Le Désespéré/34

La bibliothèque libre.
A. Soirat (p. 155-160).


XXXIV


Maintenant, il se retournait décidément vers l’histoire. Elle avait été sa plus grande ambition et son plus fervent amour intellectuel. Depuis son enfance, il avait cette impression d’être beaucoup plus le contemporain des Croisades ou de l’Exode que de la racaille démocratique. Son admirable étude mérovingienne attestait suffisamment l’anachronisme de sa pensée. Mais il n’avait aucun désir de recommencer ce genre d’effort. Une monographie d’homme ou même de peuple, quelque dilatée qu’il l’imaginât, ne lui suffisait plus. Il refusait de se cantonner à nouveau dans un coin de siècle. Il voulait, désormais, envelopper d’une seule étreinte, l’histoire du monde.

Ainsi qu’il l’avait confié à son ami, il rêvait d’être le Champollion des événements historiques envisagés comme les hiéroglyphes divins d’une révélation par les symboles, corroborative de l’autre Révélation. C’eût été toute une science nouvelle, singulièrement audacieuse, et que le génie seul pouvait sauver du ridicule. Le pauvre Leverdier en avait tremblé dans sa peau dès la première ouverture, puis les volutations oratoires de son prophète l’avaient insensiblement enroulé à cette conception qu’il avait fini par juger sublime. Il est, du moins, incontestable que certaines inductions dont cet éblouissant démonstrateur étançonnait son système, le faisaient paraître tout à fait probable.

Il en avait pris l’idée première dans ces études exégétiques qui furent, par une singularité peut-être inouïe, le point de départ de sa vie intellectuelle, aussitôt après sa conversion. Appuyé sur l’affirmation souveraine de saint Paul : que nous voyons tout « en énigmes », cet esprit absolu avait fermement conclu du symbolisme de l’Écriture au symbolisme universel, et il était arrivé à se persuader que tous les actes humains, de quelque nature qu’ils soient, concourent à la syntaxe infinie d’un livre insoupçonné et plein de mystères, qu’on pourrait nommer les Paralipomènes de l’Évangile. De ce point de vue — fort différent de celui de Bossuet, par exemple, qui pensait, au mépris de saint Paul, que tout est éclairci, — l’histoire universelle lui apparaissait comme un texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé, dialectiqué, mais parfaitement enveloppé, et qu’il s’agissait de transcrire en une grammaire d’un possible accès.

Il en avait conçu l’espérance et ne vivait plus que pour ce projet, devenu le centre d’innervation de ses pensées. Peu lui importait qu’on le jugeât extravagant ou ridicule. Depuis longtemps, il avait pris son parti de ne jamais plaire et ne s’embarrassait guère de l’hostilité même, dont les effets immédiats ne peuvent jamais atteindre, après tout, bien facilement, un homme que sa plume, sa langue et ses muscles rendent également redoutable.

Ah ! sans doute, les ennemis assez nombreux qu’il s’était attirés déjà dans la presse, avaient la ressource ordinaire de lui fermer généreusement tous les débouchés et, par conséquent, de priver d’argent un écrivain pauvre que son talent aurait dû nourrir. C’était là le danger médiat et nullement méprisable. Mais, que faire ? Il se sentait traîner par les cheveux dans sa douloureuse voie et, ne le voulût-il pas, il lui fallait courir son destin. Proférer, s’il était possible, une grande parole, et mourir ensuite sous les soufflets et les crachats de l’univers ! — À la grâce de Dieu ! disait-il souvent. C’est le mot de beaucoup de téméraires, mais, dans sa bouche, il avait une signification très haute et quasi sainte.

Retiré dans sa chambre de la Chartreuse, il raidissait ses deux bras contre sa propre douleur, ancienne ou récente, pour écarter l’importunité d’une sollicitude étrangère au travail de parturition de son esprit.

— Le Symbolisme de l’histoire ! pensait-il, vérité certaine, mille fois évidente à mes yeux, mais combien difficile à démontrer acceptable ! S’il s’agissait d’expliquer, pièce à pièce, le symbolisme du corps humain ou le symbolisme végétal, cette besogne, souvent entreprise déjà par des mystiques ou des philosophes, n’étonnerait pas trop encore. Il y aurait des chances pour faire rouler quelques idées sur ce rail connu, à condition, toutefois, qu’elles ne parussent pas trop originalement défrayées. Mais, ici, je vais me cogner, tout de suite, au front de taureau d’une Liberté ombrageuse, impénétrable, totalement incomprise de la multitude qui l’adore et mal définie des docteurs chrétiens qu’elle épouvante. Je suis en partance, comme Colomb, pour l’exploration de la Mer ténébreuse, avec la certitude de l’existence d’un monde à découvrir et la crainte de révolter, à moitié chemin, cinquante passions imbéciles. L’histoire fragmentaire, telle que je la vois partout, est un miroir pour l’orgueil stupide de cette liberté qui se félicite sans relâche d’avoir fait ce qu’elle a voulu, — jamais autre chose, — et la synthèse absolue, dont j’ai le dessein, confisque, du premier coup, cet objet de toilette, pour contraindre la vieille jouisseuse à se contempler dans le très humble ruisseau d’égout qui est sa patrie. Certes, je me passerais bien d’applaudissements et je n’en ai jamais cherché, mais encore faut-il que je sois intelligible, que je ne terrifie pas tous les éditeurs sans exception, que je sois débitable au moins autant qu’un amer nouvellement importé, sur le zinc en cœur de chêne de leurs comptoirs. La métaphysique religieuse n’est plus admissible, aujourd’hui, qu’à la condition d’être apéritive et de précéder un régal d’ordures. « Vous écrivez pour des hommes et non pas pour des esprits angéliques, » me disait ce père. Dois-je essayer de me remplir de la prose de cet avis ? Hélas ! j’y gagnerais peut-être un morceau de pain !

L’irréfréné Marchenoir sentait, néanmoins, qu’il se flattait d’une humilité impossible. Dégager de l’histoire universelle un ensemble symbolique, c’est-à-dire prouver que l’histoire signifie quelque chose, qu’elle a son architecture et qu’elle se développe avec docilité sur les antérieures données d’un plan infaillible, c’était une opération qui exigeait l’holocauste préalable du Libre Arbitre, tel, du moins, que la raison moderne peut le concevoir. Il n’y avait pas à sortir de là. Il était condamné à l’incertaine expérience de gifler son siècle pour obtenir d’en être écouté et, justement, l’énormité d’un pareil défi avait pour lui le ragoût d’une tentation de volupté. Sa nature de condottière l’emporta bientôt et il finit par se fixer à la plus imprudente des résolutions, s’interdisant jusqu’à la ressource d’appliquer, après coup et sous forme d’introduction, à son futur livre, les lâches émollients d’une apologie. Peut-être, aussi, avait-il raison de compter sur l’exaspération même de sa pensée et de sa forme, sur l’excès inouï d’audace, où il prévoyait bien que son sujet allait l’entraîner, pour espérer un succès de scandale ou d’étonnement, qui serait, au moins, un simulacre de cette justice que la vermine contemporaine n’accorde pas à la supériorité de l’esprit.

D’ailleurs, l’apparente sagesse d’aucun conseil ne prévaudra jamais contre ces torrentielles natures que le bâillement soudain de la plus large gueule d’abîme n’arrêterait pas. Ce que les prudents appellent du nom de témérité, ne serait-ce pas plutôt, en elles, une obéissance héroïque à quelque propulsion supérieure dont ces martyrs auraient, d’avance, accepté les agonies ? Quand une grande chose était notifiée, la poitrine de Marchenoir s’ouvrait comme un triptyque, et ce qu’on voyait apparaître, c’était son cœur ruisselant de sang, entre une image de prière et une image d’extermination !