Le Danemark et la confédération germanique
ET LA
CONFEDERATION GERMANIQUE.
L’émeute grondait hier aux portes de l’assemblée constituante de Francfort, entourée tout récemment encore de la faveur des patriotes allemands. Quel était son crime ? Aucune liberté publique, aucun droit populaire n’était en jeu. Il ne s’agissait nullement de demander compte aux représentans de l’Allemagne du soin scrupuleux avec lequel ils ont naguère décrété le maintien des titres de noblesse ; il s’agissait d’une question de droit international, de l’armistice conclu au mois d’août entre le Danemark et la Prusse, annulé dans un premier mouvement de précoce souveraineté, puis ratifié par un autre mouvement de tardive sagesse, sous l’empire des difficultés qui naissaient déjà de toutes parts devant les pas de la jeune assemblée.
Les exaltés de Francfort, héritiers consciencieux des traditions teutoniques de 1814, ne reconnaissaient point les nécessités et les convenances politiques qui avaient obligé la constituante allemande à se contredire à quelques jours de distance. Ils semblaient croire que l’assemblée avait pu prendre une aussi grave résolution sans y être contrainte en quelque sorte par les plus hautes considérations d’intérêt politique et national. Ils tenaient pour certain que la cause de l’Allemagne était trahie par la nouvelle majorité. Peu leur importait de savoir qu’en rompant l’armistice, en reprenant les hostilités, ils humiliaient devant l’Europe et la diplomatie prussienne et la confédération ; ils n’avaient qu’une seule pensée et qu’un seul but : la guerre.
La guerre, pour quelle cause ? Il y a plusieurs années que cette question est débattue dans la presse et dans les universités du Danemark et de l’Allemagne. Elle a donné lieu à des polémiques quelquefois violentes, soit par la voie des feuilles publiques, soit sous forme de brochures ou de traités de longue haleine entre les publicistes et les érudits danois et allemands, qui préludaient ainsi à la lutte armée des deux pays[1]. Après de si nombreuses et de si vives discussions, et depuis que les faits ont parlé, les obscurités dont le différend semblait enveloppé à l’origine ont disparu, et le doute n’est plus possible.
Le Danemark est habité par deux populations de race distincte : l’une entièrement scandinave, qui occupe les îles et le Jutland, au nord du royaume, et qui incline du côté de la Suède, l’autre entièrement germanique, à l’extrémité méridionale, dans les duchés de Holstein et de Lauenbourg, et qui incline du côté de l’Allemagne. Au centre, se trouve le duché de Schleswig, sujet ou prétexte de la querelle, qui est scandinave au nord, germanique au midi, et formé d’une sorte de mélange au centre. La race scandinave y domine[2]. Les Allemands prétendent fortifier la souveraineté du pouvoir fédéral sur le Holstein considéré comme territoire annexé à la confédération germanique, et ils voudraient en même temps que le Holstein, en s’éloignant de plus en plus du Danemark jusqu’à ce que la séparation fût complète, entraînât avec lui le Schleswig tout entier, sous prétexte que ce duché, sans faire partie de la confédération germanique, est allemand et attaché au Holstein par un lien administratif et indissoluble. Ils appuient en droit leur prétention sur une charte profondément oubliée et plus que suspecte de l’an 1460, d’après laquelle les duchés seraient éternellement unis, indépendans et héréditaires seulement en ligne mâle, ce qui serait une considération grave en un moment où la ligne masculine de la dynastie danoise menace de s’éteindre.
La population allemande ne s’est répandue dans le Schleswig méridional qu’à partir du XIVe siècle ; elle y est étrangère. Les Allemands objectent, il est vrai, que la langue germanique est depuis le moyen-âge celle de l’administration et du gouvernement, et même, dans un grand nombre de districts, celle de l’enseignement et de l’église. Ce fait s’explique par la présence sur le sol d’une noblesse allemande qui, sous des ducs allemands et sous une dynastie de rois allemands mis en possession de la couronne danoise, a su accaparer l’administration du pays, et ce même fait est la réfutation péremptoire des accusations dirigées par la presse germanique contre la prétendue tyrannie du gouvernement danois. La nationalité germanique est persécutée, confisquée par la race danoise ! Eh quoi donc ! les Allemands arrivent dans le duché à la faveur des circonstances historiques en qualité d’hôtes et d’étrangers ; ils y sont reçus fraternellement, ils s’y établissent, ils y prennent possession de toutes les hautes fonctions, ils font prévaloir leur langue dans l’enseignement, dans l’église et dans l’état, et c’est le germanisme qui est opprimé ! Il n’était pas même inquiété, et le tort des gouvernemens danois qui ont précédé le gouvernement actuel, c’est justement d’avoir toujours fermé les yeux sur les empiétemens des fonctionnaires, de la noblesse et de la langue germaniques, c’est d’être restés sourds aux plaintes de la race danoise qui se sentait peu à peu envahie, débordée par l’esprit allemand, les mœurs et les idées allemandes.
A l’époque du mouvement rétrograde qui succéda en Allemagne à l’élan patriotique et libéral de 1814, la liberté de la presse fut suspendue dans les états de la confédération ; le roi de Danemark dut, aux termes de l’acte fédéral de Vienne, adopter cette mesure pour son duché de Holstein. Le reste du royaume, avec le duché de Schleswig, y échappait, et demeurait naturellement sous le régime plus ou moins libéral de la loi danoise ; mais les fonctionnaires allemands du Schleswig, subissant l’influence de ceux du Holstein, et obéissant à cette pensée de réaction qui triomphait en Allemagne, prirent sur eux de supprimer de fait la liberté de la presse dans le Schleswig. C’est ainsi qu’en toutes choses le gouvernement danois et la race danoise persécutaient et étouffaient le germanisme dans le duché de Schleswig.
Voici donc ce qui résulte de tous les débats élevés sur ce point d’histoire et de politique entre les publicistes des deux pays : c’est que le Schleswig appartient par le droit de nationalité comme par le fait au Danemark, que les Allemands sont étrangers dans le pays, que la noblesse allemande a confisqué les droits de la population danoise, que la cause des Danois dans le Schleswig est la cause de la nationalité et du droit commun, tandis que la cause des Allemands est la cause de l’oppression et de la noblesse.
Le nom et les intentions avouées des hommes qui se sont placés dès l’origine à la tête du parti de la séparation, et qui ont mis le feu à ce rêve primitivement pacifique des théoriciens allemands, jettent d’ailleurs une grande lumière sur le mouvement lui-même, et mettent les esprits clairvoyans en mesure d’en pénétrer le vrai caractère. Qui donc, en effet, suscita dans les états provinciaux du Schleswig la première démonstration hostile à l’unité danoise ? Qui provoqua dans le même sens la polémique ardente des feuilles et des professeurs du Holstein et de l’Allemagne ? Qui se chargea d’agiter, par missions secrètes, notes diplomatiques et démarches personnelles, les cabinets de l’Allemagne, de faire appel aux ambitions intéressées du roi de Prusse pour la patrie allemande et pour la marine allemande ? Ce fut le chef de la famille princière d’Augustembourg, grand propriétaire dans le Schleswig, et prétendant à la couronne ducale du Holstein dans le cas où le duché deviendrait indépendant. Chef de la noblesse féodale du Schleswig-Holstein, le duc espérait, en unissant la fortune du Schleswig à celle du Holstein, augmenter de moitié l’héritage éventuel qu’il prétendait tenir de ses ancêtres en vertu du droit féodal. Les chevaliers des duchés aspiraient évidemment à mettre leurs privilèges nobiliaires sous la protection de l’hérédité féodale du prince, comme le prince lui-même aspirait à redevenir souverain sous la tutelle de la confédération germanique. Lorsqu’au mois de mars dernier éclata l’insurrection du Schleswig, la famille d’Augustembourg était à la tête du mouvement ; la noblesse suivait les princes des duchés. L’agitation préparée par le travail patent ou souterrain de plusieurs années ne devint sanglante que par suite des promesses constitutionnelles et presque démocratiques d’un roi libéral nouvellement arrivé au trône de Danemark, et le jour même de l’avènement ministériel des publicistes, des magistrats, des prêtres, des orateurs les plus chers à l’opinion démocratique.
Les précédens de la question, les hommes qui l’ont soulevée, les circonstances dans lesquelles ils ont agi, tout accuse l’esprit nobiliaire et l’intérêt étroit qui ont dominé dans le débat. Or, l’intervention diplomatique et militaire de la confédération germanique n’ajoute aucun prestige à la conduite des insurgés du Schleswig et du Holstein. Tous les prétextes mis en avant par les Allemands, l’idée de race en particulier, se retournent contre eux-mêmes. Ainsi, soit que l’on pèse les faits, soit que l’on examine les principes, on est frappé de l’injustice ale l’agression dont le Danemark vient d’être le théâtre et la victime. Quand l’Allemagne s’émeut et se soulève au nom du droit naturel de la race germanique, ou elle se trompe sur l’histoire, pleine des témoignages de l’origine danoise du Schleswig, ou, elle pense (et c’est une pensée difficile à justifier) que la présence d’une minorité allemande, fraternellement accueillie chez des populations étrangères, suffit pour lui assurer légalement la possession de ce pays, ou bien elle a un intérêt maritime, par exemple, à s’emparer du territoire du Holstein et du Schleswig, pourvu de ports excellens et d’un littoral peuplé de marins hardis ; mais un intérêt ne constitue pas un droit. Dans toutes ces hypothèses, le droit de nationalité, le droit écrit, en un mot la justice sous toutes ses formes est du côté du Danemark, et l’intérêt que ce pays défend, c’est le plus élevé, le plus impérieux qui puisse régler la conduite d’un peuple, c’est l’intérêt de son existence. Le Danemark possède, y compris l’Islande et les colonies, une population de deux millions cinq cent mille ames. En abandonnant le Holstein, il en perd quatre cent cinquante mille. Il en perdrait trois cent soixante mille de plus, si le Schleswig devait appartenir à l’Allemagne. Ce serait pour ce petit état une ruine complète à laquelle il ne peut pas se résigner de son plein gré.
La guerre par laquelle le Danemark vient de passer pour aboutir à la négociation laborieuse d’un armistice enfin ratifié aujourd’hui est survenue à la suite de l’insurrection des populations allemandes des duchés, et cette insurrection, sans être libérale, a éclaté à la faveur du mouvement universel de l’Allemagne. Cependant les esprits s’y préparaient depuis plusieurs années, avec la sympathie et l’encouragement plus ou moins manifeste de la confédération germanique. Christian VIII, prince paisible et ami des arts, mais dépourvu de fermeté, négligea de prendre des mesures contre l’agitation chaque année croissante et couverte par la tolérance des fonctionnaires allemands. Ce furent les paysans du Schleswig d’abord, puis les états provinciaux du Jutland, et enfin la municipalité de Copenhague, qui osèrent avertir le gouvernement du péril. Le peuple danois s’effrayait à bon droit des théories hautement développées qui menaçaient le royaume d’une dissolution, et il supplia instamment le roi d’aviser, ou du moins de faire entendre des paroles capables de rassurer à cet égard le patriotisme alarmé de ses sujets. Le gouvernement danois attendit donc, pour se prononcer, les sollicitations et les encouragemens des corps politiques, des paysans eux-mêmes et de l’opinion. Il publia, en juillet 1846, une lettre patente qui ne méconnaissait point les droits fédéraux de la diète germanique sur le Holstein, mais qui, sans briser les liens administratifs des duchés de Holstein et de Schleswig, établissait fortement les droits de la couronne danoise sur le Schleswig. De là des protestations très vives dans les états provinciaux du Holstein et dans ceux du Schleswig, composés en majorité d’Allemands ; de là des appels sympathiques à la fraternité de la nation allemande. L’émotion ne fut pas moins grande en Allemagne que dans les duchés ; la presse, les universités, les gouvernemens répondirent à l’appel par des paroles et par des chants fraternels. Le protecteur couronné du chantre du Rhin allemand, poète lui-même, comme on sait, déclara publiquement, en présence d’une députation de la ville de Munich, qu’il trouvait sainte et sacrée la cause du Schleswig-Holstein. Un autre souverain, plus directement intéressé que le roi de Bavière à la ruine du Danemark, obligé ainsi à une réserve plus grande dans les paroles, mais plus hardi dans les actes, le roi de Prusse, en un mot, employait toute son influence à Francfort pour obtenir de la diète une décision fédérale hostile au roi de Danemark. Enfin la diète, dépassant évidemment les limites de son pouvoir envers ce prince, et affectant de confondre la cause très distincte des deux duchés, paraissait refuser au Danemark le droit de maintenir la loi de succession danoise dans le Schleswig. Cette solution, qui n’en était pas une, blessait le Danemark sans contenter les patriotes allemands. Elle fut toutefois suivie d’un temps de halte qui a duré jusqu’au mois de janvier de cette année, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Christian VIII. Cette mort prématurée, puisque le roi entrait à peine dans la première phase de la vieillesse, semblait rapprocher le terme marqué pour une solution définitive par le parti germanique ; elle appelait au trône celui qui, dans les espérances de ce parti, allait être le dernier représentant de la dynastie, Frédéric VII, prince sans postérité après deux mariages et deux divorces. La conduite de Frédéric VII, en raison même de sa franchise, devait ajouter de nouveaux élémens à l’irritation renaissante de la noblesse des duchés, plus que jamais inquiète pour ses privilèges. On savait que le roi nouveau avait des opinions arrêtées sur le Schleswig, qu’il regardait comme une portion inséparable du royaume. On savait aussi qu’au milieu des exigences de l’esprit public, travaillé profondément par les idées libérales, Frédéric VII reconnaissait pour insuffisantes les institutions provinciales octroyées en 1834 au pays. Le royaume allait donc obtenir une constitution. Serait-elle unitaire ? embrasserait-elle à la fois les duchés avec le Jutland et les îles ? laisserait-elle de côté le Holstein et consacrerait-elle la fusion du Schleswig dans les autres provinces danoises ? Cette question grave, émouvante pour le parti allemand, allait être enfin posée, sinon résolue.
Le roi voulait d’abord convoquer une sorte d’assemblée consultative, qui serait chargée d’élaborer la législation nouvelle. Il faisait d’ailleurs aux deux duchés, qui ne sont pas la moitié du royaume, la concession, peut-être imprudente et assurément paternelle, de leur donner un nombre de députés égal à celui du Jutland et des îles. Les représentans du Holstein et du Schleswig se trouvaient ainsi en possession de toute l’influence qu’ils pouvaient désirer. Ils avaient un moyen légal de poser en face du parti danois, sous les yeux du gouvernement, la question de nationalité comme ils la comprenaient. C’était, en un mot, une conquête politique pour la monarchie entière, pour le Schleswig et le Holstein comme pour le Danemark proprement dit, qui devenait un pays constitutionnel sans cesser d’être un pays d’états, car on laissait à chaque province sa diète provinciale.
Qu’on ne l’oublie point, ces événemens s’accomplissaient avant que la révolution de février eût imprimé à l’Allemagne et à l’Europe le mouvement constitutionnel dont elles sont en ce moment agitées. En renonçant à ses prérogatives absolues, le roi Frédéric VII ne cédait ni aux menaces ni à la force victorieuse ; il ne subissait pas de contrainte ; cette convocation d’une assemblée générale était le premier acte de son règne, et alors le calme le plus profond était dans les faits, dans la marche apparente des choses, dans les prévisions de tous les esprits tenus jusqu’alors pour sensés. Le parti germanique s’émut cependant très fort et la révolution de Berlin survenant le 17 mars, après celle de Paris, il conçut les plus vives espérances, car le mot de patrie allemande avait été prononcé très haut par le roi de Prusse lui-même, et la question fédérale devenait une question de race bien plus que de liberté.
Une effervescence encore inconnue dans les duchés se fit dès-lors ressentir principalement à Kiel et à Rendsbourg : des clubs s’ouvrirent ; il y eut des assemblées populaires, des meetings solennels où l’on déclara le moment venu d’établir le nouvel état de Schleswig-Holstein et de l’incorporer dans la confédération germanique. L’exaltation des esprits, d’ailleurs prompts à l’enthousiasme, dépassait toutes les bornes il était clair qu’une insurrection ne tarderait pas à éclater ; on était décidé à saisir l’occasion de la crise européenne pour tenter de résoudre la question par les armes. L’on n’ambitionnait plus seulement d’arracher au gouvernement danois une décision sur la successibilité au trône princier de Schleswig-Holstein, on voulait aussi constituer dès l’instant l’unité éternelle et indissoluble de ces duchés, et se jeter peut-être, enseignes déployées, dans les bras de l’Allemagne.
Une députation de cinq membres, choisis parmi les plus vifs partisans de l’agitation, se rendit à Copenhague, avec mission de demander au roi une reconnaissance officielle de l’individualité nationale des deux duchés et l’incorporation du Schleswig uni au Holstein dans la confédération germanique. À cette demande d’un démembrement du royaume, le roi répondit qu’il ne s’opposait pas à une alliance plus étroite du Holstein avec l’Allemagne, occupée à se donner une nouvelle organisation, mais que, dans le cas où cette alliance s’accomplirait, le Schleswig, province danoise, ne pourrait plus rester uni au Holstein. Le roi déclarait, en effet, qu’il n’avait ni le droit, ni le pouvoir, ni la volonté de faire entrer dans la confédération le Schleswig, lequel n’a jamais été en rapport ni avec l’Allemagne, ni avec l’empire, ni avec la diète. En présence du mouvement unitaire de l’Allemagne, le Danemark abandonnait ainsi, quant au Holstein, sa première pensée d’une loi uniforme pour la monarchie entière ; mais il persistait plus que jamais dans son idée si légitime de maintenir l’assimilation politique du Schleswig au Jutland et aux îles.
La présence des députés du parti germanique à Copenhague coïncidait avec le mouvement libéral qui modifiait le ministère danois au profit des idées démocratiques. Les ministres qui arrivaient au pouvoir par cette voie honorable et heureuse, connus pour leur patriotisme comme pour leurs doctrines constitutionnelles, apportaient avec eux la résolution bien formelle de ne point transiger sur la question de Schleswig, lors même que quelques concessions deviendraient nécessaires pour le Holstein. L’insurrection était toutefois si bien préparée, que les chefs désignés du mouvement projeté n’avaient pas attendu la réponse du roi à la mission envoyée à Copenhague, ni la nouvelle de l’avènement du ministère libéral. A peine avaient-ils appris la retraite de l’ancien ministère, sur la faiblesse et l’inertie duquel ils avaient compté, qu’ils arboraient leur drapeau et se déclaraient en révolte ouverte.
Le frère du duc d’Augustembourg, le prince Frédéric de Noër, lieutenant-général, mis en retraite pour cause de connivence avec le parti germanique, se rendit lui-même (24 mars) à Kiel, en Holstein, où les jeunes gens de l’université et du club gymnastique s’organisaient en corps francs, et où la garnison était allemande. Le commandant de la ville et plusieurs officiers refusèrent de prendre part à l’insurrection ; mais la troupe se laissa entraîner, et un gouvernement provisoire, formé de cinq membres, parmi lesquels figurait le prince de Noër, s’installa à la suite de ce premier succès remporté sans résistance. Le prince, qui comptait sous ses ordres à peu près douze cents fusils, prit le chemin de fer de Kiel à Altona, du nord-est au sud-ouest, mais il s’arrêta à Neumünster, au centre du Holstein, pour se replier de là, par un embranchement, vers Rendsbourg, à l’entrée du Schleswig méridional, sur l’Eider. Il se présenta dans cette place à la garnison, dont il prit le commandement, sans que les officiers déconcertés eussent le temps d’essayer leur influence sur les troupes entraînées à la rébellion.
Il est vrai, d’ailleurs, que les chefs de l’insurrection ne manquaient ni de belles paroles ni de prétextes spécieux, et qu’ils savaient parfaitement tromper l’opinion quand ils désespéraient de la séduire par de solides raisons. On avait, par exemple, dès le premier moment, imaginé d’imprimer en Holstein, sous le titre et la forme d’un journal de Copenhague, la fausse annonce d’une prétendue contrainte exercée par le parti libéral sur le roi. Frédéric VII, au dire de ce journal, était captif dans son palais ; les démocrates danois voulaient lui extorquer une résolution hostile aux Allemands du Schleswig-Holstein ; c’était donc pour défendre l’indépendance du roi qu’un gouvernement provisoire se formait et que le prince de Noër se plaçait à la tête des troupes. Un officier de la garnison de Rendsbourg s’étant avisé de révoquer en doute les intentions du prince, celui-ci répliqua, non sans paraître un peu déconcerté, que, s’il ne déposait pas le commandement entre les mains du roi lui-même, l’armée aurait le droit de le traiter comme un parjure. Bien que les exploits militaires des huit princes d’Augustembourg et de Glucksbourg dans les annales de cette lutte se réduisent au pillage d’une fabrique de draps dans le Jutland à la suite de l’armée prussienne, le prince de Noër n’en est pas moins resté tout le temps qu’a duré la guerre à la tête de l’insurrection.
C’est par cette supercherie et par ces surprises que le soulèvement les populations allemandes du Schleswig et du Holstein a commencé Il ne s’agissait d’ailleurs que de gagner les garnisons allemandes et d’entraîner la jeunesse allemande des universités. On ne comptait guère sur le concours effectif de la population commerçante ou agricole. La noblesse disait très haut, il est vrai, et pour honorer sa cause aux yeux de l’Europe, que le pays se suffirait à lui-même, qu’il avait assez de ressources, assez d’armes et assez de bras pour chasser les Danois et empêcher leur retour, et qu’il ne voulait point partager l’honneur de décider lui-même de son sort et d’assurer ses nouvelles destinées ; mais le duc d’Augustembourg avait sondé les dispositions de la Prusse : il connaissait l’avis de cette puissance si directement intéressée dans le débat. En toute occasion, le roi de Prusse eût sans doute pris fait et cause pour l’indépendance du Schleswig-Holstein, berceau présumé de la future marine allemande. Les circonstances spéciales où se trouvaient sa personne humiliée et son armée mise en suspicion le poussaient à chercher un moyen de se relever et de rendre à ses troupes leur popularité un peu amoindrie. La cause du Schleswig-Holstein était populaire parmi les exaltés allemands : le roi de Prusse se hâta de l’embrasser. Les troupes prussiennes, auxquelles se joignirent un peu plus tard des Hanovriens, des Mechlenbourgeois et des soldats d’Oldembourg, franchirent la frontière du Holstein le 6 avril sans déclaration de guerre. Le roi de Prusse avait pris l’initiative, et Francfort avait ensuite accordé son assentiment. On verra toutefois, dans le cours de la guerre et des négociations, les rôles quelquefois intervertis, et la Prusse en désaccord apparent avec la nouvelle Allemagne, soit que le roi subisse, par impuissance, les caprices de l’autorité fédérale, soit qu’il cherche à rejeter sur elle, par calcul, la responsabilité d’une politique injuste.
Les Danois n’en porteront pas moins la peine de leur fermeté, et les voilà d’un même coup, et par une funeste complication d’événemens, en présence d’une insurrection à réprimer et d’une guerre étrangère à soutenir. Un territoire qui forme à peu près le tiers de la monarchie menace hautement de s’en détacher, et fournit sept mille hommes armés comme troupes régulières et corps francs à l’appui de cette menace. Un grand pays, l’Allemagne, intervient avec enthousiasme pour seconder la révolte avec vingt mille hommes de troupes régulières susceptibles de s’accroître à volonté. Le Danemark est un état maritime très puissant par rapport à son étendue, mais son armée est peu nombreuse, et au moment où ces événemens éclatent sur lui comme la foudre, il échappe à peine à une administration sans prévoyance, qui n’a rien préparé pour la lutte. Il est capable de mettre sur pied, en déployant toutes ses ressources, environ vingt-cinq mille hommes ; mais cinq mille au plus peuvent entrer immédiatement en campagne. Par bonheur, l’administration nouvelle, forte de la confiance de la nation et animée d’un patriotisme résolu, se multiplie en face du danger. Elle lance toutes ses forces disponibles sur le Schleswig, et reprend en quelques jours les villes de Flensbourg et de Schleswig, après avoir mis en complète déroute l’armée insurrectionnelle. Le Danemark combattait avec l’enthousiasme particulier aux guerres de principes, et il eut bientôt étouffé la révolte ; mais alors il se trouva en face de l’armée prussienne, qui n’attendait plus que l’occasion de croiser l’épée.
Jusqu’au moment où le Schleswig fut envahi, le Danemark hésita à faire usage des moyens de représailles dont il eût pu frapper la Prusse à l’aide de sa marine ; il se contenta d’ailleurs, par la suite, d’un blocus peu sévère et de la saisie de quelques vaisseaux. Il ne songea point à concéder de lettres de marque ni à attaquer les villes maritimes de l’ennemi, mesures autorisées par l’usage et triplement légitimes contre un adversaire puissant dont la conduite n’est justifiée par aucun droit, et qui entrait en campagne sans l’antique et respectable formalité de la déclaration de guerre. Avant d’en venir aux mains, on eut un moment l’espoir, au moins en Danemark, que la question se trancherait par des négociations. Les plénipotentiaires des parties belligérantes devaient s’assembler à Hambourg le lundi de Pâques (24 avril). Le général en chef danois, Hedemann, avait, par suite de cette espérance, reçu l’ordre formel d’éviter tout combat. Il avait ses positions près de la ville de Schleswig, et se tenait, en conséquence de cet ordre, dans l’expectative avec quelque sécurité, lorsque, le dimanche de Pâques, il fut attaqué par le général prussien Wrangel et vingt-six mille Allemands. Les troupes danoises comptaient seulement onze mille hommes. Malgré cette surprise, qui s’explique peut-être par l’insoumission de Wrangel aux ordres patens du roi de Prusse, et malgré l’infériorité du nombre, les Danois soutinrent ce choc inattendu avec un courage impétueux et ne plièrent qu’après huit heures de combat. Ils avaient suivi l’instruction bien connue de Nelson à Trafalgar : chaque soldat avait fait son devoir.
Le Danemark fut toutefois obligé de reconnaître l’impossibilité où il se trouvait de repousser l’ennemi. Cependant, si sa position insulaire et maritime lui défendait de courir plus long-temps la chance des batailles rangées, elle lui permettait d’opposer avec avantage la tactique à la force. En restant sur la terre ferme, l’armée danoise était contrainte de se replier devant le général Wrangel du midi au nord du Schleswig, et de se retrancher dans le Jutland, où elle pouvait se trouver acculée. Peut-être les Prussiens eussent-ils été amenés ainsi de combats en combats à pénétrer dans le Jutland en conquérans. Ils devaient y entrer sans rencontrer d’obstacles, mais en divisant leurs forces. En effet, les Danois, se portant à l’est, passèrent sans difficulté dans l’île d’Als, qui est jetée à deux cents mètres de la côte orientale du Schleswig et séparée par le petit Belt de l’île plus vaste de Fionie, séparée elle-même de la Seeland, où est Copenhague, par le détroit du grand Belt. La Fionie domine le Jutland méridional, comme l’île d’Als domine le Schleswig. Une partie de l’armée passa de l’île d’Als en Fionie, pendant que Wrangel occupait le Jutland sans coup férir et le frappait pour tout exploit d’une contribution de 11 millions de francs. La facilité des communications maritimes mettait le général Hedemann en position de réunir toute son armée en peu d’heures, soit en Fionie pour opérer une descente en Jutland, soit dans l’île d’Als pour tomber sur le Schleswig, tandis que les forces de Wrangel se divisaient en deux corps placés à plusieurs jours de marche l’un de l’autre. Le général Hedemann, retranché dans une position très forte par son passage dans l’île d’Als et la Fionie, pouvait, soit attaquer les Prussiens en Jutland, soit les prendre par derrière en Schleswig, afin de les forcer ainsi à rétrograder. Après avoir, du côté de la Fionie, simulé une descente sur le Jutland, le général danois se replia soudainement sur l’île d’Als pour débarquer en Schleswig. L’armée était déjà lancée dans l’intention d’opérer une reconnaissance, lorsque arriva de Copenhague la nouvelle de l’évacuation du Jutland obtenue par l’influence diplomatique des puissances amies du Danemark ; les choses étaient trop avancées pour que l’on pût éviter un engagement. Les deux corps d’armée en vinrent aux mains (28 mai). L’action fut conduite avec vigueur et se termina heureusement pour les Danois. Attaqués en dernier lieu par l’artillerie allemande au moment où ils se retiraient, ils eussent réussi à la séparer de l’armée ennemie, sans la précipitation de l’un des détachemens chargés de prendre en flanc les assaillans.
Après ce combat du 28 mai, qui concourait avec l’ordre intimé au général Wrangel d’évacuer le Jutland, la lutte prit un caractère nouveau ; elle devint beaucoup plus diplomatique que militaire, ou du moins la marche des deux armées fut de ce moment dominée par les négociations ouvertes pour la pacification du pays. Le général Hedemann reçut, dans ces conjonctures, l’ordre de se tenir, autant qu’il serait possible, dans une attitude d’observation. Le général Wrangel avait dû recevoir du gouvernement prussien les mêmes recommandations. Cependant plusieurs combats ont encore eu lieu depuis cet effort de la diplomatie pour substituer les débats pacifiques au jugement de l’épée. C’est ainsi que, le 5 juin, les Danois furent l’objet d’une surprise qui faillit leur être funeste. Les Allemands devaient célébrer ce jour-là la fête du roi de Hanovre par une grande revue ; ils en profitèrent pour tomber à l’improviste sur les Danois, qui furent cernés et repoussés dans leurs retranchemens, mais qui reprirent ensuite de l’élan et ressaisirent leurs positions. Enfin, à une époque plus récente, le 28 et le 29 juin, quelques escarmouches non moins inattendues que le combat précédent ont été engagées dans le nord du Schleswig par les troupes allemandes, qui ont gagné de ce côté-là un terrain favorable.
Ainsi, après la bataille de Schleswig et l’invasion du Jutland, la question s’est modifiée. Depuis le 29 juin, elle a été exclusivement diplomatique ; les deux armées, entièrement inactives, sont restées dans une attitude de simple observation : les Allemands étaient répandus sur divers points du Schleswig, les Danois dans la partie orientale du duché en face de l’île d’Als et au nord du côté du Jutland. Ce n’est pas que le général Wrangel n’ait joué un rôle décisif dans tous les événemens qui se sont accomplis depuis les derniers coups de canon échangés. Instrument de la pensée de Francfort, quoique nommé par la Prusse, il a dominé l’action de son propre gouvernement. Les agens diplomatiques de la Prusse signaient des arrangemens, le cabinet les ratifiait, le général refusait de les mettre à exécution. Il a commencé par entraver les négociations ouvertes successivement ou simultanément à Londres, à Malmöe, à Berlin et à Francfort, et on l’a vu, quand elles étaient arrivées à leur terme avec la solennité voulue et la propre consécration de la Prusse, les repousser comme non avenues, remettant ainsi tout en question. Pour ramener l’Allemagne à des dispositions pacifiques, il a fallu que la défaveur universelle de l’opinion européenne vînt avertir l’assemblée de Francfort ; il a fallu que la Prusse, craignant pour sa considération et pour son indépendance même, menaçât d’abandonner le pouvoir central dans la poursuite d’ambitions définitivement condamnées par l’Europe.
Pour combien la Prusse est-elle dans cette étrange conduite de l’Allemagne ? pour combien le parlement de Francfort ? Quelle part de responsabilité revient à chacune des deux autorités ? La Prusse est-elle faible ou rusée ? la confédération est-elle tyrannique ou dupe ? En attendant que l’avenir jette une lumière suffisante sur ces affaires enveloppées encore de quelque obscurité, il est du moins incontestable que le gouvernement danois, modéré en face de l’insurrection des duchés, énergique en présence de l’armée allemande, n’a manqué ni de dignité, ni de droiture dans les négociations. L’histoire des deux armistices en fournira les preuves.
Sitôt que le Danemark s’est vu attaqué dans son droit et dans son avenir par l’invasion de l’armée allemande, il en a averti les puissances intéressées à l’équilibre territorial et maritime du nord. Placé au nord dans une situation géographique analogue à celle des Turcs sur le Bosphore, il a pensé que l’importance de son rôle, comme gardien des clés de la Baltique, lui assurait des alliés. Il s’est d’ailleurs souvenu qui il avait avec la Russie, l’Angleterre et la France, d’anciens traités applicables précisément à la possession contestée du Schleswig, dont ils sont la garantie. Ces traités remontent au dernier siècle, à l’année 1720 pour l’Angleterre et la France, et à 1773 pour la Russie. Le Danemark a bien le droit d’en invoquer le souvenir, quand ses adversaires ne craignent pas de s’appuyer sur des chartes féodales du XVe siècle.
Les grandes puissances se retranchèrent toutefois, lors des premières ouvertures du Danemark, dans une réserve que la situation générale de l’Europe, à défaut d’autres motifs, suffirait seule à expliquer. La France, fort occupée chez elle, dominée d’ailleurs par la pensée d’une sorte de pacte à conclure avec l’Allemagne, dans l’intérêt de la Pologne et de l’Italie, remarqua à peine cet incident international dont elle ne sentait point manifestement la portée. L’Angleterre objecta aux premiers entretiens par lesquels le cabinet danois voulut sonder ses dispositions qu’elle ne voyait pas encore dans le simple fait de l’invasion allemande le cas prévu par le traité de 1720. La Russie fut un peu plus explicite, et donna de bonnes paroles. Enfin la Suède, qui, avec la Norvége, se croyait atteinte, ou du moins menacée de loin dans son intérêt territorial et dans ses destinées de race, reçut avec une cordialité amicale les communications du gouvernement danois.
La Norvége, détachée naguère du Danemark, que l’on voulait punir de sa constante fidélité à l’alliance française, a conservé pour ce pays le plus vif et le plus fraternel attachement. Le lien du sang, joint aux souvenirs d’une histoire long-temps commune, explique bien cette sympathie des Norvégiens pour les Danois. La Suède appartient, comme la Norvége, à la race scandinave ; après une longue rivalité avec le Danemark en des temps glorieux pour ces deux états, elle est revenue au sentiment de la communauté des intérêts et de la fraternité des races. La Suède, la Norvége et le Danemark se trouvent ainsi rapprochés par un même mouvement de nationalité. Depuis plusieurs années, ce mouvement a pris un caractère très marqué et donné lieu souvent entre les peuples des trois royaumes à des manifestations significatives. Les populations de la Suède et de la Norvége devaient donc ressentir une vive sympathie pour les Danois aux prises avec l’Allemagne, et le roi de Suède était ainsi sollicité à intervenir au moins diplomatiquement dans la querelle, et au besoin par les armes.
A la suite de la bataille de Schleswig, livrée le 23 avril, le ministre de Suède à Berlin reçut des instructions positives. Le cabinet suédois distinguait entre les devoirs que lui imposait l’occupation du Schleswig et ceux qui lui incombaient le jour où les états danois proprement dits seraient menacés. Il n’entendait point intervenir directement dans l’affaire du Schleswig, dont la solution appartenait en premier lieu aux puissances garantes, avant que celles-ci, ou au moins l’une d’elles, eussent prêté un secours effectif au Danemark. Le roi de Suède déclarait que, dans ce cas, il pourrait se décider à unir ses efforts à ceux de la puissance qui interviendrait pour maintenir les droits du Danemark sur le Schleswig ; mais, dans l’hypothèse d’une attaque portée en Jutland, il jugeait l’indépendance de ses propres états trop menacée pour ne point offrir au Danemark un appui efficace ; un corps d’armée suédois passerait alors en Fionie ou dans toute autre île de la monarchie danoise, au choix du roi de Danemark, afin de s’opposer à tout progrès ultérieur de l’armée allemande. Cette déclaration du roi Oscar fut appuyée par de grands préparatifs de guerre, auxquels la Suède et la Norvége se prêtèrent avec enthousiasme. En même temps, des volontaires suédois et norvégiens, devançant la pensée du roi, passaient le Sund et venaient combattre sous les drapeaux danois. Enfin, sur la nouvelle de l’occupation du Jutland, la flotte suédoise s’approcha du théâtre de la guerre, et un corps d’armée passa dans les îles danoises, tandis qu’un corps plus considérable se concentrait dans la province suédoise de Scanie.
Quant au gouvernement russe, qui, après la Suède, secondait le plus directement le Danemark, il avait évidemment d’autres intérêts et des intentions particulières difficiles à préciser. La Russie obéissait-elle ici à une pensée hostile à l’Allemagne unitaire et conquérante ? cherchait-elle simplement une occasion d’être partie agissante dans une question d’où peut dépendre le sort de la Baltique ? ou bien n’avait-elle point quelque arrière-pensée de faire revivre, elle aussi, à l’exemple de l’Allemagne, les titres féodaux de la famille impériale de Holstein-Gottorp sur une portion du Holstein, dans le cas où la monarchie danoise tomberait en dissolution ? Toujours est-il qu’elle montra, dès le commencement de la lutte et plus encore par la suite, des dispositions très bienveillantes pour le cabinet de Copenhague. Une note diplomatique de cette puissance, analogue à celle de la Suède, suivit de près celle du cabinet de Stockholm, et la flotte russe fut envoyée en croisière dans les eaux de l’archipel danois, sous les ordres de l’un des fils du czar. Les Allemands ont fait un crime aux Danois du concours de la diplomatie russe ; mais l’accusation est peu sincère, et d’ailleurs, pour le Danemark, le premier intérêt est de vivre et de sauvegarder ses droits. La Russie est ici ostensiblement du côté du bon droit. Le Danemark ne devait pas et ne pouvait pas refuser cet appui, en présence de l’injuste et redoutable agression de l’Allemagne.
Pendant que l’attitude de la Suède et de la Russie se dessinait ainsi peu à peu et se présentait avec un caractère favorable à la cause danoise, la Prusse, qui sans doute ne voulait point paraître intraitable, manifestait, de son côté, l’intention de se prêter à des négociations et demandait officiellement la médiation de l’Angleterre. Le cabinet britannique accueillit cette demande avec empressement. L’Angleterre, puissance médiatrice, ne devait pas être pour le Danemark ce qu’elle eût été comme puissance garante ; mais ne pouvant, quant à présent, compter sur l’appui effectif et armé de l’Angleterre, le Danemark fondait du moins quelque espoir sur les dispositions conciliatrices annoncées par le cabinet anglais. La médiation de la reine d’Angleterre proposée par la Prusse fut donc acceptée par le roi de Danemark, qui émit simplement l’idée d’inviter le cabinet de Saint-Pétersbourg à y prendre part. La Prusse eût peut-être consenti à admettre la Russie officiellement dans cette négociation ; mais tel n’était point l’avis de Francfort. Les négociations s’ouvrirent à Londres sous la seule médiation de l’Angleterre. La confédération germanique, sous la responsabilité de laquelle la Prusse avait couvert sa conduite dès l’origine, accorda officiellement à cette puissance l’autorisation de traiter, depuis lors renouvelée par le vicaire de l’empire.
Le cabinet britannique proposa, le 18 mai, un premier armistice qui paraissait devoir répondre aux vœux des deux parties. Les hostilités cesseraient par terre et par mer ; les deux duchés seraient évacués à la fois par les deux puissances belligérantes ; les troupes insurrectionnelles du Holstein et du Schleswig devraient être licenciées ; on établirait dans chacun des deux duchés individuellement une administration intérimaire dont le roi de Danemark désignerait les membres pour le Schleswig, et la confédération germanique pour le Holstein. Dans l’intérêt de l’ordre, il serait créé deux corps de gendarmes de force égale ; l’un, destiné au Schleswig, serait sous la dépendance du Danemark, et l’autre, celui du Holstein, sous celle de la confédération. Tous les prisonniers seraient en outre remis en liberté, et l’embargo jeté sur les vaisseaux allemands serait levé comme indemnité des contributions de guerre dont les provinces danoises avaient été frappées. Ce projet d’armistice échoua devant les exigences de la Prusse, qui demandait le maintien du gouvernement insurrectionnel des duchés.
La Prusse protestait sans doute de son bon vouloir. Sur les représentations pressantes de la Suède, de la Russie et de l’Angleterre, elle ordonnait l’évacuation du Jutland, accomplie de si mauvaise grace par le général en chef de ses troupes. Sollicitée d’ailleurs chez elle par les réclamations de son commerce, qui commençait à sentir les inconvéniens du blocus, peut-être comprenait-elle qu’il lui serait difficile de persister dans la guerre injuste entreprise contre le Danemark ; mais, tourmentée par l’ambition qui l’avait conduite dans cette lutte, ou bien, si l’on veut, dominée par le génie conquérant de l’Allemagne unitaire, elle ne parlait de traiter que pour mettre en avant des propositions inacceptables. C’est ainsi qu’elle prit l’initiative d’une nouvelle négociation qui s’ouvrit à Malmoë, dans la province de Scanie, à quelques heures de Copenhague et de Berlin, sous la médiation en quelque sorte improvisée de la Suède, sans toutefois se prêter d’abord aux concessions justement exigées par le Danemark, disposé pour sa part à céder sur quelques points.
L’une des difficultés les plus grandes à résoudre était d’organiser d’une manière satisfaisante pour les deux parties l’administration des duchés pendant l’armistice. Le vœu de la Prusse était de maintenir le gouvernement qui s’était installé au moment de l’insurrection. C’était humilier le Danemark devant la révolte. Le Danemark voulait, de son côté, la dissolution du gouvernement insurrectionnel, et il eût, en outre, désiré une administration séparée, comme la nationalité même, pour chacun des duchés. La conséquence des négociations nouées à Malmoë sous la médiation du roi de Suède fut d’amener à cet égard une transaction que l’Angleterre et la Russie appuyaient. L’armistice, rédigé dans cet esprit, fut signé le 2 juillet. Il était conclu pour trois mois, et stipulait un mois de dédit pour la reprise des hostilités, des indemnités réciproques, l’évacuation des deux duchés. Quant à l’administration intérimaire des duchés, elle resterait commune pour le Schleswig et le Holstein ; mais le gouvernement insurrectionnel disparaîtrait, et le mode d’administration existant avant le mois de mars, c’est-à-dire avant l’insurrection, serait remis en vigueur. Toutefois, les membres de l’ancienne administration provinciale en fonction avant le 17 mars ne pourraient, pas plus que les membres du gouvernement insurrectionnel, faire partie du nouveau conseil administratif. Enfin, le duché allemand de Lauenbourg, donné naguère au Danemark comme indemnité de la perte de la Norvége, et entraîné de force dans la révolte des duchés par les troupes fédérales, devait être replacé dans l’état de choses antérieur à l’invasion.
L’armistice de Malmoë résolvait ainsi avec netteté les seules difficultés sérieuses qui pussent prolonger la guerre ; cette convention fut ratifiée sans retard par la Prusse et par le Danemark. Il ne restait plus qu’à la communiquer aux deux généraux en chef chargés de l’exécuter. Le négociateur prussien en porta les ordres avec les pleins pouvoirs au général Wrangel, tandis qu’un fonctionnaire danois accomplissait la même mission près le général Hedemann. L’Europe tenait l’affaire pour terminée. Qu’arrive-t-il néanmoins le 15 juillet, au moment où les deux envoyés se rencontrent à Colding afin de se concerter sur les mesures ultérieures à prendre pour l’exécution de l’armistice ? C’est que le représentant de la Prusse annonce avec surprise au représentant du Danemark, non moins étonné, le refus positif du général Wrangel d’obéir à la convention signée et ratifiée par son gouvernement. L’armistice stipule qu’en cas de rupture les deux armées reprendront les positions occupées par elles le 27 juin : Wrangel repousse cette stipulation, parce que le 28, à la suite d’une attaque peu loyale, il a saisi une position plus avantageuse. L’armistice ordonne le licenciement des troupes et des corps francs des insurgés : le général prussien ne veut pas désorganiser l’insurrection. D’ailleurs il n’est point satisfait des conditions qui séparent la cause du Lauenbourg de celle du Schleswig-Holstein, et il désapprouve quelques détails du règlement administratif que l’on substitue au gouvernement insurrectionnel. Et puis, voici enfin qu’apparaît à propos le fantôme de Francfort, la grande image de la patrie allemande, le vicaire de l’empire germanique nouvellement reconstitué, sans la ratification duquel l’armistice ne saurait être valable, suivant le général prussien.
Malgré l’offense et d’où qu’elle pût venir, le roi de Suède fut d’avis, avec le consentement du Danemark, de tenter un essai pour ramener Wrangel à la raison ; mais cette démarche, dans laquelle éclatait l’esprit conciliant de la puissance médiatrice, n’eut aucun résultat. Les négociations furent encore une fois rompues.
Dans les propositions que la Prusse avait faites comme dans l’armistice qu’elle avait signé, cette puissance agissait et parlait non point pour elle seule, mais aussi au nom de la confédération germanique. Elle était autorisée, elle avait les pouvoirs nécessaires, et, en traitant avec elle, la puissance contractante et les puissances médiatrices ou alliées se croyaient en présence d’un pouvoir sincère et sérieux. Ou il n’était pas sincère ou il n’était pas sérieux. L’incident semblait révéler un désaccord entre l’Allemagne théorique, l’Allemagne de l’avenir, et un grand état de l’Allemagne réelle, de l’Allemagne d’aujourd’hui ; mais ce désaccord apparent n’entraîna pourtant point de lutte entre l’autorité de la Prusse et l’autorité centrale. Les pleins pouvoirs de la Prusse traitant au nom de la confédération germanique furent confirmés par le lieutenant-général de l’empire. En même temps le Danemark, sans intention de reprendre les hostilités, donnait quelque extension au blocus et pesait, par l’embouchure de l’Elbe et du Weser, sur le commerce de Hambourg et de Brême. L’Angleterre, la Russie et la Suède adressaient de leur côté de vives représentations à Francfort. Malmoë redevint pour la seconde fois le théâtre d’une tentative d’arrangement. La Prusse s’y présenta avec des exigences fort semblables à celles dont le général Wrangel s’était armé pour repousser l’armistice ; on demandait de nouvelles concessions au Danemark, principalement au sujet du Lauenbourg, des positions militaires à reprendre en cas de rupture, et du gouvernement des duchés. Dans l’intervalle survint un événement heureux pour le Danemark, et qui ne fut point sans influence sur les discussions diplomatiques de Malmoë.
La France, qui, dans les premiers mois de la république, avait vu avec indifférence la querelle du Danemark et de l’Allemagne, et qui avait évité de s’expliquer sur la garantie de 1720, n’avait plus, après les déclarations de Francfort sur la Lombardie et la Pologne, les mêmes raisons d’ajourner son avis sur la question du Schleswig. Elle l’eût même exprimé plus tôt, si ce n’est qu’au moment où elle allait le faire, elle eût couru le danger de paraître à la suite de l’Angleterre et de la Russie. N’ayant à cet égard aucun engagement, elle avait retardé de quelques semaines pour mieux choisir son heure, et, la croyant venue, elle avait adressé à la fois à Francfort et à Berlin une note catégorique, dans laquelle elle rappelait le traité de 1720 et se reconnaissait pour garante des droits du Danemark sur le Schleswig. Cette déclaration, qui coïncidait avec les nouvelles négociations de Malmoë, devait fortifier l’action des trois puissances amies du Danemark et faciliter la signature du nouvel armistice. Une convention a effectivement été signée le 26 août, la Prusse agissant en son nom propre et au nom de la confédération germanique. Cette puissance a obtenu du Danemark des concessions jusqu’alors refusées, mais qui ne sont point sans compensations. Par exemple, l’armistice est conclu pour sept mois, et il éloigne ainsi le péril de la guerre en hiver au moment où le Danemark serait privé en grande partie de ses ressources maritimes et de celles de ses alliés. Il est vrai que, dans l’hypothèse de la reprise des hostilités, les puissances belligérantes doivent réoccuper non point leurs positions d’avant le 27 juin, mais celles qu’elles tiennent au 26 août. Il est vrai aussi que le Lauenbourg ne rentrera point dans le statu quo ante bellum, mais qu’il sera administré par une commission de trois membres, nommés l’un par le roi de Danemark, l’autre par le roi de Prusse, le troisième d’un commun accord, avec le titre de président. Le principe des indemnités réciproques est conservé. Quant à l’administration du Schleswig et du Holstein, les termes du premier armistice sont légèrement modifiés. La commission des cinq membres doit administrer au nom du roi de Danemark, en sa qualité de duc de Schleswig et de Holstein et avec la même autorité, moins le pouvoir législatif, dont l’exercice est suspendu pendant la durée de l’armistice. Toutes les lois, ordonnances et mesures administratives émanées du gouvernement insurrectionnel seront abrogées ; la nouvelle administration pourra cependant remettre en vigueur telle de ces mesures dont le maintien lui paraîtrait indispensable ou utile pour la marche régulière des affaires courantes, à la condition qu’elles ne contiendront rien qui engage l’avenir. Les deux duchés auront des troupes nationales, mais distinctes pour chacun, comme la nationalité elle-même. Deux commissaires, l’un Danois, l’autre Allemand, veilleront officieusement au maintien impartial des lois dans l’intérêt des populations danoises comme dans celui des populations allemandes. Les conditions de la paix restent d’ailleurs à poser ultérieurement. Les puissances contractantes ne renoncent nullement aux avantages ni aux droits que, chacune pour son compte, elles ont essayé de défendre ou de conquérir.
Voilà donc par quelles vicissitudes la négociation a dû passer pour aboutir à une simple suspension d’hostilités qui laisse en litige la question tout entière. Encore le pouvoir qui représente la confédération germanique, et au nom duquel la Prusse a traité, prétendait-il rejeter l’œuvre des plénipotentiaires de cette puissance. La majorité l’avait décidé après de violentes critiques des conditions d’un armistice cependant favorable, et dans lequel elle n’eût pas été éloignée de voir une trahison. Elle en repoussait l’un après l’autre tous les articles. Elle trouvait étrange qu’après avoir attendu trois mois une suspension d’hostilités, le Danemark, incapable de se défendre avec avantage par mer pendant la saison des glaces, eût obtenu que la durée de l’armistice fût de sept mois. Il semblait à cette majorité que la nationalité allemande était livrée sans défense au roi de Danemark, parce que le gouvernement insurrectionnel et les corps francs des duchés n’avaient point été maintenus, et que la question de la nationalité du Schleswig se trouvait réservée par la distinction entre les troupes du Schleswig et du Holstein. Cependant le Danemark admettait l’unité administrative des duchés pour tout le temps de l’armistice, et partageait en quelque sorte avec la Prusse l’administration et le gouvernement de deux provinces, dont l’une au moins ne peut et ne doit relever que de la couronne danoise. Le parlement de Francfort s’emportait enfin avec la même violence contre la situation faite au Lauenbourg, entraîné de force dans le mouvement germanique du Holstein. Le Danemark avait le droit de demander que ce duché, suivant son propre vœu, fût mis hors de cause, et néanmoins l’assemblée allemande n’était pas satisfaite de le voir placé sous le régime d’un gouvernement mixte dans lequel la Prusse avait sa part d’influence. Il fallait donc mettre promptement obstacle à l’exécution de l’armistice ; il fallait recommencer la guerre, violer la foi jurée par la Prusse, sous prétexte que cette puissance était sortie du cercle de ses instructions.
Le désaveu était cette fois trop éclatant ; la Prusse ne pouvait pas l’accepter sous peine de paraître abdiquer toute son indépendance diplomatique dans les mains du parlement de Saint-Paul. Après l’élan d’enthousiasme auquel l’assemblée de Francfort avait trop facilement cédé dans un moment d’exaltation plus que patriotique, la prudence est venue donner d’autres conseils. L’unité germanique semblait compromise par ses propres entraînemens ; de graves difficultés allaient surgir peut-être au sein de la confédération sous les yeux de l’Europe railleuse et prête à se montrer hostile. Le parlement s’est déjugé fort à propos. L’armistice est ratifié, et les négociations vont s’ouvrir pour une paix définitive.
Quelles en seront les bases ? Les diplomates allemands resteront-ils dans le cercle des primitives prétentions des docteurs en droit féodal qui ont fourni des prétextes à l’insurrection et à la guerre ? Persisteront-ils à s’appuyer sur ces chartes du XVe siècle, d’où les érudits ont tiré, non sans recourir aux interprétations complaisantes et suspectes, les propositions du gouvernement révolutionnaire des duchés ? Peut-on admettre que la diplomatie de l’Allemagne nouvelle, de l’Allemagne quasi-libérale et quasi-unitaire, ose produire dans un congrès de pareils argumens, empruntés à une semblable époque ? Non, il faudra que le débat soit enfin placé sur son véritable terrain, c’est-à-dire sur le terrain du droit moderne, de celui qui, en l’absence d’un droit plus parfait, pressenti, mais non défini encore, domine et règle les rapports internationaux des états constitués et reconnus par l’opinion européenne. C’est à ce droit-là et au bon sens pratique qu’il convient d’en appeler, en laissant bien et dûment de côté cette thèse de jurisprudence féodale au nom de laquelle l’Allemagne s’est armée.
Or, quelle est la lettre et quel est l’esprit des traités encore aujourd’hui en vigueur entre le Danemark, la confédération germanique et l’Europe ? Non-seulement le Schleswig est de toute antiquité danois et peuplé en majorité de Danois, non-seulement ce duché est le boulevard du Danemark et le seul appui de son existence du côté de l’Allemagne, mais des conventions spéciales sont venues corroborer ces droits de la nationalité et ces conditions de l’indépendance danoise. La France et l’Angleterre en 1720, la Russie en 1773, ont garanti au Danemark la possession paisible et perpétuelle du Schleswig. Aucun traité de date plus récente n’a infirmé cette garantie, qui vient d’être renouvelée par la France elle-même. Quant au Holstein, l’union absolue de ce duché au Danemark a été consommée en droit et en fait, en 1806, au moment de la dissolution de l’empire germanique. Lorsque la confédération se reconstitua sur de nouvelles bases, en 1815, le roi de Danemark en redevint membre à titre de duc de Holstein, mais sans que son droit de possession sur ce territoire fût mis en discussion ou révoqué en doute, et, si grand que fût de la part du Danemark le crime d’avoir été le plus fidèle allié de la France, ce n’était pas le lendemain du jour où il avait perdu la Norvège avec le seul duché de Lauenbourg pour compensation, ce n’était pas le lendemain de ce funeste démembrement de la monarchie danoise, que le congrès de Vienne eût pu avoir la pensée de rendre pour elle la possession du Holstein temporaire et conditionnelle. L’Allemagne de 1815, irritée contre le Danemark, son ennemi de la veille, et armée de la force victorieuse, n’a songé alors à réclamer ni l’indépendance du Schleswig et du Holstein, ni leur éternelle union, ni même l’hérédité mâle. Pourquoi n’a-t-elle mis en avant aucun de ces droits prétendus, si ce n’est parce qu’elle n’en soupçonnait pas l’existence et qu’elle reconnaissait une monarchie danoise indépendante et indissoluble dont la souveraineté législative était simplement limitée par celle de la diète germanique dans le Holstein ?
À la vérité, les temps sont bien changés depuis l’établissement du pacte de 1815, et l’Allemagne nouvelle semble avoir hâte de s’affranchir de l’esprit qui l’a dicté. On ne saurait nier d’ailleurs qu’en modifiant aujourd’hui ce pacte, elle n’obéisse à une intention libérale qui ne manque point tout-à-fait d’essor. Ce mouvement des intelligences vers l’unité, fût-elle impossible dans le présent, donne des droits nouveaux à ceux qui le dirigent et cherchent à le centraliser. L’Allemagne, travaillant à devenir unitaire, a le droit incontestable d’exiger des états fédérés, quant à leur souveraineté, des concessions mesurées sur le degré de consistance qu’elle pourra prendre dans l’opinion des peuples allemands. Ce droit, nous le reconnaissons ; mais le Danemark, dès l’origine de la révolution allemande, n’est-il pas allé spontanément au-devant des exigences de l’Allemagne ? Loin de faire opposition aux progrès de l’unité germanique, n’en a-t-il pas reconnu hautement la légitimité ? S’il croit devoir s’unir le Schleswig par une constitution unitaire, ne laisse-t-il pas le Holstein libre de s’associer plus étroitement de son côté aux évolutions de la pensée allemande ?
Reste sans doute la grande théorie de l’avenir, la question de l’unité réelle et corporelle de l’Allemagne, le droit des races d’où la science veut faire sortir le nouveau code international des peuples. Qui oserait contester la gravité de cette théorie à la vue de toutes les agitations dont elle couvre l’Europe, du Rhin à la Vistule et des Alpes à la mer Noire ? L’idée de race contient en germe, nous n’en doutons point, des rénovations inattendues, le rajeunissement de nations vieillies et tenues pour mortes, et, si l’on veut, une refonte de l’Europe sur des bases rationnelles et solides. Que l’heure désirée de ces grandes choses arrive, et pour notre part nous la saluerons de tout notre enthousiasme. Voici même un moyen assuré d’en hâter la venue, et nous le conseillons cordialement à l’Allemagne : ce serait d’abord de renoncer pour elle-même, par un bel acte de désintéressement, à sa domination peu aimée sur l’Italie septentrionale, sur Trieste et l’Illyrie, sur la Bohême, la Pologne et la Hongrie ; ce serait ensuite de réaliser son unité sur son propre territoire, de détruire les trente-huit souverainetés locales dont la confédération est formée, d’absorber dans son vaste sein les petits états et les grands, de faire disparaître l’Autriche, la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, la Prusse et le reste, afin de n’être plus qu’un seul corps avec une seule tête. Oh ! assurément, le jour où Francfort aurait accompli ce grand sacrifice d’une part et ce grand travail de l’autre, le germanisme victorieux pourrait légalement entretenir l’Europe des droits de la nouvelle Allemagne sur le Holstein.
Par malheur, ce jour n’est pas venu, et l’histoire contemporaine de l’Allemagne nous en fournit partout les preuves. Qui donc, en effet, vient d’accomplir un nouveau partage de la Pologne dans le duché de Posen, alors même qu’il semblait le plus convenable de ménager cette grande victime ? Par quelle main le sang des Bohêmes a-t-il coulé dans les rues de Prague désolée ? Quels sont les ennemis les plus ardens de l’indépendance italienne ? Et quant à la constitution intérieure de l’Allemagne nouvelle, par combien de vicissitudes, combien de luttes intestines ne devra-t-elle point passer peut-être avant d’arriver à la réalisation de cette unité que tant de siècles accumulés n’ont pu former, et à laquelle le présent oppose encore des obstacles si puissans ?
Le démembrement du Danemark au profit de l’Allemagne n’est donc pas plus autorisé par les droits naturels de la race que par les droits écrits des traités. Les diplomates de la Prusse et de la confédération sont ainsi condamnés par le bon sens et par la raison publique à se renfermer dans le cercle des conventions modernes et des convenances actuelles, sans remonter dans le passé jusqu’au moyen-âge et sans se placer par anticipation dans un avenir qui s’annonce à peine. La diplomatie des puissances ne manquera point de placer la question sur ce terrain, et par ce seul fait la question se trouvera résolue dans le sens danois, car l’histoire et les stipulations des traités sont précises : le Schleswig appartient de plein droit et à perpétuité au Danemark, et le Holstein doit demeurer sous la souveraineté du roi de Danemark, limitée simplement par la souveraineté plus ou moins étendue que le peuple allemand reconnaîtra à la diète sur chacun des états de la confédération.
C’est l’intérêt de l’Allemagne elle-même que le différend se règle dans ces termes. Il est difficile, en effet, que le Danemark accepte d’autres conditions, et il serait difficile également que les puissances garantes ou médiatrices n’intervinssent pas directement et effectivement dans la querelle, si la confédération germanique persistait à méconnaître des droits aussi évidens. Quelles seraient les conséquences de cette intervention ? Une guerre générale dans laquelle l’Allemagne désorganisée aurait sur les bras, avec le Danemark puissant par sa marine, la Suède et la Russie, l’Angleterre peut-être, pendant que la France, l’ame déchirée d’avoir à se prononcer contre un peuple auquel elle souhaitait depuis long-temps la liberté et la nationalité, serait cependant obligée de donner raison à ses adversaires. Voilà ce qu’aurait gagné la race allemande à abuser de sa force dans un premier essor d’ambition mal raisonnée pour porter atteinte à l’indépendance et à la nationalité de la race danoise. La guerre générale et les Cosaques combattant pour le bon droit sur Dantzik et Lubeck contre une prétention oppressive et antinationale de l’Allemagne, tel serait l’étrange et peut-être funeste renversement de rôles dont la nouvelle confédération donnerait le spectacle dès le berceau. Elle n’en sortirait ni plus honorée ni victorieuse. Les radicaux n’y trouveraient pas même l’avantage d’occuper les armées allemandes loin des délibérations du parlement de Francfort. À la place des soldats réactionnaires de la Prusse, ils courraient le risque d’être visités par les baïonnettes encore moins parlementaires des Russes. Il est donc de l’intérêt des amis de la liberté, en Allemagne, que la diplomatie allemande se présente avec des propositions admissibles dans les conférences qui vont s’ouvrir pour la paix. Et si le revirement d’opinion qui vient de s’accomplir à Francfort est sérieux, si l’assemblée n’a point pris à tâche de mettre en défaut toutes les prévisions raisonnables, il y a lieu d’espérer que la paix se fera.
- ↑ Parmi les écrits les plus lucides et les plus francs sur la matière, nous devons citer : Le Duché de Schleswig dans ses rapports avec le Danemark et le Holstein, par C. Molbech, traduit du danois ; — De l’Insurrection du duc d’Augustembourg et de l’agression prusso-germanique, par F. Krieger (en danois) ; — Des Droits de la couronne de Danemark sur le duché de Schleswig, par M. René de Bouillé ; — Les Duchés de Schleswig et de Holstein, par Twiss (en anglais) ; — La Vérité sur la question du Schleswig, par Borring. — On a pu lire ici même, dès 1846 (15 septembre), une étude développée sur l’Agitation allemande et la Question danoise, par M. Alexandre Thomas. Chacun de ces écrits défend avec plus ou moins de vivacité la cause du Danemark. On peut consulter dans le sens opposé : La Question du Schleswig-Holstein, par Stein ; — Histoire politique des duchés de Schleswig-Holstein, par Hausser.
- ↑ La population du duché est de 360,000 habitans ; 200,000 sont Danois, les autres sont Allemands ou Frisons.