Le Cyprès - L’Arrivée - L’Aveugle...

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POÉSIES


LE CYPRÈS


Si, plus doux, le parfum des roses dans le soir,
Au fond du jardin sombre où le silence écoute,
Se mêle au bruit plus frais de l’eau qui, goutte à goutte,
Déborde de la vasque et coule au réservoir ;

Si, dans l’ombre plus solennelle, je crois voir,
— Moi dont le long amour pensait te savoir toute,
O cher visage auquel un prestige s’ajoute, —
Ton regard plus profond, plus secret et plus noir,

C’est que j’évoque alors, auprès d’autres fontaines,
D’autres roses en fleurs, puissantes et lointaines,
Que Brousse ou que Damas colorent de leur sang,

Et qu’un charme nouveau, de là-bas, t’a suivie
Pour avoir entendu dans les nuits d’Orient
Le rossignol gémir sur les cyprès d’Asie.

L’ARRIVÉE


C’est le matin de la Mille et Unième Nuit…
Le navire léger glisse sur l’onde plane ;
La mer est transparente et l’air est diaphane ;
L’alcyon nous précède et le dauphin nous suit.

Sur Stamboul, que nos yeux connaîtront aujourd’hui,
Un brouillard vaporeux flotte, s’étend et plane ;
Les fuseaux des cyprès à des mains de sultane
En ont filé les fils d’argent où de l’or luit.

Ainsi nous apparut, ô Ville orientale,
Ton visage secret et souriant et pâle
Sous le voile subtil de l’aube et de l’été.

Comme Schéhérazade, ô toi, dont, belle encore,
Le Temps au sabre courbe épargna la beauté
Pour entendre ta voix lui parler à l’aurore !


L’AVEUGLE


Sa jeunesse jadis a vu naître l’aurore
Dans le ciel matinal et sur les calmes eaux,
Et le soleil, de ses rayons horizontaux,
Teindre de mille feux les ondes du Bosphore

Maintenant, devant lui, la foule au pas sonore
Passe invisiblement sans hâte ni repos,
Et ses yeux, sur le monde, à jamais se sont clos.
Son regard ne voit pas l’aumône qu’il implore.

Sur le grand pont qui joint Stamboul à Galata,
Pareil au Souvenir, chaque jour, il est là.
Si la ville, là-bas, est d’or ou d’hyacinthe,

Qu’importe ! Un rêve ardent remplit sa cécité
Car il conserve encor, vivante en sa beauté,
Constantinople au fond de sa prunelle éteinte !

SOUVENIRS D’ORIENT


Quand je ferme les yeux, ô souvenir, je vois
Une cour de mosquée où le pigeon roucoule
Et, sur le pavé blanc que bigarre la foule,
L’ombre d’un dôme rond et de minarets droits.

Puis c’est le bazar sombre et ses couloirs étroits
Et la boutique où s’offre à mon pied qui le foule
L’éclatante couleur d’un tapis qu’on déroule
Tandis que le marchand calcule sur ses doigts.

Je respire une odeur d’Orient où se mêle
La feuille de la rose au poil de la chamelle,
La graisse qui grésille et le café qui bout,

Et, sur ma langue avide et que le sucre allèche,
Il me semble, ô Damas, sentir encor le goût
De l’abricot confit et de la figue sèche !


LE CASQUE


Que bénie soit la tête qui porte ce casque,
Inscription du casque de Chah-Abbas I.
(British Museum).

Cinquième souverain des sultans Séfévides,
Chah-Abbas a régné sur la Perse. Il fut grand.
Son nom, entre les noms des princes de l’Iran,
N’est pas qu’un écho vain fait de syllabes vides,

Car il bâtit, pour défier les ans rapides,
Mesdjid-i-Chah, mosquée à quadruple liwan ;
Comme au palais d’Achref, au Tchar-Bag d’Ispahan,
Il vit fleurir la rose en ses jardins splendides…

Guerrier, son casque, avec couvre-nuque et nasal,
Montre damasquinée en son riche métal,
L’arabesque sans fin qui renaît d’elle-même,

Et, dans l’acier où l’or aux lettres resplendit,
On peut lire en relief des versets de poème,
L’un, entre autres, tiré du Bostan de Sâdi.


LES MÉDAILLES


Regarde. Dans l’argent, l’électrum ou l’airain,
Ou dans l’or pur, selon le pays ou la ville,
Tu peux voir — qu’y fixa la frappe indélébile —
Le symbole civique ou l’attribut divin.

Ces médailles, trésor que soupèse ta main,
Que leur relief soit fruste ou soit parfait leur style,
Pièces à fleur de coin de Grèce et de Sicile,
Pentadrachme, statère, obole, tout est vain.

Egine, Cos, Chalkis, Cyzique, Syracuse,
Tarente ! Le comptoir aujourd’hui les récuse ;
Le temps ne leur laissa que leur seule beauté ;

Si bien que leur métal pur comme un rythme d’ode
En porte encor, peut-être, avec plus de fierté,
L’Epi de Métaponte ou la Rose de Rhodes.


LE SALAIRE


Tout le jour, sur le flot du changeant Hellespont
Qui tantôt veut la rame et tantôt la voilure,
Pêcheur, fils de pêcheurs, il a sans un murmure,
Relevé les filets et lancé le harpon.

Au soleil, la sueur lui coula du menton ;
Plus d’une fois l’écaille écorcha sa peau dure,
Mais dans sa barque, au soir, s’entassent le silure,
La sole, le turbot, le rouget et le thon.

La nuit tombe. Il revient au port ; la brise est fraîche.
Il songe qu’à son poids on lui paiera sa pêche
D’un bon prix qui bientôt sonnera dans sa main,

Et, dans le ciel, il voit, luisante et métallique,
Déjà, comme un salaire à son travail marin,
Une lune d’argent se lever sur Cyzique.


MÉTAPONTE


Que celui-ci, pasteur, s’occupe de la tonte,
Que l’un soigne la ruche et l’autre le jardin,
Que tel taille la vigne et coupe le raisin,
Qu’un autre encor maîtrise un étalon qu’il dompte,

Que celui-là, du haut de la barque qu’il monte,
Lance le trident, triple ou le filet marin,
Aucun de nos travaux n’est inutile et vain
Et notre effort divers enrichit Métaponte !…

Moi, son rustique fils, et qui tiens l’aiguillon,
Je pousse la charrue et creuse le sillon
D’où la houle du blé déroulera sa nappe,

Et c’est moi qui lui donne, honneur du sol natal,
Pour l’inscrire en symbole aux pièces qu’elle frappe,
Le bel Epi qu’on voit au revers du métal.


LE CROISSANT


La poterne, dans la muraille, ouvre à l’abord
Sa voûte oblique et basse où le pavé résonne,
Et l’antique rempart que le créneau couronne
Veille toujours à pic sur la plaine et le port.

Le palais du Grand Maître est là, debout encor ;
Ici les Chevaliers dont l’Ordre l’environne
Ont leurs nobles logis qu’un blason écussonne.
L’héroïque passé survit en son décor.

Si l’épais bastion que la tour ronde flanque
N’a pas du joug haï sauvé la cité franque,
Rhodes, tu coûtas cher au vainqueur musulman,

Car, autour de tes murs, un vaste cimetière
S’incurve encore, comme un funèbre croissant
Où trente mille Turcs ont pourri dans la terre !


LE SPECTRE ROUGE


Tes os ne dorment pas au tombeau que Venise
Te dressa vainement, ô grand Patricien !
Il est vide. Tu ne gis pas en lieu chrétien,
O martyr qui connus le couteau qu’on aiguise !

L’épitaphe est pompeuse et noble. Qu’on la lise
Et l’on saura quel sort farouche fut le tien :
O deuil, Chypre tombée au pouvoir du païen,
Et ta mort héroïque à Famagouste prise !

Ici, dans son vieux port que son haut mur défend,
A la place où les Turcs t’ont écorché vivant,
Ecarlate et debout en ta chair torturée,

J’ai cru voir, Bragadin, rôder sur le rempart
Ton fantôme sans peau tendant sa main pourprée
Que léchait en pleurant le Lion de Saint-Marc.


URBIS GENIO


Urbis genio Johannes Darius.
(Inscription votive du Palais Dario.)

Venise ne t’a pas inscrit au Livre d’or
Parmi ses fils fameux dont la gloire y rayonne,
Dario, mais ton nom oriental résonne
Toujours, dans un écho de faste et de trésor,

Puisque, riche étranger venu de quelque port
De l’Archipel ou né sur la côte esclavonne,
Tu construisis, sans écusson qui le blasonne,
Ce palais, dont le Grand Canal est fier encor.

Grâce à lui, tu survis, car sa façade blanche
Montre en disques luisans, dans son marbre qui penche,
Le porphyre vineux et le vert serpentin,

Et l’on peut lire encor l’inscription latine
Par laquelle tu dédias son seuil marin
Au génie ondoyant de la ville marine.


JOUR DE VENT


Ce soir, le rude vent qui souffle de la mer
Est un passant bourru qui brusquement vous frôle ;
L’eau du canal s’irrite, et la lagune au môle
Pousse son onde forte et son flot plus amer.

Tout gronde, vibre, tremble, en ce fracas de l’air ;
La masure s’appuie au palais qui l’épaule,
Car l’antique Borée, échappé de sa geôle,
Gonfle l’Adriatique où le vaisseau se perd.

Jadis, quand l’ouragan hurlait à pleine bouche,
Ton Lion, ô Saint-Marc, anxieux et farouche,
Interrogeait les flots, de son regard d’airain,

Mais qu’importe, aujourd’hui, leur calme ou leur colère,
Venise n’attend plus à l’horizon marin
Le retour écumeux de ses rouges galères !


LA BELLE ALDA


Alda ta belhi e galanta.
(Vieille faïence italienne.)

Mon visage charmant, tendre et mélancolique,
Pour vous, je l’ai fait peindre, en toute la beauté
De son jeune printemps qui n’aura pas d’été,
En couleur, au fond d’un grand plat de majolique.

Lorsque je serai morte, — ainsi que vous l’indique
Le parchemin qui vous dira ma volonté, —
Placez-y, grappe à grappe, un raisin velouté,
L’amande souvent double et la grenade unique.

Amis, que ces beaux fruits que toucheront vos mains
Rappellent à vos cœurs des jeux déjà lointains !
Fut-il de plus doux fruit que ma bouche vivante ?

Et moi, je sourirai sous l’émail précieux
Et que décore la banderole où vos yeux
Liront qu’Alda fut belle et qu’Alda fut galante.


LE SURNOM


Francisco Maurocenio, Peloponnesiaco, adhic viventi.
(Inscription au monument du doge Francisco Morosini, dit le Poloponnèsiaque.)
 
Ce fut « vivant en cor » que Venise à ta gloire
Vota l’honneur du bronze et voulut, ô guerrier
Dont le bras lui conquit la terre du laurier,
Qu’à ton nom s’ajoutât le nom de ta victoire.

Afin de ne pas être ingrate à ta mémoire
Et sachant l’homme enclin à trop vite oublier,
Pendant que durait l’œuvre et vivait l’ouvrier,
Elle a payé sa dette et devancé l’Histoire.

C’est pourquoi, Francesco Morosini, tes yeux
T’ont pu voir dans l’airain civique, glorieux,
Tel que contre le Turc tu commandais l’attaque,

Et que, sur ta galère à quadruple fanal,
Doge au noble surnom, Peloponnèsiaque,
Tu serrais à ton poing le lourd bâton ducal !


L’ADIEU


« Elle se déclara fort contente de son séjour à Venise, et quand elle en partit, nous l’accompagnâmes jusqu’à Vérone. »
(Chronique de Baldassaro Aldramin.)

Que leur aurez-vous dit de la ville aux beaux noms
Qui fait Zani, de Jean, et, de Louis, Alvise,
Et dont notre mémoire à nos yeux divinise
Le prestige émouvant où nous nous enivrons ?

Le marbre noblement y résonne aux talons,
Se dispose en façade et se découpe en frise
Et, d’un vol sans essor en l’air bleu qui l’irise,
Unit des ailes d’aigle à des corps de lions,

Vous avez parcouru la Ville inextricable,
Si belle en ses canaux que la lagune ensable,
Et, de tant de beauté, n’emporterez-vous pas,

Dans un long souvenir d’ardeur et de mollesse,
Ce doux regret, mêlé de désir, qu’au cœur laisse
Le charme d’un amour qu’on ne satisfait pas ?


L’ABSENCE


Dans la chambre déserte, auprès de l’âtre éteint,
Où l’air silencieux a l’odeur de l’absence,
Je viens lire, l’esprit plein d’espoir et de transe,
Chaque lettre de toi qu’apporte le matin ;

Le timbre qui la marque est d’un pays lointain.
Mais que me font le temps, l’espace et la distance ?
Le papier parle, rit, soupire, pleure, pense ;
Un fantôme s’esquisse au miroir incertain.

O miracle ! Le feu sous la cendre vermeille
Renaît ; la flamme luit, palpite, se réveille.
Il me semble t’entendre et que je te revois,

Car, par un cher prestige où mon cœur s’émerveille,
La lettre, le miroir, me rendent à la fois
L’écho de ton image et l’ombre de ta voix.

LE CLOITRE


Jadis, quelque rustique et pieux jardinier,
Bêche en main, au soleil inclinant sa tonsure,
A décoré de fleurs et planté de verdure
Ce doux jardin qu’enclôt le cloître familier.

Depuis, enguirlandant l’arcade et le pilier,
A l’abri du vent brusque et de la bise dure,
Du parterre natal jusques à la voussure,
A grimpé le lierre et grandi le rosier.

Mon amour est pareil au jardin de ce cloître
Solitaire où le temps, qui détruit tout, fait croître
Plus vivace la fleur et plus fort le rameau,

Car, à chaque printemps, je vois ma vie éclose,
En son même parfum éternel et nouveau,
Au rosier plus nombreux, d’une plus haute rose.


HENRI DE REGNIER.