Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
Librairie nouvelle (p. 305-314).


CHAPITRE XXI

UNE CONVERSATION ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT


À la suite des élections qui venaient de finir, le ministère contre son attente conservait dans la Chambre une majorité, majorité problématique et provisoire, et qui ne lui promettait qu’une existence souffreteuse et combattue. Toutefois, il avait obtenu ce succès matériel dont on se contente quand on veut à tout prix s’éterniser au pouvoir. Dans son camp, on chantait ce Te Deum à toutes mains, qui sert aussi bien à célébrer les défaites douteuses que les victoires franchement enlevées.

Le soir du jour où le colonel Franchessini avait eu avec Maxime de Trailles la conversation que nous venons de rapporter, le résultat général des élections était connu ; les ministres de la rive gauche, qui recevaient ce jour-là, voyaient donc leurs salons encombrés ; et en particulier au ministère des travaux publics, chez le comte de Rastignac, la foule était énorme. Sans être précisément homme de tribune, par sa dextérité, par l’élégance de ses manières, par son esprit de ressources, et surtout par son dévouement absolu à la politique personnelle, ce diminutif d’homme d’État, dans un cabinet destiné à vivre d’expédients, devait arriver à un rôle de première importance.

Trop préoccupée de ses enfants pour être fort exacte à remplir ses devoirs de monde, madame de l’Estorade devait depuis longtemps à madame de Rastignac une visite. C’était celle que la femme du ministre était venue lui faire le soir où le sculpteur, passé député, avait dîné chez elle à l’occasion de cette fameuse statuette, précédemment racontée à madame Octave de Camps.

Zélé conservateur, nous le savons déjà, monsieur de l’Estorade avait insisté pour que, dans un jour où la politesse et la politique trouveraient à la fois leur compte, sa femme payât sa dette déjà ancienne. Arrivée de bonne heure afin d’être plus tôt quitte de sa corvée, madame de l’Estorade se trouvait occuper le haut bout du cercle formé par les femmes assises, pendant que les hommes causaient debout. Son fauteuil était côte à côte avec celui de madame de Rastignac, placée la première à partir de la cheminée ; dans les salons officiels, c’est une façon d’enseigne à l’usage des arrivants, qui ainsi savent droit où aller pour saluer la maîtresse de la maison.

En espérant faire sa visite courte, madame de l’Estorade avait compté sans les entraînements de conversation auxquels, dans un jour pareil, devait être emporté son mari. Influent bien plus qu’orateur à la Chambre des pairs, mais passant pour un esprit d’une grande prévision et d’une extrême justesse, à chaque pas que faisait monsieur de l’Estorade en circulant dans les salons, il était arrêté, tantôt par une notabilité politique, tantôt par une notabilité de la finance, de la diplomatie ou seulement du monde des affaires, et pressé curieusement de dire son impression sur l’avenir de la session qui allait commencer. À toutes ces interpellations, le président de la cour des comptes répondait avec des développements plus ou moins étendus, et par moments il avait le plaisir de se voir devenu le centre d’un groupe où ses aperçus étaient soigneusement recueillis. Ce succès le rendait très-peu attentif à la pressante télégraphie de sa femme qui, le suivant de l’œil dans ses nombreuses évolutions, toutes les fois qu’elle l’avait à portée de son regard, lui faisait un signe pour marquer son désir de lever la séance.

Le peu d’état qu’il semblait faire de cette impatience est même une observation à enregistrer dans l’état du ciel, si habituellement uni et serein des deux époux.

Dix ans encore après son mariage, monsieur de l’Estorade, qui avait été accepté par sa femme avec un tout autre sentiment que celui de l’enthousiasme, se serait épouvanté à l’idée d’une froideur d’obéissance aussi prononcée, mais trois lustres entiers s’étaient écoulés depuis que, par des prodiges de résignation, il avait obtenu la main de la belle Renée de Maucombe, et si celle-ci n’avait rien vu altérer encore de sa splendeur de beauté, lui, au contraire, avait considérablement vieilli. Les vingt ans de différence, qui existaient entre son âge de cinquante-deux ans et les trente-deux ans de madame de l’Estorade, commençaient d’autant plus à marquer, qu’à trente-sept ans, quand il était entré en ménage, il avait déjà les cheveux grisonnants et une santé ruinée. Une affection de foie qu’il commençait de couver alors, après avoir sommeillé pendant des années, semblait depuis quelque temps se réveiller ; et en même temps que cette disposition morbide qui est volontiers celle des hommes d’État et des ambitieux pouvait déterminer chez lui une attraction plus vive vers les intérêts politiques, elle lui rendait, si l’on ose ainsi parler, la bouche moins sensible à la pression du mors conjugal. Du reste, le ridicule accès de jalousie auquel nous l’avons vu une fois se laisser emporter n’avait peut-être eu d’autre cause que cette sourde souffrance de l’organe entrepris, qui déjà étalait sur ses traits fatigués la jaune livrée de l’hépatite à l’état déclaré.

Monsieur de l’Estorade causa tant et si bien, qu’à la fin les salons se vidèrent, et qu’autour de sa femme et de madame de Rastignac finit par se grouper un petit cercle, composé tout entier d’intimes de la maison. Venant de reconduire le dernier de ses visiteurs, assez importants pour mériter cette attention, le ministre enleva, en passant, le président des comptes à l’étreinte, selon lui assez dangereuse, d’une espèce de baron wurtembergois, agent occulte d’une des puissances du Nord, qui, à l’aide de son baragouin et de sa brochette, savait s’approprier, touchant la fin des affaires, toujours un peu plus de renseignements qu’on n’entendait lui en confier.

Prenant familièrement par le bras le naïf monsieur de l’Estorade, qui se prêtait complaisamment aux filandreuses tirades d’outre-Rhin, avec lesquelles le diplomate marron avait soin de cotonner les curiosités qu’il n’osait pas présenter à cru :

— Ce n’est rien, vous savez, que cet homme, dit Rastignac, après que l’étranger lui eût adressé un salut de l’obséquiosité la plus humble.

— Il ne cause pas mal, pourtant, repartit monsieur de l’Estorade, n’était son maudit accent.

— Au contraire, reprit le ministre, c’est là sa force, comme celle de Nucingen, mon beau-père. Avec leur manière d’estropier le français et d’avoir toujours l’air de planer dans les nues, ces Allemands sont les plus habiles crocheteurs de secrets !

Une fois relié au groupe qui entourait sa femme :

— Madame, dit Rastignac à la comtesse, en tenant toujours son bras passé sous celui du mari, je vous ramène monsieur de l’Estorade ; je viens de le surprendre en conversation criminelle avec un homme d’État du Zollverein, qui, sans moi, probablement ne vous l’eût pas rendu de cette nuit.

— Mais je me préparais moi-même à demander un lit à madame de Rastignac, afin de la mettre enfin en possession de la liberté que les éternelles conversations de monsieur de l’Estorade m’ont empêchée de lui rendre pendant toute la soirée.

Madame de Rastignac protesta du plaisir qu’au contraire elle avait eu à profiter, le plus longtemps possible, du voisinage de madame de l’Estorade, regrettant seulement d’avoir été trop souvent forcée d’interrompre leur conversation pour se prêter aux hommages de ces étranges figures de députés nouvellement éclos, qui s’étaient relayées pour venir la saluer.

— Oh ! chère, s’écria Rastignac, voilà tout à l’heure la session ouverte ; n’ayons pas, je vous en prie, de ces airs de dédain pour les élus de la représentation nationale ! Aussi bien vous vous feriez des affaires avec madame ; elle protège, m’a-t-on dit, beaucoup un de ces souverains de fraîche date.

— Moi ? dit avec un air d’étonnement madame de l’Estorade qui rougit un peu ; elle avait par son teint, encore éclatant de fraîcheur, une grande prédisposition à ce mouvement de physionomie.

— Ah ! mais c’est vrai, dit madame de Rastignac, je ne pensais plus à cet artiste qui, la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir chez vous, faisait dans un coin du salon ces charmantes découpures à vos enfants. J’avoue que j’étais bien loin de me douter alors qu’il dût être un de nos maîtres.

— Dès cette époque pourtant, répondit madame de l’Estorade, il était question de sa candidature, mais il est vrai qu’à ce moment on la traitait assez légèrement.

— Non pas moi, dit vivement monsieur de l’Estorade, qui trouvait l’occasion de mettre un chevron de plus à sa réputation d’habile prophète, dès la première conversation politique que j’eus avec ce prétendant, monsieur de Ronquerolles est là pour le dire, je me déclarai étonné de la portée qu’il manifestait.

— Très-certainement, répondit celui qui venait d’être interpellé, ce n’est pas un garçon ordinaire, mais je ne crois pas à son avenir ; c’est un homme de premier mouvement, et, monsieur de Talleyrand l’a très-bien remarqué, le premier c’est toujours le bon.

— Eh bien ! monsieur ? fit avec ingénuité madame de l’Estorade.

— Eh bien ! madame, répondit monsieur de Ronquerolles, qui s’était fait une fatuité du scepticisme, l’héroïsme n’est pas de notre temps ; c’est un bagage horriblement lourd et embarrassant avec lequel on s’embourbe dans tous les chemins.

— J’aurais cru pourtant que les grandes qualités du cœur et de l’esprit entraient pour quelque chose dans la composition d’un homme distingué.

— Qualités de l’esprit ; oui, vous avez raison, et encore à la condition qu’elles soient tournées d’un certain côté ; mais les qualités du cœur, dans la vie politique, à quoi ça peut-il servir ? à vous hisser sur des échasses avec lesquelles on marche moins bien qu’à terre, et dont on tombe à la première poussée, en se cassant le cou.

— À ce compte, dit en riant madame de Rastignac, pendant que madame de l’Estorade se taisait en dédaignant de répondre, le monde politique ne serait donc peuplé que de vauriens ?

— Mais un peu, madame ; demandez plutôt à Lazarille, et en faisant cette allusion à une plaisanterie restée célèbre au théâtre, monsieur de Ronquerolles posa familièrement la main sur l’épaule du ministre.

— Je trouve, mon cher, dit Rastignac, que vos généralités sont un peu trop particularisées.

— Non ; mais, voyons, reprit monsieur de Ronquerolles, parlons sérieusement. À ma connaissance, ce monsieur de Sallenauve, c’est, je crois, le nom qu’il a échangé contre son nom de Dorlange, que lui-même appelait gaiement un nom de comédie, se trouve avoir commis en peu de temps deux très-belles actions. Moi présent et assistant, il a manqué se faire tuer par le duc de Rhétoré, pour quelques paroles mal sonnantes prononcées sur le compte d’un de ses amis. Ces paroles, d’abord il pouvait ne pas les avoir entendues ; et c’est bien juste, après les avoir recueillies, s’il avait, je ne dis pas le devoir, mais le droit de les relever.

— Ah ! fit madame de Rastignac, c’est lui qui a eu avec monsieur de Rhétoré ce duel dont il a été tant parlé ?

— Oui, madame, et je dois dire que, dans cette rencontre, moi qui m’y connais, il se conduisit avec une bravoure consommée.

Avant de laisser entamer le récit de l’autre belle action, au risque de se montrer impolie en coupant en deux le raisonnement commencé, madame de l’Estorade se leva, et fit imperceptiblement signe à son mari qu’elle voulait partir. Monsieur de l’Estorade profita de la ténuité de la démonstration pour ne la pas comprendre et rester en place.

Monsieur de Ronquerolles reprit :

— Son autre belle action fut de se jeter sous les pieds de chevaux emportés, pour arracher à une mort imminente la fille de madame.

Tous les regards se portèrent sur madame de l’Estorade, qui, cette fois, rougit à fond ; mais en même temps, reprenant la parole, ne fût-ce que par le besoin impérieux de se faire une contenance, elle dit avec émotion :

— Il est à croire, monsieur, que vous arriverez à conclure que monsieur de Sallenauve a été un grand sot dans cette occasion, car il y allait de sa vie, et il coupait court ainsi à tous ses succès à venir ; je dois vous dire pourtant qu’il y a une femme que vous aurez quelque peine à ranger de votre opinion, et cette femme, s’il faut vous la nommer — c’est la mère de mon enfant.

En achevant cette phrase, madame de l’Estorade avait presque des larmes dans la voix ; elle serra affectueusement la main de madame de Rastignac, et fit si décidément le mouvement de sortir, que cette fois elle décida l’ébranlement de son immeuble de mari.

Tout en la reconduisant jusqu’à la porte du salon :

— Je vous remercie, lui dit madame de Rastignac, d’avoir rompu en visière à ce cynique ; de la vie passée de monsieur de Rastignac, il lui est resté de laides connaissances !

Au moment où elle venait de reprendre sa place :

— Eh ! eh ! les sauveurs ! disait monsieur de Ronquerolles : le fait est que ce pauvre l’Estorade devient jaune comme un citron !

— Ah ! monsieur, c’est affreux, dit madame de Rastignac avec vivacité ; une femme que jamais la médisance n’a essayé d’entamer, qui ne vit que pour son mari et pour ses enfants, et qui a des larmes dans les yeux, rien qu’au souvenir déjà lointain du danger couru par l’un d’eux !

— Mon Dieu ! madame, repartit monsieur de Ronquerolles, sans tenir compte de la leçon, tout ce que je puis vous dire, c’est que les terre-neuve sont une espèce dangereuse et malsaine. Après cela, madame de l’Estorade, si elle venait à être trop compromise, aura toujours une ressource : c’est de donner à celui-ci, en mariage, la petite fille qu’il a sauvée.

Monsieur de Ronquerolles n’eut pas plutôt lâché cette parole, qu’il s’aperçut de l’énorme bévue qu’il venait de commettre en parlant de cette façon dans le salon de mademoiselle de Nucingen. À son tour, il rougit prodigieusement, lui, qui pourtant n’en avait plus l’habitude, et un immense silence, dont il se sentit comme enveloppé, mit le comble à son embarras.

— Cette pendule doit retarder ! dit le ministre pour faire un bruit tel quel de paroles, et aussi pour couper court à une soirée que chaque mot faisait tourner an malencontreux.

— C’est vrai, dit monsieur de Ronquerolles, après avoir regardé sa montre qui marquait onze heures et demie ; minuit un quart tout à l’heure.

Il salua cérémonieusement madame de Rastignac et sortit avec le reste des assistants.

— Tu as bien vu son embarras, dit Rastignac à sa femme, aussitôt qu’ils furent seuls ; il était à mille lieues d’y mettre une malicieuse intention.

— Il n’importe. Je le disais tout à l’heure à madame de l’Estorade, votre vie de jeune homme vous a légué de bien détestables relations.

— Eh ! ma chère ! tous les jours le roi fait bonne mine à des gens qu’il enfermerait de tout cœur à la Bastille, s’il y avait encore une Bastille, et que la charte le lui permît.

Madame de Rastignac ne répondit rien, et sans dire bonsoir à son mari, elle monta dans sa chambre à coucher.

Un peu après, le ministre se présentait à une porte qui n’était pas la porte officielle, et n’y trouvant pas de clef :

— Augusta ! fit-il de la voix qu’eût prise en pareil cas le plus simple bourgeois de la rue Saint-Denis.

Pour toute réponse, il entendit pousser vivement un verrou.

— Ah ! fit-il en lui-même, avec un geste de dépit, il y a des passés qui ne ressemblent pas à cette porte, ils sont toujours grands ouverts sur le présent.

Puis, après un moment de silence, pour couvrir sa retraite :

— Augusta, reprit-il, je voulais vous demander à quelle heure on trouve chez elle madame de l’Estorade. J’ai l’intention demain de lui faire une visite après ce qui s’est passé.

— À quatre heures, cria la jeune femme à travers la porte, au retour des Tuileries, où elle va tous les jours promener ses enfants.

Une des questions qui, depuis le mariage de madame de Rastignac, s’étaient faites le plus souvent dans le monde parisien, était celle-ci : Madame de Rastignac aime-t-elle son mari ?

Le doute était permis, le mariage de mademoiselle de Nucingen étant le produit peu attrayant et peu moral d’une de ces liaisons immorales qui trouvent conjugalement leur issue dans la vie de la fille, après que dans la vie de la mère elles se sont éternisées jusqu’à l’époque où les années et une satiété déjà ancienne les ont amenées à un état complet de dessèchement et de paralysie.

Presque toujours, à ces mariages de convenance où doit s’opérer le transport de l’amour à la seconde génération, le mari se prête de bonne grâce, car il échappe à un bonheur qui a ranci, et profite de la spéculation proposée par ce magicien des Mille et une Nuits, qui allait offrant par les rues d’échanger ses lampes neuves contre des vieilles.

Mais la femme qui subit un arrangement tout contraire, qui, entre elle et son mari, doit toujours sentir un souvenir vivant… et qui peut revivre ; qui, même en dehors de l’empire des sens, a la conscience d’une vieille domination formant antagonisme à sa jeune influence, la femme n’est-elle pas presque toujours une victime, et peut-on lui croire un empressement bien passionné pour la possession des reliefs maternels ?

Le temps à peu près que nous avons pu mettre à cette briève analyse d’une situation conjugale assez répandue, Rastignac avait attendu à la porte.

— Allons, dit-il en prenant le parti de se retirer, bonne nuit, Augusta !

Comme il laissait tomber piteusement cet adieu, la porte s’ouvrit brusquement, et sa femme, se jetant dans ses bras, resta la tête appuyée sur son épaule en poussant des sanglots.

La question était ainsi résolue : madame de Rastignac aimait son mari ; mais on n’en sentait pas moins le grondement lointain d’un joli petit enfer sous les fleurs de ce paradis.