Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 12

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Librairie nouvelle (p. 76-82).


CHAPITRE XII

DESCRIPTION D’UNE PARTIE DE L’INCONNU


Antonin Goulard quitta le petit groupe des demoiselles, car il s’y trouvait, outre mademoiselle Berton, fille du receveur des contributions, jeune personne insignifiante, qui jouait le rôle de satellite auprès de Cécile et d’Ernestine, mademoiselle Herbelot, la sœur du second notaire d’Arcis, vieille fille de trente ans, aigre, pincée et mise comme toutes les vieilles filles. Elle portait, sur une robe en alépine verte, un fichu brodé dont les coins, ramenés sur la taille par devant, étaient noués à la mode qui régnait sous la Terreur.

— Julien, dit le sous-préfet dans l’antichambre à son domestique, toi qui as servi pendant six mois à Gondreville, tu sais comment est faite une couronne de comte ?

— Il y a des perles sur les neuf pointes.

— Eh bien ! donne un coup de pied au Mulet et tâche d’y donner un coup d’œil au tilbury du monsieur qui y loge ; puis viens me dire ce qui s’y trouvera peint. Enfin fais bien ton métier, récolte tous les cancans… Si tu vois le petit domestique, demande-lui à quelle heure monsieur le comte peut recevoir le sous-préfet demain, dans le cas où tu verrais les neuf pointes à perles ; ne bois pas, ne cause pas, reviens promptement, et quand tu seras revenu, fais-moi-le savoir en te montrant à la porte du salon…

— Oui, monsieur le sous-préfet.

L’auberge du Mulet, comme on l’a déjà dit, occupe sur la place le coin opposé à l’angle du mur de clôture des jardins de la maison Marion, de l’autre côté de la route de Brienne. Ainsi, la solution du problème devait être immédiate. Antonin Goulard revint prendre sa place auprès de mademoiselle Beauvisage.

— Nous avions tant parlé hier, ici, de l’étranger, disait alors madame Mollot, que j’ai rêvé de lui toute la nuit…

— Ah ! ah ! dit Vinet, vous rêvez encore aux inconnus, belle dame ?

— Vous êtes un impertinent ; si je voulais, je vous ferais rêver de moi ! répliqua-t-elle. Ce matin donc, en me levant…

Il n’est pas inutile de faire observer que madame Mollot passe à Arcis pour une femme d’esprit, c’est-à-dire qu’elle s’exprime si facilement, qu’elle abuse de ses avantages. Un Parisien, égaré dans ces parages comme l’était l’inconnu, l’aurait peut-être trouvé excessivement bavarde.

— … Je fais, comme de raison, ma toilette, et je regarde machinalement devant moi !…

— Par la fenêtre… dit Antonin Goulard.

— Mais oui, mon cabinet de toilette donne sur la place. Or, vous savez que Poupart a mis l’inconnu dans une des chambres dont les fenêtres sont en face des miennes…

— Une chambre, maman ! dit Ernestine. Le comte occupe trois chambres ! Le petit domestique, habillé tout en noir, est dans la première. On a fait comme un salon de la seconde, et l’inconnu couche dans la troisième.

— Il a donc la moitié des chambres du Mulet ? dit mademoiselle Herbelot.

— Enfin, mesdemoiselles, qu’est-ce que cela fait à sa personne ? dit aigrement madame Mollot, fâchée d’être interrompue par les demoiselles. Il s’agit de sa personne.

— N’interrompez pas l’orateur, dit Olivier Vinet.

— Comme j’étais baissée…

— Assise, dit Antonin Goulard.

— Madame était comme elle devait être, reprit Vinet, elle faisait sa toilette et regardait le Mulet !…

En province, ces plaisanteries sont prisées, car on s’est tout dit depuis trop longtemps pour ne pas avoir recours aux bêtises dont s’amusaient nos pères avant l’introduction de l’hypocrisie anglaise, une de ces marchandises contre lesquelles les douanes sont impuissantes.

— N’interrompez pas l’orateur, dit en souriant mademoiselle Beauvisage à Vinet avec qui elle échangea un sourire.

— Mes yeux se sont portés involontairement sur la fenêtre de la chambre où la veille s’était couché l’inconnu, je ne sais pas à quelle heure, par exemple, car je ne me suis endormie que longtemps après minuit… J’ai le malheur d’être unie à un homme qui ronfle à faire trembler les planchers et les murs… Si je m’endors la première, oh ! j’ai le sommeil si dur que je n’entends rien, mais si c’est Mollot qui part le premier, ma nuit est flambée…

— Il y a le cas où vous partez ensemble ! dit Achille Pigoult qui vint se joindre à ce joyeux groupe. Je vois qu’il s’agit de votre sommeil…

— Taisez-vous, mauvais sujet ! répliqua gracieusement madame Mollot.

— Comprends-tu ? dit Cécile à l’oreille d’Ernestine.

— Donc, à une heure après minuit, il n’était pas encore rentré ! dit madame Mollot.

— Il vous a fraudée ! Rentrer sans que vous le sachiez ! dit Achille Pigoult. Ah ! cet homme est très-fin, il nous mettra tous dans un sac, et nous vendra sur la place du Marché !

— À qui ? demanda Vinet.

— À une affaire ! À une idée ! À un système ! répondit le notaire à qui le substitut sourit d’un air fin.

— Jugez de ma surprise, reprit madame Mollot, en apercevant une étoffe d’une magnificence, d’une beauté, d’un éclat… Je me dis : il a sans doute une robe de chambre de cette étoffe de verre que nous sommes allés voir à l’Exposition des produits de l’industrie. Alors je vais chercher ma lorgnette, et j’examine… Mais bon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?… Au-dessus de la robe de chambre, là où devrait être la tête, je vois une masse énorme, quelque chose comme un genou… Non, je ne peux pas vous dire quelle a été ma curiosité !…

— Je le conçois, dit Antonin.

— Non, vous ne le concevez pas, dit madame Mollot, car ce genou…

— Ah ! je comprends, dit Olivier Vinet en riant aux éclats, l’inconnu faisait aussi sa toilette, et vous avez vu ses deux genoux…

— Mais non ! s’écria madame Mollot, vous me faites dire des incongruités. L’inconnu était debout, il tenait une éponge au-dessus d’une immense cuvette, et vous en serez pour vos mauvaises plaisanteries, monsieur Olivier. J’aurais bien reconnu ce que vous croyez…

— Oh ! reconnu, madame, vous vous compromettez !… dit Antonin Goulard.

— Laissez-moi donc achever, dit madame Mollot. C’était sa tête ! il se lavait la tête, il n’a pas un seul cheveu…

— L’imprudent ! dit Antonin Goulard. Il ne vient certes pas ici avec des idées de mariage. Ici, pour se marier, il faut avoir des cheveux… C’est très-demandé.

— J’ai donc raison de dire que notre inconnu doit avoir cinquante ans. On ne prend guère perruque qu’à cet âge. Et en effet, de loin, l’inconnu, sa toilette finie, a ouvert sa fenêtre ; je l’ai revu muni d’une superbe chevelure noire, et il m’a lorgnée quand je me suis mise à mon balcon. Ainsi, ma chère Cécile, vous ne prendrez pas ce monsieur-là pour héros de votre roman.

— Pourquoi pas ? les gens de cinquante ans ne sont pas à dédaigner, quand ils sont comtes, reprit Ernestine.

— Il a peut-être des cheveux, dit malicieusement Olivier Vinet, et alors il serait très-mariable. La question serait de savoir s’il a montré sa tête nue à madame Mollot, ou…

— Taisez-vous, dit madame Mollot.

Antonin Goulard s’empressa de dépêcher le domestique de madame Marion au Mulet, en lui donnant un ordre pour Julien.

— Mon Dieu ! que fait l’âge d’un mari ? dit mademoiselle Herbelot.

— Pourvu qu’on en ait un, ajouta le substitut qui se faisait redouter par sa méchanceté froide et ses railleries.

— Mais, répliqua la vieille fille, en sentant l’épigramme, j’aimerais mieux un homme de cinquante ans, indulgent et bon, plein d’attention pour sa femme, qu’un jeune homme de vingt et quelques années qui serait sans cœur, dont l’esprit mordrait tout le monde, même sa femme.

— Ceci, dit Olivier Vinet, est bon pour la conversation, car pour aimer mieux un quinquagénaire qu’un adulte, il faut les avoir à choisir.

— Oh ! dit madame Mollot pour arrêter cette lutte de la vieille fille et du jeune Vinet qui allait toujours trop loin : quand une femme a l’expérience de la vie, elle sait qu’un mari de cinquante ans ou de vingt-cinq ans, c’est absolument la même chose quand il n’est qu’estimé… L’important dans le mariage, c’est les convenances qu’on y cherche. Si mademoiselle Beauvisage veut aller à Paris, y faire figure, et à sa place je penserais ainsi, je ne prendrais certainement pas mon mari dans la ville d’Arcis… Si j’avais eu la fortune qu’elle aura, j’aurais très-bien accordé ma main à un comte, à un homme qui m’aurait mise dans une haute position sociale, et je n’aurais pas demandé à voir son extrait de naissance.

— Il vous eût suffi de le voir à sa toilette, dit tout bas Vinet à madame Mollot.

— Mais le roi fait des comtes, madame ! vint dire madame Marion qui depuis un moment surveillait le cercle des jeunes filles.

— Ah ! madame, répliqua Vinet, il y a des jeunes filles qui aiment les comtes faits…

— Eh bien ! monsieur Antonin, dit alors Cécile en riant du sarcasme d’Olivier Vinet, nos dix minutes sont passées, et nous ne savons pas si l’inconnu est comte.

— Le gouvernement doit être infaillible ! dit Olivier Vinet en regardant Antonin.

— Je vais tenir ma promesse, répliqua le sous-préfet en voyant apparaître à la porte du salon la tête de son domestique.

Et il quitta de nouveau sa place près de Cécile.

— Vous parlez de l’étranger, dit madame Marion. Sait-on quelque chose sur lui ?

— Non, madame, répondit Achille Pigoult ; mais il est, sans le savoir, comme un athlète dans un cirque, le centre des regards de deux mille habitants. Moi, je sais quelque chose, ajouta le petit notaire.

— Ah ! dites, monsieur Achille ? demanda vivement Ernestine.

— Son domestique s’appelle Paradis !…

— Paradis, s’écria mademoiselle Herbelot.

— Paradis ! ripostèrent toutes les personnes qui formaient le cercle.

— Peut-on s’appeler Paradis ? demanda madame Herbelot en venant prendre place à côté de sa belle-sœur.

— Cela tend, reprit le petit notaire, à prouver que son maître est un ange, car lorsque son domestique le suit… vous comprenez…

— C’est le chemin du Paradis ! Il est très-joli, celui-là, dit madame Marion qui tenait à mettre Achille Pigoult dans les intérêts de son neveu.