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Le Déterminisme. — La Responsabilité morale et le droit de punir dans les nouvelles écoles philosophiques

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Le Déterminisme. — La Responsabilité morale et le droit de punir dans les nouvelles écoles philosophiques
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 531-564).
LA
RESPONSABILITE MORALE
ET LE DROIT DE PUNIR
DANS LES NOUVELLES ECOLES PHILOSOPHIQUES

I. La Liberté et le Déterminisme, par M. Alfred Fouillée. — II. La Science au point de vue philosophique, par M. É. Littré, de l’Institut. — III. La Philosophie de Hamilton, par M. Stuart Mill, traduit par M. Cazelles. — IV. Lettres sur la circulation de la vie, par M. Moleschott — V. Science et Nature, par M. Büchner.


L’esprit mène le monde, mais le monde n’en sait rien. Le tumulte des intérêts et des passions étouffe le bruit imperceptible des idées. Ces actives et silencieuses ouvrières n’en sont pas moins toujours occupées à leur tâche. Elles font ou défont dans leur travail infatigable la trame vivante des consciences. Tout d’un coup on s’aperçoit que la raison, l’éducation, les mœurs, sont en train de subir une révolution profonde ; on cherche les causes de ces grands changemens. Où les trouverait-on, si ce n’est dans ces mille influences actives et variées à l’infini qui descendent des hautes sphères où s’élabore la science ?

Il se forme ainsi dans les régions élevées de l’esprit des courans d’opinion qui semblent irrésistibles, et entraînent la masse flottante des intelligences dans une direction déterminée. Ceux même qui ne cèdent pas à ces impulsions collectives ont grand profit à en étudier le point de départ, la force et les résultats. Or il n’est pas douteux qu’un de ces courans d’idées n’emporte aujourd’hui les sciences morales, et avec elles un grand nombre de raisons cultivées dans la sphère d’attraction des sciences de la nature. On ne peut nier qu’il ne se révèle de toutes parts une tendance positive à faire de l’âme la dépendance de la physiologie, et à rétablir ainsi la série continue des phénomènes naturels en y rattachant les manifestations, réfractaires en apparence, de la vie et de la spontanéité libre. La conscience ne marque plus l’avènement inexpliqué d’un monde nouveau ; elle marque uniquement le dernier échelon de la série. Elle n’a plus, comme on le croyait dans les vieilles écoles, ses conditions spéciales ni ses lois distinctes : elle retombe, avec tout ce qui dépend d’elle, sous l’empire des lois universelles qui règlent le reste de la nature. La chimère du libre arbitre s’évanouit ; le monde moral se révèle enfin sous son véritable aspect, comme la dernière évolution du monde physique. La science positive le ressaisit tout entier en y introduisant l’ordre invariable des conditions, la détermination des résultats, le calcul des prévisions infaillibles. C’est ce qu’on appelle le déterminisme. De la physique et de la chimie, il a passé dans la biologie ; aujourd’hui il est en train de conquérir la science de l’âme.

Ces idées se répandent en dehors des régions savantes ou elles sont nées. Leur propagande active, continue, ne se fait pas seulement dans les mille publications scientifiques qui paraissent chaque jour ; elle se reconnaît dans les entretiens et les discussions du monde, elle se marque dans les improvisations de la tribune ou de la presse, elle tend même à dominer dans des esprits qui n’en ont pas toujours une claire conscience. Nous n’avons pas l’intention de traiter ici dans les vastes proportions qu’elle a prises de nos jours cette question du déterminisme et de la liberté ; nous ne voulons la prendre que par un biais pour ainsi dire, au point de vue d’un de ses multiples aspects. Les nouvelles écoles de la science et de la philosophie tendent à supprimer la liberté morale comme un ressort inutile dans l’engrenage des phénomènes. Dès lors on est amené à se demander ce que devient le droit de punir. La responsabilité sociale est-elle possible, est-elle légitime en dehors de la responsabilité morale ? Quel sens peut avoir le mot de répression, si la répression ne s’adresse plus à des libertés qui peuvent être corrigées ou utilement averties ? Ces questions et mille autres de ce genre se pressent en foule, sous la forme de doutes poignans et d’inquiétudes sur l’avenir des peuples, dans la pensée de tout homme qui réfléchit. Notre philosophie du droit pénal, nos institutions judiciaires, nos codes, sont à refaire, si ces nouvelles théories sont acceptées comme vraies. En tout cas, elles deviennent une occasion naturelle de remettre à l’étude un grand problème.

D’une part, il est infiniment curieux de voir. par quels ingénieux artifices ou par quelles concessions étranges les représentans du déterminisme essaient de se soustraire aux conséquences impérieuses de leurs doctrines et de se mettre d’accord, au moins pour les applications, avec la conscience publique. D’autre part, pour ceux même qui maintiennent intacte la responsabilité morale comme l’unique soutien et la condition de la responsabilité sociale, il Y a lieu d’examiner si la question du droit de punir ne doit pas être posée dans des termes plus exacts, et analysée de plus près qu’elle ne l’a été dans ces derniers temps. C’est ce que nous essaierons de faire après avoir répondu aux diverses théories qui nient absolument ce droit ou qui l’interprètent d’une manière illusoire. Peut-être est-ce la meilleure manière de le défendre que de le bien définir, c’est-à-dire d’en montrer les éléments et de la limiter. Il en est de ce droit comme de beaucoup d’autres que l’on compromet de deux manières en les altérant ou les exagérant, dans les deux cas en prétendant faire de chacun de ces droits quelque chose de simple et d’absolu. C’est surtout dans cet ordre de problèmes qu’il est vrai de dire qu’une bonne définition est la meilleure des démonstrations.


I

Le matérialisme contemporain n’a pas reculé devant la thèse extrême de l’irresponsabilité absolue. La volonté n’est pour lui qu’une des causes occultes par lesquelles nous voilons notre ignorance. Au fond, si ce mot signifie quelque chose, il exprime un certain mode des actes réflexes, accompagné d’un certain degré de sensation Cette explication et d’autres analogues du mécanisme de la volonté sont trop connues pour qu’il soit de quelque intérêt d’y insister ; elles ont produit toutes leurs conséquences. Ce qu’on appelle le bien et le mal, dit M. Moleschott, c’est ce qui est contraire ou favorable aux exigences de l’espèce à un moment donné de son histoire. A vrai dire, ce ne sont pas des qualifications morales, ce sont des qualifications scientifiques de phénomènes naturels, des manières de les classer suivant qu’ils entrent dans le courant de la civilisation ou qu’ils le contrarient. Ainsi disparaissent successivement de la vie humaine l’initiative, la causalité, le sentiment ou bien moral, l’obligation, l’imputabilité, absorbés tour à tour par la nécessité physique dont rien ne peut suspendre un instant le joug ni briser la chaîne. Celui qui se sera pénétré une fois de cette vérité, plus humaine, à ce que l’on nous assure, que toutes nos illusions spiritualistes, celui-là osera déclarer enfin, à la face des vieilles églises et des vieilles écoles, l’entière irresponsabilité de l’homme : il osera appliquer dans ses dernières conséquences cette pensée, que Mme de Staël n’exprimait que dans un sens restreint et avec une tendresse presque mystique : « tout comprendre, c’est tout pardonner. » Lui aussi, parce qu’il comprendra tout, il pardonnera tout, ou plutôt (car il ne peut être question de pardon là où il n’y a pas de volonté coupable), il justifiera tout ; il étendra sur l’universalité des actes humains la grande amnistie scientifique qu’une physiologie plus éclairée lui impose, chaque acte, quel qu’il soit, étant l’expression également légitime de l’universelle nécessité.

Telles sont les conclusions avouées et parfaitement logiques de l’école. MM. Büchner et Moleschott font même de ces idées l’objectif principal de leurs publications populaires. On demande, avec un accent de philanthropie indignée, quelle est la liberté du choix et par conséquent la responsabilité dans l’homme né avec une organisation vicieuse, quelle différence il y a entre lui et l’aliéné, et par quelle atroce aberration de jugement la société lui imprime une flétrissure. On déclare bien haut que le plus grand nombre des crimes contre l’état ou la société sont le résultat nécessaire d’une disposition naturelle ou d’une débilité intellectuelle. « A quoi sert le libre arbitre à celui qui vole, qui assassine par nécessité ? Les criminels, à vrai dire, sont pour la plupart des malheureux plus dignes de pitié que de mépris. » — Étant admises les données du raisonnement, un seul mot m’étonne, c’est celui qui marque une restriction dans la conclusion : la plupart des criminels, dit-on, pourquoi pas tous ? — On nous prédit l’avènement d’une nouvelle législation en conformité avec la science nouvelle de l’homme. Il faudra de toute nécessité qu’elle s’adapte réellement aux lois de la nature, et, ce progrès une fois accompli, on peut prévoir à coup sûr que les procès de l’époque actuelle paraîtront à nos descendans quelque chose d’aussi barbare que les procès criminels du moyen âge. Un de nos plus célèbres médecins faisait naguère un éloquent appel au savant qui ne peut manquer de venir un jour et qui nous montrera « à quelles conditions primordiales de l’organisme se lient le crime et le vice, qui sont comme la diathèse et la maladie morale, — pourquoi les influences éducatrices les mieux dirigées n’en peuvent toujours préserver, pas plus que l’hygiène ne décide à elle seule de l’éclosion ou de l’avortement des germes morbides innés. » Il ne reculait pas, comme tant d’autres, devant ses conclusions. « Elles ne vont à rien moins, ajoutait-il, je le sais, qu’à reléguer hors de toute appréciation judiciaire les problèmes délicats, complexes, souvent insolubles, de la responsabilité. » Un autre savant de la même école dit plus simplement encore que nous ferions bien de ne juger et de ne condamner personne. C’est le dernier mot de la doctrine, celui que laissent toujours échapper à un moment donné les enfans terribles de la secte.

Voilà le point commun vers lequel convergent toutes les théories physiologiques et médicales. C’est de là comme d’un fort inexpugnable, qu’elles attaquent et raillent sans pitié les théories idéalistes de la pénalité, -— L’idée de l’ordre violé ? Quel ordre ? qui l’a jamais vu, senti ou défini ? Quel rapport cet ordre prétend-il établir entre une peine probablement injuste et un délit certainement imaginaire ? — L’intimidation ? Mais comment intimider celui dont le crime est le résultat direct, inévitable de la passion qui l’anime ou d’une organisation vicieuse ? — L’amélioration du coupable ? Quelle illusion de l’espérer ! Quand la passion est épuisée et momentanément anéantie, on s’imagine que le coupable est amendé ; mais que demain la passion renaisse, le crime renaîtra avec elle, la passion aura même pris des forces nouvelles dans le désir de la vengeance contre la société.

Concluez donc, osez soutenir que le sang des assassins versé par la justice humaine crie vengeance aussi bien que celui des victimes, — car, si les unes étaient destinées à mourir, les autres étaient nés pour frapper : ni les unes ni les autres ne pouvaient échapper à leur destin. — On a soutenu cela en effet, et M. Moleschott n’a pas craint, en établissant une audacieuse comparaison entre le tribunal et l’assassin, de donner la préférence à celui-ci : « quel rapport en effet y a-t-il entre l’individu aveuglé par la passion qui commet un meurtre et le calme d’un tribunal qui, sans obtenir un avantage moral, quel qu’il soit, se venge d’un crime par la mort ? » Voilà l’assassin réhabilité par l’entraînement irrésistible de la passion aux dépens du juge, qui tombe plus bas que lui en le frappant, sans avoir la même excuse.

Cependant les modérés, les politiques de la secte, ne prétendent pas désarmer la société et la livrer en proie au conflit des appétits et des passions. Ils invoquent l’obligation pour la société de se défendre contre les dangers qui la menacent. On a tort de croire, disent-ils, que nos idées renverseront l’ordre social. La société repose sur les principes de la nécessité et de la réciprocité. On la sauvera plus sûrement avec ces principes, qui s’imposent par leur évidence, que les spiritualistes et les mystiques ne le feront avec leurs chimériques idées de Dieu et de la morale. Comme tous les autres droits auxquels on a cherché si vainement des origines mystiques, le droit de punir naît du besoin ; le principe du droit, c’est le besoin de la conservation qui domine l’espèce. Ce n’est pas en tant que criminel qu’un homme doit être réprimé, mais il peut être supprimé, parce qu’il est un obstacle. Le mal étant un phénomène naturel, la peine doit être un phénomène du même ordre, sans mélange d’aucun autre élément. Il faut traiter le malfaiteur « comme l’arbre défectueux que l’on corrige, et même dans certains cas que l’on arrache. La nécessité naturelle de l’arbre et de l’homme ne nous empêche pas de le corriger ; au contraire elle nous y force. » — « Oui, je suis déterministe, écrivait dernièrement un des plus fervens adeptes de cette école, quelque peu embarrassé de concilier ses idées philosophiques avec son rôle de législateur ; je suis déterministe ; mais j’affirme qu’irresponsables au sens absolu du mot, les hommes sont responsables de leurs actes vis-à-vis de la société dont ils font partie. Lorsque j’ai dit dans une autre occasion qu’il n’y a pas plus de démérite à être pervers qu’à être borgne ou bossu, je n’ai pas prétendu nier la responsabilité comme fait social ; je l’ai niée seulement au point de vue absolu ;… mais de même qu’on éloigne un bossu de l’armée, de même on doit, au nom de la conservation sociale, exclure de la société un pervers qui pratique. »

Ainsi, même en se plaçant au point de vue naturaliste pur, on prétend ne contester en rien la nécessité et les exigences de l’ordre social. On paralyse le criminel dans ses moyens de nuire, au besoin on le supprime, tout en le justifiant. Et voici qu’une véritable idylle humanitaire éclôt d’une façon inattendue du sein de l’école matérialiste. Au moins, nous dit-on, ces nouvelles idées ont l’avantage d’éteindre dans les âmes ces haines lâches et irréconciliables que la société affectait jusqu’ici avec tant d’hypocrisie à l’égard du perturbateur. Nous le frappons, nous déterministes, parce qu’il le faut ; pourtant te cœur nous saigne en le frappant. Les grandes lois protectrices des espèces exigent le sacrifice d’un individu ; mais qui oserait s’irriter contre lui ? C’est un de ces êtres lamentables que la fatalité physique place en travers de la civilisation et de l’histoire. La civilisation et l’histoire les broient en passant ; mais, au nom de la science, qui comprend les causes, l’humanité les absout, Elle les plaint ; un peu plus, elle les couronnerait comme les victimes prédestinées du progrès.

Écartons cette rhétorique émue d’une école qui ne se pique pas généralement de sensibilité. Sans doute elle a raison de repousser avec horreur l’idée de la vindicte sociale. Pas plus que Dieu, la société ne se venge ; pourtant n’est-ce pas quelque chose de plus inhumain encore de conserver la peine là où il n’y a plus de coupable ? On aura beau faire, la responsabilité sociale est une monstruosité, si la responsabilité morale n’existe pas. Vous dites que la société obéit à la loi de sa conservation ; mais, s’il n’y a ni bien ni mal en soi, à quel signe jugerez-vous des cas où il faut punir ? Qui décidera d’une manière absolue si l’ordre social est en péril ? qui pourra faire le discernement si difficile et délicat de ce qui est favorable ou contraire aux exigences de l’espèce à un moment donné ? Le critérium manque absolument aux partisans des idées nouvelles. Pour eux, le mal n’est qu’un phénomène naturel comme un autre, mais qui à un certain moment de l’histoire se trouve en contradiction avec le bien tout relatif et l’intérêt éventuel de l’espèce. A un autre moment de l’histoire, dans d’autres conditions de progrès et de civilisation, le même acte aurait pu recevoir une qualification toute contraire. A qui le jugement de ces différences appartiendra-t-il ? Qui donc aura compétence pour constituer un tribunal de ce genre et prononcer d’après un code exclusivement historique, soumis à toutes les vicissitudes des différentes phases sociales ?

Je prends pour exemple la propriété. Ceux qui pensent qu’il existe des droits naturels et que la propriété en est un, qu’elle est l’expression et la garantie de la personnalité morale, et qu’à ce titre elle est inviolable comme la personne de l’homme et du citoyen, qui s’est développée avec elle et par elle, ceux-là ont un critérium fixe pour juger les attentats qui la mettent en péril ; mais si l’on nie qu’il y ait des droits en dehors des besoins, si l’on soutient que la propriété est une forme historique qui correspond à certaines exigences de l’espèce, et qui peut disparaître avec les exigences d’une époque plus avancée, on sera bien forcé d’avouer qu’il pourra se créer aisément des malentendus dans l’esprit des déshérités, et que ceux-ci comprendront avec peine ce respect exigé d’eux pour une forme éphémère destinée à disparaître un jour. La complicité secrète de leur misère et de leurs appétits les inclinera forcément à soutenir contre le tribunal que la période historique de la propriété est épuisée, et que nous touchons à une ère sociale nouvelle. S’ils ont la langue prompte et l’esprit délié, ils défendront une thèse au lieu de s’excuser d’un délit. Ils déclareront qu’à leur avis la propriété a fini son temps, et qu’ils ne font que traduire en acte une conviction philosophique. Persuadés que la propriété est le vol, ils ont fait du vol une revendication légitime contre la propriété, voilà tout. Entre ce raisonneur qui a volé et cet autre raisonneur qui doit le juger, quel sera l’arbitre ? Qui aura raison de la thèse historique du voleur ou de la thèse historique du jugé ? Ramenée à ces termes, il semble que la question soit résolue. S’il n’y a pas de distinction originelle entre le bien et le mal, s’il n’y a pour décider dans ces matières que des appréciations historiques, la responsabilité n’est au fond que la confiscation de la liberté des faibles par l’intérêt de l’ordre social, qui m’a bien l’air de n’être sous un mot hypocrite que l’intérêt du plus fort.

Des crimes, dites-vous, il n’y en a pas, il n’y a que des obstacles qu’on supprime. — Peut-il se concevoir quelque chose qui choque plus durement la conscience, qui rejette à un niveau plus bas la dignité de l’homme, qui soit une plus éclatante négation de son titre d’être raisonnable et pensant ? Sous prétexte de philanthropie, cette doctrine n’est-elle pas celle qui manifeste pour lui le plus dur, le plus implacable mépris ? On le traite à la façon d’un arbre que l’on émonde, parce que ses branches obstruent la voie, à la façon d’une pierre qui a roulé du rocher voisin sur la route et que l’on écarte pour faire le passage libre ; mais l’arbre et la pierre ne sentent pas le traitement qu’on leur fait subir ; l’homme en a le sentiment, il en souffre. Est-il juste de le faire souffrir ainsi parce qu’il est un obstacle irresponsable à votre manière toute spéciale d’entendre la civilisation et le progrès ? Vous l’écartez dédaigneusement du chemin où vous passez, vous l’excluez de la société humaine ; vous lui retirez l’usage de ses facultés et de ses droits. Quoi de plus odieux, si vous n’avez pour justifier votre conduite qu’un besoin social que vous prétendez représenter ? Vous frappez dans cet homme un ensemble de hasards ou de coïncidences empiriques dont il est absolument innocent. Vous l’avouez vous-mêmes, et pourtant vous frappez ! Quelle inconséquence et quelle dureté ! Et quel est le juge qui oserait condamner l’instrument fatal d’un crime ? Il se sentirait impuissant et désarmé le jour où il verrait paraître à sa barre non une volonté libre, responsable du mal qu’elle a fait, parce qu’elle savait que c’était le mal et qu’elle était libre de ne pas le faire, mais un tempérament asservi à des passions irrésistibles, un cerveau surexcité, un bras poussé au crime par une réaction cérébrale trop forte. Dans une pareille hypothèse, la plus légère condamnation serait un abominable abus de pouvoir.

Cette théorie, qui nie toute perversité volontaire, conserve, je le sais, la ressource d’assimiler le criminel à l’aliéné et d’ouvrir pour les scélérats un vaste Charenton ; c’est la conclusion suprême et nécessaire ; mais je ne sais comment les partisans de ces nouvelles idées osent se vanter de leur philanthropie. Oter à l’humanité la liberté du mal en même temps que la liberté du bien, considérer comme un acte de démence toutes les révoltes contre l’ordre social, traiter l’homme comme une chose tantôt agitée et tantôt inerte, mais toujours irresponsable, déclarer qu’on ne peut attribuer nos volitions à un moi chimérique, qu’elles ne dépendent que des influences combinées du dehors et des réactions cérébrales qui en résultent, enfermer le coupable dans un cabanon, sous prétexte qu’il est fou et qu’il a besoin, dans son propre intérêt, d’être privé de l’exercice de ses organes, sans espoir de réhabilitation possible, puisqu’il ne peut y avoir dans le repentir même du coupable une garantie contre le retour de l’accès morbide, — si c’est là le progrès que doit réaliser dans le monde cette conception à la fois matérialiste et humanitaire, nous demandons qu’elle demeure éternellement à l’état d’utopie, heureux de garder les tyrannies de la civilisation, qui repose tout entière sur l’idée de la dignité humaine, inséparable de la liberté, sur la responsabilité effective de chacune de ces libertés qui composent le milieu social, enfin sur l’accord réciproque de toutes ces libertés entre elles, qui est la justice.


II

L’école matérialiste détruit radicalement le droit de punir et ne peut y substituer que les expédions de la force. M. Littré, partant du déterminisme comme M. Moleschott, a-t-il été plus heureux dans l’explication qu’il a proposée du principe de la responsabilité sociale au nom du positivisme français ? L’analyse d’un travail récent sur l’Origine de l’idée de justice, la conception fondamentale qui en ressort, nous mettront à même de répondre à cette question. M. Littré ne se distingue pas seulement des idéalistes qui admettent un sens primitif du juste et de l’injuste nous dictant ses lois et gouvernant notre conduite ; il se distingue également et des sensualistes, qui rapportent la justice à l’intérêt individuel bien entendu, et des utilitaires, qui la rapportent à l’intérêt collectif. Il a marqué sa place à part, en dehors de ces diverses doctrines, en ramenant l’idée de la justice à un fait purement intellectuel, extrêmement simple, véritablement intuitif, celui qui constate l’identité de deux objets. « A égale A, ou A diffère de B, est le dernier terme auquel tous nos raisonnemens aboutissent comme futur point de départ. Cette intuition est irréductible ; on ne peut pas la dissoudre, l’analyser en d’autres élémens… Telle est aussi l’origine de l’idée de justice. Cette idée est une notion purement intellectuelle portée dans le domaine de l’action et de la morale. »

La justice se résout dans la notion de l’identité. Attribuer à chacun ce qui lui revient, n’est-ce pas reconnaître pratiquement que A égale A, ou qu’un homme égale un autre homme ? D’où la nécessité sociale d’exiger que la part de l’un ne soit pas diminuée par l’usurpation de l’autre, et, si cette usurpation a lieu, de la réparer. Voilà le lien logique et le passage entre l’idée de la justice et l’idée de la pénalité. — Voyons maintenant ces deux idées en fonction dans l’histoire. Examinons d’après M. Littré comment la première de ces idées s’est formée au sein de la seconde, qui a été réellement l’idée-mère, l’idée génératrice. L’ordre historique du développement de ces deux notions, ou mieux des deux élémens de cette nation unique, est en raison inverse de leur apparition dans l’esprit au degré de civilisation où nous sommes. Aujourd’hui l’idée de la peine nous paraît être une application de l’idée de la justice sociale. C’est une illusion psychologique, ou plutôt un résultat secondaire de faits primitifs élaborés et combinés. Cette notion d’une justice instituée pour punir est une notion acquise et complexe. Le fait primordial, c’est la vengeance individuelle, ou la compensation à prix d’argent, traduction élémentaire de la vague notion d’identité ou d’égalité entre les hommes. C’est là uniquement là qu’il faut aller chercher avec M. Littré le dernier élément irréductible de ce vaste appareil de sentimens, de principes, d’institutions et de lois qui constituent l’ordre social dans les civilisations perfectionnées.

Nous ne suivrons pas M. Littré dans l’analyse de tous les faits « par lesquels l’idée de justice s’est manifestée sociologiquement ; » il nous suffira d’en indiquer les résultats. Nulle part à l’origine des sociétés, M. Littré n’aperçoit une justice primitive, réglant les rapports des hommes entre eux, déterminant les degrés de la criminalité et les degrés de la peine qui doivent y correspondre. Le grand fait qu’il s’efforce de mettre en lumière, c’est qu’au début de l’histoire, dans les sociétés sauvages qu’il nous est encore donné d’observer ou dans les civilisations rudimentaires dont les annales nous ont été en partie conservées, la criminalité n’existe pas ; partant l’idée de justice, telle que nous l’entendons, est absente. Ce qui existe, c’est l’offense et la vengeance. L’offenseur a tout à craindre de l’offensé ; mais il n’a rien à craindre, si celui-ci ne ressent point l’injure. Au cas où l’offensé ne se plaint pas, nul dans la tribu ne se plaindra. Il n’y a pas même, dans ces commencemens de société, une opinion morale qui déteste de pareils actes et les flétrisse ; à plus forte raison, pas de justice qui les châtie. À cette première période de l’histoire, on ne voit poindre l’idée de pénalité que sous la forme individuelle de représailles, lesquelles s’exercent ou par le dédommagement pécuniaire (la composition), ou par la vengeance rendant le mal pour le mal (le talion) ; c’est là l’humble et grossier début de la justice future. Peine, qui vient du latin pœna, lequel à son tour est le grec ποινή, ne signifie pas autre chose à l’origine que compensation pour offense. Quand Achille égorge douze jeunes Troyens sur le bûcher de Patrocle, c’est comme compensation, ποινή, du meurtre de son ami tué par Hector ; c’est le mot dont se sert Homère à chaque instant. Ce témoin des temps héroïques de la Grèce nous déclare qu’un meurtre était alors une affaire privée à laquelle la moralité publique n’avait rien à voir ; on dédommageait les parens du mort, et l’on allait ensuite partout tête levée. « On reçoit, dit Ajax, la compensation pour le meurtre d’un frère ou d’un fils ; le meurtrier reste parmi les siens, ayant payé une large compensation, et l’offensé, ainsi dédommagé, s’apaise et renonce à son ressentiment. » Au temps de la guerre de Troie, la notion de criminalité et de justice n’existait donc, suivant M. Littré, à aucun degré ; elle se forme ensuite par le progrès même de l’opinion publique, de la raison générale, des mœurs et des institutions. Elle correspond dans ses développemens à la marche d’une civilisation plus avancée. Peu à peu on voit le principe barbare de la composition et de la vengeance individuelle, céder le terrain et s’effacer devant la pénalité sociale. On assiste à la naissance et à l’élévation graduelle d’une administration de la justice où la punition du méfait devient le point principal, et l’indemnité à celui qui en avait été la victime le point secondaire, où enfin l’action collective de la société se substitue à l’action de l’offensé. L’idée d’une « justice punissante » se forme, se développe, et prend définitivement la place de la justice primitive, « la justice indemnisante. »

Même évolution de la notion de criminalité chez les peuples les plus différens, à des époques très éloignées l’une de l’autre. Partout, dans un état social suffisamment analogue, ce que nous nommons crime en langage civilisé est considéré surtout comme un cas de dédommagement, de réparation, d’indemnité. On évalue le moins mal qu’on peut le dommage causé, et l’offenseur fournit la composition. « Chez les Germains, nous dit Tacite, on expie un homicide par un nombre déterminé de bœufs et de moutons, et toute la famille reçoit satisfaction. » C’est ce qui explique comment, au grand scandale du droit romain, parvenu aux notions supérieures de la justice civilisée, on vit la composition, le wehrgeld, prendre place dans les codes divers qui essayèrent de régler l’état de choses issu de l’invasion. Même dans Grégoire de Tours, nous entendons un homme dire à un autre qu’il a désintéressé : « Tu me dois rendre beaucoup de grâces de ce que j’ai tué tes parens, car par le moyen de la composition que tu as reçue l’or et l’argent abondent dans ta maison. » Le progrès qui s’était fait chez les Hellènes s’opéra chez les populations mixtes de Germains et de Latins, mêlées par l’invasion et soulevées par l’idée chrétienne au-dessus de ce niveau des législations antiques. Le travail d’élimination se poursuivit sans relâche : le principe de la pénalité finit par prévaloir dans tout l’Occident sur le principe de l’indemnité. Telle est partout, à ce que l’on nous assure, la marche historique, chez les Grecs comme chez les Germains, comme chez les Américains du nord, comme chez les Indiens. Chaque expérience historique nouvelle ne serait que la confirmation de cette loi. Les populations barbares commencent la justice par le dédommagement, les peuples civilisés la continuent et l’achèvent par la pénalité.

Ainsi notre idée moderne de justice est une idée complexe née par association, comme toutes les idées complexes. C’est à l’aide de l’histoire que M. Littré en a fait l’analyse. Il l’a vue commencer, il l’a vue s’élever peu à peu du fait primordial qui lui a donné naissance au degré de la notion la plus haute et la plus compliquée ; mais à sa racine, à son point de départ comme au terme où elle est parvenue, au fond le seul élément psychique que l’on puisse y découvrir, c’est celui qui fait que nous reconnaissons intuitivement la ressemblance ou la différence de deux objets, l’égalité mathématique de deux êtres. C’est parce que le barbare perçoit intuitivement cette identité qu’il exige une compensation par l’argent ou le sang pour chaque dommage causé. C’est pour la même raison que le civilisé, concevant une notion supérieure du droit, mais toujours guidé par le même principe, donne au dédommagement la forme du châtiment et crée la pénalité sociale. Telle est l’origine et telle est l’essence de la justice ; elle n’en a pas d’autre : toutes les explications ou définitions transcendantes de cette idée ne sont qu’une pure mythologie. « L’idée d’égalité de deux termes amène l’idée de dédommagement ; l’idée de droit au dédommagement amène l’idée du droit de punir, conféré à la société, soit que l’on considère qu’elle le tient du consentement des membres qui la composent, soit que l’on fasse intervenir un principe d’utilité pour cette fonction, vu que la société a plus de lumières, de régularité, de modération, que les individus n’en auraient dans leurs causes particulières. La société, ainsi substituée au lieu et place de la partie lésée, arbitre la peine, qui perd le caractère de dédommagement et prend celui de châtiment. Dans cet arbitrage de la peine, la société elle-même n’a été ni toujours sage, ni toujours juste, et à chaque degré de civilisation il importe d’examiner ce qui convient aux conditions de la masse criminelle et aux lumières de la puissance publique ; mais en définitive le droit de punir provient originellement du dommage à réparer, la justice voulant que tout dommage soit réparé, même quand il a été causé involontairement et sans aucune criminalité. »

N’y a-t-il vraiment que cela dans l’idée de justice comme dans l’idée de pénalité ? Tout se réduit-il en effet à des termes si simples dans les conceptions les plus nobles et les plus hautes auxquelles s’est élevée la conscience humaine ? Il ne s’agit pas de réclamer ici contre l’humilité des origines que leur assigne M. Littré. L’homme ne serait pas humilié, si, trouvant à son origine et comme dans le berceau de sa race un instinct purement animal de représailles, il l’a ainsi élaboré et transformé par le sentiment d’un idéal supérieur, et s’il a su tirer, par une sorte de force créatrice, d’une matière vile un trésor sans prix. Cette transformation serait, à vrai dire, un prodige, quelque chose d’inexplicable, c’est-à-dire un mystère ; mais enfin cette sorte de miracle psychologique serait tout à la gloire de l’homme, et l’on n’a pas à rougir des plus humbles commencemens quand on se fait à soi-même de si belles destinées. Le principe de l’évolution, dont on a tant abusé dans les nouvelles écoles, ne fait, si l’on veut bien voir les choses, que déplacer le mystère. Au lieu de le mettre dans les origines, on le met dans le mouvement et dans la vie, dans le passage des formes inférieures de l’existence aux formes supérieures, ou mieux dans la force inconnue qui opère ce difficile et incompréhensible passage. Pour nous restreindre à la question qui nous occupe, M. Littré nous montre dans la compensation matérielle du dommage causé l’origine de la justice, et il déclare que c’est en partant de ce simple fait « qu’on franchit le pas, » que la notion de criminalité se perfectionna par le progrès des événemens et des institutions, et qu’on s’éleva aux idées les plus hautes et les plus compliquées. On nous l’assure, mais sans preuve. C’est la preuve par le détail de l’évolution qui serait vraiment curieuse et significative. Au lieu de se contenter de nous dire avec une brièveté désespérante que les Hellènes ou les hommes du moyen âge « franchirent le pas » à un certain moment de leur histoire, nous serions plus utilement informés, si l’on nous disait comment ils l’ont franchi, à l’aide de quelle force nouvelle ils se sont avancés dans la route ouverte devant eux, par quel supplément d’idée, ajouté à leur contingent cérébral, cette marche en avant est devenue possible et s’est réalisée ; mais voilà précisément ce qu’on ne nous dit pas, et pour cause. On marque le point de départ et le point d’arrivée : c’est l’évolution qui explique l’intervalle traversé. Est-ce une explication suffisante ? On appelle cela une explication historique. Je nie qu’on puisse l’appeler ainsi tant qu’on n’aura pas rendu compte de tous les intermédiaires, marqué les étapes successives de la marche de l’idée à travers l’histoire, défini la nécessité intérieure ou extérieure qui a provoqué chacun de ces mouvemens en avant dont l’ensemble constitue le progrès, chacune de ces transformations prodigieuses qui d’une impulsion brutale ont fait éclore à un moment donné l’idéal du droit.

Est-il exact d’ailleurs de prétendre qu’à l’origine des sociétés humaines, l’idée du dommage matériel soit la seule forme sous laquelle se conçoive la justice primitive, le seul élément de la pénalité naissante ? Rien ne me semble moins démontré. Il me parait que M. Littré, dans cette histoire un peu sommaire de l’idée de justice, confond l’idée elle-même, à son origine, avec son gage matériel, son signe extérieur, la compensation du dommage causé. Il est bien vrai que ce qui semble dominer alors dans la peine appliquée, c’est la réparation par l’argent ou par le sang, le dédommagement ou le talion. Qu’est-ce que cela prouve, sinon la grossièreté des mœurs et l’imperfection des institutions dans ces sociétés rudimentaires ? Ce qui manquait alors, c’étaient les moyens d’action, l’administration d’une justice sociale. On y suppléait comme on pouvait, soit par l’action individuelle, soit même par l’action collective de la tribu ou de la famille, qui prenait fait et cause pour l’un de ses membres lésé ; mais quelle raison a-t-on de croire que l’idée d’une justice supérieure était absente, et que l’indemnité épuisait le châtiment ? Je ne mets pas en doute que la notion de la criminalité ne fût déjà formée ; seulement il est bien certain que les moyens de la faire passer dans la pratique n’existaient pas. On faisait ce que l’on pouvait sur la terre, on déléguait le reste aux dieux. Il y avait déjà même dans la conscience primitive de l’humanité, un ensemble de notions qui correspondait à l’idée d’une justice punissante. Citerai-je l’idée si active de la Némésis, qui contenait non pas seulement la menace d’un châtiment pour les emportemens de la puissance et de la force, mais même pour les excès de la prospérité, parce qu’une fortune sans bornes répand dans les esprits l’ivresse de la tyrannie sur les hommes et de la révolte contre les dieux ? La conception du Tartare ouvrait d’ailleurs des horizons illimités à l’idée du châtiment, et, bien que cette conception fût très défectueuse encore, souvent grossière dans la manière de répartir et de proportionner les peines, il n’en est pas moins vrai qu’il y avait là comme une traduction naïve et un symbolisme de la pénalité. C’était comme un supplément imaginé par la conscience populaire pour réparer les effroyables désordres et les défaillances de cette justice élémentaire. Nous aurions mille preuves à l’appui de cette thèse, que dès l’origine de la société hellénique il a existé un sentiment de justice supérieure, qui s’est traduit plus d’une fois sous des formes singulièrement précises. Il y a eu en Grèce, comme on l’a montré, une morale bien avant les philosophes, une morale déjà très complète dans ses idées essentielles, ce qui met hors de contestation à nos yeux l’existence d’une raison publique, d’une opinion qui flétrissait déjà le mal, la violence, la fraude, haïssait spontanément et frappait de son mépris l’immoralité, et, poursuivant le crime par l’aversion et l’opprobre, en remettait seulement le châtiment complet à la justice des dieux en attendant que la justice des hommes se constituât pour défendre le faible contre le fort et faire régner la paix dans la cité.

La thèse historique de M. Littré tient en grande partie à sa manière toute spéciale de concevoir la justice, en la ramenant « à un fait psychique irréductible. » Ce fait primordial n’est pour lui que l’idée d’égalité de deux termes. Ce qu’il faut bien remarquer, c’est qu’il ne s’agit ici que d’une identité logique, ou si l’on aime mieux, d’une égalité mathématique. M. Littré ne veut pas que l’on s’y trompe ; il marque par les termes les plus expressifs le caractère de cette conception. Le juste est de l’ordre intellectuel, dit-il, de la nature du vrai. Au fond, la justice a le même principe que la science ; seulement celle-ci est restée dans le domaine objectif, tandis que l’autre est entrée dans le domaine de l’action. Quand nous obéissons à la justice, nous obéissons à des convictions très semblables à celles que nous imposé la vue d’une vérité. Des deux côtés, l’assentiment est commandé : ici il s’appelle démonstration, là il s’appelle devoir. — Je suppose que Pythagore voulait dire à peu près la même chose quand il disait que la justice était un nombre ; c’est au moins une curieuse assimilation qui rapproche les deux doctrines, celle de l’antique et illustre mathématicien, le premier philosophe de la Grèce, et celle du représentant le plus autorisé du positivisme français. Pythagore voulait exprimer par là que la notion de justice trouve son symbole le plus exact dans l’égalité de deux termes. Si ce n’est là qu’un symbole, j’y consens volontiers ; si c’est plus qu’un symbole, si c’est une identité, je ne puis y souscrire. En faisant de la notion de justice une notion purement intellectuelle, M. Littré supprime précisément l’élément caractéristique, qu’il faut bien appeler par son nom, l’élément moral. Sans doute, c’est bien l’intention de M. Littré ; il ne fait là que ce qu’il veut faire, en ramenant les conceptions morales à n’être qu’un ensemble de phénomènes secondaires et complexes, une dérivation des phénomènes intellectuels, et en réduisant d’autant la liste des élémens irréductibles de l’esprit ; encore faut-il que cette réduction ne procède pas par suppression arbitraire. Or, que l’on torture autant que l’on voudra la notion d’identité, je défie qu’on lui fasse produire un élément quelconque de moralité.

Qu’y a-t-il d’analogue ou de différent entre la perception de l’égalité de deux triangles et la perception de l’égalité de deux hommes ? Dans un cas, ce n’est qu’un fait d’intelligence, le discernement de deux figures, des rapports de ces deux figures, des propriétés géométriques qui leur sont communes. Dans l’autre cas, c’est tout autre chose : à la reconnaissance des propriétés et des attributs communs entre les deux hommes se joint l’idée de respect pour la personne humaine, et du respect obligatoire, réciproque entre ces deux hommes. Le respect de la personnalité inviolable, l’obligation de l’observer soi-même et de le faire observer aux autres, qui est l’origine de la justice, l’idée enfin d’une garantie de cette personnalité libre, qui est l’origine du droit, voilà ce que n’explique à aucun degré l’hypothèse positiviste, et c’est pourtant l’élément essentiel, caractéristique, de la notion à définir. Y a-t-il rien là qui ressemble à ce froid assentiment à l’évidence, qui s’appelle la démonstration ? — Si tout a procédé et commencé par la notion d’égalité, à quel instant et par quel prodige se sont introduits dans cette conception mathématique ce sentiment tout nouveau et cette étrange idée, le respect obligataire, de la dignité humaine et la garantie nécessaire des personnalités libres ? C’est ce jour-là seulement que la justice a pris naissance. Elle a commencé le jour où, pour la première fois, au fond des bois si vous voulez, ou dans les cavernes primitives, un sentiment de respect s’est élevé dans une âme humaine, non pas pour la force (ce n’est là qu’un sentiment de crainte), mais pour la faiblesse humiliée ou menacée. Le respect pour la faiblesse, c’est-à-dire pour la personne humaine que l’on sent inviolable et qui est hors d’état de se faire respecter elle-même, voilà la première et la plus claire révélation de la justice sur la terre. C’est ce sentiment et cette idée dont j’ai cherché vainement la trace dans les pages savantes de M. Littré ; nous n’y avons trouvé rien qui répondit à cette attente, et nous persistons à croire que les origines de l’idée de justice n’ont pas encore rencontré leur historien.

Quoi qu’il en soit de ces origines, M. Littré n’en est pas moins de bonne composition sur les applications actuelles de l’idée de pénalité. Il reconnaît expressément que la société a le droit de frapper le coupable. « Elle l’a, dit-il, en vertu des deux principes primordiaux, celui de dédommagement et celui de vengeance. C’est à elle d’aviser à ce qu’elle fera, d’abord pour elle, puis pour ce malheureux ainsi tombé en forfaiture. À ce double point de vue, la pénalité acquiert un caractère de généralité qui la rend susceptible de discussions, de théories et d’accommodations successives à la mesure des degrés de civilisation. Ainsi munie, la société poursuit deux buts accessoires, mais importans : d’abord en ôtant tantôt la liberté, tantôt la vie aux malfaiteurs, elle met fin aux dommages qu’ils causent, et procure à chacun une sûreté relative. Ensuite par la crainte elle arrête un certain nombre de gens en qui la tentation au mal est vaincue par la peur du châtiment. » Bien qu’elle fasse toutes les concessions possibles aux exigences de l’ordre social, cette théorie ne me rassure pas. Elle repose sur une base ruineuse : les principes du dédommagement pécuniaire et de la vengeance, que M. Littré appelle primordiaux, et qui ne sont à mes yeux que l’expression barbare, l’altération grossière plutôt que la traduction de l’idée de justice. La notion de la vraie justice en est totalement absente. M. Littré sent bien l’insuffisance de ces principes, et il essaie de les consolider par la considération des résultats, l’utilité sociale du châtiment et l’intimidation du mal futur. Nous retrouverons ces mêmes considérations tout à l’heure dans notre discussion avec M. Stuart Mill. Nous verrons que par elles-mêmes elles ne peuvent rien fonder, rien légitimer. N’oublions pas d’ailleurs, pour apprécier l’attitude que M. Littré a prise dans cette question de la pénalité, qu’il s’est toujours porté l’adversaire déclaré du libre arbitre. Je m’étonne que M. Littré écarte ici par une fin de non-recevoir une si grave considération. « Quoi qu’on pense de cette question, dit-il, soit qu’on admette la liberté métaphysique, soit qu’on se range du côté du déterminisme, toujours est-il que, de par la constitution de l’esprit humain, la société a droit sur le malfaiteur. » Nous ne pouvons souscrire à cette brève sentence. La société n’a réellement droit sur le malfaiteur que si le malfaiteur a violé sciemment et librement la loi. Sans cette condition, elle n’a aucun droit sur lui, à moins de l’assimiler complètement à l’aliéné, ce que l’école matérialiste n’a pas hésité à faire ; mais c’est là une extrémité de logique devant laquelle il nous semble que M. Littré a reculé. Son silence au moins nous autorise à le croire.


III

Dans une questionne cette importance, notre enquête serait bien incomplète, si elle laissait en dehors d’une consultation sérieuse l’école expérimentale anglaise, dont le plus illustre représentant, M. Stuart Mill, vient de mourir, mais qui se perpétue par une vigoureuse. génération de penseurs tels que MM. Bain et Spencer, qui se renouvelle sans cesse par l’abondance extraordinaire de ses productions embrassant l’universalité des sciences philosophiques, et surtout par la vive attraction qu’elle exerce en Angleterre et jusqu’en Allemagne et en France sur un groupe de brillans esprits[1]. Ce supplément d’enquête sur le problème de la responsabilité sociale est d’autant plus nécessaire que c’est dans cette école que le déterminisme psychologique est venu se concentrer avec le plus de force et s’organiser avec la plus grande rigueur logique. M. Stuart Mill n’admet pas plus au fond la liberté du choix que les autres philosophes de la même école, MM. Herbert Spencer et Bain ; cependant il y met plus de formes. Peut-être même y aurait-il grand profit à tirer, dans une discussion sur le libre arbitre, d’un amendement par lequel il tempère le déterminisme, et qui, poussé aux dernières conséquences, pourrait bien le détruire. M. Mill admet notre aptitude à modifier notre propre caractère, si nous voulons. Sans doute nous agissons toujours conformément à notre caractère, et c’est bien là une espèce de nécessité ; mais nous pouvons, d’une certaine manière assez inexplicable, agir sur lui. M. Mill n’a pas tiré de cette ouverture qui s’était faite dans son esprit toute la lumière et la clarté désirables. La volonté retombe bientôt dans une sorte de mécanisme qui, pour être moral, n’en est pas plus libre. Nos résolutions suivent en fait des antécédents moraux déterminés, avec la même uniformité, et (quand nous avons une connaissance suffisante des circonstances) avec la même certitude que les effets physiques suivent leurs causes physiques. Ces antécédens sont les inclinations, les aversions, les habitudes, les dispositions, qui sont elles-mêmes des effets d’autres causes mentales ou physiques, — de telle sorte que la chaîne se prolonge à l’infini, en arrière de chaque action qui nous apparaît dans l’illusion de la perspective vulgaire comme spontanée et libre.

L’imputabilité ne s’accorde guère avec un pareil déterminisme. Aussi est-ce pour l’école anglaise la question la plus pénible, la plus délicate, la vexata quœstio. Les philosophes de cette école s’effraient à l’idée d’ébranler dans les consciences la légitimité du châtiment ; ils font tout pour conjurer le péril. Ce sont des Anglais, ne l’oublions pas, gens très positifs et très pratiques, grands partisans de l’utilité sociale, nullement disposés à renoncer, au nom d’une théorie philosophique, à la protection des lois et à l’institution des peines. Sur ce point, M. Mill est bien de sa race ; il prétend ne rien sacrifier de l’intérêt public aux conséquences du déterminisme, qu’il déclare du reste exagérées et chimériques. Il est intéressant de le suivre dans le grand travail dialectique où il soutient cette thèse contre les argumens de M. Hamilton et les objections accumulées de MM. Mansel et Alexander. Rien n’égale la tenace subtilité, la souplesse insaisissable, l’art évasif, parfois même le bonheur de cette argumentation dont le but est de démontrer qu’un déterministe n’est nullement obligé, ni en conscience ni en logique, de renoncer en quoi que ce soit au bénéfice des lois pénales. C’est pour nous, avec un spectacle des plus instructifs, une occasion naturelle de remarquer l’embarras inextricable où l’on se jette dès qu’on abandonne le terrain du libre arbitre, et la difficulté de conserver dans ce cas non-seulement le système entier des peines, mais l’idée même la plus élémentaire de la pénalité : tant il est vrai que la responsabilité sociale est liée invinciblement, dans la réalité comme dans la science, à la responsabilité métaphysique, et que l’une ébranlée ou détruite entraîne l’autre dans sa ruine.

Nous ne donnerons qu’un aperçu de la dialectique de M. Mill. Responsabilité signifie châtiment. Que prétend-on quand on dit que nous avons le sentiment d’être moralement responsables de nos actions ? Quand on dit cela, l’idée qui domine dans notre esprit, c’est l’idée d’être punis à cause d’elles. Le sentiment de l’imputabilité se mesure donc exactement aux chances que l’on a d’être appelé à rendre compte de ses actes. Or ce sentiment peut être plus ou moins cultivé dans les esprits. A mesure qu’une société est plus civilisée, nous sommes plus portés à croire que nous n’échapperons pas à ce compte qui nous sera demandé par nos semblables ; et dont le résultat nous sera signifié soit par l’aversion publique, soit par un châtiment, selon que nos actes seront plus ou moins attentatoires à l’intérêt général. Cela devient une habitude et une loi de l’esprit. Quand on a pensé longtemps qu’une peine était la conséquence à peu près inévitable d’un fait donné, ce fait s’engage dans des associations d’idées qui le rendent pénible en soi et en écartent naturellement l’esprit, et qui, lorsque le fait a eu lieu, nous portent à nous attendre à un châtiment. Voilà l’histoire psychologique du sentiment et de la notion de responsabilité. On n’y fait intervenir à aucun degré ni la notion du libre arbitre, ni la nature du bien et du mal en soi : on ne considère dans les actions que les conséquences qu’elles tendent à produire ; dès lors l’imputabilité s’explique d’elle-même sans aucun recours à une raison transcendante ou mystique. — Nous ne nous arrêterons pas à montrer ce qu’il y a d’incomplet dans cette analyse, dont le double défaut est de subordonner le sentiment de la responsabilité à l’attente ou à la crainte des conséquences de nos actes, au calcul des chances que nous avons d, être appelés à en rendre compte, et de supprimer d’un seul coup et presque sans discussion, avec la distinction du bien et du mal inhérens à l’action, l’ensemble des sentimens moraux attachés au libre choix, en dehors de toute responsabilité sociale, comme la tristesse intérieure et le remords désintéressé. Nous avons hâte d’arriver à la question principale, qui, de l’aveu de M. Mill, est celle-ci : la légitimité du châtiment. Peut-il y avoir une seule peine qui soit juste, si le libre arbitre n’est plus là pour en fonder la moralité ? Nous avons effleuré cette question avec MM. Moleschott et Littré ; le moment est venu de la discuter.

Assurément oui, répond M. Mill, il peut y avoir des peines légitimes, même en l’absence de toute liberté du choix. A défaut d’autres considérations, le profit qu’en retire le coupable lui-même suffirait pour justifier la peine. Il y a justice à le punir, si la crainte du châtiment le rend capable de s’empêcher de mal faire, et si c’est le seul moyen de lui en donner le pouvoir. Supposons une disposition vicieuse dans un homme persuadé qu’il peut y céder impunément : il n’y aura pas de contre-poids dans son esprit, et dès lors il ne pourra s’empêcher d’accomplir l’acte criminel. Si au contraire il a vivement empreinte en lui l’idée qu’une grave punition doit s’ensuivre, il peut être arrêté dans l’accomplissement de cet acte, et dans la plupart des cas en effet il s’arrête. Tel est le premier avantage de la peine : en contre-balançant l’influence des tentations présentes ou des mauvaises habitudes acquises, la peine rétablit dans l’esprit cette prépondérance normale de l’amour du bien que beaucoup de moralistes et de théologiens regardent comme la vraie définition de la liberté. Cette raison seule suffirait pour justifier le châtiment, parce que faire du bien à une personne, ce ne peut être lui faire du tort. Le punir pour son propre bien, pourvu que celui qui inflige la peine ait un titre à se faire juge, n’est pas plus injuste que de lui faire prendre un remède, s’il est malade. — Il y a dans tout ce raisonnement un singulier malentendu. Ce n’est pas le coupable actuel qui retire le profit du châtiment appliqué à son crime, c’est le coupable éventuel, le malfaiteur possible, celui chez lequel germe une vague tentation de crime, et qui peut encore s’empêcher de l’accomplir en opposant (à son désir la crainte du châtiment infligé à un autre. Or cette considération rentre dans l’idée de l’utilité sociale, que M. Mill a distinguée de celle-ci, et que nous aurons à examiner tout à l’heure.

Il paraît bien qu’il se produit ici dans son esprit quelque confusion. S’agit-il des crimes futurs dont la pensée peut être réprimée dans l’esprit du coupable puni ? Est-ce là le profit individuel que le coupable doit retirer de la peine infligée, et qui, selon M. Mill, suffit pour la justifier ? Mais dans ce cas même il y a des circonstances, et les plus graves de toutes, où le profit sera nul. Si la peine infligée au coupable est la plus terrible de toutes, celle qui devrait être la plus salutaire, si c’est la perte de la vie, il est trop clair que le temps manquera au malfaiteur pour en profiter. S’il s’agit d’une peine plus légère qui lui laisse le temps de vivre et la possibilité de mal faire encore après qu’il l’aura subie, il rentre dans la condition ordinaire des autres hommes, et pourra recevoir en effet du souvenir de sa punition une heureuse influence dont profitera sa conduite future ; mais ce n’est encore là qu’un cas particulier de l’utilité sociale du châtiment. Or il est certain que déjà avant son crime actuel le malfaiteur savait à quoi il s’exposait, puisqu’il y en a eu d’autres, en grand nombre, châtiés avant lui, — et pourtant l’idée d’un châtiment très probable ne l’a pas arrêté. Un autre groupe de motifs a été plus fort que ceux qui devaient l’empêcher de mal faire, et le crime a été irrésistiblement commis. Quelle raison avez-vous d’espérer que l’expérience de sa punition personnelle agira plus fortement sur ses déterminations que l’expérience accumulée de tous les châtimens infligés avant lui ? Ici même les annales judiciaires sembleraient donner tort à M. Mill. Elles prouvent en effet, par le nombre des récidives et leur proportion dans l’ensemble des crimes, que le souvenir du châtiment personnel n’est pas un motif plus déterminant que l’idée générale de la pénalité appliquée aux autres hommes, et que ce motif n’a pas une énergie particulière pour détourner de mal faire. D’ailleurs, pourrions-nous dire à M. Mill, en raisonnant comme vous le faites sur la conduite future de cet homme, vous supposez dans son avenir ce que vous supprimez dans son passé, la force de donner la prépondérance aux bons motifs en s’aidant du souvenir de son infortune, et cela ressemble à s’y méprendre à la liberté de choisir. Vous évitez en vain ce mot qui poursuit votre pensée ; l’idée, sinon le mot, revient dans tous vos raisonnemens ; elle y est partout invisible et présente.

La peine ne pourrait être vraiment utile au malfaiteur et profitable à sa conduite future qu’à une condition que vous supprimez, à la condition qu’au moment où il est puni il sente qu’il reçoit une peine méritée, qu’il en reconnaisse la justice et qu’il l’accepte. À ce prix, il trouvera dans le châtiment une occasion naturelle de s’incliner devant les lois sociales qu’il a violées, de donner un autre cours à ses idées, de dissiper les ténèbres volontaires où il étouffait sa conscience et de prendre pour l’avenir des résolutions salutaires qui peuvent devenir le point de départ d’une destinée nouvelle. Dans le cas contraire, si vous châtiez un coupable qui l’a été sans le vouloir librement, s’il a le sentiment de la nécessité qu’il a subie et que vous poursuivez impitoyablement en lui, prenez garde, vous produirez chez lui une indignation, une fureur nouvelle, la haine implacable contre la société injuste qui le frappe. Vous aurez fait un révolté, l’ennemi irréconciliable d’un ordre social au profit duquel on le sacrifie. — Cela même peut servir de preuve très forte en faveur du libre arbitre, que les cas de révolte contre la peine soient extrêmement rares chez les malfaiteurs. Il n’arrive presque jamais qu’un coupable récuse la légitimité de la sentence prononcée, après que son crime est établi. Il nie le crime, il ne nie pas la peine, tant est forte la corrélation qui s’est établie dans sa conscience entre la peine et le forfait. Il ne lui vient pas naturellement à l’esprit de détruire cette corrélation et de la nier. Pour lui, l’unique question est d’échapper à la punition en échappant à la preuve du crime ; tout le procès est là S’il s’avoue coupable ou s’il est reconnu tel, il reconnaît implicitement que le reste découle de soi, comme une conséquence de son principe.

Reconnaître le châtiment légitime, telle est donc la condition préalable pour que le coupable en retire un profit quelconque. M. Mill a bien prévu l’objection ; quelle objection n’a-t-il pas prévue dans ce spécimen étonnant de dialectique sur le libre arbitre ! mais sa réponse nous a semblé faible. — Oui, sans doute, dit-il, un déterministe devrait sentir de l’injustice aux punitions qu’on lui inflige pour ses mauvaises actions, s’il ne pouvait réellement pas s’empêcher d’agir comme il l’a fait, s’il s’est trouvé sous le coup d’une contrainte physique ou d’un motif absolument irrésistible ; mais s’il était hors de ces conditions exceptionnelles qui constituent des causes d’immunité, s’il se trouvait dans un état où la crainte du châtiment pouvait agir sur lui, il n’y a pas d’objection métaphysique qui puisse, à mon avis, lui faire trouver son châtiment injuste. Il est en tout cas responsable de ses dispositions mentales, — un amour insuffisant du bien et une aversion insuffisante du mal, — responsable de son caractère, qu’il n’a pas modifié dans le sens des bons sentimens. Cela seul justifie la peine, à ses yeux comme aux yeux des autres hommes. — Cette réponse semblera à tout juge impartial singulièrement défectueuse. L’homme devient responsable de n’avoir pas donné la prépondérance à la crainte du châtiment sur les motifs qui le sollicitaient au crime. Il pouvait donc le faire : cela dépendait donc de lui ? Mais quel autre sens peut-on donner raisonnablement à la liberté du choix ? Ou cette réponse ne signifie pas grand’chose et ne prouve que l’embarras de M. Mill, ou bien elle prouve contre sa thèse. Ici encore il lui arrive ce qui arrive à tous les déterministes sans exception. Quand ils ne sont pas surveillés par un adversaire prêt à la riposte et qui les tient en éveil, ils s’abandonnent aux instincts, aux traditions de la langue et de l’opinion communes ; ils parlent et pensent comme la conscience humaine, à laquelle leur théorie fait violence, et qui reprend en eux son cours dès qu’elle peut.

L’utilité personnelle du châtiment fût-elle aussi rigoureusement démontrée qu’elle l’est peu dans l’hypothèse déterministe, cela ne suffirait pas pour en établir la légitimité, et c’est ce qui reste encore à prouver, après tant d’efforts. A supposer qu’elle dût être décisive, l’influence salutaire à exercer sur les déterminations futures d’un homme est-elle un motif suffisant pour frapper une action criminelle qui n’a pas été libre ? C’est toujours là qu’il en faut revenir. Nous ne pouvons admettre cette audacieuse justification de la thèse de M. Mill, à savoir que faire du bien à une personne, ce ne peut être lui faire du tort, et qu’on la punit pour son propre bien. On irait loin avec de pareils principes, qui pourraient servir d’excuse toute prête à toutes les entreprises contre la liberté individuelle. — Cet homme est malade, direz-vous ; il ne veut pas se soigner, je le soigne de force, je le guéris malgré lui, ne suis-je pas son bienfaiteur ? — Ou bien encore : cet homme est adonné à l’ivrognerie ; je l’enferme, je vais à coup sûr le corriger. Et comme il devra m’en savoir gré ! — Ou bien : il est fou, sa folie va éclater bientôt à tous les yeux ; par précaution, je le place dans une maison de santé. — On se récriera sur ces exemples ; mais n’est-ce pas absolument le raisonnement de M. Mill ? « Cet homme a commis un acte grave, il n’était pas libre en le commettant ; mais je le châtie pour son bien, afin que le souvenir de la peine s’associe dans son esprit à l’idée de l’acte et l’en détourne une autre fois. » Quel droit avez-vous d’imposer à un être humain ce singulier bénéfice de la peine, s’il n’est pas vraiment responsable de la faute ? Quel droit avez-vous de faire son bien contre son droit, de l’obliger malgré lui, et de l’obliger de cette singulière manière, en le frappant ? C’est un nouveau et odieux despotisme que vous inventez là celui de la charité.

Mais, répond M. Mill, c’est surtout dans l’intérêt social que j’agis ainsi. Voilà donc le grand mot prononcé. Nous l’attendions depuis longtemps, et de fait il n’y a pas d’autre argument décisif dans toute la discussion de M. Mill. Tout se réduit en effet à cette raison suprême, même l’intérêt individuel du coupable, qui, à vrai dire, n’est qu’un cas particulier de l’utilité sociale. C’est là l’élément intelligible, pratique, le milieu réel où se meut à l’aise la pensée de ce subtil dialecticien. « Le châtiment est une précaution que la société prend pour sa propre défense. Pour que le châtiment soit juste, il suffit que le but poursuivi par la société soit juste. Si la société s’en sert pour fouler aux pieds les justes droits des particuliers, le châtiment est injuste. Si elle s’en sert pour protéger les droits des citoyens contre une agression injuste et criminelle, elle est juste. Si l’on a des droits, il ne peut être injuste de les défendre. Donc, avec ou sans libre arbitre, la punition est juste dans la mesure où elle est nécessaire pour atteindre le but social, de même qu’il est juste de mettre une bête féroce à mort (sans lui infliger des souffrances inutiles) pour se protéger contre elle. » Voilà le dernier mot de cette théorie, jusque-là si obscure et si péniblement déduite.

Ces considérations tranchantes et sommaires doivent se compléter par la lecture du traité de l’Utilitarianisme, où M. Mill expose les origines du sentiment et de l’idée de justice. Au début de la vie humaine ou de la vie sociale, ce sentiment n’est pas autre chose que le désir naturel et même animal de représailles qui nous porte à faire du mal à qui nous en fait soit dans notre personne, soit dans un objet qui nous intéresse. Ce sentiment naturel, qu’il soit instinctif ou acquis, n’a d’abord rien en soi de moral. Il se moralise à la longue par son alliance avec l’idée du bien général, qui le restreint, le limite, le définit ; il devient alors notre sentiment moral de justice, et ainsi se marque la différence de la théorie matérialiste, qui n’invoque contre le coupable que la force, avec la théorie déterministe, qui élève un instinct à la hauteur d’un sentiment moral par l’intervention de l’utilité sociale. Cela suffit-il en effet ? Sans doute on n’en est plus réduit, avec M. Mill comme avec M. Moleschott, à invoquer uniquement le besoin de la conservation de l’espèce, dans toute sa brutalité, contre de pauvres insensés qui la menacent. Nous voyons apparaître ici l’idée vague d’intérêts inviolables, transformés en droits personnels, bien que cette idée de droit ne puisse naître logiquement de l’utilité toute seule. Il s’y joint aussi l’idée de bien général, quoique cette idée même, la plus haute à laquelle puisse s’élever l’empirisme, soit insuffisante à créer un droit social.

Voilà ce qu’un jeune écrivain philosophe exprime à merveille dans un livre récent. « L’homme, dit M. Fouillée, n’est pas seulement une unité abstraite de la collection sociale ; il a un moi et une individualité propre. Si d’une part, comme appartenant au genre, il désire le bonheur général, d’autre part, comme individu, il désire son bonheur individuel. Lequel des deux intérêts ou des deux bonheurs doit céder à l’autre ? De quel côté est le droit ? Est-ce du côté de la société, parce qu’elle est plus forte ? Mais cette force n’est point un droit véritable ; car, si l’individu réussit à être plus fort que la société, le droit passera de son côté. Le droit appartient-il à la société parce qu’elle est le nombre ? Mais le nombre, considéré seul, n’est qu’une force, une quantité plus grande qu’une autre. — Précisément, dites-vous : une quantité supérieure de bien est un bien plus grand et un droit. — Mais par là vous reconnaissez que ce qui donne du prix au nombre, c’est ce dont il est formé ; ce qui rend la quantité précieuse, c’est la qualité de ses élémens. Qu’y a-t-il donc dans l’individu de précieux et d’inviolable qui se retrouve dans les autres, qui se retrouve dans la société entière et qui constitue le droit ? Qu’y a-t-il, en un mot, qui nous impose un devoir de respect, et cette idée même de devoir peut-elle se comprendre dans le déterminisme ? »

De toutes parts éclate l’impuissance de l’hypothèse déterministe : elle ne pourra jamais expliquer ni un devoir ni un droit ; elle ne pourra jamais, abandonnée à elle-même, rendre compte de ce grand fait, la responsabilité sociale. L’utilité de tous, moins un, ne sera jamais l’équivalent d’un droit. Elle ne peut conférer au genre humain tout entier la faculté de disposer de la vie ou de la liberté d’un homme, si l’on ne va puiser plus haut l’origine de cette faculté, si on ne la légitime soit par la justice, supérieure à l’utilité, soit par la responsabilité morale, condition de la pénalité légitime. Hors de ce principe et de cette condition, il est impossible d’arriver à la conception d’un droit social quelconque, et, bien que puisse prétendre M. Mill, nous restons dans les expédiens. À ne considérer que l’utilité, l’intérêt d’un seul est aussi sacré que celui d’un million d’hommes : il peut s’immoler au bien public, — c’est l’acte d’un héros ? mais, si on le sacrifie de force et sans son consentement, ceux qui le sacrifient usurpent le nom de juges, ils sont des bourreaux.


IV

Avec le livre de M. Fouillée, nous entrons dans une tout autre sphère. Personne n’a mieux senti que cet auteur la faiblesse incurable du déterminisme dans tous les problèmes de l’ordre social, et cette nécessité où il est réduit, en l’absence de tout droit réel, d’employer la force contre des individus plutôt malheureux que coupables, de défendre l’intérêt de tous contre la violence de quelques-uns. Ce n’est pas à lui que peut suffire cette justification matérielle et physique de la peine, résultant des rapports sociaux tels qu’ils existent en fait. Nous serons donc facilement d’accord avec l’auteur sur le fond des choses, à la condition cependant d’interpréter sa pensée sur certains points obscurs, et de la compléter sur d’autres où pourraient se produire de regrettables malentendus.

Un des plus curieux de ces malentendus, par lesquels s’est signalée l’étourderie de la critique contemporaine, est celui qui consiste à faire de M. Fouillée un partisan du déterminisme, contre lequel il a écrit son livre. Cet ouvrage, quand il a paru il y a quelques mois, a eu cette bonne ou cette mauvaise fortune de soulever une polémique passionnée dans laquelle il semblerait vraiment que les partis se sont distribué leurs rôles, sur l’étiquette seule du livre interprété à leur fantaisie, tantôt applaudissant à contre-sens, tantôt condamnant l’auteur au rebours de toute justice et de toute vérité, lui faisant subir ainsi la double épreuve des attaques injustes qui honorent et des apologies ignorantes qui compromettent. Le moment est venu de parler de l’œuvre en toute justice, après que ce bruit frivole a cessé. La vérité est que M. Fouillée s’est ému des progrès du déterminisme, et que, passionnément épris de la liberté morale, il a entrepris de la défendre, dans l’ordre de la science comme de la conscience, contre cette redoutable propagande. Il a consacré tout un livre à cette question, comprenant bien qu’il n’en est pas, à l’heure qu’il est, de plus importante et de plus décisive dans les hautes régions de la pensée, et que la destinée morale du monde en dépend. Il l’a vaillamment abordée après de longues et fécondes méditations, avec les ressources accumulées d’une vaste érudition, avec une force dialectique déjà éprouvée dans de remarquables travaux sur Socrate et Platon, enfin avec un rare talent d’écrivain. La méthode, sur laquelle les lecteurs superficiels ont pu se tromper, était neuve et savante. Par une manœuvre hardie, il s’est placé au cœur même du déterminisme pour l’élever peu à peu à une doctrine supérieure, et forcer la nécessité elle-même à se convertir en liberté. Au moyen d’une série de concessions réciproques et nécessaires, exigées et obtenues des deux côtés, l’auteur s’efforce d’amener les deux doctrines ennemies à une conciliation, mais, qu’on le remarque bien, à une conciliation au profit de la liberté. Ceci est essentiel. Sa méthode est celle des moyens termes qu’il s’agit d’intercaler entre ces deux tendances de l’esprit, qui, selon lui, ne divergent pas à l’infini. Cette tentative poussée jusqu’au bout avec un grand courage dialectique, présentée avec un art subtil et pénétrant, varié, inépuisable dans ses ressources, a été accueillie d’abord à la Faculté des lettres de Paris, devant laquelle elle se produisait sous forme de thèse, puis dans le monde philosophique, avec la plus vive et la plus sympathique curiosité. Et quelles que soient les destinées de cette méthode, qui a paru à d’excellens juges n’être pas exempte d’artifice, quels que soient surtout à cet égard les malentendus de l’opinion du dehors agitée par la question même, incompétente et mal informée sur le fond du débat, le nom du jeune philosophe est sorti de cette tentative agrandi et honoré.

Le reproche le plus grave qu’on pourrait lui adresser, c’est qu’il est arrivé à M. Fouillée ce qui arrive souvent aux conciliateurs. Sûr de sa conscience et de la beauté du but qu’il poursuivait, il a semblé faire trop de concessions au déterminisme. Il a traité avec lui sur un pied d’égalité, de puissance à puissance, comme si cette direction de l’esprit était, dans le monde moral, aussi légitime que la direction contraire. Je sais bien que ce n’est là qu’un point de vue apparent et provisoire qui disparaît dans les conclusions du livre ; mais beaucoup de lecteurs ont pu s’y laisser prendre et rester sous le coup de ces premières impressions, qui affaiblissent la force de la démonstration, diminuent la portée des conclusions et laissent certainement quelque trouble dans la pensée. Il serait néanmoins fort injuste de s’arrêter à ces impressions, quand le sens de la démonstration générale et l’esprit du livre ne peuvent être douteux pour un homme de bonne foi. L’idée même de la liberté retournée contre le déterminisme, l’acte moral donné comme la vraie preuve de la liberté, le sacrifice et le don de soi en étant la perfection, il y a là une doctrine incontestable du plus haut spiritualisme dans le sens supérieur, du mot. Nous ne prendrons dans ce vaste ensemble de discussions avec le déterminisme que celles qui se réfèrent à la question que nous examinons en ce moment, et encore une seule partie, celle qui touche à la pénalité sociale. Ce sera pour nous une occasion naturelle de donner une idée de la méthode et des procédés de l’auteur, sur, un point spécial et dans un cadre limité. M. Fouillée fait en apparence, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, de très larges concessions à la doctrine adverse, et je ne m’étonne pas que des critiques malavisés s’y soient mépris. Il est d’accord avec les déterministes pour repousser absolument et sans réserve le nom et l’idée de l’expiation ; il est d’accord aussi avec eux pour fonder la pénalité sur le principe de la conservation sociale. Le tout est de bien entendre sa pensée, dans son vrai sens et dans sa mesure. Le principe de l’expiation, dit-il, sur lequel on fondait autrefois la pénalité, suppose deux termes, le libre arbitre et le bien en soi, qui sont pour ainsi dire deux absolus. L’introduction de ces idées théologiques dans les lois sociales ne pouvait produire que les plus fâcheux résultats. Les juges humains, parlant au nom de Dieu, croyaient devoir pénétrer et dans l’absolu de la volonté individuelle, pour en mesurer la malignité, et dans l’absolu de la volonté divine, pour en appliquer les justes décrets ; en outre l’expiation, et par suite la pénalité, devant être proportionnelle au crime, on était conduit à inventer des variétés de peines et des raffinemens de supplice. Nous comprenons aujourd’hui que, si ces deux absolus existent, ils nous sont du moins inaccessibles. — Il n’y a donc pas d’autres raisons de la pénalité que des raisons de défense sociale ; or ces raisons peuvent être admises, en apparence au moins, par les partisans comme par les adversaires du déterminisme. A vrai dire, la société n’a le droit ni de faire expier un crime par le coupable, ni même dans la rigueur du mot, de le punir. Elle n’a le droit que de se défendre.

Nous verrons tout à l’heure s’il n’y a pas quelque chose d’essentiel à modifier dans cette manière de poser la question et de la résoudre ; mais ce qu’il faut bien constater à l’honneur de M. Fouillée, c’est que les concessions qu’il semble faire aux déterministes sont plutôt de forme que de fond. Il se distingue très nettement d’eux par l’idée du droit qu’il introduit dans le problème, et qui le renouvelle complètement. C’est là que se révèle la véritable attitude de l’auteur, à égale distance des théories transcendantes ou mystiques sur la pénalité et de l’empirisme impuissant à créer la notion du droit. — La pénalité ne se légitime pour les utilitaires et les matérialistes que par l’intérêt majeur de la défense sociale. M. Fouillée demande avec raison si cet intérêt majeur est juste, et c’est devant cette question qu’hésite et recule toute doctrine empirique. Quand on a montré et démontré cet intérêt de conservation ou de défense, reste à savoir s’il constitue un véritable droit. C’est précisément à ce point de divergence des deux routes que M. Fouillée se sépare de ses auxiliaires d’un moment. D’accord avec eux sur la question des faits et des intérêts sociaux, il déclare qu’il ne peut plus s’accorder au-delà les faits et les intérêts sociaux ne pouvant pas, même réunis, élabores, combinés, donner naissance à un atome de moralité. Or l’ordre social tout entier repose sur l’idée du droit ; les rapports sociaux ne sont explicables et vraiment justifiables que par les rapports moraux, comme la légalité par la légitimité. C’est ainsi que se rompt pour toujours l’accord provisoire, l’équivalence momentanée du déterminisme et du libre arbitre.

Non, le droit social n’est pas engendré et ne peut pas l’être par l’utilité, par l’intérêt du plus grand nombre, même par l’intérêt de tous ; en dehors, il y a encore le droit, que rien de tout cela ne constitue. Telle est la ferme doctrine de M. Fouillée, et si elle est encore incomplète par ce qu’elle ne dit pas, elle est au moins irréprochable par ce qu’elle affirme. Le droit, c’est la reconnaissance et la garantie de l’inviolabilité de la liberté de chacun. La justice sociale, c’est l’accord réciproque de ces libertés. De là se déduit sans effort la pénalité ; elle se résout dans le droit de défense appliqué à la garantie de la personne humaine. Il y a un droit, c’est celui de la personne. Donc il y a un droit de le défendre, puisque c’est défendre la personne même. Le droit social n’est pas autre chose que le transfèrement dans les mains de l’état de ce droit individuel que chacun possède naturellement de garantir sa personnalité contre les envahissemens ou les entreprises d’autrui. Il reste le même en passant de l’individu à l’état ; il ne change pas de nature, il est toujours le droit, le même droit, seulement généralisé. Voilà bien, à ce qu’il me semble, les élémens de la théorie de M. Fouillée, dont il faut recueillir à travers le livre les fragmens dispersés, comme les échos errans de la même voix.

Ainsi résumée, et le crois qu’elle l’est exactement, la théorie de M. Fouillée n’a plus rien à craindre des critiques qui ne lui ont pas été ménagées. Elle se distingue très nettement de toutes les théories inférieures, qu’elle a l’air de n’accepter un instant que pour les traverser et les dépasser. Elle s’élève de la sphère extérieure et physique au monde intime de la conscience, où nous devons chercher les derniers fondemens des droits ou des devoirs sociaux, et là dans le sanctuaire de la personnalité libre, elle trouve la base inébranlable de la pénalité.

Reste à savoir s’il n’y a pas autre chose dans cette idée, et si l’auteur rend un compte suffisant de tous les élémens qu’elle contient. Nous ne le pensons pas. Que l’origine historique et logique de ce droit social se trouve dans le droit individuel inhérent à chacun, de défendre sa personnalité, j’y consens ; que ce droit de défense se distingue très nettement de celui qu’invoquent les déterministes par l’intervention de cet élément moral, qui en est la véritable justification, et qui pour eux se réduit au besoin, je le reconnais volontiers ; mais, une fois ce droit transféré à la société, il n’est pas douteux qu’il n’acquière dans ce passage des caractères nouveaux, une portée nouvelle, une dignité plus auguste et plus sainte, qui, jusqu’à un certain point, sans changer son essence, le transforment. Par cela que la société dure toujours, qu’à elle seule l’avenir des générations appartient, qu’elle doit par conséquent prévoir et autant que possible prévenir les crimes futurs, par cela aussi qu’elle est un être de raison, un être impersonnel, affranchi des rancunes et des passions, désintéressé dans le débat qu’elle juge et incapable d’entraînement dans l’application de la peine qu’elle arbitre, — par ce double fait considérable elle étend le droit social bien au-delà des limites où le droit individuel se renferme. À ce droit qui, par sa définition même, s’exerce et s’épuise dans l’acte de se défendre contre l’entreprise hostile et qui ne survit pas au danger, la société ajoute le droit incontestable de prévenir le crime, de le réprimer d’avance, de l’empêcher de naître par l’intimidation, le droit de viser à l’amélioration du coupable en le frappant, et surtout le droit ou mieux le devoir, non pas, ce qui serait atroce, d’égaler la peine à la perversité, mais, ce qui est bien différent et hautement moral, de graduer les peines selon la criminalité des intentions.

C’est sur cette dernière considération que j’insisterai pour essayer de montrer à M. Fouillée ce qui manque à sa théorie. Il a un tel respect pour la volonté et la conscience humaines qu’il prétend refuser à la justice humaine le droit de violer ce sanctuaire et d’y pénétrer pour mesurer la malignité de l’intention. C’est là une déduction fausse du principe du droit individuel. Sans doute l’individu qui se défend épuise son droit dans l’acte qui consiste à se mettre à l’abri des attaques. Il n’a pas à juger l’état de conscience de l’agresseur. La société qui le représente a le même droit, mais de plus, incontestablement, elle a le devoir et par conséquent le droit tout nouveau de graduer la peine qu’elle applique. M. Fouillée pourrait-il nier que le juge ait le devoir (et c’est la partie la plus délicate de ses redoutables fonctions) de mesurer aussi exactement que possible la perversité de l’acte qui a mis l’ordre social en péril, et cette mesure peut-elle se prendre autrement qu’en discernant les intentions, en jugeant l’état des consciences, en descendant au fond de l’âme du coupable, ce que l’on déclare vainement un acte d’usurpation sur la justice absolue ? Non, la matérialité de l’acte ne suffit pas pour porter un jugement, elle n’épuise pas la compétence du juge. il faut bien qu’il puisse pénétrer, d’une certaine manière, dans le secret des volontés, soit pour déclarer qu’elles n’étaient pas libres dans l’acte commis et qu’elles étaient placées dans un cas d’immunité, soit pour mesurer la criminalité du coupable selon les circonstances de passion, d’intelligence, de responsabilité plus ou moins grande. C’est une pure utopie de vouloir placer la conscience en dehors de la pénalité, sous prétexte qu’il n’appartient pas à un œil humain de pénétrer dans ses mystères. Outre qu’il y a une singulière exagération à le prétendre, si l’on développait cette utopie dans ses dernières conséquences, on arriverait à d’étranges résultats, bien contraires assurément à la doctrine hautement spiritualiste de l’auteur. Ce serait la gravité de l’acte matériel et du dommage causé qui deviendrait l’étalon unique de la peine et le principe de la rétribution sociale. Or il n’est pas douteux qu’on puisse causer un grand dommage sans être un grand criminel, tandis que des volontés perverses, paralysées par certains obstacles, ne produisent parfois qu’un mal insignifiant. — Ce serait la justice renversée.

Il faut donc bien avouer que l’autorité sociale, mandataire des droits individuels, tire du privilège de sa situation des élémens nouveaux par lesquels le droit individuel s’élargit et se transforme. Elle a plus que le droit de stricte défense. Sans doute son action se borne à ces actes qui violent le droit social : elle n’atteint ni ne recherche les crimes intérieurs, les crimes de la pensée, les délits secrets de la conscience ; mais dans sa sphère elle punit incontestablement, en ce sens qu’elle réprime le mal, qu’elle essaie de corriger le coupable en le châtiant, qu’elle juge le mal moral et ses degrés en graduant la peine sur la culpabilité. Tout cela est assurément fort légitime, et tout cela, bien qu’en dise M. Fouillée, fait de la pénalité autre chose que le droit de défense généralisé ; tout cela enfin ressemble singulièrement à ce qu’on appelle dans le langage ordinaire le droit de punir.

C’est ce qu’avait très bien remarqué M. de Broglie dans un travail qui date de près d’un demi-siècle, et qui a gardé dans presque toutes ses parties la haute valeur du puissant esprit dont il a été une des plus éclatantes manifestations[2]. Son argumentation vaut encore contre la théorie de M. Fouillée, et signale avec une rare précision la différence du droit de défense même généralisé et de la pénalité sociale. — Sans doute le droit de défense est un droit naturel, légitime, sacré. C’est le droit en action, c’est-à-dire l’emploi de la force pour assurer l’accomplissement de certains devoirs ou garantir une personnalité libre. Il commence là où commence une inquiétude sérieuse et bien fondée, il expire à l’instant où le but est atteint ; mais quelle garantie impuissante, quelle ressource imparfaite et précaire ! Le droit de défense ne protège efficacement que le fort ; il livre le faible en proie à la violence. Il met en jeu la force, et la force se soumet rarement à la règle ; elle dépasse presque toujours le but, la passion s’en mêle. Alors intervient un médiateur entre l’offenseur et l’offensé ; qu’il tire ce droit d’intervention de l’obligation générale qui pèse sur tous les hommes de s’assister mutuellement dans la mesure du bien et de la justice, ou de quelque obligation spéciale contractée envers l’offensé, ou d’un pacte quelconque convenu entre les hommes, ou d’un certain caractère public, officiel, peu importe, ce droit existe, il n’est pas contestable. Ce droit d’intervention vaut déjà beaucoup mieux : il protège le faible aussi bien que le fort ; puis il est exercé par un être qui n’y porte aucune passion personnelle, ce qui rend plus probable que l’emploi de la force sera renfermé dans ses véritables limites. Toutefois ce droit lui-même, c’est toujours la guerre, et la guerre cesse contre un ennemi désarmé. Le droit de défense, réduit à lui-même, n’existe pour la société aussi bien que pour l’individu qu’aussi longtemps que la société ou l’individu ont à se défendre. — Tout autre et bien supérieur est le droit social de la pénalité. Il prend son point de départ dans le droit de défense, mais il le dépasse. Sans prétendre exercer une sanction absolue, il applique une sanction relative de la justice, en tant que cela est nécessaire pour le maintien de la paix publique. Il se transforme en droit de punir. Le but de la punition est le même que celui du droit de défense ; mais combien il a plus d’extension, plus de portée, plus d’efficacité ! La punition commence quand l’acte est consommé ; elle s’exerce pour prévenir non celui-là mais d’autres semblables. Elle n’est pas personnelle à celui qui l’exerce, et qui n’est ici que le mandataire désintéressé de la justice sociale. Elle poursuit deux fins distinctes : en premier lieu, comme moyen d’éducation, elle doit tendre à l’amélioration du coupable ; en second lieu, comme moyen de répression, elle doit tendre à maintenir la paix et le bon ordre, c’est-à-dire l’accord des libertés entre elles.

Voilà bien le droit de punir avec ses caractères authentiques, incontestables. Ainsi expliqué, qui donc pourrait ne pas le reconnaître comme aussi légitime que le droit de défense et de conservation sociale, dont il n’est d’ailleurs que la transformation ? Dès lors pourquoi donc avoir peur d’un mot ? le trouve cette crainte, à mon avis fort exagérée, dans tous les passages où M. Fouillée parle de la pénalité. le retrouve, non. sans étonnement, la même crainte dans l’excellent et substantiel petit traité de M. Franck sur la Philosophie du droit pénal. Le savant auteur de ce livre, plusieurs années avant M. Fouillée, avait entrepris de ramener la pénalité au droit de conservation sociale, la considérant comme un moyen de défendre la liberté individuelle et le développement des facultés de l’homme, et la réduisant dans ses dernières explications au droit de légitime défense ; mais, comme il y fait entrer à titre d’éléments essentiels le droit de répression et celui d’intimidation (et je pense aussi le devoir pour le juge de graduer la peine selon la criminalité), je me demande, ici encore, en quoi un droit pareil diffère du droit de punir. M. Franck le repousse pour ce motif, que la punition ne lui paraît être au fond que l’expiation. Or l’expiation, c’est le mal rétribué par le mal dans l’intérêt de l’ordre universel, c’est l’harmonie que notre raison nous montre comme nécessaire entre le mal moral et la souffrance. On nie ce droit à la société ; on soutient que le principe d’expiation ne tombe pas sous la puissance humaine, sous la loi des hommes ; mais quel est donc parmi les défenseurs modernes du droit de punir, sauf Joseph de Maistre et à un autre point de vue Kant, celui qui a confondu ce droit avec l’expiation dans le sens antique et rigoureux du mot ? Est-ce M. de Broglie, que l’on semble parfois accuser de cette confusion dans le beau travail que nous avons déjà cité ? Personne au contraire n’a mieux signalé que cet auteur le danger de confondre l’expiation et la punition. « Bien qu’identiques en substance (par leur origine commune dans l’idée de justice), elles sont différentes dans le but. C’est pour avoir méconnu cette différence que les anciens législateurs faisaient intervenir la pénalité non point dans le dessein de prévenir le crime, mais dans celui d’égaler les souffrances à la perversité réelle ou prétendue de son action. Cette erreur est la cause des atrocités dont les anciennes législations sont pleines… » Et revenant avec insistance sur les caractères et la vraie portée de la punition, « elle n’est point chargée, dit-il, de régler le compte de l’homme avec la loi morale, ni d’égaler les souffrances à la perversité des actes. Qu’elle prévienne les plus importans de ces actes pervers, qu’elle les prévienne au degré suffisant pour le maintien de la paix, pour l’essor du perfectionnement individuel et social, voilà son œuvre. »

Est-ce M. Cousin par hasard qui aurait commis quelque confusion analogue entre ces deux choses qui doivent rester distinctes ? Mais dans son admirable argument du Gorgias, malgré l’entraînement du génie de Platon, qu’il traduit et qu’il commente, il résiste et se borne à développer ce principe de tout spiritualisme social, que la justice est le fondement véritable de la peine, que l’utilité n’en est que la conséquence. Prenant à partie l’empirisme et le déterminisme de son temps, « les publicistes, s’écrie-t-il, cherchent encore le fondement de la pénalité. Ceux-ci, qui se croient de grands politiques, le trouvent dans l’utilité de la peine pour ceux qui en sont les témoins, et qu’elle détourne du crime par la terreur de sa menace et sa vertu préventive. C’est bien là un des effets de la pénalité ; mais ce n’est pas là son fondement, car la peine, en frappant l’innocent, produirait autant et plus de terreur et serait tout aussi préventive. — Ceux-là dans leurs prétentions à l’humanité, ne veulent voir la légitimité de la peine que dans son utilité pour celui qui la subit, dans sa vertu corrective. C’est encore là il est vrai, un des effets possibles de la peine, mais non pas son fondement, car pour que la peine corrige, il faut qu’elle soit acceptée comme juste. La société frappe le coupable ; elle ne le peut que parce qu’elle le doit. Le droit ici n’a d’autre source que le devoir, sans quoi ce prétendu droit ne serait que celui de la force, c’est-à-dire une atroce injustice, quand même elle tournerait au profit moral de qui la subit et en un spectacle salutaire pour le peuple, — ce qui ne serait point, car alors la peine ne trouverait aucune sympathie, aucun écho, ni dans la conscience publique, ni dans celle du condamné. » — C’est toute la théorie de M. Cousin. Nous demandons s’il a rien là qui ressemble à l’idée de l’expiation, s’il y a autre chose que le plus ferme bon sens exprimé avec une rare éloquence ?

Il résulte de ce rapide examen que, pour constituer une théorie exacte et complète de la pénalité, il faut renoncer à vouloir la fonder sur un principe unique et tout ramener à une raison élémentaire. Nous avons essayé de montrer le vice des solutions trop simples en sens contradictoires. Non, la pénalité sociale n’est pas un équivalent de l’expiation, bien que l’idée de la sanction n’en soit pas absente, et que le principe de la justice y préside. La pénalité diffère de l’expiation en ce qu’elle ne prétend pas rétribuer le mal par le mal, en ce qu’elle ne se donne pas comme une délégation de la justice absolue, enfin en ce qu’elle atteint non pas le crime intérieur des consciences, mais seulement le crime objectif, l’acte matériel, l’attentat social. Elle n’est pas davantage, elle est encore moins la vindicte publique, expression atroce qui dénature par l’idée de la passion la notion désintéressée de la justice et de la garantie. Contre ces théories mystiques de la peine, les nouvelles écoles naturalistes et utilitaires s’élèvent avec raison ; mais à leur tour, quand elles veulent définir leur principe, elles ne sortent pas des expédiens, qui ne font que déguiser sous des noms pompeux le droit de la force. Et comment en serait-il autrement, puisque ces écoles sont condamnées par leur méthode à ne pas s’élever au-dessus des notions empiriques du besoin individuel ou de l’intérêt du plus grand nombre ? Rien de tout cela ne constitue et n’engendre un droit, pas même celui de la défense. Ce droit ne commence qu’avec l’idée des libertés individuelles et des personnalités inviolables à garantir contre la violence ou la ruses mais ce droit lui-même, véritable origine de la justice, se généralise et se transforme en se transférant de l’individu à la société, qui devient médiatrice entre l’offenseur et l’offensé, juge du délit, arbitre de la peine. Voilà le principe et l’origine vraie de la notion de pénalité. Elle va croître, étendre sa légitime influence, agrandir sa portée jusque sur l’avenir, graduer le châtiment d’après la perversité, améliorer l’administration de la justice en la rendant de plus en plus prévoyante, active, sagace, augmenter de jour en jour sa vertu corrective et sa puissance préventive, se modérer dans la mesure du progrès des mœurs et de l’extension des lumières, et, sans désarmer jamais, se donner à elle-même comme sa fin la plus élevée de travailler à se rendre inutile. Chacun de ces progrès successifs de la pénalité sociale correspond exactement à une phase de la civilisation. Qu’est-ce en effet que la civilisation, sinon l’humanité arrivant à la conscience de plus en plus intime d’elle-même et de ses fins morales ?

Ce sont précisément ces fins morales de l’homme que nient les écoles matérialistes et utilitaires. Elles ne voient en lui qu’un moyen, un auxiliaire de l’intérêt général ou un obstacle qu’il faut écarter. Le péril qu’apportent avec elles ces nouvelles doctrines n’est pas seulement celui d’une erreur scientifique, c’est un péril social et des plus graves. Elles descendent des sphères de la science dans toutes les sphères sociales en s’adaptant à chacune d’elles par des procédés sommaires d’exposition et des formules appropriées. Partout où elles passent, elles laissent derrière elles un trouble profond dans les intelligences, un vide dans les consciences. Ce qu’il faut appréhender le plus dans cette influence néfaste, ce n’est pas qu’elle amène la société à douter de son droit, du droit qu’elle exerce en vertu d’une délégation supposée ou consentie des libertés individuelles dont elle s’est engagée à régler et garantir l’accord. La société sait bien que l’exercice de ce droit est pour elle une question de vie ou de mort, une de ces conditions de sélection naturelle, vraie pour les peuples comme pour les espèces, et ce qui doit rassurer, c’est devoir que ni M. Mill, ni M. Littré, ni même M. Moleschott, en dépit de leurs principes, ne conseillent à la société de se dessaisir de ce droit redoutable et sauveur. Ce qui est vraiment à craindre, c’est que par toutes ces négations accumulées on n’arrive à ébranler l’idée de la responsabilité dans la conscience des individus. Le mal est déjà fait pour la conscience des masses. De terribles exemples nous ont montré que les crimes des foules semblent n’être pas des crimes, et que les responsabilités collectives ne paraissent pas lourdes à porter. Le mal serait irréparable, s’il venait à s’étendre aux responsabilités individuelles ; un peuple serait bien près d’être perdu le jour où le plus grand nombre des citoyens qui le composent ne verraient plus dans la responsabilité morale qu’un reste de superstition, et dans la pénalité qu’un artifice légal, imaginé pour protéger des intérêts.


E. CARO.

  1. Un jeune philosophe, M. Ribot, s’est donné pour tâche d’introduire chez nous cette savante et curieuse philosophie soit par la méthode des résumés et des expositions, comme dans son excellent, livre sur la Psychologie anglaise contemporaine, soit par des ouvrages d’une inspiration plus libre, tels que la thèse sur l’Hérédité psychologique et morale, où il s’est montré un disciple intelligent des Anglais pour la méthode, tout en gardant sa pleine indépendance pour la doctrine.
  2. Du Droit de punir. Écrits et discours, t. Ier, p. 139.