Par la harpe et par le cor de guerre/Le Déraciné

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xiii

LE DÉRACINÉ


Où donc vas-tu, comme un aveugle ? — Demandait César au Gaulois.

— Je n’en sais rien, répondait celui-ci ; — Il me semble que je me suis égaré.

Eh bien ! charge immédiatement mon fardeau ; — Mais, je t’en préviens, nous ne serons point — Au terme du voyage avant cinq cents ans, — Car il me reste encore bien des contrées à parcourir.

Et durant cinq siècles le Gaulois — A porté le fardeau du Romain féroce.

— Où donc vas-tu, comme un aveugle ? — Demandait le Germain au Gaulois.

— Où je vais ? je n’en sais rien : — Dans les routes de traverse je suis égaré.

— Et d’où viens-tu, — Demande encore le Germain rébarbatif ? — Je ne sais plus le nom de ma patrie ; — Je ne sais même plus mon nom.

— Prends mon fardeau et marche vite, — Puisque tu ne sais te conduire toi-même.

Et treize siècles durant, à travers son pays, — Le Gaulois va et vient, — Exilé de son propre héritage, — Pressuré par le Germain.


— Où donc vas-tu, étourdi, — Demande le Juif gras et voûté ?

— Je n’en sais rien, répond le Gaulois, — Tous les chemins me sont également mauvais.

— Mauvais les chemins ! Ne vois-tu point — Qu’ils sont trop encombrés par tes frères ? — Prends ce poignard : marchons, — Et nous les exterminerons l’un après l’autre.

Et, les yeux en fureur, — Le Gaulois a répandu le sang.

Me donneras-tu maintenant, ô mon maître, — La rémunération de mes forfaits ?

— Clos la bouche et travaille ferme ; — Point d’héritage pour le bâtard ! — Tu es né pour porter sans rosse — Les fardeaux de tous les passants. — Tu ne seras jamais qu’un valet, — Le mien, ou celui d’un autre, jusqu’à mourir. —

Or vint à passer un Breton, — Le front haut et l’œil brillant :

— Où donc vas-tu, ô mon frère, — Écrasé sous le fardeau du malheur ?

— Je n’en sais rien, répond le Gaulois… — Et que m’importe d’aller dans un sens ou dans l’autre !… — Aujourd’hui j’ai un nouveau maître — Cent fois plus mauvais que le dernier.

— Je crains que tu n’aies oublié — Ton origine et le lieu de ta naissance. — Dans quelle Race ton sang prit-il sa source ? — Et quel est aujourd’hui ton âge ?

— L’on m’a dit que je suis un croisement — De Romains et de Germains.

— Ô malheureux ! ô malheureux ! — Quel effroyable destin ! — Terrible exemple pour celui qui ferme les yeux — À la vraie lumière de la Tradition !

Ce pays est le pays de tes Ancêtres, — Où tu peines en guenilles. — Si tu avais su le défendre, — Aujourd’hui ta tête se dresserait avec fierté. — Tu n’es ni Romain ni Germain, — Mais Celte comme moi-même, — Et si tu veux suivre mes leçons, — Tu retrouveras encore tes anciennes traces.


— Silence ! ne casse point plus longtemps — Ma tête avec tes paroles ténébreuses. — Va ton chemin et moi le mien : — J’entends claquer le fouet de mon maître.

— Va donc ! Va donc ! jusqu’à la mort, — Serviteur de la Race étrangère !… — Tu as oublié, pauvre fou ! — La langue sacrée de tes pères, ma langue. — Tu ne comprends plus que la langue du mensonge — Que t’enseigna l’Étranger.

Sans patrie ! sans souvenirs ! sans tradition ! sans langue !… — Descends donc, misérable Gaulois ! dans la tombe.