Le Désespéré/52

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A. Soirat (p. 271-277).


LII


Dans la rue, ils décidèrent d’aller à pied. On était en février et le froid sec de la nuit commençante leur plaisait. Marcher dans Paris, en compagnie d’un être à qui l’on peut tout dire, est un plaisir assez rare, dévolu à quelques artistes sans gloire, dont les heures ne sont pas aisément monnayables. Ils revinrent à l’éternel objet de leurs pensées intimes, à Véronique, puisqu’on allait précisément la revoir et passer ensemble quelques heures auprès d’elle. Ce fut Marchenoir qui commença d’en parler, Dieu sait avec quelle tranquillité et quel discernement !

Certes, il était miraculeux que l’agonisant de la veille eût été capable d’établir, en moins de trente heures, une si imprenable ligne de défense entre lui-même et son propre mal ! Mais enfin, il expliquait, à peu près, le prodige. Il s’analysait maintenant, il se disséquait avec le plus grand soin, faisant admirer à son ami la soudaine cicatrisation des plaies énormes, par lesquelles il avait semblé que la vie de plusieurs hommes eût dû s’enfuir, et lui disant : — C’est l’admirable fille qui a fait cela, que ferai-je donc pour elle, mon Dieu ? Le lyrisme ordinaire de son langage allait s’exaspérant à mesure qu’il parlait, et l’entraîné Leverdier bénissait avec transport les angoisses intolérables dont il avait payé, lui aussi, par contrecoup, cette incompréhensible guérison.

— Vois-tu, Georges, disait l’amoureux exorcisé, ce n’est pas le changement de ses traits qui m’a retourné le cœur, — encore une fois, je ne la trouve pas moins belle qu’avant, — c’est la vertu mystérieuse de l’acte intérieur par lequel cette immolation fut déterminée. Le préalable propos du sacrifice a suffi pour établir le courant spirituel qui vient de rapprocher un peu plus nos âmes, en refoulant tous mes sens à cinquante mille lieues de sa chair. C’est sa prière qui me sauve, sa prière seule, — qu’elle a édentée et tondue pour la rendre pitoyable jusqu’au fond des cieux, — dans l’héroïque illusion de ne mutiler que son propre corps !…

Ils arrivèrent ainsi dans cette lointaine rue des Fourneaux, où des marchands de pavés procurent aux puissants rêveurs le mirage des Pyramides, dans l’aridité mélancolique de leurs incommensurables chantiers.

Marchenoir habitait, non loin de ces lapicides, une maison presque isolée et d’aspect assez humble dont il occupait le deuxième étage, n’ayant au-dessus de lui que deux mansardes louées par d’impeccables employés d’omnibus, absents tout le jour et qui n’y dormaient, la nuit, que quelques heures. Il aimait ce quartier et cette maison pour y avoir passé, depuis deux ans, le meilleur de sa vie morale et intellectuelle. Le calme relatif de cette rue le rafraîchissait, au sortir du centre de Paris qui lui faisait l’effet, par comparaison, du plus inhabitable d’entre les puits de l’enfer.

L’appartement, formé de trois pièces et d’une cuisine, était une espèce de gîte d’artiste comme on n’en voit guère. Il eût été fort inutile d’y chercher des faïences, des cuivres, des ferrailles, des tableaux ou des médaillons curieux. Pas un seul bronze japonais, pas une aquarelle impressionniste, pas l’ombre d’un de ces vieux bois écaillés, vermiculés et friables qui représentent de leur mieux, dans des attitudes recueillies, la dévotion craquelée des anciens âges. Le mépris de Marchenoir pour ce bric-à-brac était à peu près sans bornes. En tout, un émail de Limoges du xviie siècle, souvenir de famille, offrant la vision d’un saint Pierre en robe d’azur et manteau couleur d’orange, à genoux dans un paysage fraîchement lessivé, sous de grêles frondaisons en vert d’asperge et brocart d’or, flanqué d’un coq de porcelaine blanche qui chantait dans un coin de firmament du plus impénétrable outremer. À ses pieds, un livre rouge, des clefs de gomme-gutte et une gigantesque bardane en chocolat. Cette image, d’une naïveté contestable, suffisait, telle quelle, aux appétits d’antiquaire de son possesseur.

Les meubles, en vitupérable noyer et même en sapin, acquis pièce à pièce et d’occasion dans d’infimes ventes, eussent indigné un concierge du faubourg Saint-Antoine. À cet égard, le misanthrope était absolu. — Il n’y a, disait-il, que deux sortes de tables sur lesquelles un artiste puisse écrire : une table de cinquante mille francs ou une table de cinquante sous. Mais, s’il était devenu millionnaire, il aurait probablement gardé la seconde, par peur de se rendre imbécile, aux dépens des pauvres, en achetant la première.

Les livres eux-mêmes étaient en petit nombre : une gigantesque Bible synoptique, la plus coûteuse de ses folies, quelques tomes dépareillés de la patrologie de l’abbé Migne, une dizaine d’elzévirs grecs ou latins, un peu d’histoire, un peu de roman moderne et une cavalerie de dictionnaires en diverses langues, tout au plus une centaine de volumes. Quand il manquait d’un livre, il le prenait chez son ami, mieux approvisionné, ou s’en allait à la Bibliothèque.

Seule, la chambre de Véronique avait un semblant de ce confort de vingtième ordre, dont s’arrangent encore les trois ou quatre douzaines des braves ouvrières favorisées du ciel, qui ont déniché le moyen de concilier les préceptes de la vertu et les exigences de leur estomac. Dans le cas de la repentie, cette modération était d’autant plus extraordinaire qu’il avait fallu renoncer à tout un luxe de dissipation lucrative, dont certains chiffres connus excitèrent autrefois l’envie d’un peuple de prostituées. Aussitôt qu’il eut été décidé qu’on vivrait ensemble au désert, Véronique avait accompli, sans ostentation et sans phrases, l’acte légendaire d’envoyer son mobilier à la salle des ventes, retenant à peine quelques indispensables hardes, et de porter elle-même l’argent à divers établissements de charité que lui désigna Marchenoir, — ne voulant rien garder, disait-elle, de ce qu’elle avait mangé dans la main du Diable !

Sa chambre, où les moins minables engins de leur félicité domestique avaient été réunis, en dépit d’elle qui se fût contentée de rien, rappelait assez les intérieurs des pieuses isbas, éclairés par de perpétuelles lampes allumées devant les figures propices des iconostases. Une petite veilleuse, à lueur rose, était suspendue au devant du grand crucifix pâle, et une autre semblable, mais un peu plus grande, teignait vaguement d’incarnat une haïssable reproduction lithographique de la Sainte Face, telle qu’on la vénérait chez M. Dupont, « le saint homme de Tours », qui a propagé en France cette dévotion, — malheureusement assortie de la contradictoire imbécillité d’un art profanant.

Ah ! ce n’était pas bien beau, ces deux images, et Marchenoir en avait plus d’une fois gémi en secret. Mais Véronique portait en elle l’esthétique de toutes les situations imaginables, elle aurait donné le relief de son propre sublime à la platitude même et spiritualisé de son souffle jusqu’à des goîtreux. Elle avait passé des journées, des nuits entières, dans le crépuscule de cette chambre aux persiennes toujours closes, — comme les persiennes d’un mauvais lieu, — conversant avec Dieu et avec ses saints, ayant l’air de les supposer véritablement présents, investie de joie et de certitude, ruisselante de plus de larmes que l’hydraulique de tous les sentiments ordinaires n’eût été capable d’en obtenir, et il semblait, à la fin, que ces indigents simulacres s’imprégnassent de ce double courant de beauté physique et morale qui venait confluer sur eux !

Son ménage, d’ailleurs, en souffrait si peu qu’il eût été difficile de trouver une maison mieux tenue, une plus stricte propreté, une économie plus exacte, une cuisine, enfin, plus ingénieuse à multiplier les patriarcales délices du ragoût de mouton et du pot-au-feu. On aurait dit qu’elle n’avait seulement pas besoin d’agir. Elle passait comme en rêve, effleurant les choses et les forçant à se nettoyer, à s’accommoder, à se cuire elles-mêmes, par l’irrésistible vertu de son seul regard.

Dominatrice charmante et imperturbable, que la seule tristesse de son ami pouvait troubler et que n’eussent déconcertée ni les déluges, ni les incendies, ni les tremblements, ni les dislocations d’univers, puisqu’elle portait en elle une permanente catastrophe d’amour à mettre au défi tous ces accidents ! Marchenoir était tout pour elle. Il planait dans son ciel et s’asseyait sur les circulaires horizons, il piétinait l’océan, la montagne, la nue, les abîmes, la création entière, — seul visible de toutes parts et triomphant ! Son sauveur !… Le pauvre diable était son Sauveur, ainsi qu’elle le nommait parfois, avec une simplicité d’enthousiasme que beaucoup de théologiens eussent réprouvée comme un blasphème. Les deux sentiments, naturel et surnaturel, s’étaient, en elle, si parfaitement amalgamés et fondus dans l’unique pensée d’un Sauveur, qu’il n’y avait plus moyen de les séparer, pour cette âme naïve, qui ne croyait pas trop payer la récupération de son innocence, en déversant toute la gloire des cieux sur la douloureuse ressemblance humaine de son Rédempteur !