Le Désespéré/27

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A. Soirat (p. 110-115).


XXVII


Il avait raison, ce père. Le malheureux était terriblement mordu et il le sentait, maintenant. Mais c’était bien étrange qu’il eût fait un si long voyage pour l’apprendre, que sa sécurité eût été, jusque-là, si parfaite et que rien, depuis tant de mois, ne l’eût averti ! Ce traître de Leverdier, pourquoi donc n’avait-il rien dit ? Ah ! C’est qu’apparemment il jugeait le mal sans remède et, dès lors, à quoi bon infliger cette révélation à un ami déjà surchargé de peines ? Peut-être aussi, ne l’avait-il envoyé aux Chartreux que pour cela, comptant bien, sans doute, qu’un ulcère qui sautait aux yeux n’échapperait pas à leur clairvoyance.

Muni de ce flambeau, Marchenoir descendit dans les cryptes les plus ténébreuses de sa conscience et sa stupéfaction, son épouvante, furent sans bornes. Rien ne tenait plus. Les contreforts de sa vertu croulaient de partout, les madriers et les étançons en bois de fer de sa volonté, par lesquels il avait cru narguer toutes les défaillances de la nature, pourris et vermoulus, tombaient littéralement en poussières. Tout sonnait le creux et la ruine. C’était un miracle que l’effondrement ne se produisît pas. Il allait donc falloir vivre sur ce gouffre, au petit bonheur de l’éboulement. Impossible de prévenir le désastre et nul moyen de fuir. L’évidence du danger arrivait trop tard.

Triple imbécile ! il s’était imaginé que l’amitié est une chose espérable entre un homme et une femme qui n’ont pas au moins deux cents ans et qui vivent tous les jours ensemble ! Cette superbe créature, à laquelle il venait de découvrir qu’il pensait sans cesse, il avait cru bêtement qu’elle pourrait être pour lui une sœur, rien que cela, qu’il pourrait lui être un frère et qu’on irait ainsi, dans les chastes sentiers de l’amour divin, — indéfiniment. — Je suis cuit, pensa-t-il, sans rémission, cette fois.

Effectivement, cela devenait effroyable. Le premier goret venu aurait trouvé parfaitement soluble cette situation. Il aurait décidé de coucher ensemble, sans difficulté. Marchenoir ne voyait pas le moyen de s’en tirer à si peu de frais ou, plutôt, cette solution, détestée d’avance, lui paraissait le plus à craindre de tous les naufrages. — Impétueusement, il l’écartait…

Depuis quelques années, il avait placé si haut sa vie affective que cette idée, seule, le profanait. Il était fier de sa Véronique, autant que d’un beau livre qu’il eût écrit. Et c’en était un vraiment sublime, en effet, que sa foi religieuse lui garantissait impérissable. Elle n’avait pas un sentiment, une pensée ou même une parole, qu’elle ne tînt de lui. Seulement tout cela passé, tamisé, filtré à travers une âme si singulièrement candide, qu’il semblait que sa personne même fût une traduction angélique de ce sombre poème vivant qui s’appelait Marchenoir.

Cette ordure de fille, — ensemencée et récoltée dans l’ordure, — qui renouvelait, en pleine décrépitude du plus caduc de tous les siècles, les Thaïs et les Pélagie de l’adolescence du christianisme, — s’était transformée, d’un coup, par l’occasion miraculeuse du plus profane amour, en un lys aux pétales de diamants et au pistil d’or bruni des larmes les plus splendides qui eussent été répandues, depuis les siècles d’extase qu’elle recommençait. Madeleine, comme elle voulait qu’on l’appelât, mais Madeleine de la Sépulture, elle avait tellement volatilisé son amour pour Marchenoir que celui-ci n’existait presque plus pour elle à l’état d’individu organique. À force de ne voir en ce déshérité qu’un lacrymable argument de perpétuelle prière, elle avait fini par perdre, quand il s’agissait de lui, le discernement d’une limite exacte entre la nature spirituelle et la nature sensible, entre le corps et l’âme, et, — quoiqu’elle s’occupât, avec un zèle mécanique, des matérialités de leur étonnant ménage, — c’était l’âme surtout, l’âme seule, que cette colombe de proie prétendait ravir.

Depuis l’Évangile, ce mot de colombe invoque précisément l’idée de simplicité. Véronique était inexplicable aussi longtemps que cette idée ne venait pas à l’esprit. Jamais il ne s’était vu un cœur plus simple. Le langage moderne a déshonoré, autant qu’il a pu, la simplicité. C’est au point qu’on ne sait même plus ce que c’est. On se représente vaguement une espèce de corridor ou de tunnel entre la stupidité et l’idiotie.

« La conversation du Seigneur est avec les simples », dit la Bible, ce qui suppose, pourtant, une certaine aristocratie. Ici, c’était une absence complète de tout ce qui peut avoir un relief, une bosse quelconque de vanité ou de l’amour-propre le plus instinctif. L’hypothèse d’une humilité très profonde, engendrée par un repentir infini, aurait mal expliqué cette innocence de clair de lune.

Le passé était tellement aboli que, pour s’en souvenir, il fallait imaginer un dédoublement du sujet, un recommencement de nativité, une surcréation du même être, repétri, cette fois, dans une essence un peu plus qu’humaine. Elle-même, la prédestinée, n’y comprenait rien. Elle avait des étonnements enfantins, des agrandissements d’yeux limpides, quand une circonstance la forçait de regarder en arrière. — Est-ce bien moi qui ai pu être ainsi ! Telle était son impression et, presque aussitôt, cette impression s’effaçait…

Pour faire sa maîtresse de cette ci-devant courtisane dont il était adoré, Marchenoir eût été forcé de la séduire comme une vierge, en passant par toutes les infamies et en buvant toutes les hontes du métier, sans aucun espoir d’être secouru par le spasme entremetteur qui finit, ordinairement, par jeter aux cornes du bouc l’ignorante muqueuse des impolluées.

Le diable savait, cependant, si l’impureté de la repentie avait été ardente et d’autres, en très grand nombre, le savaient aussi, qui ne le valaient, certes, pas, ce Prince à la Tête écrasée ! Qu’étaient-elles devenues, les richesses de cette trésorière d’immondices ? On ne savait pas. Il fallait implorer une rhétorique de souffleur de cornues, se dire qu’on était en présence d’un mystérieux creuset, naguère allumé pour fondre un cœur, et dont les inférieures flammes, après la transmutation, s’étaient éteintes. Le fait est qu’il n’en restait rien, absolument rien.

Marchenoir vivant très retiré, au fond d’un quartier désert visité par très peu de juges, put échapper longtemps aux sentences, maximes, apophtegmes, réflexions morales, admonitions ou conseils des sages. Il n’encourageait pas les inquisiteurs de sa vie privée. Mais on avait fini par savoir qu’il vivait avec la Ventouse, dont la disparition était restée inexpliquée, et quelques clients anciens avaient même entrepris de la reconquérir.

Marchenoir, pour avoir la paix, fit une chose que lui seul pouvait faire. Ayant été insulté par trois d’entre eux, en pleine solitude du boulevard de Vaugirard, un soir qu’il rentrait accompagné de sa prétendue maîtresse, il lança le premier dans un terrain vague, par-dessus un mur de clôture, et rossa tellement les deux autres qu’ils demandèrent grâce. On le laissa tranquille, après un tel coup, et les bruits ignobles qui se débitèrent furent sans aucun effet sur cet esprit fier, qui se déclarait pachyderme à l’égard de la calomnie.

— Demandez-moi, disait Véronique à Leverdier, comment j’ai pu aimer mon pauvre Joseph, et comment j’ai pu aimer le Sauveur Jésus. Je ne suis pas assez savante pour vous le dire, mais quand j’ai vu notre ami si malheureux, il m’a semblé que je voyais Dieu souffrir sur la terre.

Elle confondait ainsi les deux sentiments, jusqu’à n’en faire qu’un seul, si extraordinaire par ses pratiques et d’un lyrisme d’expression si dévorant, que Marchenoir et Leverdier commencèrent à craindre un éclatement de ce vase de louanges, qui leur semblait trop fragile pour résister longtemps à cette exorbitante pression d’infini.