Le Désespéré/66

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A. Soirat (p. 380-405).


LXVI


Quelques jours après, Marchenoir reçut de Périgueux la lettre suivante du notaire de sa famille, en réponse à une réclamation sans espoir déjà vieille de plusieurs semaines :

« Monsieur, j’ai l’honneur de répondre à votre lettre du 25 mai, relative au règlement définitif de la succession de feu monsieur votre père, règlement que je n’ai pu mener plus tôt à bonne fin, malgré mon désir de vous être agréable, à cause des formalités à remplir et des difficultés que nous avons eues à réaliser la vente de l’immeuble.

« Tout étant enfin terminé dans les meilleures conditions possibles, je vous adresse, sous ce pli, le compte détaillé de la succession, duquel il résulte qu’il vous revient Deux mille cinq cents francs. Comme vous m’avez laissé procuration et quittance en blanc, je vous envoie cette somme par lettre chargée.

« Veuillez agréer, Monsieur et cher client, mes salutations empressées,

« Charlemagne Vobidon. »

Ce message inattendu produisit sur Marchenoir l’effet admirable de lui restituer aussitôt toute son énergie. Il y avait en ce Périgourdin un tel ressort, qu’on pouvait toujours s’attendre à quelque surprenante manifestation de sa force, au moment même où il paraissait le plus renversé sur lui-même et le plus irrémédiablement déconfit. Dans la même heure, il se releva de toutes ses poussières et prit une résolution formidable, qu’il commença, sur-le-champ, d’exécuter.

Puisque tous les journaux lui étaient fermés et que son livre futur était une opération financière très lointaine, d’un insuccès à peu près certain, il allait risquer cette somme qui lui tombait du ciel, dans une entreprise des plus hasardeuses, mais capable, après tout, — en supposant un sourire de la Fortune, — de rémunérer le téméraire. Car les ressources allaient lui manquer et cette angoisse trop connue s’ajoutait à toutes les autres.

Il décida de publier, à ses frais, un pamphlet périodique dont il serait l’unique rédacteur, qu’il remplirait de toutes les indignations de sa pensée et qu’il lancerait, chaque semaine, sur Paris, comme un tison. Qui sait ? Paris s’allumerait peut-être par quelque endroit.

Approximativement, il calcula qu’avec son argent seul, sans la balance d’aucune recette fructueuse, il pourrait tenir environ deux mois. Il faudrait vraiment que tous les démons s’en mêlassent pour que l’inouïe vocifération dont il méditait d’assaillir ses contemporains ne produisît aucun résultat. Une circonstance favorable, assurément, sortirait de l’ombre, jusqu’alors implacable, de sa destinée. Une commandite, une adhésion efficace quelconque lui permettrait de pousser plus avant et de se rendre aussi redoutable par la durée que par la vigueur sauvage de ses revendications et de ses anathèmes.

Et puis, il fallait surtout qu’il changeât d’hygiène morale, s’il tenait à ne pas périr, et l’activité endiablée d’une lutte si terrible découragerait infailliblement l’obsession mortelle qui l’assassinait.

Il s’estima sauvé et courut chez Leverdier, qui trembla de crainte, en voyant un semblant de joie sur le visage habituellement désolé de son ami. Ce fut bien autre chose quand il connut son dessein.

— Mais, insensé, lui dit-il, tu veux donc tenter Dieu ? Ton pamphlet sera étouffé par la presse entière. Tu perdras, sans aucun profit, l’argent que tu viens de recevoir, lequel vous ferait vivre, une année entière, Véronique et toi, en te permettant d’achever ton livre. Il faudrait cinquante mille francs de réclames et la complicité de tous les journaux pour lancer une pareille machine. Le marchand le plus habile et commissionné de la façon la plus onéreuse, ne t’en vendra pas dix exemplaires sur cent.

L’honnête séide, qui ne savait pas la détresse d’âme du désespéré, épuisa vainement les trésors de sa sagesse. Marchenoir avait pris son parti. Il fallut, en gémissant, préparer encore ce naufrage.

Ils dépensèrent l’un et l’autre une activité si fiévreuse qu’au bout de huit jours, en pleine semaine de la fête nationale, parut le premier numéro du Carcan hebdomadaire, dans le format de l’ancienne Lanterne, à couverture couleur de feu, offrant cet étrange dessin, dicté par l’auteur à Félicien Rops, que Leverdier lui avait fait connaître : Un chèvrepieds riant aux larmes, fixé par le cou à un immense poteau noir, allant de la terre au ciel, et ses immondes sabots sur un tas de morts.

Ce pamphlet, qui eut le sort annoncé par Leverdier et que le silence des journaux éteignit sans peine, fut, néanmoins, remarqué de tous les artistes, et son insuccès postiche est encore regardé, par quelques indépendants, comme l’une des iniquités les plus remarquables de ce temps maudit.

Il suffira d’en citer deux articles pour donner l’idée de cette œuvre de haute justice et de magnifique fureur qui n’allait à rien moins qu’à faire dérailler le train des opinions contemporaines, — si n’importe quel effort du Verbe simplement humain pouvait accomplir ce désirable prodige !

Voici donc le premier, par lequel Marchenoir ouvrit sa trop courte campagne :


LE PÉCHÉ IRRÉMISSIBLE


« Ce soir, 14 juillet, s’achève enfin, dans les moites clartés lunaires de la plus délicieuse des nuits, la grande fête nationale de la République des Vaincus. Ah ! c’est peu de chose, maintenant, cette allégresse de calendrier, et nous voilà terriblement loin des anachroniques frénésies de la première année ! Ce début, — légendaire déjà ! — de la plus crapuleuse des solennités républicaines, je m’en suis, aujourd’hui, trop facilement souvenu devant l’universel effort constipé d’un patriotisme, évidemment indéfécable, et d’un enthousiasme qui se déclarait lui-même désormais incombustible !

« La nuit avait eu beau se faire désirable comme une prostituée, et l’entremetteuse municipalité parisienne avait eu beau multiplier ses incitations murales à la joie parfaite, on s’embêtait manifestement. Les pisseux drapeaux des précédentes commémorations flottaient lamentablement sur de rares et fuligineux lampions, dont l’afflictive lueur offensait le masque poncif des Républiques en plâtre que la goujate piété de quelques fidèles avait clairsemées sous des frondaisons postiches. Comme toujours, de nobles arbres avaient été mutilés ou détruits, pour abriter, de leurs expirants feuillages, les soulographies sans conviction ou les sauteries en plein air achalandées par les putanats ambiants. Nulle invention, nulle fantaisie, nulle tentative de nouveauté, nulle infusion d’inédite jocrisserie dans cette imbécile apothéose de la Canaille.

« On avait été trop sublime, la première fois ! Chaque acéphale avait tenu, alors, à se faire une tête pour honorer l’épouvantable salope dont la France moderne fut engendrée. La nation entière s’était ruée au pillage du trésor commun de la stupidité universelle. Mais, à présent, c’est bien fini, tout cela. On continue de célébrer l’anniversaire de la victoire de trois cent mille hommes sur quatre-vingts invalides, parce qu’on a de l’honneur et qu’on est fidèle aux grands souvenirs, et aussi, parce que c’est une occasion de débiter de la litharge et du pissat d’âne. On y tient, surtout, pour affirmer la royauté du Voyou qui peut, au moins ce jour-là, vautrer sa croupe sur les gazons, contaminer la Ville de ses excréments et terrifier les femmes de ses insolents pétards. Mais la foi est partie avec l’espérance de ne pas crever de faim sous une république dont l’affamante ignominie décourage jusqu’aux souteneurs austères qui lui ont livré le plus bel empire du monde !



« Ce mensonge de fête idiote, ce puant remous de honte nationale dans le sillage de la banqueroute, me fit venir, une fois de plus, la pensée peu folâtre que cette misérable nation française est bien décidément vaincue de toutes les manières imaginables, puisqu’elle est vaincue, même comme cela, dans l’opprobre de ses infertiles réjouissances.

« Cette vomie de Dieu n’a même plus la force de s’amuser ignoblement. De toutes ses anciennes supériorités qui faisaient d’elle la régulatrice des peuples, une seule, en vérité, lui est demeurée, mais tellement méconnue d’elle-même, tellement méprisée, décriée, déshonorée, jetée à l’égout, qu’il se trouve que c’est précisément comme une autre façon d’être vaincue qu’elle a inventée, ayant trouvé le moyen de faire tourner à son irréparable déconfiture l’unique richesse qui pouvait encore payer sa rançon !

« La France est vaincue militairement et politiquement, en Orient comme en Occident ; elle est vaincue dans ses finances, dans son industrie et dans son commerce ; vaincue encore scientifiquement par un tas d’étrangers, dont elle ne sait pas même utiliser les découvertes ; elle est vaincue partout et toujours, à ce point de ne pouvoir jamais, semble-t-il, se relever.

« Elle n’a pas même su conserver la supériorité du Vice. Les plus irréfragables documents attestent que des villes protestantes, telles que Londres, Berlin ou Lausanne, ont le droit de considérer comme rien la juvénile débauche de Paris, où le voluptueux repli d’une savante cafardise est à peine soupçonné.

« Ah ! nous sommes fièrement vaincus, archi-vaincus de cœur et d’esprit ! Nous jouissons comme des vaincus et nous travaillons comme des vaincus. Nous rions, nous pleurons, nous aimons, nous spéculons, nous écrivons et nous chantons comme des vaincus. Toute notre vie intellectuelle et morale s’explique par ce seul fait que nous sommes de lâches et déshonorés vaincus. Nous sommes devenus tributaires de tout ce qui a quelque ressort d’énergie dans ce monde en chute, épouvanté de notre inexprimable dégradation.

« Nous sommes comme une cité de honte assise sur un grand fleuve de stupre, descendu pour nous des montagnes conspuées de l’antique histoire des nations que le genre humain a maudites !…



« Mais enfin, une supériorité nous reste, une seule, incontestable, il est vrai, et absolue : la supériorité littéraire. Ascendant tellement victorieux que personne au monde ne prend plus la peine de l’affirmer et que tout ce qui est capable d’une vibration intellectuelle, en quelque lieu que ce soit, sollicite humblement une niche à chiens sous le gras évier de la cuisine où se condimente la littérature française.

« On pourrait croire que la France, éperdue de gratitude, ne sait plus de quel duvet de phénix renaissant capitonner le lit de la demi-douzaine d’enfants merveilleux qui lui font cette suprême gloire. On devrait supposer, au moins, qu’elle les comble de richesses et d’honneurs et qu’ensuite, elle se déclare tout à fait indigne de lécher la trace de leurs pas… Elle les fait simplement crever de misère dans l’obscurité.

« Elle n’a pas assez de mépris et d’avanies assez énormes pour les abreuver. Depuis Baudelaire jusqu’à Verlaine, toutes les abominations et toutes les ordures ont été versées en cataractes de déluge sur tous les fronts de lumière. Les journaux, pleins de terreur, se sont barricadés avec furie contre ces pestiférés d’idéal dont le contact épouvantait la muflerie contemporaine. Cette horreur est si grande et la répression qu’elle exige est si attentive, qu’on a pu voir d’infortunés imbéciles condamnés à périr de désespoir sur une mensongère inculpation de talent ou d’originalité.

« Mais cette guerre serait mal faite si elle se contentait d’être défensive. On a donc suscité des catins de lettres pour la supplantation du génie. Trois cents journaux vont en avant pour leur balayer le haut du pavé, d’une diligente nageoire, et le suffrage universel est leur dispensaire. Vieilles ou jeunes, croûtonnantes ou chauves, liquides ou pulvérulentes, il suffit que leur bêtise ou leur ignobilité soit irréprochable. On ira même jusqu’à leur passer un semblant de fraîcheur, si c’est un ragoût de plus pour les séniles concupiscences dont l’éréthisme est ambitionné.

« À Baudelaire agonisant dans l’indigence et quasi-fou, on oppose, par exemple, un Jean Richepin rutilant de gloire et gorgé d’or. Celui-là, d’ailleurs, parfaitement assuré d’être le premier d’entre les fils de la femme, juge sa part insuffisante et vocifère sous sa casquette contre le client détroussé. Le délectable Paul Bourget, préfacier chéri des baronnes, se dresse en sifflotant sur sa petite queue contre l’immense artiste Barbey d’Aurevilly qui se couche, formidable, dans le fond des cieux, et… il l’efface. Flaubert, à son tour, est dépecé et grignoté par l’acarus Maupassant, engendré de ses testicules magnanimes, lequel, devenu poulain, promulgue littérairement le maquerellage et l’étalonnat.

« Nul, parmi les grands, n’est excepté. Le boueur passe dans la rue et réclame les gens de talent. La reine du monde n’en veut plus. Elle a mal au cœur de ces tubéreuses. Il lui faut, à l’heure présente, exclusivement, l’huile de bêtise et le triple extrait de pourrissoir qui lui sont offerts par les tripotantes mains des vendeurs de jus, que sa propre déliquescence est en train de saturer !



« Il serait long, le défilé des médiocres et des abjects que le fromage de notre décadence a spontanément enfantés pour l’inexorable décoration du sens esthétique !

« Et d’abord, le plus glorieux de tous ces élus, — le Jupiter tonnant de l’imbécillité française, — Georges Ohnet, le squalide bossu millionnaire, dont la prose soumise opère une succion de cent mille écus par an sur l’obscène pulpe du bourgeois contempteur de l’art. Immédiatement après, son illustre fils, Albert Delpit, le virtuose du foyer correct et le peseur vanté de fécule psychologique, Lovelace châtré, au strabisme innocemment déprédateur.

« Puis, une sale tourbe : Bonnetain, le Paganini des solitudes, dont la main frénétique a su faire écumer l’archet ; — Armand Silvestre, l’éternel rapsode du pet, que ses latrinières idylles ont fait adorer des multitudes ; — le virginal Fouquier, moraliste hautain, héritier du bois de lit de feu Feydeau, ferré aux quatre pieds sur toutes les disciplines conjugales et juge rigide en matière de dignité littéraire ; — l’aquatique Mendès, aux squames d’azur, ami de Judas par charité et lapidateur de l’adultère par esprit de justice, espèce de bifront sémite à double sexe, l’un pour empoisonner, l’autre pour trahir ; — Dumas fils, le législateur du divorce et du relevage, qui inventa de remplacer la Croix par le speculum pour la rédemption des sociétés ; — Alphonse Daudet, le Tartarin sur les Alpes du succès, pour avoir pris la peine de naître copiste de Dickens, eunuque trop fécond qu’il trouve le moyen de tronçonner encore depuis quinze ans ; — les deux batraciens oraculaires, Wolff et Sarcey, de qui relèvent tous les jugements humains et dont la disparition calamiteuse, en la supposant conjecturable, produirait immédiatement l’universelle cécité ; — enfin, pour n’en pas nommer cinquante autres, Ernest Renan, le sage entripaillé, la fine tinette scientifique, d’où s’exhale vers le ciel, en volutes redoutées des aigles, l’onctueuse odeur d’une âme exilée des commodités qui l’ont vu naître, et regrettant sa patrie au sein des papiers qu’il en rapporta, comme des reliques à jamais précieuses, pour l’éducation critique des siècles futurs !…



« Après cela, que voulez-vous qu’il fasse, le petit troupeau des vrais artistes, qui ne savent rien du tout que frémir dans la lumière et qui ne furent jamais capables de cuisiner les gros ragoûts de la populace ? Ils ne sont pas nombreux, aujourd’hui, cinq ou six, à grand’peine, et l’immonde avalanche a peu de mérite à les engloutir.

« Ce serait assez, pourtant, si la France avait un reste de cœur, pour lui restituer, intellectuellement, la première place. L’Europe n’a aucun écrivain vivant, parmi les jeunes, à mettre en balance avec deux ou trois romanciers de génie qui périssent actuellement de misère, dans le cachot volontaire de leur probité d’artistes. La mort de Dostoïewsky a fait l’universel silence autour de Paris, et Paris, à genoux devant les cabotins qui le déshonorent, n’a pas même un morceau de pain à donner à ceux-là qui empêchent encore son vieux bateau symbolique de chavirer dans les étrons !

« Si ce n’est pas là le Péché irrémissible dont il est parlé dans l’Évangile, je demande ce qu’il peut être, ce fameux péché, ce blasphème contre l’Esprit que rien ne pourra, dit-on, faire pardonner ?…

« Il n’est pas croyable que la Providence ait fait des hommes de génie tout exprès pour être vomis. L’aventure, je le sais bien, est arrivée à un fameux prophète. Mais cette Vomissure s’est ramassée d’elle-même et s’en est allée parler à la plus terrible ville de tout l’Orient qui l’a écoutée avec respect. Paris n’aurait écouté Jonas d’aucune manière et cet infortuné serviteur de Dieu eût été peut-être forcé de supplier son requin de le réavaler.

« Les hommes assez malheureux, aujourd’hui, pour être de grands écrivains, doivent attendre la mort et la désirer diligente et sûre, car leur vie est désormais sans saveur comme sans objet. Tout ce qu’ils pourraient faire, en les supposant des saints, serait de supplier le Dieu terrible — et trop longanime ! — de les considérer, à son tour, comme moins que rien et de ne pas ouvrir, pour leur vengeance, les stercorales écluses qui menacent évidemment Paris du seul déluge qu’il ait mérité, et qu’on s’étonne de voir si obstinément fermées ! »



L’autre article qui parut dans le sixième et dernier numéro du Carcan, fut, pour Marchenoir, la plus atroce de toutes les dérisions de son enragé destin. Cet article eut un succès retentissant, énorme, et ce succès lui fut inutile. La recette du numéro, le seul qui se soit vendu, ne couvrit qu’à peine ses derniers frais, sans lui donner aucun moyen de continuer. L’imprimeur plein de défiance, et peut-être menacé, refusa obstinément tout crédit.

Le pamphlétaire vit ainsi la fortune se dérober en riant, au moment même où elle paraissait s’offrir et dut renoncer, définitivement, à toute espérance, avec l’aggravation de cette cuisante certitude que son triomphe aurait été assuré, s’il avait eu la pensée de débuter par ce grand coup.


L’HERMAPHRODITE PRUSSIEN
ALBERT WOLFF


« Mercredi dernier, je m’excusais de parler d’un subalterne chenapan du nom de Maubec, alléguant que nul, dans le monde des journaux, ne le surpassait en ignominie. Je l’appelais, pour cette raison : Roi de la presse.

« Quelques-uns ont trouvé cela excessif. On m’a reproché de m’être laissé emporter par mon sujet, d’avoir donné trop d’importance à ce drôle chétif, au préjudice d’Albert Wolff et de quelques autres, d’une bien plus aveuglante splendeur de salauderie morale !

« Je confesse que le reproche peut paraître fondé. Il est incontestable qu’à ce point de vue, le courriériste du Figaro, — pour ne parler, aujourd’hui, que de celui-là, — a plus de crédit et plus d’envergure.

« C’est sur le globe qu’il plane, ce condor d’abomination ! Il soutire si puissamment, à lui seul, l’universelle pourriture contemporaine, qu’il en devient positivement volatile et qu’il a l’air de s’enlever dans les nues.

« Mais, sans prétendre l’égaler, on peut encore être diablement prodigieux, et c’est le cas du petit Maubec.

« D’ailleurs, tous ces monstres engendrés d’un même suintement verdâtre de notre charogne de société en copulation immédiate avec le néant, sont tellement identiques par leur origine, qu’on croit toujours contempler le plus horrible quand on les regarde successivement.



« Albert Wolff a eu son Plutarque en M. Toudouze, romancier cynocéphale qui aurait pu se contenter d’être un impuissant de lettres, mais qui a choisi de faire bonne garde aux alentours du « grand chroniqueur », comme si la pestilence ne suffisait pas !

« Le livre de ce chien est, en effet, un essai d’apothéose d’Albert Wolff.

« Certes, je peux me flatter d’avoir lu terriblement dans mon existence de quarante ans ! Mais, jamais, je n’avais lu une chose semblable.

« Ici, la bassesse de la flatterie tient du surnaturel, puisqu’on a trouvé le secret d’admirer un être, soi-disant humain, dont le nom seul est une formule évocatoire de tout ce qu’il y a de plus déshonorant et de plus hideux dans l’humanité.

« Il paraît que M. Toudouze est un riche qui n’a pas besoin de faire ce sale métier, que la plus déchirante misère n’excuserait pas. Mais la vanité d’un pou de lettres est inscrutable et profonde comme la nuit de l’espace, c’est une épouvantante contre-partie de la miraculeuse puissance de Dieu,… et celui-là, qui s’en va chercher sa pâture aux génitoires absents d’Albert Wolff, — dans l’inexprimable espérance d’une familiarité à épouvanter des léproseries, — est cent fois plus confondant qu’un thaumaturge qui ranimerait de vieux ossements !



« Feu Bastien Lepage, que de lointaines ressemblances physiques et morales rendaient sympathiques à Wolff, le peignit, un jour, dans l’ignoble débraillé de son intérieur.

« Ce portrait, aussi ressemblant que pourrait l’être celui d’un gorille, eut un succès de terreur au salon de 1880.

« La brutale autant que précieuse médiocrité du peinturier avait trouvé là sa formule.

« Il fut démontré que Bastien Lepage avait été engendré pour peindre Wolff et Wolff lui-même, pour être étonné du génie de Bastien Lepage, dont la destinée fut dès lors accomplie et qui, promptement, s’alla recoucher le premier, dans les puantes ténèbres de leur commune esthétique.

« Ce portrait devrait être acquis par l’État et conservé avec grand soin dans notre Musée national. Il raconterait plus éloquemment notre histoire que ne le ferait un Tacite, à supposer qu’un Tacite français fût possible et que la désespérante platitude de notre canaillerie républicaine ne le décourageât pas !…



« Il est assez connu des gens du boulevard, ce grand bossu à la tête rentrée dans les épaules, comme une tumeur entre deux excroissances ; au déhanchement de balourd allemand, qu’aucune fréquentation parisienne n’a pu dégrossir depuis vingt-cinq ans, — dégaine goujate qui semble appeler les coups de souliers plus impérieusement que l’abîme n’invoque l’abîme !

« Quand il daigne parler à quelque voisin, l’oscillation dextrale de son horrible chef ouvre un angle pénible de quarante-cinq degrés sur la vertèbre et force l’épaule à remonter un peu plus, ce qui donne l’impression quasi fantastique d’une gueule de raie émergeant derrière un écueil.

« Alors, on croirait que toute la carcasse va se désassembler comme un mauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépin, et la douce crainte devient une espérance, quand le monstre est secoué de cette hystérique combinaison du hennissement et du gloussement qui remplace pour lui la virilité du franc rire.

« Planté sur d’immenses jambes qu’on dirait avoir appartenu à un autre personnage et qui ont l’air de vouloir se débarrasser à chaque pas de la dégoûtante boîte à ordures qu’elles ne supportent qu’à regret, maintenu en équilibre par de simiesques appendices latéraux qui semblent implorer la terre du Seigneur, — on s’interroge sur son passage pour arriver à comprendre le sot amour-propre qui l’empêche encore, à son âge, de se mettre franchement à quatre pattes sur le macadam !



« Quant au visage, ou, du moins, ce qui en tient lieu, je ne sais quelles épithètes pourraient en exprimer la paradoxale, la ravageante dégoûtation !

« J’ai dit un peu inconsidérément que Maubec faisait repoussoir à Wolff et le rendait par là, presque beau.

« Je n’avais, alors, que le punais Maubec devant les yeux, et je ne démêlais pas très bien mes sensations.

« En réalité, ce vomitif gredin est surtout lépreux. Il porte sur sa figure, — où tant de claques retentirent ! — la purulence infinie d’une âme récoltée pour lui dans l’égout, et il tient beaucoup plus de la charogne que du monstre.

« Wolff est le monstre pur, le monstre essentiel, et il n’a besoin d’aucune sanie pour inspirer l’horreur. Il lui pousserait des champignons bleus sur le visage que cela ne le rendrait pas plus épouvantable. Peut-être même qu’il y gagnerait !…

« L’aspect général rappelle immédiatement, mais d’une manière invincible, le fameux homme à la tête de veau, qu’on exhiba l’an passé, et dont l’affreuse image a souillé si longtemps nos murs.

« Je connais un poète qui avait entendu : l’homme à la tête de Wolff et qui n’en voulut jamais démordre. Il trouvait, peut-être, un peu moins de vivacité spirituelle dans l’œil du chroniqueur. À cela près, il les aurait crus jumeaux.



« La face entièrement glabre, comme celle d’un Annamite ou d’un singe papion, est de la couleur d’un énorme fromage blanc, dans lequel on aurait longuement battu le solide excrément d’un travailleur.

« Le nez, passablement osseux, comme il convient aux gibbosiaques, sans finesse ni courbure aquiline, un peu groïnant à l’extrémité, solidement planté d’ailleurs, mais sans précision plastique, éveille confusément l’idée d’une ébauche de monument religieux, que des sauvages découragés auraient abandonné dans une infertile plaine.

« En haut, des sourcils en forme de cirrus, s’envolent dans un front de Tartare, au-dessus d’une paire d’yeux cupides, bridés et pochetés de vieille catin, devenue entremetteuse et patronne achalandée d’un bas tripot.

« La bouche est inénarrable de bestialité, de gouaillerie populacière, de monstrueuse perversité supposable !

« C’est un rictus, c’est un vagin, c’est une gueule, c’est un suçoir, c’est un hiatus immonde. On ne peut dire ce que c’est…

« Les images les plus infâmes se présentent seules à l’esprit.

« On ne peut s’empêcher de croire que cette bouche de mauvais esclave, ou d’espion décrié, fut exclusivement faite pour engloutir des ordures et pour lécher les semelles du premier maître venu qui ne craindra pas de décrotter sa chaussure à ce mascaron vivant.

« Et c’est tout. Il n’y a pas de menton. La lippe pendante de ce gâteux de demain ne recouvre rien que le fuyant dessous d’entonnoir de son museau de poisson, qui disparaît ainsi, pour notre subite consternation, dans le plus ridicule accoutrement de cuistre sordide qu’on ait jamais rencontré sur nos boulevards !



« Le moral du sire est en harmonie parfaite avec le physique. Sa vie, dénuée de toute péripétie juponnière, — pour l’excellente raison d’un hermaphrodisme des plus frigides, — est aussi plate que celle du premier cabotin venu, dont la carrière aurait été sans orages.

« Albert Wolff est né Juif et Prussien, à Cologne, dans les bras de la grand’mère de Béranger.

« Parvenu à l’âge viril, — pour lui dérisoire, — on le trouve copiste d’actes chez un notaire, à Bonn, mêlé aux étudiants de l’Université, dont il partage les études de physiologie.

« Il s’amuse même, dit son biographe, à décapiter des grenouilles, — en attendant celles, qu’en des jours meilleurs, il devra manger.

« Puis, la vocation littéraire s’allumant tout à coup en lui, comme une torche, il écrit Guillaume le Tisserand, conte moral qui fit pleurer des familles, assure-t-on.

« Seulement, ces choses se passaient en Prusse et son ambition ne pouvait se satisfaire à si peu de frais.

« Il lui fallait Paris et le Café de Mulhouse, où se réunissait alors, vers 1857, la rédaction du Figaro hebdomadaire, fœtus plein de santé du puissant journal qui règne aujourd’hui sur les cinq parties du monde.



« Il ne s’agissait pas précisément d’avoir du génie pour être admis à partager la fortune de ce perruquier.

« Il s’agissait, surtout, de faire rire Villemessant et le balourd y parvint.

« Dès ce jour, il fut jugé digne d’entrer dans le groupe des farceurs, par qui la France est devenue, intellectuellement, ce que vous savez, et il ne s’arrêta plus de monter, lentement, sans doute, à cause de la pesanteur de son gros esprit, mais avec l’infaillible sécurité du cloporte.

« L’héroïque Toudouze raconte, sans aucun agrément, cette plate Odyssée de journaliste, jugée par lui cent fois plus épique que l’Odyssée du vieil Ulysse.

« Il s’arrête çà et là, — comme un âne gratté, — pour exhaler d’idiotes réflexions admiratives, à propos d’Aurélien Scholl, de Jules Noriac, d’Alexandre Dumas, père et fils, ou de tout autre décrocheur de l’arrivage parisien.

« Au fond, toute cette histoire n’est rien de plus qu’un livre de caisse, où le comptable inscrit exactement les recettes et dépenses de son héros.

« On voit bien que c’est là l’essentiel pour le narré et le narrateur.

« Aussi, quelle exultation pour celui-ci, quand il relate le succès d’argent de cette honorable brochure : les Mémoires de Thérésa, écrits par elle-même, mémoires inventés par Wolff, en collaboration avec Blum et Peragallo, et quels lyriques accents désolés, quand sa conscience implacable le force à mentionner une perte de jeu de cent quatre-vingt-quinze mille francs !

« Cette catastrophe, arrivée en 1877, fut, sans doute, pour beaucoup dans la vocation de Salonnier de l’hermaphrodite du Figaro.

« Il avait, une minute, pensé au suicide, mais il se tint ce raisonnement lucide, qu’après tout, il serait bien imbécile de se faire périr, comme un vulgaire décavé, quand il avait sous la main la riche mamelle de la vache à lait d’un Salon sincère.

« La Fortune recommença donc à rouler vers lui, à dater de cette réflexion salvatrice.

« Il devint très puissant, sa sincérité prussienne n’ayant plus de bornes et, du même coup, le malheur ayant fait tomber les squames qui enténébraient son génie, le simple pitre qu’il avait été jusque-là, fit enfin place au grand moraliste, que consultent, avec respect, les magistrats les plus sévères et qui tient l’humanité contemporaine sous son arbitrage !



« Telle est sa dernière et, probablement, définitive incarnation. Albert Wolff crèvera dans la peau d’un moraliste révéré.

« Nous en sommes venus à ce point.

« Ce semblant d’homme, raté même comme eunuque, ce bas-bleu germanique, — suivant l’expression de Glatigny, — dispose d’une autorité si grande, que le plus sublime artiste du monde relèverait de son bon plaisir, et qu’il a le pouvoir de faire tomber des têtes ou de déterminer des verdicts d’acquittement !

« Ce vermineux juif de Prusse est le roi que nous avons élu dans notre inexprimable avilissement, roi respecté de l’opinion, comme Louis XIV ne le fut pas, et devant qui bave de peur toute la rampante crapule des journaux !

« Bismarck peut dormir tranquille.

« Son bon lieutenant est le maître en France.

« Il se charge de nous émasculer, comme il est émasculé lui-même, et de tellement nous mettre par terre, qu’il ne reste plus qu’à nous piétiner comme un fumier de peuple, bon à engraisser le sol de l’universelle Allemagne de l’avenir !



« Lorsque la guerre de 1870 éclata, la situation de l’horrible drôle, non assise comme elle l’est aujourd’hui, ne fut plus tenable.

« Il se vit forcé de disparaître, ainsi que la plupart de ses compatriotes. Il erra, dit-on, par toute l’Europe, comme un chacal inassouvi, attendant que le Belluaire de Prusse eût achevé sa besogne et que le vieux Lion français, épuisé de vieillesse, fût abattu, pour venir l’achever de sa lâche gueule.

« Il n’osa pas immédiatement reparaître après la Commune. Il y avait encore, pour lui, trop de bouillonnement et trop de calottes dans l’air parisien.

« Il se fit imperceptible, il s’aplatit sous les meubles comme une punaise, il se coula dans la boiserie.

« Avec la ténacité d’acarus de sa double race, il se cramponna au bitume, essuyant les crachats et l’ordure dont l’inondait le passant stupéfait de son impudence, voulant, quand même, s’imposer à Paris, qu’un atome de fierté lui eût conseillé de fuir.

« Humble, mais inarrachable d’abord, victorieux et superbe, à la fin des fins !



« Il ne lui suffisait pas d’être implanté parmi nous. Il lui fallait régner par le Figaro, et Villemessant fut assez infâme pour le lui abandonner.

« On sait, d’ailleurs, la reconnaissance du légataire, et le mot, révélateur de la beauté de son âme, qu’il laissa tomber, en manière d’oraison funèbre, sur la montagneuse charogne de son bienfaiteur.

« Il venait de rembourser quatorze cent cinquante francs à la caisse du journal pour dette de jeu contractée envers le patron.

« Presque aussitôt, le télégraphe apporte la nouvelle de la mort de Villemessant.

« Après la première émotion, Wolff dit à ses camarades :

« — Je n’ai jamais eu de chance avec notre rédacteur en chef. Si la nouvelle était arrivée quelques heures plus tôt, je ne payais pas les quatorze cent cinquante francs et la famille ne les aurait jamais réclamés.

« Il ne reste plus qu’à rapprocher de cette anecdote le cantique d’allégresse des journaux allemands, apprenant la sinistre farce de naturalisation du chroniqueur, et félicitant l’Allemagne d’être débarrassée d’une fière canaille aux dépens de cette imbécile France qui s’empressait de la recueillir.



« J’ai parlé de pertes au jeu. Une étude sur Albert Wolff ne serait pas complète si on oubliait de mentionner ce trait essentiel.

« Fort tranquille du côté des femmes, il se rattrape au tripot.

« Paris ne connaît pas de plus forcené joueur.

« Cette passion est telle qu’il fuit d’instinct tout cercle honorable, — s’il en existe, — et ne fréquente que d’infâmes tripots où il lui est plus aisé de la satisfaire.

« Détesté des autres joueurs, redouté des directeurs et prêteurs, à cause de sa formidable situation au Figaro, il règne en despote, là comme ailleurs, abhorré, mais inexpulsable.

« Profitant de la terreur qu’il inspire, il se fait ouvrir de démesurés crédits. Quand il a pris sa culotte, ainsi qu’il s’exprime, le prêteur est obligé, neuf fois sur dix, d’attendre qu’il ait regagné, pour rattraper son pauvre argent, sans aucun espoir de retour du même service, — Wolff ayant affiché son principe d’emprunter toujours et de ne prêter jamais.

« L’argent gagné, d’ailleurs, s’éloigne très promptement de nos rivages.

« Le bon Prussien envoie fidèlement son numéraire chez un banquier Berlinois, et s’empresse de brûler les reçus, — ou de faire croire qu’il les brûle, — pour se mettre hors d’état de retirer les sommes ou d’en négocier les titres, avant l’échéance, complexe turpitude que je livre à de compétentes méditations.

« Rien n’égale la morgue insolente de ce Dégoûtant, vis-à-vis des misérables qu’il peut se flatter de terrifier par sa plume et rien, non plus, ne saurait être comparé à son humble réserve, quand il est en présence d’un véritable homme que ses vils potins ne sauraient atteindre.

« On raconte qu’il a eu des duels. Je n’y étais pas, hélas ! mais je doute fort qu’il en accepte désormais.

« Le temps n’est plus où il avait besoin de réclame.

« Puis, l’âge descend sur ce monstre, comme il descendrait sur le front auguste d’un patriarche, certaine chose qu’il sait bien va, peut-être, s’aggravant de jour en jour, et plus que personne, le virginal Albert Wolff doit craindre d’être enfilé !



« On sait que je n’ai pas l’âme ouverte à de bien enivrants espoirs et que je n’attends aucune propre chose d’un avenir même éloigné.

« Pourtant, s’il nous venait une seule minute d’énergie et de généreuse révolte contre l’effroyable vermine qui nous dévore, il me semble qu’on la devrait employer, cette bienheureuse minute, à l’expulsion immédiate de ce Prussien de malheur, qui nous empoisonne, qui nous souille, qui nous conchie à son plaisir ; qui ose se permettre de nous moraliser et de nous juger ; — comme si ce n’était pas assez de la rage d’avoir été vaincu et piétiné par un million d’hommes, et qu’il nous fallût encore avaler la suprême honte d’être opprimé par cette vieille Salope, sans esprit, ni cœur, ni sexe, ni conscience, plus pestilentielle, en sa personne, que les croupissants détritus de tout un peuple en putréfaction !

« S’il arrive enfin, le trois fois désirable hoquet du dégoût sauveur, il faudra se jeter sur les balais, sur les pelles, sur les chenets, sur les fouets et les fléaux, sur tout objet propre à l’extirpation d’un vénéneux malfaiteur, et rejeter par-dessus la frontière, — avec d’irrémédiables malédictions, — cette vomissure allemande, cette ordure de l’ennemi, cette ineffable monstruosité physiologique et morale, qu’un siècle de gloire ne nous absoudrait pas d’avoir supportée ! »