Le Crime de lord Byron

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Le Crime de lord Byron
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 387-418).



LE CRIME DE LORD BYRON[1]


I

Une des tâches que s’est données le XIXe sièclee siècle (et, sur ce point, le XXe paraît destiné à aller encore plus loin) a été de substituer, dans la littérature et dans l’art, à la critique directe des œuvres, d’après certains principes d’esthétique absolue, que les modernes avaient hérités d’Aristote et de Longin, l’étude psychologique des auteurs et du milieu où ils ont vécu, de la société qui les a inspirés et sur laquelle, à leur tour, ils ont agi. Pour cette nouvelle critique, — aujourd’hui seule maîtresse du terrain, — tout roman a une clef, tout poème est une confession. Rien ne caractérise mieux ces tendances que le désappointement furieux quelle éprouve en présence d’une personnalité qui se dérobe à ses investigations. Par exemple, lorsqu’elle veut soumettre Shakspeare à ses procédés de juge d’instruction, que trouve-t-elle ? Des extraits de registres baptismaux ou mortuaires, des contrats d’achat et de vente, une ligne dans l’armorial d’Angleterre et un testament qui ressemble au testament de tous les bourgeois de 1610. À côté de ces maigres documens, quelques légendes, plus ou moins apocryphes, et les Sonnets qui pourraient bien, après tout, n’être que des exercices littéraires. Cette impossibilité de réaliser, de voir Shakspeare a conduit certains de ses admirateurs dépités à lui arracher la paternité de ses drames pour la transférer à un personnage qu’ils croient mieux connaître ; elle a conduit d’autres esprits, beaucoup plus avertis, à lui fabriquer une psychologie, qui est une mosaïque de traits empruntés aux héros qu’il a créés.

La méthode biographique nous achemine-t-elle vers la critique scientifique ou, au contraire, nous en éloigne-t-elle ? Estelle un pas en avant ou un pas en arrière ? Je ne me propose pas de discuter ce problème. Ce que je voudrais essayer d’indiquer aujourd’hui, c’est que cette méthode s’impose lorsqu’il s’agit d’un poète lyrique, dont la poésie est essentiellement subjective, même lorsqu’elle semble se répandre sur le monde extérieur. Elle est seule applicable à qui veut étudier lord Byron. Chez nul autre, — pas même chez Rousseau, — on ne découvrira une cohérence aussi constante, une identité aussi absolue entre les émotions de l’homme et l’inspiration de l’écrivain. En vérité, il n’a cessé de se raconter, dans ses vers, car il a été Childe Harold, don Juan, Lara, Conrad et Manfred. Poussé par l’impérieux besoin de crier ses passions et ses fautes devant l’Univers, retenu par la crainte de déshonorer un être cher et toujours esclave de l’opinion malgré sa furieuse révolte, il nous a montré son âme, sans nous livrer ses actes, ni, jusqu’à un certain point, ses véritables sentimens. Il s’est enveloppé d’un nuage qui va s’épaississant à mesure qu’on s’efforce de le dissiper. « J’ai essayé, disait-il, de tenir un journal : j’ai voulu user de la fiction en prose ; mais j’aime mieux la poésie, parce qu’elle se tient plus loin du fait. » C’est ce « fait » qu’il importe de connaître, car on ne peut apprécier l’artiste qu’en confrontant l’œuvre d’art avec la matière d’où elle est sortie.

En France, lorsque l’on parle de la vie amoureuse de lord Byron, un nom se présente aussitôt à l’esprit : la Guiccioli. D’abord parce qu’elle est devenue à peu près notre compatriote par son mariage avec le marquis de Boissy et par la publication de ses Mémoires dans notre langue. D’ailleurs, sa longue liaison avec le poète qui couvre la dernière phase, la phase héroïque de sa vie, donne à penser qu’elle a été sa vraie, sa grande passion, que le meilleur de son âme et de son génie lui appartient. Mais il n’en est rien : il faut chercher ailleurs l’explication d’un mystère que Mme Guiccioli n’a même pas soupçonné. Il est certain qu’elle a aimé Byron, mais il est douteux que Byron l’ait aimée. Le sentiment qui le retint si longtemps auprès d’elle, était la reconnaissance envers une femme généreuse et passionnée qui lui avait tout sacrifié et le désir de montrer au monde qu’il était capable de persévérance et de fidélité. Il disait à lady Blessington : « Si j’avais épousé une femme comme la comtesse Guiccioli, j’aurais été pour elle un excellent mari. » Ce n’est pas le mot d’un amant. Il croyait remplir envers elle un devoir, payer une dette d’honneur. Après la séparation judiciaire des époux Guiccioli, il fallut de longs mois pour que Byron se décidât à quitter Bologne où il était le locataire du comte et à rejoindre la comtesse en Toscane. Ce fut à Gênes, seulement, qu’il accepta la vie commune avec toutes les conséquences d’une liaison ostensible. Il ne lui confia point ses projets sur la Grèce et le nom de la Guiccioli ne fut pas un des trois noms qu’on l’entendit murmurer à sa dernière heure : « Ma femme… Mon enfant… Ma sœur ! »

Parmi les femmes de Byron, nulle n’était plus dévouée, plus noble, plus désintéressée, plus digne d’être aimée que la Guiccioli. Mais le poète avait épuisé sa force d’aimer avant de la rencontrer. En effet, le premier point à noter chez lui est une sensibilité effroyablement précoce. Reportons-nous au temps où le petit George Gordon-Byron grandissait obscurément dans la petite ville d’Aberdeen où les vents de la mer du Nord font les hivers si rudes. Du côté paternel, quelles hérédités ! Son grand-oncle, le « méchant lord Byron, » a tué un de ses voisins dans un duel irrégulier et sans témoins ; une légende de cruauté et d’avarice s’est attachée à son nom. Quant au père et au grand-père de l’enfant, ils ont porté, l’un après l’autre, le même sobriquet : Byron le fou. A dix-neuf ans, le capitaine Byron est un beau jeune homme qui se laisse enlever par une grande dame, lady Carmarthen. Elle l’épouse, après avoir divorcé, et ils vivent ensemble dans ce délicieux Paris qu’éclaire d’un jour féerique le « couchant de la monarchie. » Elle meurt, j’ai failli écrire : elle en meurt, et le capitaine se réveille de son voluptueux rêve en pleine misère. Il cherche une héritière pour payer ses dettes et, le tour joué, s’éloigne pour en faire de nouvelles et trouver, dans une de nos villes de province, une mort prématurée qui pourrait bien avoir été un suicide, mais qui, dans tous les cas, n’a rien de glorieux. Il a pris, cependant, avant de partir, le temps de se faire revivre dans un enfant qui sera beau comme lui, mais cette beauté est un peu gâtée par un accident survenu lorsqu’il vient au monde. Le petit Byron est pied bot ; il ne peut, quand il marche, poser à terre un de ses talons.

La mère est toute différente du père, c’est une Ecossaise, une Gordon. Elle a les qualités et les défauts de sa race, peut-être faudrait-il dire de son clan. Passablement vulgaire de façons, quoique de bonne famille ; avare, susceptible et querelleuse, elle brandit furieusement les pincettes quand on la contredit et, — dans certaines occasions mémorables, — les lance à la tête du contradicteur. Son ambition est de balancer, quand finit l’année, l’humble budget de cent cinquante livres, dernier débris de la fortune jetée en pâture aux créanciers du capitaine Byron. Donc, elle s’est installée dans quelques pièces qui forment l’étage supérieur d’une maison d’Aberdeen. C’est là que la mère et le fils vivent, enfermés par la pauvreté dans cette atmosphère où la rigueur puritaine devait être quelque peu adoucie par la libre familiarité des vieilles mœurs celtiques et par l’humeur aventureuse des gens de mer. Dans ce que je viens d’écrire, le lecteur a dû, sans que je l’avertisse, pressentir quelques traits du futur poète et reconnaître, aussi, d’autres traits qui, par l’horreur qu’ils lui ont inspirée, ont tenu aussi une certaine place dans la formation progressive de ses facultés.

Dans cette même ville et, je crois, dans cette même rue, demeure une petite fille du même âge que George Byron ; elle se nomme Mary Duff, et c’est elle qui inscrira la première son nom sur cette liste des Mille et trois. Le petit garçon lui écrit des lettres d’amour auxquelles sa bonne collabore. Elle fournit l’orthographe, lui les sentimens. On ne sait trop jusqu’à quel point Mary Duff lui rend sa tendresse, mais elle est fière de recevoir des lettres d’amour et s’efforce de faire sentir sa] supériorité à ses camarades qui n’en reçoivent pas. A sept ans, on l’emmène dans une autre ville, et le roman se termine ainsi.

Amour enfantin, dira-t-on, passion d’une heure ! C’est ce que pensaient ceux qui en avaient été les témoins et c’est ce que pensait, de même, Mrs Byron. Aussi, lorsqu’elle apprit, dix ans plus tard, le mariage de Mary Duff avec Cockburn, le grand marchand de vins d’Edimbourg dont le nom était cher à tous les ivrognes du Royaume-Uni, elle l’annonça en riant à son fils, alors âgé de seize ans, et elle se demandait presque s’il ne faudrait pas en dire plus long pour réveiller ses souvenirs et lui raconter ses amours de sept ans. Mais elle fut saisie en le voyant pâlir d’émotion et perdre connaissance.

Gardons-nous, là-dessus, d’imaginer un être qui ne peut se reprendre lorsqu’il s’est donné et qui restera inviolablement attaché au premier visage féminin qui l’a ému. Non : il a eu un second, peut-être un troisième amour. Il ne songeait plus à Mary Duff ; il l’avait oubliée et voici qu’un mot l’en fait souvenir, et ce souvenir a l’impétuosité, la violence de tous ses sentimens ; il lui rend l’impression ancienne dans toute sa force, accrue par le progrès des années. Ainsi nous est révélée cette étonnante susceptibilité aux émotions de l’amour qui l’oblige à aimer de nouveau toutes les femmes qu’il a aimées, lorsqu’il les rencontre ou lorsque leur souvenir s’offre à sa pensée.

Margaret Parker est la seconde de ces enfans amoureuses qui ont éveillé l’imagination du poète avant ses sens. Nous savons qu’elle était sa cousine et qu’elle avait douze ou treize ans, l’âge où la jeune fille devient intéressante et où elle prend l’avance sur son petit camarade du sexe masculin. Elle meurt toute jeune, et pendant sa dernière maladie, le nom de Byron, prononcé devant elle, appelle une rougeur sur ses joues pâles. Quant à lui, il écrira sur elle une élégie d’un goût classique et remplie de pieux sentimens. Il n’est pas encore arrivé à l’âge où sa douleur, comme sa colère, se créera une expression à elle.

Un coup de théâtre a fait tomber les étroites murailles qui encerclaient sa jeune existence. Deux morts inattendues ont fait de l’orphelin l’héritier d’une pairie. Il est toujours pauvre, car le vieux lord, qui détient encore les biens des Byron, n’en veut rien distraire pour subvenir à l’éducation de son petit-neveu. Loin de là : il s’applique à ruiner ce magnifique domaine de Newstead Abbey que le fondateur de la Réforme anglaise a donné à l’un des Byrons[2] et qui, depuis, avait servi de résidence à la famille. Par bonheur, il est des accommodemens avec une pauvreté qui sera riche à vingt et un ans, sans parler d’un titre qua est, à lui seul, un capital. Lorsque Byron entra à l’Ecole de Harrow, il était déjà porteur de ce titre et il en était très vain. Mais les écoliers de tous les temps, même dans les milieux les plus aristocratiques, ont toujours été égalitaires et, — pour employer notre vieux mot d’argot scolaire, — il fut « brimé » à Harrow. On raillait sans pitié sa boiterie. Il lui arriva, racontait-il plus tard, de se réveiller avec le pied plongé dans l’eau froide. Cette infirmité l’empêchait de briller dans les jeux, et ce n’est que vers la fin de son séjour à l’Ecole, lorsque le cerveau commence à affirmer sa prééminence sur les muscles, qu’il fut une puissance à Harrow. Même le dernier fait a été contesté.

Le vieux Byron étant mort et Newstead loué à un membre de la famille, le jeune homme alla, pendant les vacances de l’Ecole, rendre visite à son parent et à son futur domaine. C’est à ce moment qu’il fit connaissance avec Mary Chaworth. Cette jeune fille demande quelque attention, tant à cause du rôle qu’elle a réellement joué dans la vie amoureuse de Byron, qu’à cause de celui que lui ont prêté deux écrivains récens, rôle qui ferait d’elle non plus une femme aimée, mais la femme aimée, l’unique, la dominante, la vraie souveraine de ce cœur indompté et insatiable.


II

Mary Chaworth était la petite-nièce de ce gentilhomme provincial, tué en duel ou, — si l’on veut, — assassiné dans un cabaret de Pall Mail par le « méchant » lord Byron, dont George, l’écolier de Harrow, était le petit-neveu et l’héritier. Quoique les Chaworth paraissent avoir été des gens fort débonnaires, il ne déplaisait pas, je suppose, à l’écolier en vacances de se figurer qu’il jouait, avec miss Chaworth, une scène de Roméo et Juliette. Jouer une scène : il n’a jamais pu résister à ce plaisir-là, même quand il n’a d’autre spectateur que lui-même.

Revenons à miss Chaworth. Nous avons un portrait d’elle. Jugeons-la comme on juge dans un salon : « Elle n’est pas mal, mais si insignifiante ! » En effet, il y a dans les maisons de campagne anglaises, aujourd’hui comme alors, beaucoup de petites demoiselles qui lui ressemblent, et nous n’avons pas l’ombre d’une preuve pour nous faire croire qu’elle en différait par la mentalité ou par les sentimens. « Elle me semblait un ange, disait Byron à un ami, bien des années plus tard ; j’incarnais en elle toutes les qualités et toutes les séductions de la femme. Depuis, je me suis aperçu qu’elle était comme les autres. » La science était fort à la mode dans le grand monde. Mais miss Chaworth appartenait seulement à la petite noblesse de province, qui était alors médiocrement cultivée. On peut aisément imaginer l’effet que produisit le futur châtelain de Newstead sur miss Chaworth : très intéressant et un peu ridicule. Pourquoi intéressant ? Parce qu’il avait une jolie figure, qu’il disait des choses ravissantes et qu’il était lord. Pourquoi ridicule ? Parce qu’un petit garçon qui fait la cour à une grande fille l’est toujours un peu et, surtout, — oh ! ceci est impardonnable aux yeux des jeunes Anglaises, — parce qu’il était gras. Il n’y avait aucun usage sérieux à faire de lui, car il eût fallu attendre trop longtemps pour l’épouser. D’ailleurs, un engagement, encore secret, la liait à un jeune squire du voisinage, nommé Musters, qui le prenait de haut avec l’écolier de Harrow comme avec un personnage sans conséquence. Un jour, cependant, comme ils se baignaient ensemble dans le Trent, il découvrit parmi les effets du jeune lord une bague qui appartenait à sa fiancée. Elle l’avait, paraît-il, donnée à Byron et lui avait permis de la porter. Grande colère de Musters à ce sujet, et grande dispute entre les jeunes gens. Mary fit connaître son engagement, et Byron rentra à l’Ecole, aussi affligé que mortifié.

Quelques années après, Byron et miss Chaworth se rencontrent à un dîner où une malicieuse hôtesse s’amuse à les placer l’un près de l’autre. Mary est mariée et très malheureuse : son mari est un brutal et un ivrogne, qui est à la fois infidèle et jaloux, suivant la mode des maris anglais de ce temps-là. Quant au poète, il a passé par l’Université ; il a publié les Hours of ldleness et la foudroyante riposte à Brougham : English Bards and Scotch reviewers. Ses extravagances, ses débauches, ses dettes lui ont déjà fait une sorte d’auréole.

Que va-t-il se passer ? Il ne se passe rien. Byron, troublé, dévoré par l’émotion, n’adresse pas un mot à sa voisine ; il ne la regarde pas. Probablement il l’aime plus en ce moment qu’il ne l’a jamais aimée. C’est un amour intérieur, purement subjectif comme celui qu’eût éveillé en lui le souvenir d’une morte ou d’une absente. Le dîner s’achève ; ils s’éloignent. Se reverront-ils jamais ? Nous en avions douté jusqu’au jour où M. Richard Edgcumbe et M. Francis Gribble ont évoqué le fantôme de Mary Chaworth et bâti sur le premier roman qui est, on l’a vu, assez vulgaire, un second roman qui ne l’est pas assez pour nous paraître vraisemblable. Le lecteur en sera juge dans un moment.


III

Si j’écrivais la biographie de lord Byron, j’aurais à raconter les déplorables détails de sa vie universitaire et Les détails, plus déplorables encore, de son existence à Newstead Abbey. Je ne suis pas entièrement dispensé de cette pénible tâche, car, dans ce furieux essor des sens que rien ne semble rassasier, il y a encore du sentiment et du rêve, avec une exaltation bizarre qui excuserait beaucoup d’écarts si elle était toujours parfaitement sincère. Ainsi je pardonnerais volontiers à l’étudiant de Cambridge de faire des dettes s’il n’était extravagant avec préméditation lorsqu’il écrit à son solicitor : « Je dois sept mille livres ; j’en devrai dix mille à la fin de l’année. » Je me contenterais de hausser les épaules lorsqu’il veut parodier les moines de jadis dans son abbaye de Newstead, si je ne voyais clairement qu’il copie les mystères de Medmonham, inaugurés, quarante-cinq ans auparavant, par l’horrible bande de Wilkes, de Francis Dashwood et de Sandwich qui, selon toute vraisemblance, copiaient eux-mêmes quelque autre modèle.

Ces jeunes gens étaient-ils aussi infâmes qu’ils se plaisaient à le croire et qu’ils désiraient le paraître ? De mauvais bruits couraient sur eux, c’est évident ; mais on sait combien on suppose le scandale caché plus grave que le scandale public. Que nous dit-on ? Qu’ils s’affublaient de robes monacales et formaient des processions autour des vieux cloîtres ; que l’un d’eux, Skinner Matthews, s’étendait au fond d’une bière et, de là, poussait des cris lugubres pour épouvanter ses camarades plus qu’à moitié gris. Qu’est-ce que tout cela, sinon une continuation de la vie universitaire d’alors et d’aujourd’hui ? Car je pourrais citer des anecdotes qui datent d’hier et qui ressemblent beaucoup aux échos de Newstead. Dans sa vie de Byron qui a été longtemps considérée comme la biographie officielle du poète, Thomas Moore, le plus autorisé de ses amis, fait allusion aux farces de Newstead, et, pour écarter tout soupçon d’hellénisme, il y mêle la domesticité féminine du château.

Ce qui nous rassure davantage, c’est la présence de personnages respectables comme, par exemple, Hobhouse (lord Broughton), qui a été toute sa vie et qui était déjà un homme sérieux. Il y a, je crois, beaucoup à en rabattre de la légende de Newstead, comme de toutes les « horreurs » qu’on prêtait à Byron et de celles qu’il se prêtait volontiers à lui-même, — c’est son ami Tom Moore qui nous met au courant de cette faiblesse et nous ne tarderons pas à rencontrer sur notre route des faits qui justifient cette assertion. Cette prétention au crime est un des traits morbides de l’époque ; elle a provoqué, dans la littérature de l’âge suivant, une procession de forçats vertueux et d’assassins sublimes que j’ai vus disparaître sous les huées. Byron fut atteint, l’un des premiers, de cette manie, qui allait jusqu’à l’hallucination. Il était sincère jusqu’à un certain point et, quand il perdait conscience des sensations réelles, il se réfugiait dans la poésie où ses fantômes prenaient vie et où ses visions s’illuminaient. Traduisez ainsi le début imposant, — un peu trop imposant, — de Childe Harold. Cet exilé volontaire qui adresse aux rivages de sa patrie un lugubre et solennel adieu, ce moderne Juif Errant qui va porter sous tous les climats son inguérissable mélancolie est, tout simplement, un jeune homme qui monte sur le paquebot de Lisbonne pour aller faire, avec un ami, son tour d’Europe, autant, du moins, que le permettent Napoléon et le Blocus continental : ce qui est parfaitement correct et ce qui donnera à ses nombreux créanciers le temps de se calmer. Ne croyez pas un mot de ce qu’il vous dit lorsqu’il érige en crimes ses polissonneries d’étudiant, lorsqu’il dépeint ses amis comme de honteux parasites et les bonnes de Newstead comme des courtisanes de grande marque. Quant au désespoir d’amour qui le dévore, vous le connaissez : c’est un flirt sans conséquence avec une petite demoiselle de province, à laquelle il ne pense plus depuis quatre ans. La poésie ne serait-elle qu’un grossissement ?

Suivez-le dans ce voyage qui ressemblerait à tous les voyages que font les Anglais de notre temps avec Murray ou Bædeker en poche, si la guerre ne projetait, sur les scènes qu’il traverse, un vague et lointain reflet d’incendie. Ses aventures, sauf une ou deux ne me semblent pas dépasser la mesure ordinaire. En Espagne et en Grèce, il est bien traité de ses logeuses ou de leurs filles. A Malte, il échange d’agréables propos avec certaine intrigante austro-anglaise qui se flatte d’être la bête noire de Napoléon. A Athènes, il sauve la vie d’une pauvre fille que les Turcs se préparent à jeter à la mer dans un sac pour fait d’inconduite. Lorsque la victime sort du sac, il reconnaît que c’est lui, Byron, qui a été le héros de l’intrigue et, par conséquent, la cause de l’événement. La question réglée avec quelques pièces d’or, Byron renvoie la jeune fille à Thèbes, dans sa famille, où elle meurt quelques jours plus tard, « de la fièvre, peut-être d’amour, » conclut le Journal du poète. Je conviens que l’aventure n’est pas vulgaire, mais pourquoi faut-il qu’un doute s’élève sur l’identité du séducteur ? Peut-être est-ce le valet de Byron, et non Byron lui-même, que la jeune Thébaine avait aimé.

Je passe sous silence l’histoire burlesque d’une femme de médecin qui veut absolument se donner à Byron. Ne la jugeant pas désirable, il la renvoie à son mari qui, de nouveau, la lui retourne. Il y a là le scénario d’une comédie qui pourrait s’intituler : La maîtresse malgré lui. Finalement, il emmène cette femme dans ses bagages jusqu’à Londres où il la perd dans la foule. Il revient avec un manuscrit dans sa poche, sans parler d’une série d’impressions différentes qui trouveront place dans Don Juan. Mais la bouffonnerie amère de Don Juan ne naîtra qu’après les misères morales de 1815 et de 1810 : la note presque exclusive de Childe Harold, c’est la déclamation grandiose. Il n’y a de commun entre les deux poèmes que l’odeur de la mer.

Pour le lancement du premier, Byron s’en remit à un homme de lettres auquel il abandonna, pour sa récompense, les droits d’auteur ; mais il prit, sans se montrer, une part active à l’opération qui me semble avoir été conduite de la façon la plus brillante et d’après des méthodes qu’eussent enviées nos modernes entrepreneurs de succès. Byron fit ou laissa raconter dans les journaux que, dans un coin peu connu de l’Archipel, il s’était amusé à jouer au pirate et pris un navire turc a l’abordage. Ce qui est remarquable, c’est que l’incident s’était passé à une date où le sage et véridique Hobhouse n’était plus auprès de lui. Une autre réclame fut le discours qui servit de début à Byron dans la Chambre des Pairs. Ce discours contenait des allusions sympathiques à ce que nous appellerions aujourd’hui la cause démocratique. L’orateur, touchant à des questions dont il ne sut jamais un mot, s’associait aux répugnances que témoignaient alors les classes ouvrières contre l’introduction du machinisme dans l’industrie. En regard de ces belles phrases, on peut placer un mot significatif de Mrs Byron qui disait : « Si mon fils ne paie pas ce qu’il doit, il y aura beaucoup de pauvres gens ruinés à Nottingham. »

Le succès de Childe Harold fut très grand, d’autant plus grand que les causes les plus frivoles y contribuèrent et que les circonstances historiques s’y prêtèrent. En un instant, l’auteur fut le lion de la saison, le héros de la jeunesse, le favori de toutes les femmes. Les salons aristocratiques se le disputèrent : chez lady Jersey, chez lady Holland, chez Iady Melbourne, il était le point de mire, l’hôte en vue, celui dont on attendait les mots, dont on guettait les sourires. Sa place était marquée aux fameux dîners de Rogers, le banquier-poète, et Beau Brummel daignait le traiter d’égal à égal. Quelle épreuve pour la modestie d’un jeune homme de vingt-trois ans, s’il en avait possédé quelque ombre ! mais il acceptait les hommages et l’adoration des femmes avec la dédaigneuse nonchalance de ces pachas qu’il avait vus en Orient. Elles jetaient à ses pieds une vie d’amour et il ne consentait à prendre qu’une heure de plaisir. Il y a peu d’exemples d’un homme qui ait été aussi follement gâté par une société entière.

Parmi les femmes qui essayèrent de l’accaparer, l’une des plus notables par son rang fut lady Caroline Lamb, femme du futur lord Melbourne, l’homme d’Etat qui devait servir de mentor et de précepteur politique à la jeune reine Victoria. Dans son livre si savoureux, The love affairs of Lord Byron, M. Francis Gribble a raconté, de la façon la plus amusante, la tragi-comédie dont lady Caroline (fut l’héroïne. On s’y attarderait volontiers avec lui, mais il faut négliger les intrigues latérales, les épisodes secondaires pour nous attacher aux personnages de l’action principale.

Impossible de douter que pendant ces trois années écoulées entre le retour d’Orient et le mariage, Byron n’ait cherché à revoir et n’ait revu, en effet, Mrs Chaworth Musters, probablement lorsqu’il se trouvait dans sa résidence de Newstead et qu’elle était sa voisine à Annesley. Elle était alors momentanément séparée de son mari, et cette séparation menaçait ou, si l’on veut, promettait de devenir définitive. Il y avait là une tentation, une chance pour l’ancien soupirant. Mais Mary, selon toute apparence, était à la fois une curieuse et une femme à scrupules. Elle eut soin d’avoir quelqu’un auprès d’elle quand elle reçut Byron et elle lui écrivit des lettres où elle insiste tellement sur son amitié qu’elle a tout l’air de s’en faire un paratonnerre contre l’amour. Aussi bien, ce n’était là pour lui qu’une diversion campagnarde, et, dès qu’il rentrait à Londres, il était ressaisi par ses amoureuses de haut parage. Puis il commençait à sentir, aux approches de la trentième année, le besoin d’une existence plus stable et il cherchait, — sans se hâter, — une femme dont la fortune paierait ses dettes. Lady Melbourne, désireuse de ramener un peu d’ordre et de paix dans le ménage de son fils et dans la cervelle de sa bru, lui suggéra sa propre nièce, miss Milbanke, qui réalisait toutes les conditions souhaitées. C’était une riche héritière (on a contesté le fait, mais il demeure patent, indéniable) ; donc, elle réparerait les brèches que les folies du jeune homme avaient faites à la fortune patrimoniale. Instruite sans pédanterie, calme et raisonnable, elle apporterait, dans la maison et dans la vie du poète, la régularité et la dignité qui y faisaient si cruellement défaut. Byron lui-même écrivait à un de ses amis : « Miss Milbanke est la perfection même, et n’est nullement gâtée pour une fille unique. » Il fit sa demande. La jeune fille refusa et entama aussitôt avec lui une correspondance amicale, presque tendre. Dire non, avec l’intention de dire oui plus tard, est tout à fait dans les mœurs anglaises. Je ne m’arrêterai point à détailler les causes ni les conséquences de cet usage, mais, en ce qui touche miss Milbanke, il semble avoir eu de bien funestes résultats. Tandis que, supposant Byron très épris, elle engageait un dialogue épistolaire où elle jouait le joli jeu de l’amitié amoureuse, ce cœur, qu’elle croyait tenir au bout d’un fil, s’égarait dans tous les chemins de traverse.

Vers ce même temps, une autre influence se dessine et s’accuse tous les jours davantage ; une troisième femme, très différente des deux autres, prend une grande place dans la vie et dans les affections de Byron. Je veux parler de sa sœur ou, pour être plus précis, de sa demi-sœur, Augusta. Née du premier mariage du capitaine Byron avec la grande dame qui s’était enfuie en sa compagnie, elle est plus âgée que le poète de plusieurs années. Attachée, comme demoiselle d’honneur, à la personne de la reine Charlotte, elle a épousé un officier sans fortune, le colonel Leigh. Trois enfans sont déjà nés de cette union, à d’époque où nous sommes arrivés ; quatre viendront encore ajouter à leur bonheur, qui nous est affirmé par plusieurs personnes, et à leurs embarras financiers, qui sont encore plus certains.

En réalité, si l’on s’en rapporte aux témoignages les plus sérieux, le colonel Leigh est un bourreau d’argent et un chercheur de plaisir. Il n’est jamais chez lui et Mrs Leigh, de son côté, passe la plus grande partie de sa vie dans son petit appartement du palais de Saint-James où l’appelle et la retient sa charge de Cour. Elle ne rentre, semble-t-il, que pour accoucher dans la petite et inconfortable maison de Six Mile Bottom où ils sont censés résider. On voit que leur entente conjugale était due à une perpétuelle absence en même temps qu’à une indifférence profonde. Ni les cris de ses enfans, petits sauvages sans frein, ni les innombrables infidélités de son mari, ni les difficultés, sans cesse renaissantes, du budget domestique ne troublent la bonne humeur de Mrs Leigh, qui semble décidée à jouir de la vie et à répandre la joie autour d’elle.

Elle n’est nullement dévote (du reste, ce n’est pas la mode à la cour du Prince-régent) ; cependant, elle laisse, dans ses lettres, tomber à intervalles réguliers le nom du « Dieu tout-puissant, » à peu près comme on y sème des points d’exclamation. Sa morale est tout humaine, toute mondaine, tellement humaine et mondaine que ce n’est presque plus une morale. Mettre à la cape dans la tempête, vivre au jour le jour, éviter le scandale qui rend toute faute irréparable : tels en sont les principaux articles.

Gaie, étourdie, instable comme un enfant, elle savait, pourtant, se contenir, se garder, s’envelopper de silence et d’impassibilité, jouer l’énigme sous son masque souriant de femme du monde. Ses lettres ne sont ni d’un bas bleu ni d’une sotte, mais lorsqu’elle exprime des sentimens malaisés à définir, ou lorsqu’elle traite des questions délicates, sa pensée devient trouble et imprécise, comme si elle ne se comprenait pas elle-même, ou comme si elle voulait se dérober.

Ces lettres ne révèlent pas sa vraie nature, si elle en eut une. Peut-être que, chez Augusta Leigh, ainsi que chez beaucoup d’êtres humains, il n’y avait rien qu’une vive sensibilité d’épiderme et de vagues principes, appris par cœur, qu’elle oubliait de mettre en pratique dans la vie réelle.

D’après tout cela, on ne serait guère surpris d’apprendre qu’elle a eu des amans. Or ses ennemis les plus acharnés n’ont jamais pu lui en découvrir qu’un seul. Etait-elle jolie ? Les témoignages diffèrent sur ce point si important. Lady Shelley, qui avait séjourné à Six Mile Bottom, la décrit d’un mot intraduisible : a dowdy goody qui nous montre une bonne femme sans élégance et sans grâce. Mais les femmes se jugent-elles bien entre elles, au point de vue de l’empire qu’elles ont sur nous ? Lord Stanhope, qui avait connu Augusta dans sa jeunesse, dit « qu’elle avait l’air d’une nonne. » Qu’entendait-il par là ? De quelque façon qu’on interprète le mot, il ne répond guère à l’idée que nous nous faisons de Mrs Leigh, et nous ne voyons pas très bien une nonne à la cour de George IV, une nonne mère de sept enfans. « C’était une femme charmante, » affirme lord Lovelace dans Astarté, et le portrait qu’il y a inséré confirme cette assertion. Or ce portrait est loin de tout dire !

Quelles étaient les relations réciproques du frère et de la sœur ? Pendant son enfance, Byron ne l’avait jamais vue. La première lettre qu’il lui écrivit commence par ces mots : « Dear Madam. » Pendant son séjour à Cambridge, il eut l’idée de la prier d’endosser pour lui un billet de huit cents livres : détail qui suffirait à prouver combien peu il était au courant des conditions où vivait le ménage Leigh. Plus tard, en 1811, après le retour du grand voyage, c’est Mrs Leigh qui parle d’emprunter de l’argent à son frère, et cela est déjà plus normal, car Byron est de ceux qui n’ont jamais d’argent pour payer leurs dettes, mais en trouvent parfois pour payer celles des autres. Peu à peu l’intimité s’établit ; elle fut cimentée par des séjours que fit Byron à Six Mile Bottom et Augusta à Newstead avec ses enfans.

Il l’appelait the goose (l’oie), et ce surnom prenait, sur ses lèvres, un étrange accent de tendresse dont fut jalouse, plus tard, lady Byron, qui se croyait une femme supérieure. « Il n’y a, disait-il, qu’Augusta qui me comprenne, il n’y a qu’elle qui sache me prendre et s’adapter à mon caractère. » Bientôt il lui confia tous ses secrets ; elle lui donnait des conseils, mais ne lui faisait jamais la leçon. Lorsqu’il était en colère, elle lui laissait dire toutes sortes d’énormités avec un sourire maternel et un haussement d’épaules indulgent. L’orage passé, elle revenait à lui, aimante et joyeuse, prête à caresser son grand enfant de génie, sans lui infliger l’humiliation d’être pardonné.

On peut maintenant se figurer Byron entre toutes ces influences féminines qui se le disputent : les mondaines, affolées ou éhontées, qui parlent d’aller vivre avec lui au bout du monde ; la recluse d’Annesley à qui l’attrait des vieux souvenirs, la solitude et le malheur font une auréole ; la jeune fille parfaite, impeccable qui s’est donné pour mission de ramener ce grand pécheur au bien et ce grand douleur à la foi ; enfin la sœur indulgente et dévouée qui tient surtout à protéger son honneur et à l’empêcher de vendre Newstead. Le poète étant replacé dans son cadre, suivons-le pendant les années critiques qui vont décider du reste de sa vie.

Au printemps de 1813, il semble résolu à partir pour l’Italie en compagnie de lord et de lady Oxford qui veulent le montrer partout comme un trophée. Tout à coup, il change d’idée, sans qu’aucun de ses familiers soit dans le secret de cette brusque évolution, et va s’enfermer tout seul à Newstead. Pourquoi ? Pour faire des économies ? L’explication est ridicule quand il s’agit de Byron ? Pour faire des vers ? Cette période de sa vie ne semble pas avoir été particulièrement féconde. Faut-il croire que le voisinage de Mary Chaworth, alors séparée de son mari, l’attirait à Newstead et l’y retint pendant tout cet été-là ? Ou fut-ce un amour plus mystérieux encore qu’il réussit à dissimuler à tous et dont aucune trace ne demeure ? Les lettres qu’il écrit pendant cette période sont plutôt faites pour nous dérouter que pour tous éclairer. Lorsqu’il écrit à ses amis, ses confidences ne sont jamais que des demi-confidences, ou des promesses de confidences, ou même de fausses confidences destinées à les égarer sur une piste trompeuse. Dans une lettre à Thomas Moore, datée du 22 août, il parle vaguement d’une dangereuse intrigue où il est engagé et, huit jours plus tard, il revient sur ce sujet. Parlant des difficultés de tout genre qui l’assiègent, il fait allusion à un mariage qui le tirerait d’affaire : « Je suis prêt à associer mon sort à celui de n’importe quelle femme, pourvu qu’elle soit convenable (to any decent woman). Du moins, j’étais prêt à le faire il y a un mois, mais aujourd’hui !… » Peut-être en dira-t-il davantage à sa sœur Augusta. En juin, en lui annonçant qu’il ne part plus pour le continent, il ajoute : « Si vous saviez à qui je renonce, sans parler du voyage, vous trouveriez que je suis devenu un bien bon frère (that I have grown strangely fraternal). » Parlait-il sérieusement ? Voulait-il dire qu’il tournait le dos aux Oxford et aux plaisirs de Naples pour s’enfermer à Newstead en tête à tête avec sa sœur ? Ou pensait-il être compris à demi-mot de sa confidente en lui faisant deviner qu’un autre amour allait le fixer en Angleterre, dans la vieille maison patrimoniale ? Le 8 novembre, il écrivait encore à Augusta : « Je suis embarqué dans une équipée plus sérieuse que toutes les autres. Ce n’est ni C. ni L., ni 0. Peut-être que vous devinerez de qui il s’agit, mais, si vous devinez, n’en dites rien !… Du reste, ne vous effrayez pas : je ne suis pas en danger immédiat. » Si les trois initiales signifient : « Ni Chaworth, ni Lamb, ni Oxford, » voilà le roman des tendres relations, secrètement renouées entre Newstead et Annesley, qui s’écroule et nous laisse encore une fois dans les ténèbres.

Ici M. Hartley Coleridge, le plus récent et l’un des plus diligens éditeurs de Byron, intervient et nous propose une personne à laquelle nous n’aurions pas songé, lady Frances Webster. Byron était l’ami du mari auquel il avait pu rendre quelques services et, à deux reprises différentes, il séjourna dans leur maison. Or voici ce qu’il écrit à propos des Webster : « J’ai passé quelques jours chez eux. La dame est pieuse et jolie : grande tentation pour un misérable de ma sorte. Heureusement, je n’ai rien convoité dans cette maison, si ce n’est un caniche qu’on a eu la gracieuseté de m’offrir. » Ces phrases légères voilent-elles un drame ? Franchement, je ne le crois pas. J’admets que la haute réputation de vertu et même de rigorisme qui entourait lady Frances imposait à Byron, s’il en avait triomphé, une discrétion toute particulière. Mais, si elle avait pris, à ce moment, une influence décisive sur le poète, ne la verrions-nous pas réapparaître dans le reste de sa vie et de son œuvre ?

Pendant tout cet automne, Byron tenait son journal, et ce journal, dans ses incohérences, ses contradictions, ses redites et ses réticences, laisse voir un trouble d’esprit extraordinaire. En voici quelques lignes qui donneront l’idée du reste : «… J’ai terminé hier Zuleika (La Fiancée d’Abydos), ma seconde histoire turque. Je suis convaincu que c’est la composition de ce poème qui m’a sauvé la vie, car je l’ai écrit pour distraire ma pensée de… Cher nom sacré, reste à jamais ignoré ! Du moins, même dans ces pages, ma main tremblerait de l’écrire… Cette après-midi, j’ai brûlé ma pièce commencée…

« J’ai longtemps rêvé aujourd’hui aux souffrances de la séparation. Oh ! comme nous jouissons rarement de la présence des êtres aimés ! Mais, quand ils sont là, les minutes sont des siècles-de bonheur… »

«… Si je rencontre le mari sur le terrain, je recevrai son feu sans le lui rendre. »

Lorsque Byron parle d’un mari offensé dont il essuiera le feu sans y répondre, peut-on admettre un seul instant que ce mari est Musters, le grossier époux de Mary Chaworth ? Peut-on admettre que Byron, blasé à vingt-six ans sur de telles aventures dont il avait été tant de fois le héros, soit bourrelé de remords à l’idée d’avoir séduit une femme séparée de son mari comme s’il avait commis le plus grand des crimes et au point de ne pas même oser écrire son nom dans son journal intime ?

A moins qu’il ne se mente à lui-même ou qu’il soit le jouet d’une hallucination qui lui ôte la perception nette des valeurs morales, il s’agit ici d’un cas très grave, d’un sentiment exceptionnel que l’absence exaspère et dont chaque jour qui s’écoule accroît l’intensité. Enfin le journal s’achève brusquement dans une sorte de paroxysme, comme si l’auteur perdait la raison en écrivant les dernières lignes.

Pourtant, il n’en est rien. Le scandale redouté n’éclate pas. Le poète continue à se débattre avec ses créanciers et son intimité avec sa sœur se resserre encore. Tantôt il est campé à Six Mile Bottom où les cris des marmots et le sabbat qu’ils mènent autour de sa chambre ne semblent pas nuire aux vers qu’il écrit. Tantôt elle s’installe avec ses enfans dans cette noble résidence de Newstead qu’elle se désespère de voir sortir de la famille. Elle y passe l’hiver de 1814 et, au mois d’avril, retourne chez elle un instant pour accoucher d’un quatrième enfant, de cette petite fille qui portera le nom d’une des héroïnes de Byron. Tout le monde admire la beauté de la petite Medora, nul ne prévoit l’affreuse destinée qui l’attend. Il y a un mystère autour de ce berceau ; n’essayons pas encore de le percer.

Quoi qu’il en soit, Mrs Leigh est, de nouveau, à Newstead dans l’été de 1814, et elle travaille, de tout son pouvoir, à amener peu à peu son frère vers la seule solution qui puisse pense-t-elle, rétablir sa fortune et le faire rentrer dans les voies ordinaires, hors desquelles elle ne voit que péril, trouble et misère, c’est-à-dire un bon mariage. Elle réussit si bien dans sa prédication que Byron renouvelle sa demande auprès de miss Milbanke. Cette fois il est agréé.


IV

Les Milbanke, ou, plutôt, les Noël (car un récent héritage les avait obligés à prendre ce nom, que Byron lui-même dut adopter à son tour pour entrer en possession du même héritage), les Noël appartenaient à la gentry provinciale et non à la classe moyenne, comme l’écrit M. Francis Gribble. Il doit pourtant savoir mieux que moi combien marquée était la distinction entre les deux classes. Ce qui le justifie, c’est que, dans l’espèce, les Noël, par les idées et par les mœurs, sont des bourgeois. La jeune fille avait grandi dans ce milieu sévère et patriarcal, admirée et adorée de sa mère qui était aidée dans les cérémonies de ce culte domestique par une certaine Mrs Clermont, ancienne institutrice et confidente à perpétuité de la future lady Byron. Ce sont ces deux femmes, — lady Noël et Mrs Clermont, — en qui l’imagination du poète devait voir deux monstres acharnés à sa perte. Mais comment prévoir ces choses, alors qu’autour d’eux tout était sourires, attendrissemens et espoirs de bonheur ?

Le mariage eut lieu en décembre 1814, dans une chambre de la maison qu’habitaient les Noël à Kirkby Mallory. Seul, Hobhouse y assistait avec la famille et l’inévitable Mrs Clermont. Immédiatement après la cérémonie, Hobhouse offrit son bras à la nouvelle mariée pour la conduire à la voiture qui allait emmener le jeune couple.

— J’espère que vous serez heureuse, crut-il devoir dire.

— Si je ne le suis pas, ce sera ma faute.

On serait tenté d’admirer cette bravoure, cette confiance ingénue, si l’on ne savait, par tout ce qui suivit, qu’il y entrait beaucoup d’infatuation et d’amour-propre.

Au reste, le premier assaut ne se fit pas attendre. A peine les roues avaient-elles commencé à grincer sur le sable, Byron éclata en paroles amères : « Pourquoi ne m’avez-vous pas accepté il y a deux ans ? Alors, peut-être, nous aurions pu être heureux l’un par l’autre. Aujourd’hui vous avez épousé un démon ! » La jeune femme se raidit contre l’émotion et garda son sang-froid.

— Vous n’êtes pas aussi mauvais que vous croyez ! dit-elle en souriant.

Voilà le récit de lady Byron, tel qu’elle le fit, plus d’une fois, « sous le sceau du secret, » à ses amies. Byron a avoué qu’il fut, ce jour-là, d’assez méchante humeur parce que, disait-il, lady Byron avait fait monter sa femme de chambre dans la berline. Mais Hobhouse, qui les escorta jusqu’à la portière, n’a vu aucune femme de chambre. Nous nous en tenons donc au témoignage de lady Byron qui, étant donné l’étrange caractère du poète, n’a rien d’invraisemblable. Donc, en cette escarmouche de début, elle avait eu le dessus. Victoire fatale, d’autant plus qu’elle devait se renouveler souvent. Plus tard, beaucoup plus tard, arrivé à l’âge où l’on se détache de soi-même et où l’on se juge, il avouait que rien ne l’avait exaspéré et humilié comme le calme et la raison impeccable de la jeune femme, auprès desquels ses colères titaniques devenaient des fureurs enfantines. Toutes les fois qu’un Celte épousera une Saxonne, le duel des deux races se reproduira avec les mêmes incidens et les mêmes résultats.

En fait, lady Byron prit au sérieux plus qu’il n’aurait fallu cette attitude d’archange déchu où se complaisait son mari. Cette scène absurde, qui fut suivie de tant d’autres, lui laissa dans l’esprit l’idée d’une chose énorme, effroyable, qui avait dû se passer pendant les deux années précédentes, dans l’âme et dans la vie de Byron, d’où naquit tout un cycle de pensées obsédantes, hallucinantes qui finirent par se cristalliser en une conviction impossible à déraciner.

Pourtant, il leur eût été bien facile d’être heureux. L’excellente goose s’y employait de tout son pouvoir. Elle fit chez eux, pendant l’année 1815, des séjours de plus en plus prolongés. Ces deux femmes semblaient se comprendre et s’aimer ; elles parlaient l’une à l’autre et l’une de l’autre, dans des termes d’affectueuse exaltation où l’on sent l’esprit du temps : « Ma belle-sœur, écrivait Augusta, est précisément la femme que je pouvais souhaiter à mon frère. » Et lady Byron : « Je ne puis dire tout ce que je dois à Augusta. » Quant à Byron, il écrivait à un de ses amis : « Lady Byron est la perfection même, le modèle des épouses… Mais, pour Dieu ! ne vous mariez pas ! » Et avant la fin de cette année 1815, alors que sa femme était sur le point de lui donner un enfant, il parlait de faire maison nette, de liquider sa situation et de voyager seul sur le Continent. Ses affaires étaient dans le plus triste état ; les huissiers firent plusieurs fois irruption chez lui pour saisir ses meubles et jusqu’à son lit, à la requête de tel ou tel créancier qui perdait patience. Ces saisies périodiques, que l’on rangeait parmi les petites misères inévitables de la vie de garçon, troublaient désagréablement l’existence d’un homme marié et surtout d’une jeune femme habituée à tous les conforts comme à tous les égards qui entourent le rang et la respectabilité. L’humeur de Byron s’aigrissait et les distractions qu’il se donnait n’étaient pas faites pour ramener l’ordre dans ses comptes, ni la tranquillité dans son ménage. Il faisait partie du Comité directeur de Drury Lane, fonction périlleuse qui le mettait en rapport quotidien avec les actrices. De là des infidélités qui revenaient aux oreilles de lady Byron. Dans une de ces circonstances eut lieu, s’il faut en croire les confidences faites plus tard par la jeune femme à une amie, une scène étrange où Byron se montra à la fois puéril et odieux. Voyant lady Byron implacable dans son froid ressentiment, il se jeta à ses pieds, s’accusa, se condamna passionnément : « J’ai tort, je suis un monstre ! « Lorsque enfin elle se tourna vers lui la figure couverte de larmes, il se releva brusquement, sauta d’un bond à quelques pas et, croisant les bras, la regarda d’un air de défi : « Je voulais voir si je vous ferais changer de résolution ! » Et il éclata de rire.

Ada vint au monde le 8 décembre 1815. Le 3 janvier 1816, Byron entra, pour la dernière fois, dans la chambre où se trouvaient la mère et l’enfant. Après ce jour, il ne communiqua plus que par écrit avec sa femme. Le 6 janvier 1816, elle recevait de lui le billet suivant :

« Quand vous serez disposée à quitter Londres, il sera bon de fixer une date et que cette date soit aussi rapprochée que possible. Vous connaissez ma pensée sur ce sujet ainsi que les circonstances qui m’ont conduit à cette résolution ; vous savez quels sont mes plans ou, plutôt, mes intentions pour l’avenir. Quand vous serez à la campagne, je vous écrirai plus longuement ; puisque lady Noël vous a invitée à Kirkby, vous pouvez y rester pour le moment, à moins que vous ne préfériez Seaham. Comme j’ai le plus pressant intérêt à licencier la maison, il est à désirer que la date de votre départ soit fixée le plus tôt possible ; mais, tout naturellement, vos désirs et vos convenances doivent être consultés avant tout. Il va sans dire que l’enfant vous accompagne. Il y a une voiture plus douce et plus sûre que le carrosse ; je vous en ai déjà parlé. Vous ferez là-dessus comme vous voudrez. »

Lady Byron se déclara prête à obéir et, en effet, le 15 janvier, elle quittait avec sa petite fille la maison où ils avaient vécu depuis plusieurs mois (13, Piccadilly) et où elle laissait derrière elle sa belle-sœur Augusta. Elle se rendait chez ses parens, à Kirkby Mallory. En route, elle adressa à son mari un billet amical ; et, arrivée à destination, elle lui en écrivit un autre qui commençait par : « Mon cher canard, » et qui était signé de son surnom familier : Pippin. Dans cette lettre, elle ne manquait pas d’adresser un tendre souvenir à sa chère Goose et donnait gaîment des nouvelles de miss. » Byron fut donc extrêmement surpris de recevoir, quelques jours plus tard, de Kirkby Mallory une glaciale missive dans laquelle sir Ralph Noël lui signifiait qu’en présence des faits qui avaient été portés à sa connaissance, il ne pouvait qu’approuver la résolution prise par sa fille d’obtenir une séparation. Le poète écrivit alors à sa femme une lettre convenable, émue et même touchante. Sans nier certains torts, il protestait qu’il n’avait jamais eu la pensée que lui attribuait son beau-père de « chasser » sa femme du domicile conjugal. Elle connaissait aussi bien que lui les motifs qui lui avaient fait désirer son éloignement momentané. Quand elle rentrerait chez elle, elle y serait toujours reçue avec la même affection. Byron la suppliait de dire si elle endossait la lettre écrite par son père et s’il avait réellement exprimé sa pensée en parlant de séparation. Lady Byron adressa sa réponse à Augusta. Oui, elle était pleinement d’accord avec son père dont la lettre traduisait ses propres intentions. Elle accompagnait cette déclaration des paroles les plus affectueuses pour Augusta envers qui elle gardait tous les sentimens d’une sœur et d’une amie.

Lady Byron prépara, avec l’assistance des siens, une liste des motifs sur lesquels elle appuyait sa demande en séparation. Cette liste contenait seize articles, dont quelques-uns étaient un peu vagues et les autres passablement mesquins. Le grand légiste auquel on les soumit, Lushington, opina pour une réconciliation. Alors lady Byron fit une nouvelle déclaration et, après l’avoir examinée, l’avocat fut d’avis qu’il ne lui serait jamais possible de reprendre la vie commune avec son mari. De quelle énormité l’avait-elle accusée ? Toutes sortes de bruits circulèrent à ce sujet. Les plus méchans évoquèrent le souvenir des orgies de Cambridge et de Newstead, en les embellissant de cent horreurs. Le gros du public se contenta de croire et de répéter que le poète avait fait de Drury Lane un sérail.

Byron avait encore tenté une démarche directe auprès de lady Byron, un appel à son cœur, mais sans le moindre succès. Il hésitait sur le parti à prendre, et il semble bien qu’autour de lui les avis étaient partagés. « Il faut transiger, disait Augusta ; il faut accepter un arrangement quelconque ; car, si l’affaire vient devant la justice, tout se découvrira et cela fera un éclat. » Ces derniers mots sont en français. Les amis de son frère, qui, peut-être, ne savaient pas le fond des choses, étaient d’un avis différent. Suivant eux, si Byron cédait, sans les connaître, aux imputations graves qu’on faisait peser sur lui, il paraîtrait, d’avance, les accepter comme bien fondées. Le poète se rendit à cet argument et fit savoir qu’il ne signerait la demande de séparation que si la partie adverse retirait d’abord et désavouait absolument les griefs exceptionnels. Cet arrangement fut accepté. On ne parla plus des accusations graves, des énormités ; du moins on n’en parla plus tout haut, et la séparation fut prononcée à l’amiable.

Aussitôt Byron quitta l’Angleterre pour n’y plus rentrer. Une heure après son départ, les huissiers envahissaient sa maison de Piccadilly et enlevaient les derniers meubles qui y restaient. Mais ils eurent peine à se consoler de n’avoir pu saisir la voiture qui avait emporté Byron. C’était une berline de voyage, construite sur le modèle de celle de Napoléon. Elle contenait un lit, une bibliothèque et une table pour les repas et pour le travail. Dans cette maison roulante, il parcourut les bords du Rhin, amassant ainsi des inspirations pour le troisième chant de Child Harold ; après quoi, il explora, avec Hobhouse, les sites de l’Oberland Bernois qui devaient fournir le cadre de Manfred. Je passe sous silence la liaison avec Jane Clairmont où son cœur n’eut point de pari, et les débauches de Venise : elles n’ont rien à voir avec le sujet qui nous intéresse. Je néglige, également, la liaison avec la Guiccioli, j’ai déjà dit pourquoi. Elle venait trop tard dans sa vie pour être aimée, Les dernières années de la vie de Byron n’appartiennent pas à l’amour. Ce qui en remplit à moitié le vide désespéré, c’est la tentative du poète pour se transformer en homme d’action. Carbonaro, puis phitellène, on parla un moment de le faire roi des Grecs et, tout en se défendant contre cette ambition qu’on lui soufflait, il en caressait peut-être une plus haute : le trône d’un empereur d’Orient. Chateaubriand l’avait hanté ; maintenant Napoléon l’obsédait. On sait à quoi aboutirent ces grands rêves. Il mourut de la fièvre à Missolonghi, sans avoir frappé un coup d’épée.

Dans tous ses actes, dans toutes ses paroles, on sent un regret nostalgique de la patrie et du home, uni à un besoin croissant de réhabilitation grandiose, comme s’il eut voulu fermer la bouche à ses détracteurs à force de gloire. Connut-il l’accusation portée contre lui par lady Byron, cette terrible chose écrite en toutes lettres dans le papier qui avait retourné les dispositions premières de Lushington ? Il a déclaré à des tiers n’en rien savoir. Sa conscience a dû, pourtant, le lui apprendre, s’il était coupable. Lorsqu’il était allé à Coppet en 1817, il avait laissé Mme de Staël faire une tentative pour opérer une réconciliation. À diverses reprises, il écrivit à sa femme des lettres polies, notamment lorsqu’elle perdit sa mère que, pourtant, il haïssait comme l’un des principaux auteurs de leur brouille. Peu de temps avant de mourir, il disait au capitaine Medwin : « J’ai le plus profond respect pour lady Byron. J’ai toujours été prêt, je suis encore prêt à me rapprocher d’elle si les circonstances rendent ce rapprochement possible. » Il avait tenu à peu près le même langage à lady Blessington. Sur son lit de mort, lorsqu’il sentait la fin toute proche, Trelawney l’entendit murmurer : « Ma fille ! Ma sœur !… » D’après le témoignage de son valet de chambre Fletcher, qui ne l’avait jamais quitté, le mourant ajouta à ces deux noms celui de sa femme. Il fit signe au valet de se tenir tout près de lui : « Vous étiez bien avec elle. Vous irez la trouver, vous lui direz… » il parla pendant quelques minutes, d’une façon inintelligible, puis il ajouta : « Vous lui répéterez tout cela. » — « Hélas ! mylord, dit Fletcher, je n’ai pas compris un seul mot. » Une expression navrée passa sur le visage du mourant et, de nouveau, il essaya de recommencer cette suprême confession. Mais sa voix s’éteignit avec sa pensée.


V

Qu’y avait-il dans ce papier que lady Byron avait remis à Lushington et qui avait produit sur le légiste une impression si profonde ? Nous n’en connaissons la teneur exacte que depuis six ans. Elle y affirmait que lord Byron avait été, avant le mariage, l’amant de sa sœur Augusta et qu’il avait peut-être continué de l’être après le mariage. Médora était le fruit de cet inceste. A quel moment l’affreux soupçon avait-il pénétré dans son esprit ? Quelle parole, quel geste l’avait fait naître ? Elle affirmait s’être efforcée de le chasser, mais il revenait malgré elle et lui glaçait l’âme. Elle n’avait pas oublié la scène qui avait eu lieu dans la berline immédiatement après son mariage, et les paroles de son mari, qu’elle n’avait point comprises, s’éclairaient d’une lueur sinistre. Lady Caroline Lamb ne craignait pas de dire tout haut que Byron était l’amant de sa sœur : qui sait si ce propos n’était pas arrivé jusqu’à la jeune femme ? D’ailleurs, Byron était plus acharné encore que ses pires ennemis à s’accuser lui-même. On l’avait entendu, devant témoins, soutenir en principe et justifier comme très innocent l’inceste du frère et de la sœur. Un autre jour, il avait dit : « Une femme doit me donner prochainement un enfant ; si c’est une fille, nous l’appellerons Médora. » Or, c’est précisément, comme on l’a vu, le nom donné à la petite fille qui était venue au monde, en avril 1814, à Six Mile Bottom. De tout cela était née une conviction profonde du crime, une certitude qui ne reposait encore sur aucune preuve, mais que confirmait, chaque jour, l’étrange attitude du poète et de sa sœur devant lady Byron.

Ici, plusieurs questions s’imposent : si elle était convaincue du fait, pourquoi cette longue et invraisemblable patience ? Pourquoi ces manifestations de tendresse envers sa belle-sœur, dont la trace demeure dans des lettres écrites de sa main et postérieures à la rupture ? Lady Byron expliquait les deux billets affectueux et badins, adressés à son mari aussitôt après l’avoir quitté en janvier 1816, par le doute où elle était alors, disait-elle, sur l’état mental de son mari. Peut-être n’avait-il plus conscience de ses actes. Elle avait donc provoqué une enquête secrète dont elle attendait le résultat. Le docteur Bailly l’ayant assurée que lord Byron était sain de corps et d’esprit et, par conséquent, pleinement responsable de toutes les transgressions morales qu’il avait pu ou qu’il pourrait commettre, elle s’était déterminée à agir.

Soit ! Mais pourquoi cette attitude persistante de sœur dévouée et reconnaissante envers Augusta ? Pourquoi ces quatorze ans d’étroite intimité ?

La réponse est très simple ; mais elle n’est guère à l’honneur de l’humanité en général et, en particulier, à l’honneur des hommes de loi. En effet, les avocats furent d’accord pour conseiller à la jeune femme de conserver envers Augusta toutes les apparences de l’amitié et, surtout, de maintenir avec elle ses relations épistolaires. Ils espéraient ainsi obtenir une confession écrite qui serait indispensable dans le cas où lord Byron réclamerait devant les tribunaux la garde de sa fille Ada, Mais, pour amener Augusta sur le terrain des confidences et des aveux, pour l’obliger, en quelque sorte, à parler de sa faute, il fallait que lady Byron parût travailler à sa conversion, qu’elle simulât un profond intérêt à sa rédemption morale par le repentir. Elle greffa donc sur l’hypocrisie qu’on lui soufflait une autre hypocrisie de son invention.

Augusta, de son côté, se cramponnait à cette fausse amitié comme à sa dernière ressource, comme au seul moyen qui pût la couvrir contre la médisance et le mépris public. Son attitude humble et passive envers lady Byron, inexplicable si elle est innocente, est déjà une preuve de sa culpabilité. Elle a peur de tout : peur de son mari, peur de sa belle-sœur dont elle connaît les vrais sentimens, peur de son frère qu’elle sait capable de toutes les folies, peur d’elle-même, enfin, car son cœur est engagé dans cette douloureuse histoire et il y a des heures où le sang fiévreux des Byron bouillonne dans ses veines. Dans ces momens-là, elle n’est pas loin de tout braver et d’aller rejoindre sur le continent son frère qui l’appelle et l’attend. Puis, la peur reprend le dessus. Il se mêle à ce roman, comme à toutes nos tragédies, une question d’argent qui finit par l’emporter. Son avenir et celui de ses enfans sont en jeu : s’il y a scandale public, elle perd, pour elle-même et pour eux, une grosse succession, sans compter d’autres espérances.

C’est une lecture vraiment douloureuse que cette correspondance où les deux femmes essaient, sans y réussir, de se tromper l’une l’autre ; l’une, cachant sa froide haine sous une pitié évangélique, l’autre inventant de vertueux motifs pour continuer son commerce épistolaire avec l’exilé. « Elle seule a de l’influence sur lui ; elle seule peut le ramener au bien, comme elle a déjà tenté de le faire. » Et elle rappelle à Anne Byron les innombrables circonstances où elle s’est interposée pour ramener la paix dans le ménage. Mais tous ces faux-fuyans, toutes ces excuses se heurtent à une volonté tenace. Elle communique à sa belle-sœur les lettres qu’elle écrit et celles qu’elle reçoit. Quand elle écrit à Byron, c’est, en quelque façon, sous la dictée de lady Byron. Dès l’été de 1816, elle laisse échapper l’aveu si impatiemment attendu. Le plus net est celui-ci qui se trouve dans une lettre du 17 septembre :

« Je serais heureuse que vous vissiez encore Mrs Villiers… Elle vous appelle mon ange gardien et je suis sûre que vous l’êtes, en effet… En ce qui touche une autre personne, elle s’exprime avec beaucoup de rancune et de violence, et c’est tout naturel, mais je crois qu’il vaut mieux ne pas répliquer un mot, quoique, en réalité, c’est moi qui suis le plus à blâmer, la seule vraiment inexcusable. Vous savez, n’est-ce pas, que je ferai tout pour expier, et vous m’aiderez ! »

Si cette lettre laissait encore quelque doute dans l’esprit, ce doute disparaîtrait en présence d’une autre lettre, écrite par Byron celle-là, et datée de Venise en 1819.

On ne peut, d’après certaines expressions qui n’ont rien d’équivoque, douter que la femme à laquelle il écrit lui ait appartenu à une heure quelconque de sa vie. Qui est-elle ? Son nom a été soigneusement effacé sur l’enveloppe, mais il y a une phrase dans la lettre qui ne peut s’appliquer qu’à une seule femme dans l’univers, et cette femme est la sœur de Byron. Faisant allusion à la tragique histoire de Paolo et de Francesca, sur laquelle il songeait à écrire, il laisse tomber ces mots : « Ils étaient bien coupables, moins que nous, cependant. » Cette lettre met fin à toute discussion.

Vers ce temps, la publication de Manfred ranima les rumeurs injurieuses. La passion du poète pour sa sœur s’y exprimait ou, plutôt, s’y affichait dans toute son intensité et défiait le monde avec une sorte de rage. Celle qui en était l’objet dut en être épouvantée, mais profondément émue. Autant que je puis me faire une idée sur le caractère de cette passion d’après les documens maigres et tronqués que j’ai à ma disposition, je me figure qu’elle fut d’abord une fantaisie sensuelle, mêlée à bien d’autres ; peu à peu elle grandit, irritée par l’absence et par le scandale qu’elle soulevait ; enfin elle atteignit son paroxysme de violence dans Manfred. Lorsqu’elle s’éteignit faute d’aliment, la puissance d’aimer s’éteignit avec elle dans le cœur de Byron.

En 1830, les deux femmes, n’ayant plus rien à redouter ni à espérer l’une de l’autre, se brouillèrent à propos de leurs intérêts pécuniaires. Mais, en 1842, un triste épisode les mit toutes deux en scène. Il s’agit de cette infortunée Médora dont la destinée forme un de ces romans que les Goncourt aimaient à écrire. Elle se trouvait, à quatorze ans, dans la maison d’une de ses sœurs mariée et alors en couches, lorsqu’elle fut séduite par son beau-frère. On leur pardonna : ils recommencèrent et, finalement, s’enfuirent ensemble sur le continent. Ils étaient sans ressources et traînèrent une existence misérable, las l’un de l’autre, sans pouvoir, semble-t-il, se quitter. Médora trouva un refuge momentané dans un couvent de Bretagne, puis retomba sous le joug. En 1840 (elle avait alors vingt-cinq ans), elle fit une nouvelle tentative pour reprendre sa liberté. Mrs Leigh ne pouvant ou ne voulant plus rien faire pour elle, l’idée lui vint de s’adresser à lady Byron. Celle-ci vint à Paris pour la voir, ainsi que son gendre et sa fille, lord et lady Lovelace. Elle lui accorda une petite pension, et il fut convenu que la jeune femme irait en vivre obscurément à Hyères, dont le doux climat était, disait-on, nécessaire à sa santé chancelante et à celle de sa petite fille. Cette générosité surprend un peu de la part de lady Byron, mais elle touche moins lorsqu’on apprend qu’elle s’en paya par le plaisir de faire connaître à la malheureuse créature le secret de sa naissance. D’ailleurs, elle mit à ses bienfaits des conditions si difficiles à observer qu’elles ne pouvaient manquer d’en limiter la durée. En effet Médora se lassa vite d’être internée à Hyères, sous la surveillance d’un couple de domestiques-espions. Elle rompit son ban et alla à Paris. Aussitôt sa pension fut supprimée et elle connut les extrémités de la misère. Elle consulta notre grand Berryer qui lui témoigna quelque intérêt, mais ne put que l’engager à faire tous ses efforts pour rentrer en grâce auprès de sa famille. Dans cette intention, elle se rendit à Londres, où elle recueillit quelques aumônes (le duc de Leeds, son oncle, lui envoya 5 livres sous-enveloppe), mais la porte de lady Byron et celle de Mrs Leigh demeurèrent closes devant elle.

A quelque temps de là, elle mourait de consomption, avant que la pauvreté et la souffrance eussent entièrement effacé cette beauté qu’on avait trop admirée dans son enfance. Sa petite-fille la rejoignit dans la tombe.

Lady Byron possédait, on l’a vu, un aveu de la faute, écrit de la main d’Augusta, et elle avait placé ce document dans les mains du chancelier d’Angleterre. Mais elle ne voulut pas mourir ou laisser mourir Augusta sans avoir essayé de lui arracher, devant témoin, une confession plus explicite. Une entrevue fut donc arrangée en 1851 et eut lieu en présence d’un clergyman nommé Robertson, qui était le directeur spirituel de lady Byron. Ce dut être un spectacle cruel que cette femme en cheveux blancs jetant à la face d’une autre vieille femme cette horrible accusation, si peu d’accord avec son apparence actuelle, et s’efforçant de lui faire raconter le crime commis quarante ans plus tôt. Cette fois, Mrs Leigh nia énergiquement et rejeta bien loin d’elle les pieuses exhortations au repentir qui lui étaient adressées.

Quelques mois après, Augusta Leigh rendait le dernier soupir à Brighton, dans le délaissement et la pauvreté.


VI

Comme on le pense, la conviction de son implacable ennemie n’avait pas été ébranlée par ses dénégations. Avant comme après cette scène, elle confia à diverses personnes le récit de ses épreuves conjugales. J’ai pu en compter douze : on peut juger par là combien le nombre en fut grand. Celle qui avait le moins de droit à ces confidences fut aussi celle qui en abusa. Je veux parler de Harriet Beecher Stowe, l’auteur, autrefois célèbre, de la Case de l’Oncle Tom. Les hommes de mon temps se rappelleront peut-être ce livre sur lequel, à l’âge où l’on n’est pas avare de ses larmes, on nous forçait à nous attendrir. Nous ne savions pas le mal que ce roman pouvait faire en posant d’une manière fausse la question de l’esclavage et combien il cachait de haines aveugles sous sa fade et doucereuse niaiserie.

Lorsque Mrs Stowe vint en Angleterre pour pousser son succès, lady Byron fut, parmi les membres de l’aristocratie britannique, une des rares personnes chez qui le cant de l’authoress américaine trouva de l’écho et de la sympathie. Leur bonté comme leur religion était faite à peu près du même métal : elles se comprirent immédiatement et devinrent amies. A un second voyage que fit Mrs Stowe en Angleterre, lady Byron lui fit, toujours « sous le sceau du secret, » le récit des événemens dont elle avait été le témoin et la victime. Mrs Stowe avait promis de se taire, mais, quelques années après la mort de lady Byron, lorsque Mme Guiccioli, veuve de son second mari, le marquis de Boissy, réunit en deux volumes ses souvenirs sur lord Byron, où elle accusait lady Byron d’avoir manqué, envers lui, d’intelligence et de sympathie, Mrs Stowe crut devoir venger la mémoire de son amie en publiant ce qu’elle appela The true Story of lady Byron. La conversation qu’elle avait eue avec cette dame y était noyée dans un long sermon. L’effet ne fut pas celui qu’elle attendait. La critique traita sévèrement ce pamphlet, qui fut jugé plus scandaleux qu’édifiant, et dont aucune preuve n’appuyait les révélations. Dans un volume intitulé Lady Byron vindicated, la famille fit désavouer Mrs Stowe, tout en admettant, tout en suggérant, comme une conclusion inévitable, la culpabilité d’Augusta, sans en fournir aucune preuve directe et positive. L’émotion causée par cet incident et par les mouvemens en sens divers auxquels il avait donné lieu se calma peu à peu et, à partir de 1870, le silence se fit autour de Byron : le silence de l’oubli plutôt que celui du respect. Sa gloire littéraire, pendant les années qui suivirent, n’a cessé de décliner, tandis que s’élevait, chaque jour plus haute et plus brillante, celle de Shelley. La position que, vivans, ils occupaient aux yeux de leurs contemporains, celle qu’ils s’accordaient à eux-mêmes est renversée et, s’ils revenaient au monde, ils trouveraient qu’ils ont échangé leurs places. Shelley serait peut-être le plus étonné des deux, car cet homme étrange appartenait à cette curieuse famille d’esprits : les orgueilleux modestes.

Quoi qu’il en soit, il semblait que nous n’eussions plus rien à apprendre sur Byron et qu’il ne nous restât aucune curiosité à son sujet, lorsque son petit-fils, lord Lovelace, a publié, en 1905, ce livre d’Astarté qui a, soudainement, ramené l’attention sur l’auteur de Don Juan. Astarté, le fantôme évoqué par le remords qui déchire l’âme de Manfred, c’est, on le devine, Augusta Leigh qui nous a apparu, au début de cette étude, sous des couleurs si différentes.

Le livre de lord Lovelace est pénible à lire, parce qu’il est écrit dans une note hautaine et agressive qui écarte la sympathie. Du moment qu’il prenait la plume et faisait le public juge de sa cause, il était tenu de se soumettre aux convenances élémentaires de notre métier ; il devait traiter avec quelques ménagemens ceux qui ont abordé ce sujet avant lui et qui l’ont abordé, je pense, en toute sincérité. Il a, d’ailleurs, cédé à la même tentation que les autres, en considérant tous les poèmes de Byron comme autant de confessions autobiographiques. À ce compte, on pourrait soutenir qu’il a galopé, avec Mazeppa, à travers la steppe sans limites, attaché à un cheval sauvage, ou qu’il a été enfermé, avec Bonnivard, dans le souterrain du château de Chillon, ou que, dans le harem du Sultan, il a été le héros de la scabreuse aventure nocturne introduite dans Don Juan. On sent combien cette manière de raisonner prête à l’erreur.

Mais, après avoir résisté le plus longtemps possible à ce livre déplaisant et à la thèse qu’il soutient, on est obligé, enfin, de se rendre aux « faits nouveaux » qui rendaient indispensable la révision de ce douloureux procès, et qui se trouvent relégués dans l’avant-dernier chapitre. Ce sont les lettres écrites par Augusta à lady Byron, notamment celle du 17 septembre 1816, que j’ai citée plus haut, et la lettre de Venise, dont j’ai donné une phrase caractéristique.

Profonde a été l’émotion causée par l’apparition d’Astarté, non seulement dans le monde littéraire, mais dans la haute société anglaise qui voyait quelques-uns de ses grands noms intéressés en cette affaire. L’attaque du petit-fils contre le grand-père devait, nécessairement, éveiller des contradictions. Augusta Leigh a trouvé un champion énergique et convaincu dans M. Richard Edgcumbe.

A la « légende de l’inceste, » née d’un propos de Caroline Lamb et couvée, pendant quarante ans, par l’imagination vindicative de lady Byron, il propose de substituer tout un roman, fait de conjectures, mais qui repose, cependant, sur quelques faits établis.

Donc, si nous en croyons M. Edgcumbe, pendant cet été de 1813 où nous avons vu Byron si étrangement nerveux et vibrant d’une passion dont l’objet restait invisible, il a revu Mary Chaworth. Elle était seule, malheureuse ; lui, il était beau, célèbre. Elle retrouvait, éblouissant de gloire et de génie, le petit amoureux, qu’elle avait autrefois écouté en souriant.

L’écolier de Harrow avait maintenant l’Angleterre à ses pieds. Ses paroles étaient des chants divins que les femmes recueillaient à genoux. Comme l’Amour à Psyché, il apparaissait à la pauvre solitaire d’Annesley dans un rayonnement de lumière qui l’aveuglait, qui la brûlait. Et elle lui aurait résisté ? Impossible !

Mais à peine eut-elle cédé, les scrupules reprenaient possession de cette âme étroite et timorée, et elle fut d’autant plus épouvantée de sa faute quelle sentit bientôt que cette faute devait avoir une conséquence. On s’imagine sa détresse, son désespoir : c’est l’écho de ce désespoir, suivant M. Edgcumbe, qui donne au journal de Byron un accent de folie, qui imprime à son cerveau une activité fiévreuse, à sa poésie je ne sais quel accent de violence sinistre. Ce qui l’agitait, ce qui bouleversait son âme jusque dans ses profondeurs, ce n’était pas, assurément, le remords d’avoir usurpé les droits d’un mari brutal, infidèle et jaloux, mais la douleur d’avoir introduit la tragédie dans une humble et tranquille existence, d’avoir exposé celle qu’il aimait à un danger, qu’elle était incapable, — il le savait, — de regarder en face.

Or, c’est ici qu’intervient la sœur dévouée. Elle sauvera Mary Chaworth en prenant l’enfant à son compte, comme s’il était né de son mariage avec le colonel Leigh. Elle ne réfléchit pas, elle ne veut pas réfléchir aux suites que peut entraîner pour elle une telle action ; elle ne sait pas que Byron a, un jour, laissé tomber, devant témoins, ce mot imprudent dont on fera plus tard une preuve de l’inceste : « Il y a, en ce moment, une femme qui est enceinte et dont l’enfant est mien. Si c’est une petite fille, je veux l’appeler Médora. » Elle ne prévoit rien de tout cela et s’applaudit d’avoir sauvé l’honneur d’une amie en épargnant un remords à son frère. Tout se passe bien, probablement avec la complicité du colonel Leigh. Dans les lettres que Byron échange avec sa sœur pendant l’été de 1814, on sent qu’il y a un secret entre eux et qu’ils s’entendent à demi-mot : « Mary Chaworth m’a écrit plusieurs lettres… L’amitié, rien que l’amitié ! » Augusta doit sourire en lisant cette ligne que, seule, elle peut comprendre. Enfin elle l’a décidé à se marier. C’est fait : Dieu soit loué ! Et elle respire plus librement : le danger est passé.

Hélas ! non, et la période qui suit sera la plus terrible, du moins pour elle.

Quant à Mary Chaworth, il n’y aura plus de bonheur pour elle. Lorsque l’éclatante rupture des deux époux force Byron à s’exiler, lorsque arrive jusqu’à elle un bruit vague des soupçons qui pèsent sur Augusta, sa faible raison se trouble et, pendant un an, elle est folle. Quand elle revient à la vie normale, elle est attristée, humiliée, écrasée sous le poids des souvenirs. Elle se réconcilie, en apparence, avec son mari. Que lui importe ! Byron meurt en 1824 et elle meurt comme lui, jeune encore, peut-être avec le secret espoir d’une réunion par-delà la tombe dans la contrée « où les fatigués se reposent, où les méchans perdent le pouvoir de nuire. »

Telle est l’histoire que nous raconte M. Edgcumbe et je voudrais qu’elle fût vraie. D’une créature insignifiante, comme nous semblait être Mary Chaworth, elle fait une intéressante victime, une vaincue de l’amour ; d’Augusta une martyre volontaire, car elle nous explique son silence obstiné et transforme en héroïsme son apparente lâcheté. Elle fait disparaître un crime de l’histoire humaine, elle rend à une noble et hautaine figure de poète son unité et sa grandeur. Il devient le héros d’un amour unique. Les mille et trois maîtresses s’évanouissent pour le laisser aux pieds d’une femme qu’il a possédée une heure et qu’il a aimée toute sa vie.

Oui, mais il y a la correspondance entre lady Byron et Mrs Leigh ; il y a, surtout, la lettre fatale, la phrase accusatrice qu’aucune interprétation ne peut supprimer, qu’aucune glose ne peut corriger ni atténuer, la phrase ineffaçable comme la tache de lady Macbeth. Et, pour emprunter la parole d’un poète moins grand, mais qui a bien connu, lui aussi, le mal d’aimer :


La mer y passerait sans laver la souillure,
Car l’abîme est immense et la tache est au fond.


AUGUSTIN FILON.

  1. Principaux ouvrages à consulter : Life of Lord Byron, par Thomas Moore. — Works edited by E. H. Coleridge, 7 vol. 1904. — Letters & Joumals of Lord Byron, edited by R. E. Prothero, 1901. — Comtesse Guiccioli, Byron jugé par les témoins de sa vie, 1868. — Harriet Beecher Stowe, The true history of Lady Byron. — Lady Byron vindicated, 1870. — Autobiography of Medora Leigh. — Lord Lovelace, Aslarte, 1905. — Richard Edgcumbe, Byron, the last phase, 1909, — Francis Gribble, The love affairs of Lord Byron, 1910.
  2. Le don de Newstead récompensait le zèle qu’avait mis le Byron d’alors à persécuter et à spolier les moines ; la pairie fut octroyée à un autre Byron sous Charles II pour payer sa complaisance conjugale en faveur du Roi.