Le Désespéré/57

La bibliothèque libre.
A. Soirat (p. 305-308).


LVII


Les illusions de Marchenoir, aussi stupides que spontanées, n’avaient pas ordinairement la vie très dure. Il vécut, l’espace d’un jour, sur l’espoir insensé d’une justice littéraire procurée par ce souteneur. Il rêva des polémiques inouïes, des envolées d’imprécations sublimes, toute la lyre vengeresse des ouragans réprobateurs ! Il lui dirait enfin tout ce qu’il avait sur le cœur, à cette immonde société, dont l’inacceptable ignominie le faisait rugir !…

En vain, Leverdier s’efforça de mettre sous les yeux de ce désespéré le danger palpable de trop espérer. Pour tempérer son enthousiasme, il lui rappela tout ce qu’ils savaient, l’un et l’autre, de Beauvivier, ses habitudes de trahison, les verrous, les triples barres, les cadenas, les serrureries compliquées de cette conscience dangereuse, environnée de chausse-trapes et d’oubliettes à engloutir des éléphants, pénétrable seulement par de rares chatières à guillotine où les téméraires les plus altiers ne pouvaient passer qu’en rampant…

— Sans doute, répondait-il, mais qui sait ? Je suis, peut-être, une bonne affaire aux yeux de cet homme. D’ailleurs, j’ai besoin d’espérer. Même en écartant toutes les considération d’ordre élevé, songe donc, mon ami, que ce serait du pain pour ma pauvre compagne et pour moi.

— Hélas ! dit l’autre, en l’accompagnant par les rues, je le désire, mais ce dîner m’inquiète un peu. Une drôle d’idée qu’il a eue, cet animal, de te fourrer le museau, du premier coup, dans l’auge à cochons ! Enfin, sois prudent, endure pour Véronique tout ce qui ne sera pas absolument insupportable, et sauve-toi de bonne heure. Tu me retrouveras au café.

Les deux amis se séparèrent à la porte de Beauvivier.

Dès son entrée dans le vaste salon, où les nombreux convives s’empilaient, Marchenoir fut dégrisé de son rêve, instantanément. Il sentit, comme en une bouffée de dégoût, l’incompatibilité sans remède, infinie, de tout son être avec ces êtres nécessairement hostiles à lui, et dont quelques-uns étaient si bas qu’on pouvait s’étonner de les voir admis, même dans ce lieu de prostitution.

Ils représentaient, cependant, toute la presse dite littéraire, et même un peu la littérature, et, certes, il n’y avait pas dans le nombre, un individu qui eût fait un geste pour le secourir, s’il avait été en danger, — un seul geste, — ou qui, même, eût hésité à l’y enfoncer davantage, en protestant de l’impartialité du coup de sabot qu’il lui eût appliqué sur le péricrâne. Pas une femme, d’ailleurs, ce qui donnait à pressentir qu’on allait être un peu goujat. Il se vit épouvantablement seul et détesté.

Beauvivier se précipita. — Mon cher monsieur Marchenoir, dit-il, vous étiez attendu avec la plus dévorante impatience. Messieurs, voici notre nouveau leader.

Néanmoins, il n’usa pas son précieux pharynx en présentations superflues. Les bonzes de la publicité s’inclinèrent comme des épis, et l’infortuné dut subir le contact de plusieurs mains sordides qui se tendirent vers lui. Tout à coup, il se trouva flanqué du docteur Des Bois et de Dulaurier, en qui renaissait une estime sans bornes pour ce ressuscité d’entre les morts. Le lycanthrope, déjà énervé, n’entendit qu’à peine les gazouillements du premier, mais le second paya pour tout le monde. Sans même y penser, il lui serra la main d’une telle force que le poète sigisbée ne put retenir ce cri : — Ah ! vous me faites mal ! — Je vous étreins comme je vous aime ! mon cher, lui répondit-il, en le fixant avec des yeux froids et clairs plus inquiétants que la colère. Dulaurier s’éloigna sous l’aile du Chérubin, comme un chien rossé, et Marchenoir, enfin tranquille, prit une cigarette, et, s’enfonçant dans un fauteuil, se mit à considérer silencieusement cette populace de la plume, qui remuait la langue en attendant qu’on annonçât la mangeaille.