaux, au contraire, n’étaient qu’un incident dans la société, et qu’ils étaient soumis à ses règles et à ses intérêts. On accordait encore quelques égards aux droits des particuliers, et le règne du cancan n’était pas commencé.

Marc et ses îles échappèrent donc aux commentaires. Il n’avait eu, par exemple, aucun besoin de parler du Pic aux assureurs et, sous ce rapport, il garda un silence prudent, ainsi que sur ses commencements de colonisation. La manière dont le bâtiment avait été en dérive sous le vent, et dont l’équipage avait été recueilli fut racontée exactement, ainsi que les procédés de sauvetage qu’on avait employés. Marc ajouta seulement qu’une partie de la cargaison avait été appropriée à ses besoins, sans entrer dans aucun détail, et comme les résultats étaient satisfaisants, les assureurs n’en demandèrent pas davantage.

Aussitôt les caps doublés, le gouverneur fit l’inventaire de sa cargaison. Il emportait un grand nombre d’articles dont l’expérience lui avait appris l’utilité, entre autres une collection d’instruments et de grains qui ne faisaient pas partie de l’assortiment réuni par feu l’Ami Abraham White en faveur des naturels de Fejee. Il emmenait encore une demi-douzaine de vaches, et une espèce améliorée de porcs, ainsi qu’une couple de juments, car s’il ne fallait pas à la colonie une grande quantité de chevaux, il était utile d’en conserver toujours quelques-uns. On avait aussi besoin de bœufs, mais un des nouveaux colons amenait son attelage qui pouvait suffire provisoirement. Des voitures et des chariots avaient été embarqués en nombre suffisant. Une bonne provision de fer en barres fut faite, outre les clous et les autres menus articles du même métal. Enfin Marc emportait quelques milliers de dollars, particulièrement en petites pièces et en monnaie de cuivre ; mais, en outre, tous les émigrants avaient avec eux des espèces en plus du moins grande quantité.

On avait mis au fond de la cale une certaine quantité de bois de construction, quoique le moulin à scier les planches fût alors en pleine activité. Le magasin était bien pourvu de munitions, et le gouverneur avait fait l’acquisition de quatre petites pièces de campagne, de deux pièces de trois et de deux obusiers de douze, avec leurs affûts. Il avait aussi acheté six canons de bord ; ces pièces convenaient mieux aux batteries, que les caronades, trop légères pour résister à un feu soutenu, et éparpillant trop la mitraille, pour porter loin. Le Rancocus avait aussi un armement entièrement nouveau, ayant laissé au Récif ses anciennes pièces, Marc emportait encore deux cents mousquets et cinquante paires de pistolets. On voit que rien n’avait été négligé pour la défense matérielle de la colonie.

Toutefois c’était à la partie humaine, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la cargaison, que le gouverneur attachait le plus d’importance. Aussi le choix des émigrants avait-il été fait avec le plus grand soin, et la première condition d’admission était la moralité. Il fallait ensuite chercher à ce que les différents corps de métiers, y fussent représentés. Ainsi, il y avait parmi les nouveaux venus des charpentiers, des maçons, des forgerons, des tailleurs, des cordonniers, etc., au moins un homme, et quelquefois plus, de chaque profession. Tous étaient mariés, à l’exception de quelques jeunes frères et sœurs, dont une douzaine furent admis avec leurs parents. Tout l’entrepont fut disposé pour recevoir les colons, au nombre de deux cent sept, sans compter les enfants.

Marc Woolston était trop sensé pour tomber dans aucune de ces absurdités modernes, au sujet de l’égalité et de la communauté des biens. Un ou deux individus avaient voulu l’accompagner, avec l’intention dé former une association, dans laquelle la propriété serait en commun, et où l’on n’agirait que conformément au droit naturel. À cette dernière proposition, Marc n’avait aucune objection à faire ; mais quant à l’application, quant aux moyens d’arriver à ce résultat, il n’y eut aucun moyen de s’entendre. Son opinion était que la civilisation ne peut pas exister sans la propriété, et que la propriété elle-même ne peut exister sans un intérêt direct et personnel, qui veille à son accumulation et à sa conservation. D’un autre côté, ces utopistes prétendaient que le travail en commun était préférable au travail individuel, et que cent hommes dont les individualités seraient comprimées en une seule, auraient plus de chances de bonheur et de moralité que s’ils restaient isolés comme ils le sont naturellement. Ils auraient pu avoir raison s’il leur avait été possible de faire que ces cent individus n’en fissent qu’un ; mais comme la chose était impossible malgré tous leurs efforts, il y aurait toujours eu cent individus, liés ensemble plus étroitement, peut-être, mais jouissant de bien moins de liberté que leurs semblables.

De tous les sophismes, le plus absurde est celui qui prétend que la liberté de l’individu s’accroît en raison de la puissance donnée à la masse. L’individualité, au contraire, est détruite en mille occasions par cette puissance telle qu’elle existe dans ce pays, où souvent un homme est persécuté parce qu’il n’agit ni ne pense comme ses voisins, en dépit de la protection que lui doivent les lois ; puissance terrible, vexatoire et tyrannique. Et la raison en est bien simple. Dans les pays où l’autorité est entre les mains de quelques hommes, si un individu résiste à leur injustice, la sympathie publique lui est acquise ; mais on est sans pitié pour l’homme qui se révolte contre la sentence d’une majorité. Son droit fût-il aussi clair que le jour, cette oppression résulte souvent moins de l’expression que du silence de la loi. La responsabilité trop divisée entraîne les plus graves abus, qui se commettent sans réflexion et sans remords.

Marc Woolston avait trop souvent médité sur ce sujet pour être la dupe de pareilles théories. Loin de s’imaginer que l’on ne savait rien avant les dix dernières années du dix-huitième siècle, il était de l’avis du sage « qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, » et, comme il faut faire la part des circonstances, il n’avait pas l’intention de gouverner le Cratère comme il eût gouverné la Pensylvanie ou le Japon. Mais il n’oubliait pas qu’il existe de grandes vertus morales, qui sont la règle de la famille humaine, et qui ne peuvent être mises impunément de côté par les visionnaires.

Tout ce qui concernait la colonie devait être essentiellement pratique. Le gouverneur, qui avait trop bien examiné toutes les questions, pour être arrêté par aucune difficulté, avait son plan bien tracé. Aussi lorsque deux jeunes gens, versés dans la science du droit, lui témoignèrent le désir de l’accompagner, il n’hésita pas à les refuser. Le droit, en tant que science, est une étude dont l’utilité est incontestable, mais le gouverneur pensait avec raison que ses compagnons pouvaient vivre heureux longtemps encore sans être aussi savants. Un médecin vint aussi offrir ses services : Marc, qui se rappelait les querelles de son père et de son beau-père, pensa que c’était assez d’Heaton, et qu’il valait autant mourir par un système que par deux. La plus grande difficulté fut sous le rapport de la religion. La question de secte n’était pas aussi sérieusement débattue il y a un demi-siècle qu’à présent, pourtant elle était déjà sur le tapis. Il y avait à Bristol beaucoup de membres de l’église anglicane, et la famille dé Marc en faisait partie. Brigitte, elle, était presbytérienne, et la plus grande partie des nouveaux colons étaient ce qu’on appelle des quakers tièdes : c’est-à-dire des hommes peu attachés à leurs opinions, et peu rigides dans la pratique. Voici donc quel était l’embarras de Marc : un seul prêtre était bien suffisant pour toute la colonie ; mais un même prêtre ne serait point écouté de toutes les sectes ; de quelle secte fallait-il le choisir ? Le gouverneur désespérait de résoudre cette question, lorsqu’elle fut en quelque sorte tranchée naturellement. Parmi les parents de Heaton se trouvait un jeune homme, nommé Hornblower, qui avait été ordonné prêtre par le directeur White, et dont la santé réclamait un climat plus doux que celui sous lequel il vivait. Ce motif, mis en avant, ne trouva point d’opposition parmi les colons, et le prêtre fut reçu à bord, avec sa femme, sa sœur et ses deux enfants. Combien de fois nous voyons la réflexion dissiper les préjugés les plus enracinés !

Nous n’avons pas l’intention de suivre le Rancocus, jour par jour, dans son voyage. Le bâtiment toucha à Rio, et remit à la voile au bout de quarante-huit heures. La traversée offrit peu d’incidents dignes d’être mentionnés : en sortant des eaux du Cap, une des vaches fut renversée par un coup de vent, et on ne put la sauver. Quelques jours après, un enfant mourait à la suite de convulsions ; mais, d’un autre côté, trois enfants étaient nés dans la même semaine.

Il y avait cent soixante jours que le bâtiment était en mer, en comptant la station à Rio, et tous les voyageurs étaient impatients d’arriver. À dire vrai, quelques-uns des émigrants doutaient de l’habileté du gouverneur à retrouver les îles, dont personne, du reste, ne contestait l’existence. Cependant les naturels déclarèrent qu’ils commençaient à flairer la terre, et cette assurance donnée par des hommes ignorants qui la puisaient peut-être dans leur seule imagination, eut plus de poids sur les émigrants que toutes les observations et que tous les instruments du gouverneur.

Un jour, un peu ayant-midi, Marc parut sur le pont avec son quart de cercle, et, tout en essayant les verres de l’instrument, il annonça que, suivant sa conviction, le bâtiment entrerait sous peu dans les eaux du Cratère. Un courant l’avait porté plus au nord qu’il ne pensait, mais ayant gouverné au sud-ouest, il attendait midi pour pouvoir calculer la latitude, et s’assurer de la position où il se trouvait. Comme le gouverneur observait toujours une certaine réserve, et avait l’habitude de ne faire que les communications absolument nécessaires, cette annonce fut accueillie avec transports par l’équipage et les émigrants. Tous les yeux se tournèrent vers le point où l’on espérait apercevoir bientôt la terre. À midi, le gouverneur avait fait ses observations, et il trouva qu’il était à trente milles environ au nord des îles qu’il cherchait. Son calcul lui indiquant qu’il était encore trop à l’est, il gouverna dans la direction où il pensait trouver la terre. Au bout de trois heures, les hommes en vigie dans les barres de perroquet dirent qu’ils n’apercevaient rien de l’avant. Un affreux soupçon traversa alors l’esprit de Marc : une nouvelle convulsion de la nature aurait-elle englouti les îles ? Mais cette crainte ne dura qu’un instant, car bientôt le cri : « Une voile » se fit entendre, et fut répété par tout l’équipage.

C’était le premier navire que voyait le Rancocus depuis son départ de Rio. Au bout d’une heure, les deux bâtiments furent assez rapprochés pour qu’on pût, à l’aide de la lunette, distinguer réciproquement les objets et la dunette du Rancocus fut bientôt érigée en un observatoire, d’où le nouveau venu était attentivement examiné.

— C’est la Sirène ! dit Marc à Bob. Rien n’est plus certain. Mais que vient-elle faire ici, au vent des îles ? je ne sais qu’imaginer ?

— Peut-être, Monsieur, est-ce une croisière qu’on fait en notre honneur, répondit Bob. Oui, c’est à peu près le temps où ils doivent nous attendre ; je gagerais que mistress Woolston et l’Amie Marthe ont mis dans leur tête de venir à notre rencontre pour voir plus tôt leurs fidèles époux !

Ces mots firent sourire le gouverneur, qui continua ses observations, en silence.

— Sa marche est bien étrange, Bob, dit-il enfin. Regardez-la donc. Elle embarde comme une galiote, battue par le vent, et court des bordées comme un homme ivre. Il ne doit y avoir personne à la barre.

— Et comme sa voile, sauf votre respect, est mal établie ! Voyez donc le grand hunier ! une des écoutes n’est pas roidie ; la vergue est brassée à coeffer.

Le gouverneur, fort préoccupé, se promena sur le pont pendant cinq minutes, s’arrêtant de temps à autre pour considérer le bâtiment qui n’était plus qu’à une lieue du Rancocus. Soudain, il appella Bob.

— Ordonne le branle-bas ! cria-t-il. — Tout le monde à son poste !

Cet ordre mit tout en mouvement à bord. Les femmes et les enfants descendirent, et les hommes qui, pendant ces cinq mois, avaient été constamment exercés, coururent à leur poste, avec l’assurance de vieux marins. Les canons furent détachés, des gargousses et des boulets furent placés à côté, en un mot, tout fut disposé pour le combat. Les deux bâtiments n’étaient plus qu’à une portée de canon. Mais personne à bord du Rancocus ne pouvait comprendre les évolutions de la Sirène. La plupart de ses voiles carrées étaient en place, mais sans qu’aucune fut bordée à toucher, ou même hissée convenablement. Une tentative avait été faite pour brasser les vergues, mais les bras étaient mal placés ; aucun ordre n’avait présidé au gréement.

Mais ce qu’il y avait de plus remarquable, c’était la marche du brick. Son intention semblait être d’amortir son aile devant le vent ; mais il faisait à tous moments des embardées telles que quelques-unes de ses voiles légères étaient presque constamment coeffées.

Marc observait ces mouvements avec la plus grande attention ainsi que l’aspect des gens de l’équipage qui se montraient dans les agrès.

— Mettez un canon de chasse en batterie ! cria-t-il à Betts ; il doit être arrivé quelque affreuse catastrophe ! Le brick est au pouvoir des sauvages, qui ne savent point le diriger !

On peut se figurer l’effet que produisit une pareille nouvelle. Si les sauvages étaient maîtres du brick, ils l’étaient donc aussi du Pic et du Récif ; et alors, quel était le sort des colons ? Il se passa un quart-d’heure d’attente horrible pour tout l’équipage, et d’angoisses inexprimables pour Marc. Bob n’était pas le moins agité ; et si dans ce moment un des hommes de Waally se fût trouvé sous sa main, il ne l’eût pas ménagé. Était-il possible qu’Ooroony les eut trahis ? Marc ne pouvait le croire, et comme Bob, il disait qu’une pareille trahison était impossible.

— Cette pièce est-elle prête ? demanda le gouverneur.

— Oui, oui, commandant ; toute prête.

— Eh bien ! Feu ; et pointe haut ; effrayons-les d’abord ; mais s’ils résistent, malheur à eux !

Bob fit feu, et au grand étonnement de, tout l’équipage, le brick répondit immédiatement par une bordée ! Mais cette énergique démonstration fut la seule marque de résistance du bâtiment ennemi ; bien que le brick eût tiré cinq pièces, presque à la fois, la décharge n’avait causé aucun dommage au Rancocus, les Indiens ayant tiré presque au hasard. Il n’en fut pas de même des sauvages, dont trois ou quatre avaient été renversés par le recul. Aussitôt il n’y eut plus aucune apparence d’ordre à bord du brick. Le bâtiment fit chapelle, et les voiles se trouvèrent coeffées. Cependant le Rancocus s’avançait de plus en plus, avec l’intention d’en venir à l’abordage ; mais le gouverneur, ne voulant pas exposer ses hommes à un combat corps à corps, dont ils n’avaient pas l’habitude, ordonna de tirer à mitraille sur le brick. Il n’en fallut pas davantage pour décider l’affaire. Une demi-douzaine de sauvages furent tués ou blessés ; d’autres coururent se cacher à fond de cale, ou montèrent dans les hunes ; la plupart, sans hésiter, sautèrent par dessus le bord. À la grande surprise des spectateurs, les hommes qui s’étaient jetés à la mer, se mirent à nager dans la direction du vent, ce qui annonçait évidemment qu’ils savaient trouver une terre ou des canots de ce côté. En présence d’un tel état de choses, Marc loffa sous l’arcasse du brick, et jeta le grappin d’abordage. Au même instant il s’élança sur le pont à la tête de vingt de ses hommes, et en une minute il était maître du bâtiment.

Aussitôt que le gouverneur eut fini de donner ses ordres comme marin, il descendit dans l’intérieur du brick. Dans la cabine il trouva M. Saunders (ou le capitaine Saunders, comme l’appelaient les colons), les pieds et les mains liés. Le cambusier avait eu le même sort, ainsi que Bigelow, qu’on trouva aussi prisonnier dans le logement des matelots. C’étaient là tous les colons qui se trouvaient à bord, et l’équipage ne comptait même que deux hommes de plus au moment où le brick avait été capturé.

Le capitaine Saunders ne put guère en apprendre au gouverneur plus que celui-ci n’en voyait de ses propres yeux. Toutefois un fait important qu’il s’empressa de lui communiquer, c’est que Marc, au lieu d’être au vent du Cratère en était alors sous le vent, les courants ayant porté le Rancocus plus à l’ouest qu’on ne croyait. Le bâtiment eût abordé à l’île Rancocus au lever du soleil, s’il eût persisté dans la direction qu’il suivait lorsqu’il aperçut la Sirène.

Marc fut bientôt rassuré sur ce qui lui importait le plus, sur le sort des femmes de la colonie. Elles étaient toutes au Pic, qu’elles n’avaient point quitté depuis six mois, alors que la mort du bon Ooroony avait rendu à Waally toute sa puissance. Aussitôt après la mort de son père, le fils d’Ooroony avait été renversé, et Waally n’avait tenu aucun compte de l’espèce d’anathème religieux prononcé contre quiconque approcherait du brick, assurant à son peuple qu’il ne pouvait avoir aucune importance, lorsqu’il s’agissait de Blancs. Ce fut en promettant le pillage de tout ce que les colons possédaient, ainsi que des trésors de fer et de cuivre qu’on trouverait sur leurs navires, que Waally parvint à reprendre son autorité. Toutefois la guerre ne s’alluma point aussitôt que Waally eut révolutionné les îles en sa faveur. Au contraire, en politique habile, il combla les colons de protestations d’amitié, leur peignant ses actes comme nécessaires au bien de ces îles ; il avait fait d’immenses provisions de bois de sandal, qu’il permettait de transporter au Cratère, ou une cargaison entière était déjà arrivée ; en un mot, il n’était pas de démonstrations amicales qu’il ne fît pour tromper la vigilance des colons. Personne au Cratère ne s’attendait à une invasion ; mais on s’apprêtait à la réception de Marc, dont le retour était attendu d’heure en heure, depuis une quinzaine de jours.

La Sirène avait pris aux îles de Betto une grande quantité de bois qu’elle avait déchargée au Cratère ; puis elle avait mis à la voile dans l’intention d’aller au-devant du Rancocus, pour porter des nouvelles de la colonie, qui étaient toutes favorables, sauf la mort d’Ooroony et les derniers événements. C’était le matin même du jour où la rencontre venait d’avoir lieu. L’équipage de la Sirène se composait du capitaine Saunders, de Bigelow, du cuisinier et du cambusier, ainsi que de deux hommes qu’on avait engagés à Canton, et dont l’un, Chinois de naissance, n’était bon à rien. C’étaient ces deux malheureux, qui, étant de vigie, et s’étant enivrés, avaient laissé approcher une flotte de canots ennemis dans l’obscurité ; ils avaient payé de leur vie leur défaut de vigilance, car, premières victimes de la fureur des sauvages, ils avaient été massacrés et jetés par-dessus le bord. Le reste de l’équipage dut la vie au sommeil dans lequel il était plongé, et les ennemis les épargnèrent, n’ayant pas à redouter leur résistance. Au jour, le câble du brick fut coupé, les voiles établies à leur manière, et les sauvages se mirent en devoir de conduire leur proie au Groupe de Betto. Dieu sait quel eût été le sort du malheureux équipage, sans l’apparition fortuite du Rancocus !

Saunders ne pouvait rien dire de plus sur les projets des sauvages. Il avait été garrotté et tenu tout le temps à fond de cale ; il ne pouvait donc évaluer le nombre des canots ennemis. Cependant il pensait que la Sirène avait été attaquée par une très-petite portion des forces de Waally, commandée par ce chef en personne. Par quelques mots recueillis durant sa captivité, le capitaine Saunders avait cru comprendre que le reste des sauvages s’était engagé dans le canal, guidés par l’intention de pénétrer jusqu’au Cratère. Socrate, Uncus et Wattles y résidaient avec leurs femmes et leurs familles ; et la Sirène, en partant, n’y avait pas laissé d’autres défenseurs. Lorsque le Rancocus avait quitté le Récif, quelques habitations y avaient été construites, et même, au Sommet, on avait élevé une maison d’assez belle dimension. Ces constructions, il est vrai, n’étaient pas tout à fait terminées, mais elles avaient une valeur inestimable pour des hommes dans la situation des colons. De plus, dans la prairie aux mille acres d’étendue, les porcs labourant par-ci, fouillant par-là, erraient à l’abandon. Socrate, de temps à autre, leur menait du Cratère un canot de vivres, afin d’entretenir avec eux des relations amicales ; ces porcs n’avaient pas encore changé entièrement de nature, cependant ils commençaient à se rapprocher sensiblement de l’état sauvage. Il y en avait alors près de deux cents, leur reproduction étant fort rapide. Il se trouvait aussi en ce moment au Cratère de grandes provisions, surtout de fer, venant de Canton, qui étaient livrées, sans résistance possible, à la merci des hordes de Waally.

Aussitôt que le gouverneur eut entendu ces détails, son parti fut pris. Il fit serrer le vent, pour passer le plus près possible de l’endroit où nageaient les Indiens : c’étaient des ennemis, c’étaient des sauvages, mais, avant cela, c’étaient des créatures humaines, et Marc ne pouvait se résigner à les abandonner au milieu de la mer. Après avoir couru quelques bordées, et louvoyé deux ou trois fois, les colons se trouvèrent au milieu des nageurs ; il n’était pas probable qu’il s’en fût échappé un sur dix, sans l’humanité de leurs ennemis. La Sirène mit à la mer trois du quatre canots, et les laissa aller à la dérive ; les Indiens, malgré la terreur que leur inspirait la vue du bâtiment, nagèrent de tous côtés vers ces canots de salut et n’hésitèrent pas à s’y réfugier.

Il y avait trois canaux par lesquels le Rancocus pouvait arriver au Cratère ; Marc choisit celui du nord, parce qu’il était le plus rapproché, et parce qu’on pouvait le suivre sans avoir besoin de louvoyer continuellement ; comme il connaissait maintenant sa position, il n’eut pas de peine à trouver le canal. Le gouverneur donna à la Sirène un équipage de douze hommes, et l’envoya vers les rades de l’ouest pour couper la retraite à Waally s’il tentait de s’échapper avec le butin fait au Cratère. Quant au Rancocus, au bout d’une heure, il fut en vue de la terre, et, au coucher du soleil, il jeta l’ancre dans les rades du nord, où il trouvait à l’abri du vent une profondeur suffisante. Le bâtiment y passa la nuit, le gouverneur ne se souciant pas de s’engager dans d’étroits passages pendant l’obscurité.