Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 04

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Librairie nouvelle (p. 138-142).


CHAPITRE IV

LA COMTESSE RENÉE DE L’ESTORADE À MADAME OCTAVE DE CAMPS


Paris, février 1839.

Rien de mieux vu que tout ce que vous m’écrivez, chère madame ; ce qui était en effet très-probable, c’est qu’à la prochaine rencontre, mon fâcheux ne marchanderait pas à m’aborder. Son héroïsme lui en donnait le droit et la plus simple politesse lui en faisait un devoir. Sous peine d’être tenu pour le plus gauche des soupirants, il devait venir s’enquérir auprès de moi des suites qu’avait pu avoir pour la santé de Naïs et pour la mienne l’accident dans lequel il était intervenu.

Mais, contre toutes les prévisions, s’obstinât-il à ne pas descendre de son nuage, sous l’inspiration de votre judicieux conseil, mon parti était résolûment pris. La montagne ne venant pas à moi, je m’en allais à la montagne ; comme Hippolyte dans le récit de Théramène, je poussais droit au monstre et lui tirais à bout portant ma reconnaissance.

Comme vous, chère madame, j’en étais venue à comprendre que le côté vraiment dangereux de cette sotte obsession, c’était sa durée et l’éclat tôt ou tard inévitable dont elle me menaçait.

Mes domestiques, mes enfants pouvant d’un moment à l’autre être mis dans le secret ; les fâcheux commentaires auxquels il m’exposait s’il était surpris par des étrangers ; mais par-dessus tout, l’idée de cette ridicule intrigue venant à être éventée par monsieur de l’Estorade, et le poussant à des extrémités que sa tête méridionale et les souvenirs de son passé militaire ne me faisaient que trop deviner ; tout cela m’avait animée à un tel point que je ne saurais dire, et votre programme lui-même eût été dépassé.

Non-seulement j’acceptais la nécessité de parler à ce monsieur la première ; mais sous le spécieux prétexte que mon mari entendait bien aller le remercier chez lui, je le mettais dans la nécessité de me décliner son nom et sa demeure ; puis, pour peu qu’il fût un personnage sortable, dès le lendemain je lui adressais une invitation à dîner, décidée que j’étais ainsi à enfermer le loup dans la bergerie.

Après tout, où était le danger ?

S’il avait seulement l’ombre du sens commun, en voyant toute ma façon d’être avec monsieur de l’Estorade, ma passion forcenée pour mes enfants, comme vous l’appelez plaisamment ; en un mot, toute la sage économie de mon intérieur, ne devait-il pas reconnaître la vanité de son insistance ? Dans tous les cas, qu’il s’acharnât ou non, ses ardeurs perdaient toujours leur dangereux caractère de plein vent. Si je devais être encore obsédée, je le serais du moins à domicile et n’aurais plus affaire qu’à une de ces entreprises courantes auxquelles, du plus au moins, nous sommes toutes exposées ; et, au fait, ces pas glissants, on finit toujours par en sortir à son honneur pour peu que l’on soit sérieusement honnête femme et que l’on ait quelque ressource dans l’esprit.

Ce n’est pas qu’en réalité ce parti ne me coûtât beaucoup. Le moment critique arrivé, je n’étais pas du tout sûre d’être pourvue de l’aplomb nécessaire pour prendre la situation de très-haut, ainsi qu’il la fallait prendre. Néanmoins, j’étais fermement résolue ; et, vous me connaissez, ce que j’ai une fois arrêté, je l’exécute.

Eh bien ! chère madame, tout ce beau plan, tous mes frais de courage, comme tous vos frais de prévision, auront été en pure perte.

Depuis votre dernière lettre, le médecin m’a mis la bride sur le cou ; je suis donc sortie plusieurs fois, toujours majestueusement flanquée de mes enfants, pour que leur présence, dans le cas où j’aurais été forcée d’aborder la première, servît à corriger la crudité de ma démarche ; mais, du coin de l’œil, j’ai eu beau regarder à tous les points de l’horizon, rien, absolument rien, ne m’est apparu qui ressemblât à un sauveur ou à un amoureux.

Que vous semble, madame, de cette nouvelle attitude ? Tout à l’heure je parlais de pousser au monstre. Ce monsieur, en effet, voudrait-il se donner les airs d’en être un, et de l’espèce la plus dangereuse ?

Cette absence, comment l’interpréter ? Admirable de clairvoyance et de perspicacité, aurait-il flairé le piège où nous comptions le prendre, et se tiendrait-il prudemment à distance ? Serait-ce plus profond que cela ? Cet homme dans lequel je ne voulais pas reconnaître une ombre d’élégance, pousserait-il le raffinement et la délicatesse jusqu’à sacrifier sa fantaisie à la crainte de gâter sa belle action ?

Mais, sur ce pied, il y aurait vraiment à compter avec lui et, mon cher monsieur de l’Estorade, il faudrait bien y prendre garde ! Savez-vous que la rivalité d’un homme à si beaux sentiments finirait par être plus menaçante qu’elle n’en avait l’air au premier coup d’œil ?

Vous le voyez, chère madame, je tâche à être gaie, mais je crois qu’au fond je chante parce que j’ai peur. Cette retraite si habile et si peu attendue me jette dans des rêveries infinies ; ces rêveries confinent à d’autres idées et à d’autres remarques que d’abord j’avais traitées légèrement, et dont il faut bien pourtant vous entretenir, puisqu’on ne peut voir la fin de ce souci.

Le sentiment que je puis avoir pour cet homme, vous ne le mettez pas en doute. Il a sauvé ma fille, cela est vrai, mais uniquement pour que je lui eusse une obligation. En attendant, il bouleverse mes plus chères habitudes : il faut que je laisse sortir sans moi mes pauvres enfants ; je ne vais plus à l’église quand je le veux, car, jusqu’au pied des autels, il a l’insolence de s’interposer entre Dieu et moi ; enfin, il a altéré cette sérénité absolue d’idées et de sentiments qui, jusqu’ici, avait été la joie et l’orgueil de ma vie.

Mais tout en m’étant insupportable et odieux, ce persécuteur exerce sur moi une sorte de magnétisme qui me trouble. Avant de l’avoir aperçu je le sens à mes côtés. Son regard pèse sur moi sans rencontrer mes yeux. Il est laid, mais sa laideur a quelque chose d’énergique et de puissamment accentué qui fait qu’on se souvient de lui, et qu’on se sent disposé à lui prêter de fortes et énergiques facultés. Aussi quoi qu’on fasse, ne peut-on s’empêcher de l’avoir dans sa pensée. Maintenant il me semble m’avoir dégrevée de sa présence. Eh bien ! cela est-il à dire ? J’éprouve comme un vide, vous savez, ce vide qui se fait à l’oreille quand vient à cesser un bruit aigu et pénétrant par lequel elle a été longtemps tourmentée.

Ce que je vais ajouter vous paraître une grande enfance ; mais est-on maîtresse de ces mirages de l’imagination ?

Je vous ai bien souvent parlé de mes grands débats avec Louise de Chaulieu, relativement à la manière dont les femmes doivent prendre la vie. Je lui disais, moi, que la passion dont elle ne cessait de poursuivre l’infini était quelque chose de désordonné et de mortel au bonheur. Et elle de me répondre : « Tu n’as pas aimé, ma chérie ; l’amour comporte un phénomène si rare qu’on peut vivre toute sa vie sans rencontrer l’être auquel la nature a départi le pouvoir de nous rendre heureuses. Dans un jour de splendeur, vienne à se trouver un être qui réveille ton cœur de son sommeil, que tu parleras alors sur un autre ton ! » (Voir les Mémoires de deux jeunes mariées.)

Chère madame, les paroles de ceux qui vont mourir sont devenues prophétiques. Si cet homme, mon Dieu ! allait être le tardif serpent dont Louise avait l’air de me menacer !

Que jamais il puisse m’être tout à fait dangereux ; qu’il lui soit donné de me faire manquer à mes devoirs, ce n’est pas là sans doute ce qui est à craindre, et je me sens forte contre de telles extrémités. Mais je n’ai pas, comme vous, chère madame, épousé un homme que mon cœur ait choisi. Ce fut seulement à force de patience, de volonté et de raison, que je parvins à édifier l’austère et solide attachement qui m’unit à monsieur de l’Estorade. Ne dois-je donc pas m’épouvanter même à l’idée d’une distraction menaçant de porter atteinte à ce sentiment, et n’est-ce point une vraie misère que ma pensée incessamment divertie sur un autre homme, fut-ce même pour le détester ?

Je vous dirai, comme Monsieur, frère de Louis XIV, qui souvent apportait à sa femme ce qu’il venait d’écrire en la priant de le lui déchiffrer. Voyez clair pour moi, chère madame, dans mon cœur et dans mon esprit, dissipez les brouillards, calmez les tiraillements contraires, flux et reflux de volonté, que cette aventure ne cesse de soulever en moi. N’est-ce pas, ma pauvre Louise se trompait ? et je ne suis pas une femme sur laquelle il y ait prise du côté de l’amour ? L’homme qui, dans un jour de splendeur, peut prétendre à me rendre heureuse, c’est mon Armand, c’est mon René, c’est ma Naïs, ces trois anges pour lesquels et par lesquels j’ai vécu jusqu’ici, et il n’y aura jamais pour moi, je le sens bien, d’autre passion !