Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 05

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Librairie nouvelle (p. 143-151).


CHAPITRE V

LA COMTESSE DE L’ESTORADE À MADAME OCTAVE DE CAMPS


Paris, mars 1839.

Vers 1820, dans la même semaine, le collège de Tours, pour parler le langage technique de mon fils Armand, se recruta de deux nouveaux.

L’un était d’une charmante figure, l’autre aurait pu passer pour laid, si la santé, la franchise et l’intelligence épanouies sur son visage n’y avaient compensé l’inélégance et l’irrégularité des traits.

Ici vous m’arrêtez, chère madame, et vous me demandez si j’ai donc vu la fin de ma grande préoccupation, que je sois ainsi en humeur de vous adresser un roman-feuilleton ?

Au contraire, et sans en avoir l’air, le début qui vous étonne n’est qu’une suite et continuation de mon aventure. Veuillez donc me prêter attention et ne pas m’interrompre ; cela dit, je reprends.

Presque aussitôt engagés, ces deux enfants se lièrent d’une étroite amitié ; il y avait à leur intimité plus d’une bonne raison.

L’un, le plus beau, était rêveur, contemplatif et même un peu élégiaque ; l’autre, ardent, impétueux et toujours prêt à l’action. C’étaient donc deux natures qui se complétaient l’une par l’autre ; combinaison sans prix pour toute liaison qui prétend à durer.

Tous deux d’ailleurs avaient un même accroc à leur naissance ; fils de la fameuse lady Brandon, le rêveur était un enfant adultérin. Il s’appelait Marie-Gaston, ce qui n’est presque pas un nom.

Né de père et de mère inconnus, l’autre s’appelait Dorlange, ce qui n’est pas un nom du tout. Dorlange, Valmon, Volmar, Derfeuil, Melcourt, on ne trouve des gens pour s’appeler ainsi qu’au théâtre, et encore dans le vieux répertoire, où ils sont allés rejoindre Arnolphe, Alceste, Clitandre, Damis, Éraste, Philinte et Arsinoé.

Une autre raison pour ces pauvres mal nés de se serrer chaudement l’un contre l’autre, c’était le cruel abandon auquel ils se sentaient livrés.

Pendant sept mortelles années que durèrent leurs études, pas un seul jour, même à l’époque des vacances, la porte de leur prison ne s’ouvrit pour eux. De loin en loin, Marie-Gaston recevait la visite d’une vieille domestique, qui avait servi sa mère. C’était par les mains de cette femme que se payaient les quartiers de sa pension. Celle de Dorlange s’acquittait au moyen de fonds très-régulièrement faits chaque trimestre par une voie inconnue chez un banquier de Tours. Une chose à noter, c’est que les semaines du jeune écolier avaient été fixées au chiffre le plus élevé que permît le règlement du collège ; d’où la conclusion que ses parents anonymes devaient être des gens aisés. Grâce à cette supposition, mais surtout grâce à l’emploi généreux qu’il faisait de son argent, Dorlange, parmi ses camarades, était arrivé à une certaine considération, que d’ailleurs il aurait bien su, au besoin, se ménager à la force du poignet ; mais, tout bas, on n’en faisait pas moins la remarque que jamais personne ne l’avait fait demander au parloir, et que, hors de l’enceinte de la maison, pas une âme n’avait paru s’intéresser à lui.

Ces deux enfants, qui devaient être un jour des hommes distingués, furent des écoliers médiocres. Sans se montrer indociles ou paresseux, comme ils ne se savaient pas de mères à faire heureuses de leurs succès, que leur importaient les couronnes de la fin de l’année ? Ils avaient leur manière d’étudier à eux. Dès l’âge de quinze ans, Marie-Gaston était à la tête d’un volume de vers, satires, élégies, méditations, plus deux tragédies. Les études de Dorlange, lui, le poussaient à voler des bûches ; avec son couteau, il y taillait des vierges, des grotesques, des maîtres d’études, des saints, des grenadiers de la vieille garde et, plus secrètement, des Napoléons.

En 1827, leurs classes achevées, les deux amis quittèrent ensemble le collège et furent dirigés sur Paris. D’avance, une place avait été ménagée à Dorlange dans l’atelier de Bosio, et à dater de ce moment, une allure peu fantastique va se marquer dans l’occulte protection qui planait sur lui.

En débarquant dans la maison dont, au moment de son départ, le proviseur du collège lui avait remis l’adresse, il trouva un petit appartement coquettement meublé. Sous la cage de la pendule une grande enveloppe, portant son nom, avait été placée de manière à frapper tout d’abord ses yeux.

Sous cette enveloppe il trouva un billet écrit au crayon, qui portait ces seuls mots :

« Le lendemain de l’arrivée à Paris, se rendre à huit heures précises du matin au jardin du Luxembourg, allée de l’Observatoire, quatrième banc à droite à partir de la grille. Cette prescription est de rigueur ; ne pas y manquer. »

Exact, on peut le croire, à ce rendez-vous, Dorlange n’y fut pas longtemps sans être abordé par un petit homme de deux pieds de haut, qu’à son énorme tête, couronnée d’une immense chevelure, à son nez, à son menton et à ses jambes crochues, on pouvait prendre pour un échappé des Contes d’Hoffmann. Sans mot dire, car, à tous ses autres avantages physiques, ce galant messager joignait celui d’être muet et sourd, il remit au jeune homme une lettre et une bourse. La lettre disait que la famille de Dorlange le voyait avec plaisir se destiner aux beaux-arts. On l’engageait à travailler vaillamment et à bien profiter des leçons du grand maître sous la direction duquel il était placé. On espérait qu’il vivrait sagement ; dans tous les cas, on aurait l’œil sur sa conduite. Mais on voulait aussi qu’il ne fût privé d’aucun des amusements honnêtes qui convenaient à son âge. Pour ses besoins, comme pour ses plaisirs, il pouvait compter sur une somme de vingt-cinq louis qui, tous les trois mois, lui serait remise au même lieu par le même homme. Au sujet de cet intermédiaire, défense expresse de le suivre quand il se retirerait après sa commission faite. Pour le cas de manquement direct ou indirect à cette injonction, la pénalité était très grave : elle n’allait rien moins qu’à la suppression de tout subside et à la menace d’un abandon absolu.

Vous souvient-il, chère madame, qu’en 1831 je vous entraînai à l’école des Beaux-Arts, où se faisait alors l’exposition du concours pour le grand prix de sculpture ? Le sujet de ce concours m’avait été au cœur : Niobé pleurant ses enfants.

Vous souvient-il aussi de mon indignation en présence de l’œuvre d’un des concurrents, autour de laquelle la foule se pressait si compacte qu’à peine nous pûmes nous en approcher ? L’insolent ! il avait osé prendre le sujet en moquerie ! Sa Niobé, il fallut bien en convenir avec vous et avec le public, était admirablement touchante de beauté et de douleur ; mais avoir imaginé de représenter les enfants sous la forme de petits singes, étendus sur le sol dans les attitudes les plus variées et les plus grotesques, quel déplorable abus du talent !

Vous aviez beau me faire remarquer que ces petits singes étaient ravissants de grâce et d’esprit, et qu’on ne pouvait se railler plus ingénieusement de l’aveuglement et de l’idolâtrie de ces mères, qui, dans un affreux laideron, découvrent un chef-d’œuvre accompli de la nature, je n’en tenais pas moins la conception pour monstrueuse, et la colère des vieux académiciens, demandant que cette impertinente sculpture fût solennellement écartée du concours, me paraissait, de tout point, justifiée.

Poussée par le public et par les journaux qui parlaient d’ouvrir une souscription pour envoyer à Rome le jeune concurrent, dans le cas où le prix ne lui serait pas décerné, l’Académie ne fut ni de mon sentiment ni de celui des anciens. L’insigne beauté de la Niobé fit passer sur tout le reste, et moyennant une sévère admonestation que monsieur le secrétaire perpétuel fut chargé de lui adresser le jour de la distribution des prix, le diffamateur des mères vit son œuvre couronnée.

Le malheureux ! maintenant je l’excuse, il n’avait pas connu la sienne ! C’était Dorlange, le pauvre abandonné du collège de Tours, l’ami de Marie-Gaston.

Pendant quatre ans, de 1827 à 1831, époque à laquelle, Dorlange partit pour Rome, les deux amis ne s’étaient pas quittés. Avec sa pension de deux mille quatre cents francs, toujours exactement payée par les soins du nain mystérieux, Dorlange était une sorte de marquis d’Aligre. Réduit à ses seules ressources, au contraire, Marie-Gaston eût vécu dans une gêne extrême ; mais entre gens qui s’aiment, et l’espèce est plus rare qu’on ne l’imagine, tout d’un côté et rien de l’autre, est une raison déterminante pour une association. Sans compter, nos deux pigeons mirent en société leur avoir : logis, argent, peines, plaisirs, espérances, tout entre eux fut commun ; ils n’eurent en quelque sorte qu’une vie à deux.

Malheureusement pour Marie-Gaston ses efforts ne furent pas, comme ceux de Dorlange, couronnés de succès. Son volume de vers, soigneusement retouché et refondu, beaucoup d’autres poésies tombées de sa plume, deux ou trois pièces de théâtre dont il enrichit son portefeuille ; tout cela, faute de bonne volonté dans les directeurs de spectacles et dans les éditeurs, demeura impitoyablement inédit. L’association, sur les instances de Dorlange, prit alors un parti violent : elle fit des économies, et sur ces économies trouva la somme nécessaire à l’impression d’un volume. Le titre était charmant : les Perce-Neiges ; la couverture, du plus joli gris-perle, les blancs à profusion, plus une délicieuse vignette dessinée par Dorlange.

Mais le public fit comme les éditeurs et les directeurs de théâtre : il ne voulut ni acheter, ni lire ; si bien qu’un jour de loyer, dans un accès de désespoir, Marie-Gaston fit venir un bouquiniste et lui livra l’édition tout entière au prix de trois sous le volume, d’où bientôt une inondation de Perce-Neiges s’étendant le long des quais, à tous les étalages, depuis le pont Royal jusqu’au pont Marie.

Cette blessure était encore saignante au cœur du poète, lorsqu’il fût question que Dorlange se mît en route pour l’Italie.

Dès lors, plus de communauté possible.

Averti par l’entremise du nain mystérieux que la subvention de sa famille continuerait à lui être payée à Rome chez le banquier Torlonia, Dorlange eut une prétention, celle d’affecter à l’existence de Marie-Gaston, pendant les cinq années qu’allait durer leur séparation, les quinze cents francs qui lui étaient alloués comme pensionnaire du roi.

Mais le bon cœur qui sait recevoir est peut-être encore plus rare que le bon cœur qui sait donner. Ulcéré d’ailleurs de ses échecs continus, Marie-Gaston n’eut pas le courage du sacrifice qui lui était demandé. La dissolution de la société mettait trop à nu la situation d’obligé qu’il avait acceptée jusque-là. Quelques travaux que lui avait confiés Daniel Darthez, notre grand écrivain, joints à son petit avoir, devaient, dit-il, suffire à le faire vivre. Il refusa donc péremptoirement ce que son amour-propre lui faisait appeler une aumône. Cette fierté mal entendue amena une nuance de refroidissement entre les deux amis.

Jusqu’en 1833, leur intimité fut néanmoins entretenue par une correspondance assez active, mais du côté de Marie-Gaston la confiance et l’abandon n’étaient plus absolus.

Il avait à cacher quelque chose ; son orgueilleuse prétention de se suffire à lui-même avait été un dur mécompte. Chaque jour avait vu croître sa gêne, et sous les entraînements de cette détestable conseillère, il avait imprimé à sa vie une direction déplorable. Jouant le tout pour le tout, il avait essayé d’en finir avec cette incessante pression du besoin par laquelle son essor lui semblait paralysé. Imprudemment mêlé à une affaire de journal, pour s’y créer une situation prépondérante, il avait assumé sur lui presque toutes les charges de l’entreprise, et tombé sous le coup d’engagements qui n’allaient pas à moins de trente mille francs, déjà il pouvait entrevoir la prison de la dette ouvrant sa large gueule pour le dévorer.

Ce fut à ce moment qu’eut lieu sa rencontre avec Louise de Chaulieu.

Pendant neuf mois que dura la floraison de leur mariage, les lettres de Marie-Gaston allèrent de plus en plus s’espaçant ; et pas une, encore, qui ne fût entachée du crime de lèse-amitié ! Dorlange aurait dû être le premier à tout savoir, et rien ne lui était confié.

Très-haute et très-puissante dame Louise de Chaulieu, baronne de Macumer, avait exigé qu’il en fût ainsi.

Le moment du mariage arrivé, la passion du secret s’était poussée chez madame de Macumer jusqu’à une sorte de frénésie. À peine, moi, son amie la plus chère, m’avisa-t-elle de l’événement, et personne ne fut admis à la cérémonie.

Pour satisfaire au vœu de la loi, il fallut bien pourtant des témoins. Mais en même temps que, de son côté, Marie-Gaston conviait deux amis à lui rendre ce service, il leur signifiait une amiable et complète rupture. Pour tout autre que pour sa femme, passée à l’état d’une pure abstraction, « l’amitié, écrivait-il à Daniel Darthez, subsistera sans l’ami. » Louise, je pense, pour plus de discrétion, eût fait égorger les témoins au sortir de la mairie, n’était un peu de respect qu’elle conservait pour monsieur le procureur du roi.

Dorlange était absent ; chance trop heureuse pour ne pas tout lui cacher. Entré au couvent de la Trappe, Marie-Gaston eût été moins pour lui.

À force d’écrire à des amis communs et de se renseigner, l’abandonné finit pourtant par apprendre que Marie-Gaston n’habitait plus la terre, et que, comme Titon, une divinité jalouse l’avait mythologiquement ravi dans un Olympe champêtre qu’elle avait fait tout exprès disposer au milieu des bois de Ville-d’Avray.

En 1836, quand il revint de Rome, le séquestre mis sur la personne de Marie-Gaston durait plus que jamais étroit et inexorable. Dorlange avait trop d’amour-propre pour s’introduire furtivement ou de vive force dans le sanctuaire élevé par Louise et ses folles amours ; pour rompre son ban et s’échapper des jardins d’Armide, Marie-Gaston était trop cruellement épris. Les deux amis, chose presque incroyable, ne se virent pas et n’échangèrent même pas un billet.

Mais à la nouvelle de la mort de madame Marie-Gaston, Dorlange a tout oublié et le voilà courant à Ville-d’Avray pour y porter des consolations. Empressement inutile : deux heures après la triste cérémonie, sans penser à son ami, à une belle-fille et à deux neveux, dont il était le soutien, Marie-Gaston s’était jeté dans une chaise de poste qui l’emportait vers l’Italie.

Dorlange trouva que cet égoïsme de douleur comblait la mesure, et il crut avoir effacé de son cœur jusqu’au dernier souvenir d’une amitié qui, même au souffle du malheur, n’avait pas reverdi.

Mon mari et moi avions trop tendrement aimé Louise de Chaulieu pour ne pas continuer à celui qui, trois années durant, avait été toute sa vie, quelque chose de ce sentiment. En partant, Marie-Gaston avait prié monsieur de l’Estorade de vouloir bien rester chargé de tous ses intérêts, et plus tard il lui avait fait parvenir une procuration dans ce sens.

Il y a quelques semaines, sa douleur, toujours active et vivante, lui suggéra une pensée. Au milieu du fameux parc de Ville-d’Avray a été ménagé un petit lac, et au milieu de ce lac s’élève une île, que Louise affectionnait. Dans cette île, ombreux et calme réduit, Marie-Gaston voulait faire transporter le tombeau de sa femme, et de Carrare, où il s’était rendu pour mieux évaluer la dépense des marbres, il nous écrivit pour nous communiquer son idée. Cette fois, ayant mémoire de Dorlange, il pria mon mari de passer chez lui, pour savoir s’il consentirait à se charger de ce monument.

Dorlange feignit d’abord de ne pas même se rappeler le nom de Marie-Gaston, et, sous un prétexte poli, il refusa la commande. Mais chez ceux qui aiment, admirez la solidité des partis pris ! Le soir même du jour où il avait éconduit monsieur de l’Estorade, se trouvant à l’Opéra, il entend le duc de Rhétoré parler légèrement de son ancien ami, et relève avec la dernière vivacité ses paroles. De là un duel où il est blessé et dont le bruit est certainement arrivé jusqu’à vous : en sorte que voilà un homme se mettant en passe de se faire tuer pour celui que, le matin même, il reniait désespérément.

Comment, chère madame, ce long exposé se relie à ma ridicule aventure, c’est ce que je vous dirais si déjà ma lettre n’était démesurément longue. D’ailleurs, puisque j’ai parlé du roman-feuilleton, le moment ne vous paraît-il pas merveilleusement choisi pour suspendre l’intérêt ? J’ai, à ce qu’il me semble, assez savamment excité votre curiosité pour avoir conquis le droit de ne pas la satisfaire. La suite donc, que cela vous agrée ou non, au prochain courrier.