Le Désespéré/23

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A. Soirat (p. 85-90).


XXIII


Il y eut peu de monde à l’enterrement, les pauvres cercueils n’étant pas, à Périgueux plus qu’ailleurs, convoyés par des multitudes. Il est vrai que Marchenoir, ayant oublié jusqu’aux noms de la plupart de ses concitoyens d’autrefois, s’était borné à faire insérer dans l’Écho de Vésone un entrefilet de convocation générale aux obsèques du défunt. D’ailleurs, la Liturgie mortuaire de l’Église, — la plus grande chose terrestre à ses yeux, — agissait sur tout son être, en cette circonstance, avec une force inouïe et l’exiguïté du bétail condolent ne fut inaperçue que de lui.

Pour un pareil désenchanté de la vie, qui n’en connut jamais que les plus atroces rigueurs, et qui semblait avoir été créé eunuque aux joies de ce monde, il y avait dans l’appareil religieux de la mort une force de vertige qui le confisquait tout entier avec un absolu despotisme. C’était la seule majesté à laquelle ce révolté ne résistât pas. On l’avait vu souvent suivre des enterrements d’inconnus et il fallait qu’il fût bien pressé pour ne pas entrer dans une église, lorsque le seuil tendu de noir l’avertissait de quelque cérémonie funèbre. Combien d’heures il avait passées dans les cimetières de Paris, à des distances infinies du vacarme social, déchiffrant les vieilles tombes et les surannées épitaphes des adolescents en poussière, dont les contemporains étaient aujourd’hui des ancêtres et dont personne au monde ne se souvenait plus !

Aux yeux de ce contempteur universel, la Mort était vraiment la seule souveraine qui eût le pouvoir d’ennoblir pour de bon la fripouille humaine. Les médiocres les plus abjects lui devenaient augustes aussitôt qu’ils commençaient à pourrir. La charogne du plus immonde bourgeois se calant et se cantonnant dans sa bière, pour une sereine déliquescence, lui paraissait un témoignage surprenant de l’originelle dignité de l’homme.

Cette irraisonnée induction, venant à refluer intérieurement sur le plexus syllogistique de son esprit, Marchenoir avait toujours été rempli de conjectures devant tous les signes funèbres. Sans doute, les oracles de la foi touchant les fins dernières et l’ultime rétribution de l’animal responsable, suffisaient à ce croyant. Mais le visionnaire qui était au fond du croyant avait de bien autres exigences, que Dieu seul, sans doute, eût été capable de satisfaire.

Précisément, ce mot d’exigence le faisait bondir. Lui que la mort avait tant déchiré, il se raidissait, en des transports de rage, contre la rhétorique de résignation, qui nomme repos ou sommeil, la liquéfaction des yeux et le rongement des mains de l’être aimé, et le grouillement d’helminthes de sa bouche, et tous les viols inexprimables de la matière sur cette argile si vainement spiritualisée ! Il trouvait que l’exigence n’était vraiment pas du côté d’un homme à qui on prenait sa femme ou son enfant, pour en faire, il ne savait quoi, et qu’on priait d’attendre jusqu’à la consommation des siècles !

Si ce n’était pas là une dérision à faire crouler les étoiles, c’était terriblement demander en échange de dons si précaires ! Même en sachant tout, ce serait intolérable, et la vérité, c’est qu’on ne sait rien, absolument rien, sinon ce que le christianisme a voulu nous dire.

Mais quoi ! c’est un atome d’espérance pour contrepeser un mont de terreurs ! La religion seule donne la certitude de l’immortalité, mais c’est au prix de l’enfer possible, de la défiguration sans retour, du monstre éternel !

Cette pauvre créature qu’il pleure, le misérable, et qu’il appelle en de désolées clameurs du fond de ses nuits, — qui fut son paradis terrestre, son arbre de vie, son rafraîchissement, sa lumière et sa paix dans ses combats, — qu’il n’aille pas s’imaginer, au moins, qu’il lui suffise de l’avoir vu mourir et d’avoir livré le déplorable corps, aux dévorants hideux qui sont sous la terre. Si son âme est profonde, tout cela n’est que le commencement des douleurs.

Il y a, — qui ne l’oublie pas ! — le ciel et l’enfer, c’est-à-dire une chance de béatitude contre dix-sept cent mille de malédiction et de hurlements sempiternels, ainsi que l’enseigne Monsieur Saint Thomas d’Aquin, dont le Bon Pasteur ne paraît pas avoir prévu les doctrines !

Les irrésistibles entraînements de cœur qui jetèrent dans ses bras l’infortunée, les caresses presque chastes, mais non permises, qui lui faisaient oublier, un instant, l’abomination de sa misère, — pendant qu’il s’attendrit confortablement sous les marronniers en fleur, — elle est probablement en train de les expier d’une façon qu’on ne pourrait pas, sans crever de rire, le voir entreprendre de conjecturer.

C’est toute la puissance divine qui est en armes pour supplicier cette douce fillette qui buvait les pleurs de ses yeux et qui se mettait à genoux pour laver ses pieds en sang, quand il avait trop marché pour sa rédemption. C’est maintenant contre elle toute une armée de Xerxès d’épouvantements. La plus intime essence du feu sera tirée de l’actif noyau des astres les plus énormes, pour une inconcevable flagrance de tortures qui n’auront jamais de fin. Cette affreuseté de la putréfaction sépulcrale qui est à faire se cabrer les cavalcades de l’Apocalypse, — ah ! ce n’est rien, c’est la beauté même, comparée à l’infamation surnaturelle de l’image de Dieu dans ce brûlant pourrissoir !…

Le désolé catholique avait eu souvent de ces pensées qui le roulaient par terre, rugissant, épileptique, écumant d’horreur. — Dix mille ans de séparation, criait-il, je le veux bien, mais au moins, que je sache où ils sont, ceux que j’ai aimés !

Obsécration insensée d’une âme ardente ! Il aurait tout accepté, le diadème de crapauds, le mouvant collier de reptiles, les yeux de feu luisant au fond des arcades de vermine, les bras visqueux, tuméfiés, pompés par les limaces ou les araignées, et l’épouvantable ventre plein d’antennes et d’ondulements, — enfin des apparitions à le tuer sur place, — s’il eût été possible d’apprendre quelque chose, au prix de cette monstrueuse profanation de ses souvenirs !

Et maintenant, au bord de la fosse où, le prêtre étant parti, les pelletées de terre tombaient comme des pelletées de siècles sur le nouveau stagiaire de l’éternité, il ne trouvait, en fin de compte, d’autre refuge que la Prière. Cette âme lassée ne s’épuisait plus en sursauts et en convulsions inutiles. Catholique étonnamment fidèle, il s’arrangeait pour retenir le dogme tridentin de l’enfer interminable, en écartant l’irrévocabilité de la damnation. Il avait trouvé le moyen de mettre debout et de donner le souffle de vie à cette antinomie parfaite qui ressemblait tant à une contradiction dans les termes, quoiqu’elle devînt une opinion singulièrement plausible quand il l’expliquait. Mais la prière seule lui était vraiment bienfaisante, — l’infinie simplicité de la prière, par laquelle une vie puissante et cachée sourdait tout au fond de lui, par-dessous les plus ignorés abîmes de sa pensée…

Il resta longtemps à genoux, si longtemps que les fossoyeurs achevèrent leur besogne et, pleins d’étonnement, l’avertirent qu’on allait fermer la porte du cimetière. Il eut une satisfaction à s’en aller seul ayant fort redouté les crocodiles du sympathique regret. Son départ de Périgueux était fixé pour le lendemain et il se proposait de ne voir personne. Il rentra donc immédiatement, se fit apporter une nourriture quelconque et passa une partie de la nuit à écrire la lettre suivante à son ami Leverdier.