Le Désespéré/25

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A. Soirat (p. 96-102).


XXV


Le surlendemain, Marchenoir commençait à pied l’ascension du Désert de la Grande-Chartreuse. Lorsqu’il eut franchi ce qu’on appelle l’entrée de Fourvoirie, rainure imperceptible entre deux rocs monstrueux, au-delà desquels la vie moderne paraît brusquement s’interrompre, une sorte de paix joyeuse fondit sur lui. Il allait enfin savoir à quoi s’en tenir sur cette Maison fameuse dans la Chrétienté, — si bêtement entrevue, de nos jours, à travers les fumées de l’alcoolisme démocratique, — ruche alpestre des plus sublimes ouvriers de la prière, de ceux-là qu’un vieil écrivain comparaît aux Brûlants des cieux et qu’il appelait, pour cette raison, les « Séraphins de l’Église militante ! »

Les gens badigeonnés d’une légère couche de christianisme, qui veulent que les pèlerinages soient commodes, affirment sous serment que le monastère est inaccessible dans la saison des neiges. L’effet heureux de ce préjugé est une restitution périodique de l’antique solitude cartusienne tant désirée par saint Bruno pour ses religieux !

L’énorme affluence des voyageurs, dans ce qu’on est convenu d’appeler la belle saison, doit être, pour les solitaires, une bien pesante importunité. La foi du plus grand nombre de ces curieux n’aurait certainement pas la force évangélique qui fait bondir les montagnes, et beaucoup viennent et s’en vont qui n’ont pas d’autre bagage spirituel que le très sot journal d’un touriste sans ingénuité. N’importe ! ils sont reçus comme s’ils tombaient du ciel, — aérolithes mondains de peu de fulgurance, qui ne déconcertent jamais l’accueillante résignation de ces moines hospitaliers

La Grande-Chartreuse doit donc être visitée en hiver par tous ceux qui veulent se faire une exacte idée de cette merveilleuse combinaison de la vie érémitique et de la vie commune qui caractérise essentiellement l’ordre cartusien, et dont la triomphante expérience accomplit, tout à l’heure, son huitième siècle.

Fondée, en 1084, la famille de saint Bruno, — rouvre glorieux qui couvrit le monde chrétien de sa puissante frondaison, — seule entre toutes les familles religieuses, a mérité ce témoignage de la Papauté : Cartusia nunquam reformata, quia nunquam deformata, l’ordre des Chartreux, ne s’étant point déformé, n’a jamais eu besoin d’être réformé.

Dans un siècle aussi jeté que le nôtre aux lamproies ou aux murènes de la définitive anarchie qui menace de faire ripaille du monde, il est au moins intéressant de contempler cet unique monument du passé chrétien de l’Europe, resté debout et intact, sans ébranlement et sans macule, dans le milieu du torrent des siècles.

« D’où cela vient-il ? — dit un auteur chartreux contemporain. — De la sagesse qui accompagne nécessairement les résolutions du Définitoire, puisque ses Ordonnances n’obligent qu’après avoir été mises à l’essai ; puisque ses Constitutions doivent être approuvées par ceux qui ne les ont pas faites. Ce qui nous a sauvés, c’est ce Définitoire libre, impartial, toujours indépendant, puisque les religieux qui peuvent et doivent le composer arrivent en Chartreuse ignorants ou incertains de leur nomination ; ils y viennent alors sans idées préconçues, sans parti pris : la brigue et la cabale seraient impossibles.

« Dans les séances annuelles du Chapitre Général, la première occupation de cette assemblée est de former le Définitoire, composé de huit Définiteurs nommés au scrutin secret et n’ayant point fait partie du Définitoire de l’année précédente. Ce Définitoire, sous la présidence du R. P. Général, est chargé du bien de tout l’Ordre et exerce, conjointement avec le chef suprême, la plénitude du pouvoir, en vue d’ordonner, de statuer et de définir.

« Ce qui nous a sauvés, c’est l’énergie de cette espèce de concile, composé de membres de différentes nations qui, pour la plupart, n’ont point vécu et ne doivent point se retrouver avec ceux qu’ils frapperont d’une juste sentence. Parfaitement libre, il n’a jamais reculé, en aucune occasion, devant un coup d’énergie. Jamais, dans l’Ordre entier, jamais, dans une province, un abus n’a été approuvé, même tacitement ; nous pouvons même dire, histoire en main, que jamais un manquement grave aux Règles fondamentales de la vie cartusienne n’a été toléré dans aucune Chartreuse. Le Définitoire a averti, patienté, insisté, menacé ; enfin, il a pris un moyen extrême, mais décisif, en vue du bien commun : il a rejeté telle maison qui n’observait plus la Règle dans son entier et refusait de s’amender et de se soumettre ; il l’a rejetée, déclarant que ni les personnes ni les biens n’appartenaient plus à l’Ordre, laissant aux réfractaires, édifices, rentes, propriétés, tout, excepté le nom de Chartreux et la Règle de saint Bruno.

« Cartusia nunquam deformata, parce que dès que l’Ordre prit de l’extension, au commencement du douzième siècle, nos ancêtres surent nous donner une Constitution aussi forte qu’elle était large, aussi sage qu’elle était gardienne de la seule vraie liberté qui consiste, non point à pouvoir faire le mal ou le bien, mais, au contraire, à être dans l’heureuse nécessité de ne faire que le bien, tout en choisissant, parmi ce qui est bien, ce qui nous paraît le meilleur. »

Du reste, il suffit de franchir les limites de ce célèbre Désert, pour sentir l’absence soudaine du dix-neuvième siècle et pour avoir, autant que cela est possible, l’illusion du douzième. Mais il faut que la route ne soit pas encombrée par les caravanes tapageuses de la Curiosité. Alors, c’est vraiment le Désert sourcilleux et formidable que Dieu lui-même, dit-on, avait désigné à son serviteur Bruno et à ses six compagnons pour que leur postérité spirituelle y chantât, pendant huit cents ans, au moins, dans la paix auguste des hauteurs, la Jubilation de la terre devant la face du Seigneur Roi. Jubilate Deo omnis terra… Jubilate in conspectu Regis Domini !

Marchenoir n’avait jamais savouré si profondément la beauté religieuse et pacifiante du silence, que dans cette montée de la Grande Chartreuse, entre Saint-Laurent-du-Pont et le monastère. La nuit avait été fort neigeuse et le paysage entier, vêtu de blanc comme un chartreux, éclatait aux yeux sous la mateur grise d’un ciel bas et lourd qui semblait s’accouder sur la montagne. Seul, le torrent qui roule au fond de la gorge sauvage, tranchait par son fracas sur l’immobile taciturnité de cette nature sommeillante. Mais, — à la manière d’une voix unique dans un lieu très solitaire, — cette clameur d’en bas, qui montait en se dissolvant dans l’espace, y était dévorée par ce silence dominateur et le faisait paraître plus profond encore et plus solennel.

Il se pencha pour regarder en rêvant cette eau folle et bondissante, qu’on appelle si improprement le Guiers-Mort, et dont la couleur, pareille au bleu de l’acier quand elle se précipite, ressemble à une moire verte ondulée d’écume, quand elle se recueille, en frémissant, dans une conque de rochers, pour un élan plus furieux et pour une chute plus irrémédiable.

Il se prit à songer à l’énorme durée de cette existence de torrent qui coule ainsi, pour la gloire de Dieu, depuis des milliers d’années, bien moins inutilement, sans doute, que beaucoup d’hommes qui n’ont certes pas sa beauté et qu’il a l’air de fuir en grondant, pour n’avoir pas à refléter leur image. Il se souvint que saint Bernard, saint François de Sales et combien d’autres, après saint Bruno, étaient venus en ce lieu ; que des pauvres ou des puissants, évadés du monde, avaient passé par là, pendant une moitié de l’histoire du christianisme, et qu’ils avaient dû être sollicités, comme lui-même, par cette figure, perpétuellement fuyante, de toutes les choses du siècle…

Une méditation de cette sorte et dans un tel endroit, est singulièrement puissante sur l’âme et recommandable aux ennuyés et aux tâtonnants de la vie. Marchenoir, aussi blessé et aussi saignant que puisse l’être un malheureux homme, sentit une douceur infinie, un calme de bonne mort, insoupçonné jusqu’à cet instant. Il se baigna dans l’oubli de ses douleurs immortelles, hélas ! et qui devaient, un peu plus tard, le ressaisir. À mesure qu’il montait, sa paix grandissait en s’élargissant, tout son être se fondait et s’évaporait dans une suavité presque surhumaine.

Une page adorable de naïveté qu’il avait autrefois apprise par cœur, tant il la trouvait belle, lui revenait à la mémoire et chantait en lui, comme une harpe d’Éole de fils de la Vierge animée par les soupirs des séraphins.

Cette page, il l’avait trouvée dans une ancienne Vie de ce célèbre père de Condren, dont la doctrine était si sublime, paraît-il, que le cardinal de Bérulle écrivait à genoux tout ce qu’il lui entendait dire. Voici en quels termes cet étonnant personnage s’exprimait sur les Chartreux :

« Ce sont des hommes choisis de Dieu pour exprimer, le plus naïvement et exactement qu’il est possible à des créatures humaines, l’état de ceux que l’Écriture appelle les enfants de la Résurrection, et pour vivre dans un corps mortel, comme s’ils étaient de purs esprits immortels. Ils sont donc sans cesse élevés hors d’eux-mêmes dans une contemplation des choses divines ; il n’y a point de nuit pour eux, puisque c’est durant les ténèbres de la terre qu’ils font les saintes opérations des enfants de lumière. Ils sont tous honorés du saint caractère de la Prêtrise, comme saint Jean témoigne que tous les saints seront prêtres dans le ciel. Leurs habits sont de la couleur de ceux des Anges, lorsqu’ils apparaissent aux hommes ; leur modestie et leur innocence est un tableau de la sage simplicité et de la droiture des Bienheureux.

« Leur habitation dans les montagnes de la Grande Chartreuse n’est point un séjour pour des personnes du monde ; il faut n’avoir rien que l’esprit pour subsister dans une telle demeure. Aussi, peut-on sortir des tombeaux de toutes sortes de monastères pour aller revivre parmi ces saints ressuscités, mais lorsqu’on est parvenu dans ce Paradis, il n’y a plus rien à espérer sur la terre. On y peut venir de tous les endroits du monde, même des plus sacrés, mais lorsqu’on est arrivé dans cette Maison de Dieu et cette Porte du Ciel, il faut être saint ou on ne le deviendra jamais ! »

— Être saint ! cria Marchenoir, comme en délire, qui peut l’espérer ?… Job, dont on célèbre la patience, a maudit le ventre de sa mère, il y a quatre mille ans, et il faut des centaines de millions de désespérés et d’exterminés pour faire la bonne mesure des souffrances que l’enfantement d’un unique élu coûte à la vieille humanité !… Sera-ce donc toujours ainsi, ô Père céleste, qui avez promis de régner sur terre ?…