Le Dernier des Mohicans/Chapitre XXXIII

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 403-415).

CHAPITRE XXXIII


Ils combattirent comme des braves, longtemps et avec vigueur : ils amoncelèrent des cadavres musulmans sur ce rivage ; ils furent victorieux, mais Botzaris tomba ; il tomba baigné dans son sang. Ses compagnons, ceux qui lui survécurent en petit nombre, le virent sourire quand leur cri de triomphe retentit et que le champ de bataille fut à eux : ils virent la mort clore ses paupières, et il s’endormit paisiblement de son dernier sommeil, comme une fleur qui se penche au déclin du jour.
Hallèck.


La tribu des Lenapes, au lever du soleil, ne présentait plus qu’une scène de désolation et de douleur. Le bruit du combat avait cessé, et ils avaient plus que vengé leur ancienne inimitié et leur nouvelle querelle avec les Mingos, en détruisant toute la peuplade. Le silence et l’obscurité qui couvraient la place où les Hurons avaient campé n’annonçaient que trop le sort de cette tribu errante, tandis que des nuées de corbeaux, se disputant leur proie sur le sommet des montagnes, ou se précipitant en tourbillons bruyants dans les larges sentiers des bois, étaient autant de guides affreux qui indiquaient où avait été la vie et où régnait à présent la mort. Enfin l’œil le moins habitué à remarquer le spectacle que n’offrent que trop souvent les frontières de deux peuplades ennemies, n’aurait pu méconnaître les effrayants résultats d’une vengeance indienne.

Cependant le soleil levant trouva les Lenapes dans les larmes. Aucun cri de victoire, aucun chant de triomphe ne se faisait entendre. Le dernier guerrier avait quitté le champ de bataille après avoir enlevé toutes les chevelures de ses ennemis, et à peine s’était-il donné le temps de faire disparaître les traces de sa mission sanglante, pour se joindre plus tôt aux lamentations de ses concitoyens. L’orgueil et l’enthousiasme avaient fait place à l’humanité, et les plus vives démonstrations de douleur avaient succédé aux acclamations de la vengeance.

Les cabanes étaient désertes ; mais tous ceux que la mort avait épargnés s’étaient rassemblés dans un champ voisin, où ils formaient un cercle immense dans un silence morne et solennel. Quoique d’âge, de rang et de sexe différents, ils éprouvaient tous la même émotion. Tous les yeux étaient fixés sur le centre du cercle, où se trouvaient les objets d’une douleur si vive et si universelle.

Six filles delawares, dont les longues tresses noires flottaient sur leurs épaules, paraissaient à peine avoir le courage de jeter de temps en temps quelques herbes odoriférantes ou des fleurs des forêts sur une litière de plantes aromatiques, où reposait sous un poêle formé à la hâte avec des robes indiennes tout ce qui restait de la noble, de l’ardente et généreuse Cora. Sa taille élégante était cachée sous plusieurs voiles de la même simplicité, et ses traits naguère si charmants étaient dérobés pour toujours aux regards des mortels. À ses pieds était assis le désolé Munro. Sa tête vénérable était courbée jusqu’à terre, en témoignage de la soumission avec laquelle il recevait le coup dont la Providence l’avait frappé ; mais l’expression de la douleur la plus déchirante se lisait sur son front. La Gamme était près de lui ; sa tête était exposée aux rayons du soleil, tandis que ses yeux expressifs se portaient sans cesse de l’ami qu’il lui était si pénible et si difficile de consoler, sur le livre saint qui pouvait seul lui en donner la force et les moyens. Heyward, appuyé contre un arbre à quelques pas de là, s’efforçait de réprimer les élans d’une douleur contre laquelle venait échouer toute sa force de caractère.

Mais quelque triste et quelque mélancolique que fût le groupe que nous venons de représenter, il l’était encore moins que celui qui occupait le côté opposé du cercle. Uncas, assis comme si la vie l’eût encore animé, était paré des ornements les plus magnifiques que la richesse de sa tribu eût pu rassembler. De superbes plumes flottaient sur sa tête, des armes menaçantes étaient encore dans sa main glacée, ses bras et son col étaient ornés d’une profusion de bracelets et de médailles de toute espèce, quoique son œil éteint et ses traits immobiles fissent un affreux contraste avec la pompe dont l’orgueil l’avait entouré.

Chingachgook était vis-à-vis de son malheureux fils, sans armes ni ornements d’aucune espèce ; toute peinture avait été effacée de son corps, excepté la brillante tortue de sa race, qu’une marque indélébile avait imprimée sur sa poitrine. Depuis que la tribu s’était rassemblée, le guerrier mohican n’avait pas détourné un instant ses yeux désespérés des traits glacés et insensibles de son fils. Son regard était tellement fixe, et son attitude si immobile, qu’un étranger n’eût pu reconnaître quel était celui des deux que la mort avait frappé, que par les mouvements convulsifs que le délire de la douleur arrachait au père, et le calme de la mort qui était empreint pour toujours sur la physionomie du fils.

Le chasseur, penché près de lui dans une attitude pensive, s’appuyait sur cette arme qui n’avait pu défendre son ami, tandis que Tamenund, soutenu par les anciens de la tribu, occupait un petit tertre d’où il pouvait embrasser d’un coup d’œil la scène muette et triste que formait son peuple.

Dans le cercle, mais assez près du bord, se trouvait un militaire revêtu d’un uniforme étranger, et hors de l’enceinte son cheval de bataille était entouré de quelques domestiques à cheval qui semblaient prêts à commencer quelque long voyage. L’uniforme du militaire annonçait qu’il était attaché au service du commandant du Canada ; venu comme un ambassadeur de paix, l’impétuosité farouche de ses alliés avait rendu sa mission inutile, et il était réduit à être spectateur silencieux des tristes résultats d’une contestation qu’il était arrivé trop tard pour prévenir.

Le soleil avait déjà parcouru le quart de sa course, et depuis l’aube du jour la tribu désolée était restée dans ce calme silencieux, emblème de la mort qu’elle déplorait. Aucun son ne se faisait entendre, excepté quelques sanglots étouffés ; aucun mouvement ne se faisait remarquer au milieu de la multitude, si ce n’est les touchantes offrandes faites à Cora par ses jeunes compagnes. On eût dit que chaque acteur de cette scène extraordinaire venait d’être changé en statue de pierre.

Enfin le sage étendant les bras et s’appuyant sur les épaules de ceux qui le soutenaient, se leva d’un air si faible et si languissant, qu’on eût dit qu’un siècle entier s’était appesanti sur celui qui la veille encore présidait le conseil de sa nation avec l’énergie de la jeunesse. — Hommes des Lenapes ! dit-il d’une voix sombre et prophétique, la face du Manitou est derrière un nuage, ses yeux se sont détournés de vous, ses oreilles sont fermées, ses lèvres ne vous adressent aucune réponse. Vous ne le voyez point, et cependant ses jugements vous frappent. Ouvrez vos cœurs et ne vous laissez point aller au mensonge. Hommes des Lenapes ! la face du Manitou est derrière un nuage.

Un silence profond et solennel suivit ces paroles simples et terribles, comme si l’Esprit vénéré qu’adorait la tribu se fût fait entendre, et Uncas paraissait le seul être doué de vie au milieu de cette multitude prosternée et immobile.

Après quelques minutes un doux murmure de voix commença une espèce de chant en l’honneur des victimes de la guerre. Ces voix étaient celles des femmes, et leur son pénétrant et lamentable allait jusqu’à l’âme. Les paroles de ce chant triste n’avaient point été préparées ; mais dès que l’une cessait, une autre reprenait ce qu’on pourrait appeler l’oraison funèbre, et disait tout ce que son émotion et ses sentiments lui inspiraient.

Par intervalle les chants étaient interrompus par des explosions de sanglots et de gémissements, pendant lesquels les jeunes filles qui entouraient le cercueil de Cora se précipitaient sur les fleurs qui la couvraient et les en arrachaient dans l’égarement de la douleur. Mais lorsque cet élan de chagrin en avait un peu diminué l’amertume, elles se hâtaient de replacer ces emblèmes de la pureté et de la douceur de celle qu’elles pleuraient. Quoique souvent interrompus, ces chants n’en offraient pas moins des idées suivies qui toutes se rapportaient à l’éloge d’Uncas et de Cora.

Une jeune fille distinguée entre ses compagnes, par son rang et ses qualités, avait été choisie pour faire l’éloge du guerrier mort ; elle commença par de modestes allusions à ses vertus, embellissant son discours de ces images orientales que les Indiens ont probablement rapportées des extrémités de l’autre continent, et qui forment en quelque sorte la chaîne qui lie l’histoire des deux mondes. Elle l’appela la panthère de sa tribu ; elle le montra parcourant les montagnes d’un pas si léger que son pied ne laissait aucune trace sur le sable ; sautant de roc en roc avec la grâce et la souplesse du jeune daim. Elle compara son œil à une étoile brillante à travers une nuit obscure, et sa voix au milieu d’une bataille au tonnerre du Manitou. Elle lui rappela la mère qui l’avait conçu, et s’étendit sur le bonheur qu’elle devait éprouver d’avoir un tel fils ; elle le chargea de lui dire, lorsqu’il la rencontrerait dans le monde des Esprits, que les filles delawares avaient versé des larmes sur le tombeau de son fils, et l’avaient appelée bienheureuse[1].

D’autres lui succédèrent alors, et donnant au son de leur voix encore plus de douceur, avec ce sentiment de délicatesse propre à leur sexe, elles firent allusion à la jeune étrangère ravie à la terre en même temps que le jeune héros, le grand Esprit montrant par là que sa volonté était qu’ils fussent à jamais réunis. Ils l’invitèrent à se montrer doux et bienveillant pour elle, et de l’excuser si elle ignorait ces notions essentielles que personne n’avait pris soin de lui inculquer, si elle n’était pas au fait de ces services qu’un guerrier tel que lui était en droit d’attendre d’elle. Elles s’étendirent sur sa beauté incomparable, et sur son noble courage, sans qu’aucun sentiment d’envie se glissât dans leurs chants ; et elles ajoutèrent que ses hautes qualités suppléaient suffisamment à ce qui avait pu manquer à son éducation.

Après elles, d’autres tour à tour s’adressèrent directement à la jeune étrangère ; leurs accents étaient ceux de la tendresse et de l’amour. Elles l’exhortaient à se rassurer, et à ne rien craindre pour son bonheur à venir. Un chasseur serait son compagnon, qui saurait pourvoir à ses moindres besoins ; un guerrier veillerait auprès d’elle, qui était en état de la garantir de tous les dangers. Elles lui promirent que son voyage serait paisible et son fardeau léger ; elles l’avertirent de ne pas s’abandonner à des regrets inutiles pour les amis de son enfance et pour les lieux où ses pères avaient demeuré, l’assurant que les bois bienheureux où les Lenapes chassaient après leur mort contenaient des vallées aussi riantes, des sources aussi limpides, des fleurs aussi belles que le ciel des blancs. Elles lui recommandèrent d’être attentive aux besoins de son compagnon, et de ne jamais oublier la distinction que le Manitou avait si sagement établie entre eux.

Alors s’animant tout à coup, elles se réunirent pour chanter les qualités du Mohican. Il était noble, brave et généreux, tout ce qui convenait à un guerrier, tout ce qu’une jeune fille pouvait aimer. Revêtant leurs idées des images les plus subtiles et les plus éloignées, elles firent entendre que, dans les courts instants qu’il avait passés auprès d’elle, elles avaient découvert avec l’instinct de leur sexe la pente naturelle de ses inclinations. Les filles delawares étaient sans attraits pour lui. Il était d’une race qui avait autrefois été Sagamore, sur les bords du lac salé, et ses affections s’étaient reportées sur un peuple qui demeurait au milieu des tombeaux de ses ancêtres. Cette prédilection d’ailleurs ne s’expliquait-elle pas assez ? Tous les yeux pouvaient voir que la jeune fille blanche était d’un sang plus pur que le reste de sa nation. Sa conduite avait prouvé qu’elle était capable de braver les fatigues et les dangers d’une vie passée au milieu des bois ; et maintenant, ajoutèrent-elles, le grand Esprit l’a transportée dans un lieu où elle sera éternellement heureuse.

Changeant alors de voix et de sujet, elles firent allusion à la compagne de Cora, qui se lamentait dans l’habitation voisine. Elles comparèrent son caractère doux et sensible aux flocons de neige purs et sans tache qui se fondent aussi facilement aux rayons du soleil qu’ils se sont gelés pendant le froid hiver. Elles ne doutaient pas qu’Alice ne possédât toutes les affections du jeune chef blanc, dont la douleur sympathisait si bien avec la sienne ; mais quoiqu’elles se gardassent bien de l’exprimer, on voyait qu’elles ne la croyaient pas douée des grandes qualités qui distinguaient Cora. Elles comparaient les boucles de cheveux d’Alice aux tendrons de la vigne, son œil à la voûte azurée, et son teint à un nuage éclatant de blancheur embelli des rayons du soleil levant.

Pendant ces chants tristes et doux, le silence le plus profond régnait dans l’assemblée, et il n’était interrompu de temps en temps que lorsque les assistants ne pouvaient plus résister à la violence de leur douleur. Les Delawares écoutaient avec la même attention que s’ils eussent été sous l’influence d’un charme, et on lisait sur leurs physionomies expressives les émotions vives et sympathiques qu’ils ressentaient. David lui-même trouvait une sorte de soulagement en entendant ces voix si douces ; et longtemps après que les chants eurent cessé, ses regards vifs et brillants attestaient l’impression qu’ils avaient faite sur son âme.

Le chasseur, qui seul de tous les blancs comprenait la langue des Delawares, releva un peu la tête pour ne rien perdre des chants des jeunes filles ; mais quand elles vinrent à parler de la vie qu’Uncas et Cora mèneraient dans les bois bienheureux, il secoua la tête comme un homme qui connaissait l’erreur de leur simple croyance, et il la laissa retomber jusqu’à ce que la lugubre cérémonie fût terminée. Heureusement pour Heyward et Munro ils ne comprenaient pas le sens des paroles sauvages qui frappaient leurs oreilles et qui auraient renouvelé leur douleur.

Chingachgook seul faisait exception au vif intérêt témoigné par les Delawares ; son regard fixe ne s’était point détourné une seule fois, et même dans les moments les plus pathétiques des lamentations, aucun muscle de ses traits n’avait trahi la moindre émotion. Les restes froids et insensibles de son fils étaient tout pour lui, et hors celui de la vue, tous ses sens paraissaient glacés ; il ne semblait plus vivre que pour contempler ces traits qu’il avait tant aimés, et qui bientôt lui seraient enlevés pour toujours.

En ce moment des obsèques funéraires, un homme d’une contenance grave et sévère, guerrier renommé pour ses faits d’armes, et particulièrement pour les services qu’il avait rendus dans le dernier combat, s’avança lentement du milieu de la foule, et se plaça près des restes d’Uncas.

— Pourquoi nous as-tu quittés, orgueil du Wapanachki ? dit-il en s’adressant au jeune guerrier, comme si ses restes inanimés pouvaient l’entendre encore ; ta vie n’a duré qu’un instant, mais ta gloire a été plus brillante que les feux du soleil ; tu es parti, jeune vainqueur ; mais cent Wyandots t’ont devancé dans le sentier qui mène au monde des Esprits, et t’ont frayé le passage au milieu des ronces. Quel est celui qui, t’ayant vu au milieu d’une bataille, aurait pu croire que tu pouvais mourir ? Qui, avant toi, avait jamais montré à Utsawa le chemin du combat ? Tes pieds ressemblaient aux ailes de l’aigle, ton bras était plus pesant que les hautes branches qui tombent du sommet du pin, et ta voix était comme celle du Manitou lorsqu’il parle du sein des nuages. Les paroles d’Utsawa sont bien faibles, ajouta-t-il tristement, et son cœur est percé de douleur ; orgueil du Wapanachki, pourquoi nous as-tu quittés ?

À Utsawa succédèrent plusieurs autres guerriers, jusqu’à ce que tous les premiers chefs de la nation eussent payé leur tribut de louanges à la mémoire de leur frère d’armes ; ensuite le plus profond silence recommença à régner.

En ce moment on entendit un murmure sourd et léger comme celui d’une musique éloignée. Les sons en étaient si incertains qu’à peine on les saisissait et qu’il était difficile de dire précisément d’où ils sortaient. Cependant ils devenaient de moment en moment plus élevés et plus sonores ; on distingua bientôt des plaintes, des exclamations de douleur, et enfin quelques phrases entrecoupées. Les lèvres tremblantes de Chingachgook annonçaient que c’était lui qui avait voulu joindre les accents de sa voix aux honneurs qu’on rendait à son fils. Tous les regards s’étaient baissés par respect pour la douleur paternelle qui cherchait en vain à s’exhaler ; aucun signe ne trahissait l’émotion qu’éprouvaient les Delawares, mais on lisait sur toutes les physionomies et jusque dans leur attitude qu’ils écoutaient avec une avidité et une force d’attention que jusqu’alors Tamenund avait seul commandées.

Mais ils écoutaient en vain : les sons s’affaiblirent, devinrent tremblants, inintelligibles, et s’éteignirent enfin tout à fait, comme les accords fugitifs d’une musique qui s’éloigne et dont le vent emporte les derniers sons. Les lèvres du Sagamore se refermèrent, ses yeux se fixèrent de nouveau sur Uncas. Ses muscles contractés ne faisaient aucun mouvement, et on eût dit une créature échappée des mains du Tout-Puissant avant d’en avoir reçu une âme. Les Delawares, voyant que leur ami n’était pas encore suffisamment préparé à soutenir un effort si pénible, résolurent d’accorder encore quelques moments à ce malheureux père, et avec un instinct de délicatesse qui leur était naturel, ils parurent prêter toute leur attention aux obsèques de la jeune étrangère.

Un des chefs les plus anciens de la tribu donna le signal aux femmes qui étaient groupées le plus près de l’endroit où reposait le corps de Cora. À l’instant les jeunes filles élevèrent la litière, et marchèrent d’un pas lent et régulier en chantant d’un ton doux et bas les louanges de leur compagne. La Gamme, qui avait suivi d’un œil attentif des cérémonies qu’il trouvait si païennes, se pencha alors sur l’épaule de son ami, et lui dit à voix basse :

— Ils emportent les restes de votre enfant, ne les suivrons-nous pas ? ne prononcerons-nous pas au moins sur sa tombe quelques paroles chrétiennes ?

Munro tressaillit comme si le son de la trompette dernière eût retenti à son oreille, et jetant autour de lui un regard inquiet et désolé, il se leva, et suivit le simple cortège avec le maintien d’un soldat, mais le cœur d’un père accablé sous le poids du malheur. Ses amis l’entourèrent, pénétrés aussi de douleur, et le jeune officier français lui-même paraissait profondément touché de la mort violente et prématurée d’une femme si aimable. Mais lorsque les dernières femmes de la tribu eurent pris les places qui leur étaient assignées dans le cortège funèbre, les hommes des Lenapes rétrécirent leur cercle, et se groupèrent de nouveau autour d’Uncas, aussi immobiles, aussi silencieux qu’auparavant.

L’endroit fixé pour la sépulture de Cora était une petite colline, où un bouquet de pins jeunes et vigoureux avait pris racine et formait une ombre lugubre et convenable pour un tombeau. En y arrivant, les jeunes filles déposèrent leur fardeau, et avec la patience caractéristique des Indiennes, et la timidité de leur âge, elles attendirent qu’un des amis de Cora leur donnât l’encouragement d’usage. Enfin le chasseur, qui seul était au fait de leurs cérémonies, leur dit en langue delaware :

— Ce que mes filles ont fait est bien, et les hommes blancs les en remercient.

Satisfaites de ce témoignage d’approbation, les jeunes filles déposèrent le corps de Cora dans une espèce de bière faite d’écorce de bouleau avec beaucoup d’adresse, et même avec une certaine élégance, et elles la descendirent ensuite dans son obscure et dernière demeure. La cérémonie ordinaire de couvrir la terre fraîchement remuée avec des feuilles et des branchages fut accomplie avec les mêmes formes simples et silencieuses. Lorsqu’elles eurent rempli ce dernier et triste devoir, les jeunes filles s’arrêtèrent, ne sachant si elles devaient continuer à procéder suivant les rites de leur tribu ; alors le chasseur prit de nouveau la parole :

— Mes jeunes femmes en ont fait assez, dit-il ; l’esprit d’un blanc n’a besoin ni de vêtements ni de nourriture. Mais, ajouta-t- il en jetant les yeux sur David qui venait d’ouvrir son livre et se disposait à entonner un chant sacré, je vais laisser parler celui qui connaît mieux que moi les usages des chrétiens.

Les femmes se retirèrent modestement de côté, et après avoir joué le premier rôle dans cette triste scène, elles en devinrent les simples et attentives spectatrices. Pendant tout le temps que durèrent les pieuses prières de David, il ne leur échappa ni un regard de surprise ni un signe d’impatience. Elles écoutaient comme si elles avaient compris les mots qu’il prononçait, et paraissaient aussi émues que si elles eussent ressenti la douleur, l’espérance et la résignation qu’ils étaient faits pour inspirer.

Excité par le spectacle dont il venait d’être témoin, et peut-être aussi par l’émotion secrète qu’il éprouvait, le maître de chant se surpassa lui-même. Sa voix pleine et sonore, retentissant après les accents plaintifs des jeunes filles, ne perdait rien à la comparaison ; et ses chants, plus régulièrement cadencés, avaient de plus le mérite d’être intelligibles pour ceux auxquels il s’adressait particulièrement. Il finit le psaume comme il l’avait commencé, au milieu d’un silence grave et solennel.

Lorsqu’il eut fini le dernier verset, les regards inquiets et craintifs de l’assemblée, la contrainte encore plus grande que chacun s’imposait pour ne pas faire le plus léger bruit, annoncèrent qu’on s’attendait que le père de la jeune victime allait prendre la parole. Munro parut s’apercevoir en effet que le moment était venu pour lui de faire ce qui peut être regardé comme le plus grand effort dont la nature humaine soit capable. Il découvrit ses cheveux blancs, et prenant un maintien ferme et composé, il regarda la foule immobile dont il était entouré. Alors faisant signe au chasseur d’écouter, il s’exprima ainsi :

— Dites à ces jeunes filles qui montrent tant de douceur et de bonté, qu’un vieillard défaillant dont le cœur est brisé les remercie du fond du cœur. Dites-leur que l’Être que nous adorons tous leur tiendra compte de leur charité, et qu’il viendra un jour où nous pourrons nous trouver réunis autour de son trône, sans distinction de sexe, de rang ni de couleur.

Le chasseur écouta attentivement le vieillard, qui prononça ces mots d’une voix tremblante. Lorsqu’il eut fini, il branla la tête comme pour faire entendre qu’il doutait de leur efficacité.

— Leur tenir ce langage, répondit-il, ce serait leur dire que la neige ne tombe point dans l’hiver, ou que le soleil ne brille jamais avec plus de force que lorsque les arbres sont dépouillés de leurs feuilles.

Alors, se tournant du côté des hommes, il leur exprima la reconnaissance de Munro dans les termes qu’il crut le mieux appropriés à l’intelligence de ses auditeurs. La tête du vieillard était déjà retombée sur sa poitrine, et il se livrait de nouveau à sa morne douleur, lorsque le jeune Français dont nous avons déjà parlé, se hasarda à lui toucher légèrement l’épaule. Dès qu’il eut attiré l’attention du père infortuné, il lui fit remarquer un groupe de jeunes Indiens qui s’approchaient, portant une litière entièrement fermée ; et ensuite, par un geste expressif, il lui montra le soleil.

— Je vous comprends, Monsieur, répondit Munro en s’efforçant de parler d’une voix ferme, — je vous comprends. C’est la volonté du ciel, et je m’y soumets. Cora, mon enfant, si la bénédiction d’un père au désespoir peut parvenir encore jusqu’à toi, reçois-la avec mes ferventes prières ! Allons, Messieurs, ajouta-t-il en regardant autour de lui d’un air calme en apparence, quoique la douleur dont il était navré fût trop violente pour pouvoir être cachée entièrement, nous n’avons plus rien à faire ici ; partons.

Heyward obéit sans peine à un ordre qui lui faisait quitter un lieu où à chaque instant il sentait son courage prêt à l’abandonner. Cependant, tandis que ses compagnons montaient à cheval, il trouva le temps de serrer la main du chasseur, et de lui rappeler la promesse qu’il lui avait faite de venir le rejoindre dans les rangs de l’armée anglaise. Alors se mettant en selle, il alla se mettre à côté de la litière ; les sanglots étouffés qui en sortaient annonçaient seuls la présence d’Alice. Tous les blancs, Munro à leur tête, suivi d’Heyward et de David, plongés dans un morne abattement, s’éloignèrent de ce lieu de douleur, à l’exception d’Œil-de-Faucon, et ils disparurent bientôt dans les profondeurs de la forêt.

La sympathie que les mêmes infortunes avaient établie entre les simples habitants de ces bois et les étrangers qui les avaient visités ne s’éteignit pas si aisément. Pendant bien des années, l’histoire de la jeune fille blanche et du jeune guerrier des Mohicans charma les longues soirées, et entretint dans le cœur des jeunes Delawares la soif de la vengeance contre leurs ennemis naturels.

Les acteurs qui avaient joué un rôle secondaire dans ces événements ne furent pas non plus oubliés. Par l’intermédiaire du chasseur, qui pendant longtemps encore servit en quelque sorte de point de communication entre la civilisation et la vie sauvage, les Delawares apprirent que le vieillard aux cheveux blancs n’avait pas tardé à aller rejoindre ses pères, succombant, à ce qu’on croyait généralement, aux fatigues prolongées de l’état militaire, mais plus probablement à l’excès de sa douleur, et que la Main-Ouverte avait emmené la seconde fille du bon vieillard bien loin dans les habitations des blancs, où ses larmes, après avoir coulé bien longtemps, avaient enfin fait place au sourire du bonheur, beaucoup plus en harmonie avec son caractère.

Mais ces événements sont postérieurs à l’époque qu’embrasse notre histoire. Après avoir vu partir tous ceux de sa couleur, Œil-de-Faucon revint vers le lieu qui lui rappelait de si tristes souvenirs. Les Delawares commençaient déjà à revêtir Uncas de ses derniers vêtements de peaux. Ils s’arrêtèrent un moment pour permettre au chasseur de jeter un long regard sur son jeune ami, et de lui dire un dernier adieu. Le corps fut ensuite enveloppé pour ne plus jamais être découvert. Alors commença une procession solennelle comme pour Cora, et toute la nation se réunit autour du tombeau provisoire du jeune chef, provisoire, car il était convenable qu’un jour ses ossements reposassent au milieu de ceux de son peuple.

Le mouvement de la foule avait été simultané et général. Elle montra autour de la tombe la même douleur, la même gravité, le même silence que nous avons déjà eu l’occasion de décrire. Le corps fut déposé dans l’attitude du repos, le visage tourné vers le soleil levant ; ses instruments de guerre, ses armes pour la chasse étaient à ses côtés ; tout était préparé pour le grand voyage. Une ouverture avait été pratiquée dans l’espèce de bière qui renfermait le corps, pour que l’esprit pût communiquer avec ces dépouilles terrestres, lorsqu’il en serait temps ; et les Delawares, avec cette industrie qui leur est propre, prirent les précautions d’usage pour le mettre à l’abri des ravages des oiseaux de proie.

Ces arrangements étant terminés, l’attention générale se porta de nouveau sur Chingachgook. Il n’avait pas encore parlé, et l’on attendait quelques paroles de consolation, quelques avis salutaires de la bouche d’un chef aussi renommée, dans une circonstance aussi solennelle. Devinant les désirs du peuple, le malheureux père leva la tête qu’il avait laissé retomber sur la poitrine, et promena un regard calme et tranquille sur l’assemblée. Ses lèvres s’ouvrirent alors, et pour la première fois, depuis le commencement de cette longue cérémonie, il prononça des paroles distinctement articulées :

— Pourquoi mes frères sont-ils dans la tristesse ? dit-il en regardant l’air abattu des guerriers qui l’entouraient ; pourquoi mes filles pleurent-elles ? Parce qu’un jeune guerrier est allé chasser dans les bois bienheureux ! parce qu’un chef a fourni sa carrière avec honneur ! Il était bon ; il était soumis ; il était brave. Le Manitou avait besoin d’un pareil guerrier, et il l’a appelé à lui. Pour moi, je ne suis plus qu’un tronc desséché que les blancs ont de ses racines et de ses rameaux. Ma race a disparu des bords du lac salé et du milieu des rochers des Delawares ; mais qui peut dire quel serpent de sa tribu a oublié sa sagesse ! Je suis seul…

— Non, non, s’écria Œil-de-Faucon qui jusque-là s’était contenu en tenant les yeux fixés sur les traits rigides de son ami, mais dont la philosophie ne put durer plus longtemps ; non, Sagamore, vous n’êtes pas seul. Notre couleur peut être différente, mais Dieu nous a placés dans la même route pour que nous fissions ensemble le voyage. Je n’ai pas de parents, et je puis aussi dire, comme vous, pas de peuple. Uncas était votre fils, c’était une Peau-Rouge ; le même sang coulait dans vos veines ; mais si jamais j’oublie le jeune homme qui a si souvent combattu à mes côtés en temps de guerre, et reposé auprès de moi en temps de paix, puisse celui qui nous a tous créés, quelle que soit notre couleur, m’oublier aussi au dernier jour ! L’enfant nous a quittés pour quelque temps ; mais, Sagamore, vous n’êtes pas seul !

Chingachgook saisit la main que dans l’excès de son émotion Œil- de-Faucon lui avait tendue au-dessus de la terre fraîchement remuée, et ces deux fiers et intrépides chasseurs inclinèrent en même temps la tête sur la tombe, tandis que de grosses larmes s’échappant de leurs yeux arrosaient la terre où reposaient les restes d’Uncas.

Au milieu du silence imposant qui s’était établi à la vue de cette scène attendrissante, Tamenund éleva la voix pour disperser la multitude :

— C’est assez, dit-il. Allez, enfants des Lenapes ; la colère du Manitou n’est pas apaisée. Pourquoi Tamenund attendrait-il encore ? Les blancs sont maîtres de la terre, et l’heure des Peaux-Rouges n’est pas encore arrivée. Le jour de ma vie a trop duré. Le matin j’ai vu les fils d’Unamis forts et heureux ; et cependant, avant que la nuit soit venue, j’ai vécu pour voir le dernier guerrier de l’antique race des Mohicans !


fin du dernier des mohicans.



  1. Il est curieux de comparer ce chant de mort avec le coronach du jeune Duncan dans la Dame du Lac.