Le Désespéré/58

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A. Soirat (p. 308-321).


LVIII


Il vit d’abord, non loin de lui, le roi des rois, l’Agamemnon littéraire, l’archi-célèbre, l’européen romancier, Gaston Chaudesaigues, recruteur d’argent inégalable et respecté. Seul, le gibbeux Ohnet lui dame le pion et ratisse plus d’argent encore. Mais l’auteur du Maître de Forges est un mastroquet heureux qui mélange l’eau crasseuse des bains publics à un semblant de vieille vinasse, pour le rafraîchissement des trois ou quatre millions de bourgeois centre gauche qui vont se soûler à son abreuvoir, et il n’est pas autrement considéré. Il est unanimement exclu du monde des lettres, ce dont il brait, parfois, dans la solitude. Sans son héroïque ami Chérubin des Bois, qui a naturellement du goût pour les millionnaires et qui lui ouvre ses bras quand on est seul, ce triomphateur serait tout à fait sans consolation.

Chaudesaigues nage, il est vrai, dans une moindre opulence. Cependant, il dépasse encore les plus cupides sommets littéraires de toute la hauteur d’un Himalaya. Il faut se représenter une façon de juif-auvergnat, né dans le midi, et compatriote de Mistral, un troubadour homme d’affaire, un Lampiste des Mille et une Nuits, qui n’aurait qu’à frotter pour que le génie apparût et l’éclairât. On se rappelle l’énorme succès de son livre sur le duc de Morny, qui avait protégé ses débuts, auquel il devait tout, et dont il épousseta et retourna les vieilles culottes aux yeux d’un public avide qui couvrit d’or le révélateur…

De telles indiscrétions peuvent être le droit absolu d’un véritable artiste, affranchi par sa vocation de toutes les convenances de la vie normale, mais aucun marchand de lorgnettes ne doit prétendre à d’aussi dangereuses immunités, et Chaudesaigues est précisément un des plus bas mercantis de lettres dont le tube classique de cette vieille catin de Gloire ait jamais trompeté le nom.

Il est ce qu’on appelle, dans une langue peu noble, « une horrible tapette ». En 1870, il avait attaqué Gambetta, dont il raillait, le mieux qu’il pouvait, la honteuse dictature. Quand la France républicaine eut décidé de coucher avec ce gros homme, sa nature de porte-chandelle se mit à crier en lui et il fit négocier une réconciliation, s’engageant provisoirement à ne plus éditer le volume où le persiflage était consigné.

Un peu avant le 16 mai, il s’en va trouver le directeur du Correspondant, revue tout aristocratique et religieuse, comme chacun sait. Il offre un roman : Les Rois sans patrie. Le thème était celui-ci : Montrer la royauté si divine que, même en exil et dans l’indigence, les rois dépossédés ne parviennent pas à devenir de simples particuliers, qu’ils sont encore plus augustes qu’avant, et que leur couronne repousse toute seule, comme des cheveux, sur leurs fronts sublimes, par-dessus le diadème de leurs vertus. On devine l’allégresse du Correspondant !… Mais le 16 mai raté, Chaudesaigues change son prospectus, réalise exactement le contraire de ce qu’il avait annoncé, et transfère sa copie dans un journal républicain.

Toutefois, ce n’est pas un traître pur, un traître pour le plaisir, à l’instar de Beauvivier. Il lui faut de l’argent, voilà tout, un argent infini, non seulement pour contenter les plus ataviques appétits de sa nature de fastueux satrape, mais afin d’élever, dans une occidentale innocence, les enfants à profil de chameau et à toison d’astrakan, qui trahissent, par le plus complet retour au type, l’infamante origine juive de leur père.

On n’avait peut-être jamais vu, avant lui, une littérature aussi âprement boutiquière. Son récent livre, Sancho Pança sur les Pyrénées, conçu commercialement, en forme de guide cocasse, d’un débit universel, avec des réclames pour des auberges et des fictions d’étrangers sympathiques, est, au point de vue de l’art, une honte indicible.

Son talent, d’ailleurs, dont les médiocres ont fait tant de bruit, est surtout, une incontestable dextérité de copiste et de démarqueur. Ce plagiaire, à la longue chevelure, paraît avoir été formé tout exprès pour démontrer expérimentalement notre profonde ignorance de la littérature étrangère. Armé d’un incroyable et confondant toupet, voilà quinze ans qu’il copie Dickens, outrageusement. Il l’écorche, il le dépèce, il le suce, il le râcle, il en fait des jus et des potages, sans que personne y trouve à reprendre, sans qu’on paraisse seulement s’en apercevoir.

Virtuose de conversation, à la manière fatigante des méridionaux dont il a l’accent, il se trouble aisément en la présence d’un monsieur froid, qui l’écoute en le regardant, sans rien exprimer. Ce Don Juan équivoque manque de tenue devant la statue du Commandeur.

Justement, il pérorait avec deux de ses compatriotes, aussi peu capables l’un que l’autre de l’intimider, Raoul Denisme et Léonidas Rieupeyroux. Le premier, raté félibre et gluant chroniqueur, est généralement regardé comme un sous-Chaudesaigues, ce qui est une façon lucrative de n’être absolument rien. Mais le crédit du maître est si fort que le vomitif Denisme arrive, tout de même, à se faire digérer. Incapable d’écrire un livre, il dépose, un peu partout, les sécrétions de sa pensée. On redoute comme un espion ce croquant chauve et barbu, qui a dû, semble-t-il, payer de quelque superlative infamie son ruban rouge et dont la perfidie passe pour surprenante.

Quant à Léonidas Rieupeyroux, c’est un personnage vraiment divin, celui-là, capable de restituer le goût de la vie aux plus atrabilaires disciples de Schopenhauer. Il est grotesque comme on est poète, quand on se nomme Eschyle. Il a la Folie de la Croix du Grotesque. Méridional, autant qu’on peut l’être en enfer, doué d’un accent à faire venir le diable, il rissole, du matin au soir, dans une vanité capable d’incendier le fond d’un puits.

Il est l’inventeur des paysans épiques. La vieille truie, connue sous le nom de George Sand, les faisait idylliques et sentimentaux. Marchenoir, élevé au milieu de ces lâches et cupides brutes, se demanda, en voyant gesticuler Léonidas, quel pouvait être le plus bête de ces deux auteurs. Il conclut, en ce sens, à la supériorité de l’homme.

La fécondité de celui-ci consiste à publier éternellement le même livre sous divers titres. C’est une finesse du Tarn-et-Garonne. Si, du moins, ses paysans se contentaient d’être épiques, mais ils sont civiques, bonté du ciel ! Pendant des cent pages, ils gargouillent et dégobillent les rengaines les plus savetées, les plus avachies, les plus jetées au coin de la borne, sur les Droits de l’homme et les devoirs du citoyen, sans préjudice de la fraternité des peuples.

Un des poètes contemporains les plus démarqués nomma, un jour, Rieupeyroux, le Tartufe du Danube, mot exact et spirituel dont plusieurs imbéciles ont voulu se faire honneur. C’est, en effet, un hypocrite véhément, espèce très peu rare dans le midi. Hypocrite de sentiments, hypocrite d’idées et faux pauvre, il appartient à cette catégorie d’odieux cafards, dont la besace est gonflée du pain des indigents qu’ils ont dépouillés, en leur volant la pitié du riche.

Un jour, ce personnage alla trouver Chaudesaigues et quelques autres financiers de lettres, dont il savait l’ascendant chez un éditeur fameux. Lamentateur fastueux et grandiloque, il raconta que sa mère venait d’expirer et qu’il était sans argent pour la mettre en terre. En même temps, d’impitoyables arriérés tombaient sur lui. Qu’allait-il devenir avec sa femme et ses enfants ? Certes, il ne demandait pas d’argent à ses confrères, mais enfin, on pouvait agir pour lui sur l’éditeur qui ne refuserait pas d’escompter son génie. Bref, on parvint à faire dégorger, sans escompte, deux ou trois mille francs, au capitaliste circonvenu. Jusqu’à présent, l’histoire est banale. Mais voici :

Quelque temps après, Léonidas se présente seul, et dit à son créancier qui s’était flatté doucement d’être un donateur :

— Monsieur, je suis un honnête homme. Vous m’avez avancé de l’argent et je suis ennuyé de ne pouvoir vous le rendre. Je n’en dors plus. Eh ! bien, je vous apporte un manuscrit étonnant. Payez-vous de ce que je vous dois en le publiant.

L’éditeur, déjà fourbu de son premier sacrifice, et que la seule idée d’imprimer, par surcroît, du Rieupeyroux, comblait de terreur, essaya, vainement, de protester et de fuir. Il tenta, sans succès, de se couler par les fentes, de grimper au mur, de s’obnubiler sous le paillasson. Il fallut absolument qu’il y passât. Cet honnête homme insolvable allait peut-être se pendre chez lui !

Ainsi fut édité l’étonnant volume où cet enfant du midi, informant tous les peuples de ses relations amicales avec Baudelaire, raconte avec candeur la mystification personnelle dont sa vanité d’autruche fut le prodigieux substrat et qu’il est seul, depuis vingt ans, à ne pas comprendre.

La saleté physique de Rieupeyroux est célèbre. C’est un citoyen oléagineux et habité. Il ignore l’eau des fleuves et la virginale rosée des cieux. Il promène sous l’azur une fleur de crasse, immarcescible comme la pureté des anges. Ses cheveux, qu’il porte encore plus longs que Chaudesaigues, et qui flottent sur l’aile des vents, fécondent l’espace à la plus imperceptible nutation de son chef. On ne l’approche qu’en tremblant, et les voleurs, dont il doit avoir tant de crainte, y regarderaient à beaucoup de fois avant de le détrousser.

Un autre trio, curieux et illustre, était celui formé par Hamilcar Lécuyer, Andoche Sylvain et Gilles de Vaudoré, trois poètes romanciers.

Marchenoir savait par cœur son Lécuyer, qu’il avait, une fois, sanglé de la plus mémorable sorte. Ils s’étaient rencontres, il y avait nombre d’années, chez Dulaurier, très humble alors, dont la petite chambre était un cénacle.

Cet africain besogneux et hâbleur, mais rongé d’ambition, et qui méditait les rôles classiques de Catilina ou de Coriolan, aurait vendu sa mère à la criée, au carreau des Halles, pour attraper un peu de publicité. Cymbale sensuelle et ne vibrant qu’aux pulsations venues d’en bas, il était admirablement pourvu de tous les tréteaux intérieurs, par lesquels une âme élue de saltimbanque prélude, d’abord, au vacarme fracassant de la popularité.

Le moment venu, la cuve s’était débondée. Il en était sorti, comme d’un abcès monstrueux, des flots de sanie écarlate, des purulences recuites et granuleuses, de la bile d’assassin poltron et malchanceux, d’inexprimables moisissures coulantes et des excréments calcinés. Alors, on avait crié au prodige. Les redondances clichées et la frénésie piquée des vers de ses Chants sacrilèges avaient paru suffisamment eschyliennes à une génération sans littérature, qui n’a pas assez de langue dans sa gueule de bête pour lécher les pieds de ses histrions.

Prostitué publiquement à une comédienne cosmopolite, devenu lui-même acteur et jouant ses propres pièces en plein théâtre du boulevard, il avait fini par poser sur sa tête crépue d’esclave nubien, une couronne fermée de crapule idéale et de transcendant cynisme, dont Marchenoir discerna, dès le premier jour, la fragilité et la basse fraude.

Réalité misérable ! Ce bateleur n’est pas même un bateleur. Il n’y a pas en lui la virtualité d’un vrai sauteur, sincèrement épris de son balancier. Il suffit de gratter ce crâne fumant, pour en voir jaillir, aussitôt, un romancier-feuilletoniste de vingtième ordre. C’est un bourgeois masqué d’art, très opiniâtre et très laborieux, mais aspirant à se retirer des affaires. La vile prose de son mariage avait éclairé bien des points obscurs, et la langue des vers de ce Capanée de louage — langue piteuse et pudibonde, jusque dans le paroxysme du blasphème, — trahit assez, pour un connaisseur, l’intime désintéressement professionnel du blasphémateur, qui n’a choisi le paillon de l’impiété que parce qu’il tire l’œil un peu plus qu’un autre et qu’il fait arriver un peu plus de ce désirable argent, que le pur bourgeois recueillerait, avec sa langue, dans les boues vivantes d’un charnier !

Quelque considérable que fût, en réalité, la situation littéraire de ce négociant, l’équitable gloire n’avait pourtant pas frustré de sa mamelle Andoche Sylvain, le plus lu, peut-être, de tous les virtuoses assemblés chez le rédacteur en chef du Basile.

Celui-ci présente l’aspect d’un commissionnaire de gare congestionné, à la barbe épaisse et sale, au teint de viande crue et bleuâtre, à l’œil injecté et idiot, qu’on craindrait, à chaque minute, de voir rouler malproprement au milieu des colis qu’on lui aurait confiés en tremblant.

Le journal fameux où il renarde sa prose et même ses vers, lui doit, paraît-il, sa prospérité et double son tirage les jours où le nom du Coryphée rutile au sommaire. Il est, en effet, le créateur d’une chronique bicéphale dont la puissance est inouïe sur l’employé de ministère et le voyageur de commerce. Alternativement, il pète et roucoule. D’une heure à l’autre, c’est la flûte de Pan ou le mirliton.

Son côté lyrique est fort apprécié des clercs de notaire et des étudiants en pharmacie qui copient, en secret, ses vers, pour en faire hommage à leur blanchisseuse. Mais son autre face est universellement baisée, comme une patène, par les dévots de la vieille tradition gauloise. Andoche Sylvain représente, pour tout dire, l’esprit gaulois. Il se recommande sans cesse de Rabelais, dont il croit avoir le génie, et qu’il pense renouveler en ressassant les odyssées du boyau culier et du grand côlon.

Cet écumeur de pots de chambre a trouvé, par là, le moyen de se conditionner une spécialité de patriotisme. De son castel d’Asnières, où ses travaux digestifs s’accomplissent à la satisfaction d’un peuple joyeux d’antiques rouleuses et de cabotins retraités, il sonne, à sa façon, la revanche de la vieille gaieté française et lâche de sonores défis au visage de l’étranger.

L’intelligente oligarchie républicaine a rémunéré ce champion d’une lucrative sinécure dans un ministère. Elle a même fini par le décorer, maladroitement, il est vrai. Il a été promu chevalier, comme bureaucrate et non comme poète, ce dont les journaux unanimes ont clamé toute une semaine, — offrant ainsi le spectacle inespérément ignoble d’un gouvernement de pirates réprimandé par une presse de coupeurs de bourses, pour n’avoir pas assez avili la littérature, en la personne incongrûment récompensée d’un accapareur de salaires, que tous les deux ont la prétention d’honorer.

Pour ce qui est de Vaudoré, c’est le plus heureux des hommes. Tout ce que la médiocrité de l’esprit, la parfaite absence du cœur et l’absolu scepticisme peuvent donner de félicité à un homme, lui fut octroyé.

On l’appelle, volontiers, l’un des maîtres du roman contemporain, par opposition à Ohnet, toujours envisagé comme point extrême des plus dégradantes comparaisons. Toutefois, il serait assez difficile de préciser la différence de leurs niveaux. Leur public est autre, sans doute. Mais ils disent les mêmes choses, dans la même langue, et sont équitablement payés d’un succès égal.

Seulement, Vaudoré l’emporte infiniment par les supériorités inaccessibles de son impudeur. Ce médiocre devina, du premier coup, son destin. Sans tâtonner une minute, il choisit la bâtardise et l’étalonnat. Telles sont les deux clefs par lesquelles il est entré dans son paradis actuel.

Aimé d’un aveugle maître qui crut, sans doute, à l’aurore d’un génie naissant, non seulement il lui soutira une nouvelle fameuse, écrite presque entièrement de la main du vieil artiste et qui, signée du nom Vaudoré, commença la réputation du jeune plagiaire ; — mais, après la mort du patron, il répandit par le monde que ce défunt l’avait engendré, n’hésitant pas à déshonorer sa propre mère, que le progéniteur supposé ne connut peut-être jamais. Au moyen de ces industries, il parvint à se remplir d’un atome vivifiant de la gloire d’un des romanciers les plus puissants sur les générations nouvelles, et il hérita de tout son crédit.

Un aussi démesuré triomphe ne suffisant pas encore à ce pédicule de grand homme, il inaugura le sport fructueux de l’Étalonnat. Jusqu’à ce novateur, on s’était contenté de faire l’amour vertueusement ou paillardement, mais dans l’obscurité convenable aux salauderies préliminaires de la putréfaction. Quand on sortait de cette ombre, comme fit le marquis de Sade, c’était pour attenter délibérément à quelque loi d’équilibre primordial, en risquant sa vie ou sa liberté. Le bâtard volontaire ignore ce genre de grandeur, comme il ignore tous les autres. Il a simplement imaginé de forniquer, de temps en temps, par devant expert, pour obtenir un renom d’écrivain viril et subjuguer la curiosité des femmes. Remarquablement doué, paraît-il, ce romancier ithyphallique a colligé les suffrages des arbitres les plus rigides, et les princesses russes les plus retroussées sont accourues, déferlantes et pâmées, du fond des steppes, jusqu’à ses pieds, pour lui apporter la saumure de tout l’Orient…

Les confrères, quoique pénétrés de respect pour l’énormité du succès, le nomment entre eux, volontiers, le tringlot de la littérature. Telle est, en vérité, la physionomie précise du personnage et tel son degré de distinction. C’est un sous-officier du train et même un sous-off. Petit, trapu, teint rouge et poil châtain, il porte la moustache et la mouche et a des diamants à sa chemise. C’est le traditionnel bellâtre de garnison qui affole les caboulotières et qui ne parvient pas à se remettre de son effronté bonheur. Un désir infini d’être cru parisien jusqu’au bout des ongles est la soif cachée de cet indécrottable provincial.

Étonnamment dénué d’esprit et de toute compréhension de l’esprit des autres, il est impossible de rencontrer un être plus incapable d’exprimer un semblant d’idée, ou d’articuler un seul traître mot sur quoi que ce soit, en dehors de son éternelle préoccupation bordelière. La parfaite stupidité de ce jouisseur est surtout manifestée par des yeux de vache ahurie ou de chien qui pisse, à demi noyés sous la paupière supérieure et qui vous regardent avec cette impertinence idiote que ne paierait pas un million de claques.

Ce n’est pas lui qui s’exténuera jamais pour tenter de faire un beau livre, ou pour écrire seulement une bonne page ! — Je ne tiens qu’à l’argent, dit-il, sans se gêner, parce que l’argent me permet de m’amuser. Les artistes consciencieux sont des imbéciles.

En conséquence, il est admiré de la juiverie parisienne, qui le reçoit avec honneur, ce dont il crève de jubilation. Quand il est invité chez Rothschild, le tringlot en informe, quinze jours, la terre entière. C’est à cette école, sans aucun doute, qu’il a puisé la science des affaires. On l’a vu, à Étretat, vendant des terrains à des confrères qu’il savait gênés, pour les racheter ensuite, à vil prix.

Sa vanité, d’ailleurs, est à son image. Son hôtel de l’avenue de Villiers est d’une esthétique mobilière de dentiste suédois ou de concierge d’hippodrome. Que penser, par exemple, de portières de soie bleu-ciel, rehaussées de broderies d’or orientales, d’un divan de même style, d’un traîneau hollandais en bois sculpté, faisant l’office de chaise longue et capitonné de bleu clair, enfin, d’une immense peau d’ours blanc sur des tapis de Caramanie, probablement achetés au Louvre ? — C’est l’appartement d’un souteneur Caraïbe, disait un observateur exact. On aime à croire que c’est en ce lieu qu’il a écrit cette fameuse autobiographie d’un cynisme si inconscient — que Falstaff n’aurait pas osé signer, — où il s’offre en exemple à tous les maquereaux inexpérimentés qui pourraient avoir besoin de lisières.

Dulaurier, apparemment consolé de la poignée de main de Marchenoir, s’était approché de ces trois glorieux. Cela faisait en tout quatre glorieux, dont trois « jeunes maîtres », car Sylvain commence à se décatir. La sympathie de cette flûte devait naturellement aller à ces tambours.

Il est vrai que Dulaurier a, en commun avec Gilles de Vaudoré, l’inestimable faveur de tous les ghettos et de toutes les judengasses. Cet enfant de pion, dont la principale affaire en ce monde est d’avoir « une âme de goëland », — ainsi qu’il le déclare lui-même, — se tuméfie de bonheur à la seule pensée qu’on le reçoit au salon chez les bons youtres, qu’il prend sincèrement pour la plus haute aristocratie, puisqu’ils ont l’argent.

Il venait justement de publier, sous le titre amorphe de Péché d’amour, un recueil de centons moraux et psychologiques ramassés partout, qu’il avait dédié à une renarde juive, dont Samson lui-même aurait renoncé à incendier l’arrière-train, et dont il portait les bagages par toute l’Europe, — quémandeur dolent d’une infatigable cruelle qui lui faisait expier l’atroce meconium de ses déprécations amoureuses par le plus géographique des châtiments éternels !