Le Dernier historien de la Bretagne - Arthur de la Borderie

La bibliothèque libre.
Le dernier historien de la Bretagne – Arthur de la Borderie
Léon Séché

Revue des Deux Mondes tome 10, 1902


Le dernier historien de la Bretagne

ARTHUR DE LA BORDERIE


I

La Bretagne du xixe siècle a eu tous les bonheurs et toutes les gloires. Après avoir donné naissance à des écrivains et à des poêles comme Chateaubriand, Lamennais, Brizeux, Renan et Jules Simon, à des romanciers comme Paul Féval et Émile Souvestre, à des folkloristes comme La Villemarqué et Luzel, à un musicien comme Victor Massé, à des artistes comme Jules Dupré, Elie Delaunay et Luminais, à un légiste comme Faustin Hélie, à un ingénieur comme Dupuy de Lôme, à des médecins et chirurgiens comme Broussais, Laënnec, Jobert de Lamballe et Alphonse Guérin, à des soldats comme Cambronne, Bedeau et Lamoricière, — je ne cite que les morts et parmi eux que les plus grands, — elle tira de son sein l’historien qui lui avait manqué jusque-là pour célébrer dignement les faits et gestes de ses premiers évêques, de ses rois, de ses ducs, de ses héros, de tous ceux qui lui ont fait à travers les siècles la figure originale qu’elle a dans le monde. Cet historien, plus grand que les Dom Lobineau et les Dom Morice, elle l’a perdu tout récemment[1] dans la personne de M. Arthur Le Moyne de la Borderie.

Certes, il n’en est pas un parmi les Bretons de marque que je viens de citer, dont la renommée, de son vivant n’ait surpassé la sienne, mais cela tient à ce fait que tous s’illustrèrent sur le théâtre qui est le plus apte à faire et à consacrer les réputations. Tous ces écrivains, ces savans, ces artistes, Luzel excepté, vécurent à Paris. M. de la Borderie, au contraire, passa toute sa vie en Bretagne. Durant les cinquante-cinq années de son existence laborieuse, — et il est mort à soixante-quatorze ans, — il ne fit que deux séjours un peu prolongés à Paris. La première fois, ce fut à vingt et un ans, quand il entra à l’Ecole des Chartes ; la dernière fois, ce fut à quarante-cinq, quand il alla représenter le département d’Ille-et-Vilaine à l’Assemblée nationale. Dans ce long intervalle, on peut dire qu’il ne quitta pas la Bretagne. Il a travaillé, enseigné, professé, librement, par la parole et par la plume, à Nantes, à Rennes, à Vannes, à Quimper, à Saint-Brieuc, mais il a vécu principalement à Vitré, sa ville natale. C’est là, sur la place du Marché, dans un grand hôtel familial du XVIIIe siècle, à l’ombre des tours d’un beau château moyen âge, qu’était le cabinet de travail, je pourrais dire la cellule où il n’a pas cessé un seul jour, une seule minute, de penser, de travailler au grand œuvre que, malgré ce labeur, il a laissé inachevé, mais qu’un autre, je pense, pourra finir : à l’Histoire de Bretagne. Connaissez-vous une vie plus noble, mieux remplie, et plus désintéressée ?…

Ernest Renan, parlant de lui-même en ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, dit : « Le sort m’avait en quelque sorte rivé dès l’enfance à la fonction que je devais accomplir. J’étais fait en arrivant à Paris… La vraie marque d’une vocation est l’impossibilité d’y forfaire, c’est-à-dire de réussir à autre chose que ce pour quoi l’on a été créé. » Ces lignes s’appliquent merveilleusement à notre historien breton. Lui non plus n’aurait pu faire autre chose que ce qu’il a fait. Il était né avec tous les dons de la profession qu’il devait embrasser : il avait une mémoire étonnante, le flair et la passion du document, l’esprit critique, un jugement sûr, une impartialité à toute épreuve, et, par-dessus tout, le mens divinior, sans lequel il est impossible de pénétrer jusqu’au fond des origines. Tout enfant, — je tiens de lui ces détails, — il avait été frappé par le côté sérieux de la vie des saints de Bretagne : jeune, il était déjà tourmenté par le souci de donner une base certaine à leur hagiographie ; à vingt ans, au Congrès de Lorient de 1848, il s’occupait de leur rôle historique ; l’année suivante, il entrait à l’Ecole des Chartes avec la pensée bien arrêtée de vérifier le plus tôt possible l’opinion qu’il s’était faite d’après ses lectures, à savoir si les suints du calendrier breton avaient réellement vécu d’une vie historique et non légendaire, autrement dit s’ils avaient été vraiment les premiers défricheurs du sol armoricain et les premiers fondateurs de la nationalité bretonne. Et sur ce point sa conviction fut si vite établie que dès 1850, au Congrès de Morlaix, il étudiait, avec une science qui étonna tout le monde, la valeur historique des actes des saints bretons. Ce fut sa première enquête scientifique, sa première victoire de paléographe, et cette victoire était d’autant plus grande qu’il avait eu l’honneur insigne de convertir à son opinion le directeur même de l’Ecole des Chartes. Il n’en tira, d’ailleurs, aucune gloriole, sachant que succès oblige autant que noblesse, et toute sa vie nous le verrons suivre avec une attention voisine de l’inquiétude la publication plus ou moins espacée des documens d’origine celtique qui se rapportaient à sa thèse.

Car, — il faut bien que je le dise ici, — il lui manquait pour être complet la connaissance de la langue bretonne. Etant né en pays gallo, il avait négligé d’apprendre le breton, et je me souviendrai toujours de la surprise que lui en marqua Renan, lorsqu’il alla solliciter sa voix pour entrer à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Henan, qui avait lu ses travaux sur les saints de Bretagne et qui les tenait en haute estime, avait voulu, après les complimens d’usage, engager avec lui la conversation en breton, comme il aimait à le faire avec Jules Simon quand ils causaient du pays. M. de la Borderie dut lui avouer qu’il ne parlait pas plus le dialecte de Tréguier que celui de Vannes. Et j’entends encore l’illustre auteur des Origines du christianisme lui dire d’une voix grave, en se penchant vers lui, les deux mains posées à plat sur ses genoux : « Cela a dû vous gêner souvent, cher monsieur de la Borderie ! »

Effectivement, cela l’avait gêné beaucoup. Faute de savoir le breton, il n’était jamais allé en Angleterre et en Irlande où abondent les manuscrits d’origine celtique, et c’est pour cela même que jusqu’à la fin de sa vie, il surveillait avec tant d’attention les documens scotiques (irlandais) qui paraissaient de loin en loin dans les revues étrangères.

À sa sortie de l’Ecole des Chartes (1853), il avait obtenu une mission pour dépouiller les archives de la Loire-Inférieure. Il y passa cinq années et lira de véritables trésors des papiers de la Cour des comptes et des vieilles chartes de nos ducs, mais il n’y trouva aucune pièce remontant plus haut que le XIe siècle. Pourquoi ? Parce que vers la fin du IXe siècle, la plupart des Bretons d’Armorique, pour échapper au fléau des invasions normandes, quittèrent leur pays et se réfugièrent en Angleterre et surtout en France. À ce moment les prêtres et les moines emportèrent avec eux dans leur exode non seulement les reliques des saints, les vases et les ornemens sacrés, mais les livres de liturgie et les manuscrits que possédaient les églises et les abbayes ; et c’est ainsi que le plus ancien manuscrit né sur notre sol et qui y soit resté, date de l’année 1047. C’est le cartulaire de Landevenec dont l’original est aujourd’hui à la bibliothèque de Quimper. Les manuscrits bretons des IXe et Xe siècles sont partout, sauf en Bretagne[2], et quant à ceux que Dom Lobineau et les bénédictins d’Armorique copièrent au XVIIe siècle, ils ne sauraient, quelque précieux qu’ils soient, combler l’énorme lacune de nos archives provinciales.

On me dira que M. de la Borderie n’en a que plus de mérite pour avoir, sans le secours de la langue et de tous ces documens celtiques, entrepris et mené à bonne fin l’Histoire de Bretagne, Sans doute, et ce n’est pas moi qui lui marchanderai les éloges, mais on va voir à quels moyens il dut recourir pour suppléer à ce qui lui manquait et à quel labeur il dut se soumettre pour venir à bout de sa tâche.

Quand il sortit de l’Ecole des Chartes (1853), le mouvement intellectuel était à peu près nul en Bretagne. Il y avait bien encore dans les grandes villes comme Nantes et Rennes et çà et là, dans les campagnes, quelques bibliophiles et archéologues, mais aucune organisation, aucun groupement en dehors de l’Association bretonne dont il était un des secrétaires depuis 1846 et que l’Empire devait supprimer quelques années après. Tous ceux qui tenaient une plume vivaient à Paris, et chacun sait qu’il était assez difficile de s’en servir depuis le coup d’État. Les journaux qui pour la plupart étaient hostiles au nouveau régime se contentaient, et pour cause, d’enregistrer les nouvelles politiques avec les faits divers. Bref, il régnait partout un silence de mort. M. de la Borderie qui s’était déjà tracé tout un programme et qui voulait, coûte que coûte, le réaliser, se dit que la première chose à faire était de réveiller par tous les moyens en Bretagne le vieil esprit provincial qui avait été si puissant au XVIIIe siècle. Puisque l’on ne pouvait pas, dans l’état présent des choses, faire prévaloir ses idées en politique ; puisque l’opposition était muselée et réduite à l’impuissance, c’était une raison de plus pour se concentrer sur le terrain régional, pour étudier à fond et dans toutes ses parties l’histoire si attachante et si mal connue de la province bretonne. Et il commença par fonder des sociétés archéologiques là où il n’y en avait pas, à Nantes et à Vannes, et comme il n’y a pas de société durable sans esprit de corps, ni d’esprit de corps sans discipline et sans trait d’union, il lança, pour établir entre elles et lui un lien solide, la Revue de Bretagne et de Vendée qui devint par la suite l’organe officiel de la société des bibliophiles bretons. Cela fait, il ouvrit des enquêtes dans tous les sens, provoqua et multiplia les congrès, éveillant la curiosité des uns, l’esprit critique et d’initiative des autres en publiant à droite et à gauche, dans les bulletins des sociétés quand ce n’était pas dans sa revue, les documens qu’il tirait des archives et en les accompagnant de notes d’une information toujours sûre et de commentaires généralement judicieux. Et c’est ainsi qu’au bout d’un certain temps, sous son impulsion, sortirent des presses bretonnes des travaux historiques et archéologiques signés de noms appartenant à toutes les classes de la société et dont quelques-uns font autorité aujourd’hui. Mais je tiens à le dire tout de suite à l’honneur de M. de la Borderie, jamais cette œuvre de décentralisation qui fut si féconde ne prit la forme étroite ou la couleur suspecte d’un mouvement séparatiste. M. de la Borderie était trop Breton pour ne pas être fier d’être Français. L’amour qu’il portait à la petite patrie ne lui fit jamais oublier ses devoirs envers la grande. S’il admirait les héros de l’indépendance bretonne, il admirait davantage encore la bonne duchesse qui en mettant par deux fois sa main dans celle d’un roi de France maria pour toujours l’hermine aux fleurs de lys, et, il y a quelques années, à propos de telle société régionaliste dont il avait décliné la présidence, il m’écrivait : « J’espère bien que vous vous abstiendrez comme moi de patronner une œuvre qui m’a tout l’air d’être lancée par quelques arrivistes du Midi. Nous cesserions d’être Bretons le jour où nous ne serions plus Français !… »


II. — L’HAGIOGRAPHE.

L’hagiographie n’est peut-être pas la partie la plus importante et la plus originale de l’œuvre de M. de la Borderie, mais c’est à coup sûr celle qui a le plus contribué à faire sa réputation et qui lui a conquis le plus de suffrages dans le monde savant. J’ai dit que, dès sa prime jeunesse, la vie des saints de Bretagne l’avait préoccupé beaucoup. Cela prouve qu’il était doué d’un grand sens historique, car il serait aussi difficile d’écrire l’histoire véridique de la péninsule de Bretagne en négligeant son hagiographie, que de bâtir un temple sans fondemens. Du reste, il n’est pas le seul de nos écrivains que la vie des saints de Bretagne ait séduits et charmés. Brizeux et La Villemarqué les ont célébrés en vers et en prose dans deux très beaux livres : les Bretons et le Barzaz-Breiz[3], et Renan leur a consacré quelques pages exquises dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Tous les trois, évidemment, avaient lu les Vie des saints de la Bretagne-Armorique par Albert le Grand ou par Dom Lobineau, mais avant de connaître leur histoire, ils avaient entendu raconter leurs légendes, ils les connaissaient par leurs miracles et les mille particularités de la dévotion populaire. Enfans, ils avaient regardé curieusement plus d’une fois, par la porte mal jointe ou par la rosace à moitié démolie de leurs chapelles votives, les statues grossièrement enluminées et taillées en plein bois à coup de serpe, de saint Gildas, saint Budoc, saint Guénolé, saint Tugdual, saint Jacut, saint Renan, saint Briac, saint Gulstan, saint Corentin, etc. Ils avaient vu les gars et les filles de leur canton, de leur paroisse, jeter dans ces chapelles écartées et comme enveloppées de mystère, un nombre déterminé d’épingles et d’aiguilles pour conjurer le mauvais sort en matière d’amour. Ils savaient que des malades réputés inguérissables avaient laissé au pied de leurs autels leurs écrouelles ou leurs béquilles. Ils avaient vu mainte et mainte fois les paysans leur mener comme au vétérinaire leurs bœufs, leurs vaches, leurs chevaux, leurs moutons, pour les garantir de la peste ou de toute autre épidémie dangereuse. Et ces récits, et ces spectacles avaient naturellement rempli de merveilleux leur imagination naïve. Sans compter que ces bons vieux saints de Bretagne ont des noms et des figures à part, et que le clergé paroissial, sans oser en dire du mal, a fini par voir d’assez mauvais œil le culte semi-païen dont ils continuent à être l’objet dans les campagnes. Il fut un temps où chaque année, à jour fixe, aux Rogations par exemple, les curés se rendaient processionnellement à leurs chapelles pour y dire la messe et appeler leurs bénédictions sur les champs et les métairies. Il suffisait alors qu’Albert le Grand eût raconté leur vie dans le style naïf et Henri qui est le sien pour que leur sainteté fût consacrée. Du moment qu’ils étaient bretons peu importait au clergé qu’ils ne fussent pas romains. L’Église de Bretagne avait son calendrier, son rituel, sa liturgie, et il n’aurait pas fait bon qu’un étranger, fût-il envoyé du pape, s’avisât de les attaquer. Mais à partir du XVIIe siècle, sous l’influence de l’enseignement des jésuites, qui dirigeaient les principaux établissemens religieux de la péninsule, ils perdirent peu à peu de leur crédit auprès du clergé paroissial. C’est alors qu’intervint Dom Lobineau. On a dit qu’en ruinant la légende qui les entourait « du plus brillant réseau de fables, » le savant bénédictin cédait à des préjugés jansénistes. L’accusation est aussi odieuse que ridicule et ne vaut pas la peine d’être réfutée. Il n’y avait pas besoin d’être janséniste pour trouver que l’ouvrage d’Albert le Grand était « bien moins propre à édifier les fidèles qu’à réjouir les libertins, » il suffisait d’avoir quelque esprit critique. Or, comme Dom Lobineau en avait beaucoup, et qu’il vivait dans un temps où l’exégèse commençait à ne plus vouloir se payer de mots, il estima qu’il servirait mieux la cause des saints en faisant la part du vrai et du faux que leur premier hagiographe avait comme à plaisir amalgamés dans leurs vies. Et je ne vois que les gens superstitieux, ignorans ou mystiques, qui pourraient l’en blâmer. Certes son ouvrage n’a pas le charme romanesque de celui du dominicain de Morlaix, et les âmes simples qui ont soif de merveilleux continueront pendant longtemps, j’en ai la conviction, à s’abreuver à la fontaine miraculeuse d’Albert le Grand que viennent précisément de restaurer trois chanoines de Quimper[4]. Mais les finies qui veulent que la foi ait une base solide, qui désirent que l’histoire des saints soit écrite comme une autre, chronologiquement, scientifiquement, d’après des documens authentiques et non d’après des traditions orales, celles-là consulteront de préférence l’ouvrage de Dom Lobineau, à présent surtout que M. de la Borderie l’a fortifié et comme rajeuni par ses importantes découvertes.

Car il va sans dire qu’entre la version d’Albert le Grand et celle de Dom Lobineau, M. de la Borderie n’hésita pas une minute. Il prit Dom Lobineau pour guide en hagiographie comme en histoire et c’est autant, j’imagine, pour le remercier des services qu’il lui avait rendus, que pour l’honorer à la face de la Bretagne ancienne et nouvelle, qu’il lui érigea un monument à Saint-Jacut, au mois de mai 1886. Cela ne l’empêcha pas, d’ailleurs, de rendre plus d’une fois justice au dominicain de Morlaix, dont il admirait le grand talent de conteur…

Mais il est temps de parler de l’Eglise de Bretagne à laquelle appartenaient la plupart de ces saints. Pour éclairer l’histoire de nos origines celtiques, rien n’est plus important que de bien connaître l’organisation particulière de cette Eglise aux Ve et VIe siècles, c’est-à-dire à l’époque de l’établissement des Bretons insulaires en Armorique, puisque l’élément religieux représenté par ces saints joua un rôle capital dans la formation de la nation bretonne-armoricaine.

Un des traits les plus apparens par où l’Eglise de Bretagne différait des autres églises de l’Occident et notamment de celle des Gaules, c’est qu’elle était purement monastique et n’avait point de clergé séculier. « Il n’y avait pas d’évêques, au moins parmi les émigrés. Leur premier soin après leur arrivée sur le sol de la péninsule hospitalière, dont la côte septentrionale devait être alors très peu peuplée, fut d’établir de grands couvens dont l’abbé exerçait sur les populations environnantes la cure pastorale. Un cercle sacré d’une ou deux lieues, qu’on appelait le minihi, entourait le monastère et jouissait des plus précieuses immunités. Les monastères, en langue bretonne, s’appelaient pabu, du nom des moines (papæ). Le monastère de Tréguier s’appelait ainsi Pabu-Tual, du nom de saint Tudwal ou Tuai, son fondateur ; il fut le centre religieux de toute la partie de la péninsule qui s’avance vers le Nord. Les monastères analogues de Saint-Pol-de-Léon, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Saint-Samson, près de Dol, jouaient sur toute la côte un rôle du même genre. Ils avaient, si on peut s’exprimer ainsi, leur diocèse ; on ignorait complètement, dans ces contrées séparées du reste de la chrétienté, le pouvoir de Rome et les institutions religieuses qui régnaient dans le monde latin : en particulier dans les villes gallo-romaines de Rennes et de Nantes, situées tout près de là[5]. »

Jusqu’en ces dernières années on savait peu de chose sur la vie monastique de cette première Eglise bretonne, les documens authentiques faisant à peu près défaut, mais en 1895, M. de la Borderie, étudiant les Monastères celtiques aux VIe et VIIe siècles[6] d’après les usages de l’île d’Iona que le docteur Ruves nous avait révélés dans sa Vie de Saint Columba, établit d’une façon certaine que l’Eglise bretonne était organisée sur le modèle de celle d’Irlande et que souvent ce furent les mêmes apôtres qui ouvrirent ou réformèrent les monastères irlandais et fondèrent ceux de la péninsule armoricaine. « Tels, disait-il, saint Cado, saint Samson, saint David et saint Gildas. Ce dernier, avant de passer sur le continent où il sema de nombreux monastères, avait longtemps, en Irlande, prêché, enseigné, formé de nombreux disciples, entre autres, saint Finnian de Clonard, dont les disciples à leur tour couvrirent de leurs monastères et de leurs prédications l’île scotique, au point d’être appelés les « Douze Apôtres de l’Irlande. » Il y avait donc identité absolue entre le monachisme irlandais (ou scotique) du VIe siècle et le monachisme breton. D’ailleurs la preuve en était faite, en ce qui touche la Bretagne armoricaine, par le diplôme de Louis le Débonnaire constatant qu’en l’an 818 les moines de ce pays gardaient encore la tonsure ecclésiastique et la discipline monastique des Scots[7].

Mais, comme le dit M. Ernest Renan. « quand Nominoë, au IXe siècle, organisa pour la première fois d’une manière un peu régulière cette société d’émigrés à demi sauvages, et créa le Duché de Bretagne en réunissant au pays qui parlait breton la marche de Bretagne établie par les carlovingiens pour contenir les pillards de l’Ouest, il sentit le besoin d’étendre à son duché l’organisation religieuse du reste du monde. Il voulut que la côte du Nord eût des évêques, comme les pays de Rennes, de Nantes et de Vannes. Pour cela, il érigea en évêchés les grands monastères de Saint-Pol-de-Léon, de Tréguier, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Dol. Il eût bien voulu aussi avoir un archevêque et former ainsi une province ecclésiastique à part. On employa toutes les pieuses fraudes pour prouver que saint Samson avait été métropolitain ; mais les cadres de l’Eglise universelle étaient déjà trop arrêtés pour qu’une telle intrusion pût réussir, et les nouveaux évêques furent obligés de s’agréger à la province gallo-romaine la plus voisine : celle de Tours[8]. »

Je me plais à citer M. Ernest Renan, parce que son témoignage eu pareille matière faisait autorité aux yeux mêmes de M. de la Borderie. Je dois dire aussi que l’illustre écrivain avait songé un moment à écrire l’histoire des commencemens de la Bretagne, mais il en avait été distrait par toutes sortes de travaux, et un jour que Jules Simon le pressait de donner suite à cette idée déjà ancienne, il lui répondit en souriant : « Il est trop tard, la place est prise ! »

Elle était prise, en effet, mais s’il l’avait bien voulu, M. Ernest Renan eût trouvé beaucoup à glaner derrière M. de la Borderie. Sans compter que pour parler des choses ecclésiastiques il avait une compétence, voire une onction, qui manquait à l’autre. Avec quel charme il nous eût dit l’histoire de ces saints « à demi sauvages, » de ces espèces de géans qui lui apparaissaient comme « des solitaires maîtres de la nature, la dominant par l’ascétisme et la force de la volonté ! » On peut s’en faire une idée en lisant les quelques lignes qu’il a consacrées à ce Winoch, « qui passa par Tours en allant à Jérusalem, portant pour tout vêtement des peaux de brebis dépouillées de leur laine. Il parut si pieux, qu’on le garda et qu’on le fil prêtre. Il ne mangeait que des herbes sauvages et portait le vase de vin à sa bouche de telle façon qu’on aurait dit que c’était seulement pour l’effleurer. Mais la libéralité des dévots lui ayant souvent apporté des vases remplis de cette liqueur, il prit l’habitude d’en boire, et on le vit plusieurs fois ivre. Le diable s’empara de lui à tel point qu’armé de couteaux, de pierres, de bâtons, de tout ce qu’il pouvait saisir, il poursuivait les gens qu’il voyait. On fut obligé de l’attacher avec des chaînes dans sa cellule. Ce fut un saint tout de même[9]. » Mais celui-là fut une exception parmi les saints de l’Eglise bretonne, et quand on a lu les belles études de M. de la Borderie sur saint Clair, saint Patern et saint Mélaine, qui furent les premiers évêques de Nantes, de Vannes et de Rennes, on est bien forcé de reconnaître que ces apôtres étaient autre chose que des sauvages. Saint Mélaine surtout, pour qui notre historien avait une prédilection marquée[10], a joué dans la fondation de la monarchie française un rôle dont M. de la Borderie a fait ressortir toute l’importance en des pages décisives.

Les cités armoricaines, nous dit-il, s’étaient séparées de l’Empire en 409 et avaient formé pendant longtemps une confédération indépendante ; elles étaient devenues ensuite, depuis une trentaine d’années, les alliées, les soutiens fidèles de la puissance impériale contre les progrès menaçans des nations barbares et ariennes qui s’étendaient de plus en plus dans les Gaules. Mais comme elles savaient se défendre et se gouverner elles-mêmes, la suppression de la préfecture d’Arles, la chute de l’empire d’Occident ne les déconcertèrent pas, et comme elles n’aimaient pas plus les barbares païens que les barbares ariens, elles firent tête contre les Franks avec tout autant de résolution que contre les Wisigoths et les Burgondes. Malgré leur bravoure exaltée par leurs récentes victoires, malgré l’habileté de leur chef, les guerriers de Clovis ne parvinrent pas à subjuguer les cités armoricaines… Elles résistèrent six années durant (491-496) à ses attaques ; son baptême les détermina à reconnaître son autorité.

« Clovis était alors, en effet, le seul souverain orthodoxe de l’Occident, tous les autres rois barbares étant ariens, sectaires plus ou moins persécuteurs de l’orthodoxie. La conversion au catholicisme d’un roi jeune, vaillant, entreprenant, fut célébrée par les orthodoxes, — c’est-à-dire, en Gaule, par tous les chrétiens, par la population tout entière, moins les Goths et les Burgondes, — comme un grand triomphe : « Votre foi est notre victoire ; vous êtes l’arbitre choisi pour notre siècle par la Providence ; vous êtes la lumière de l’Occident, » lui écrivaient les évêques gallo-romains[11]. Et de Rome, le pape le saluait en ces termes : « Soyez notre couronne. L’Eglise se félicite d’avoir enfanté à Dieu un si grand roi ; continuez de réjouir son cœur maternel ; soyez pour la soutenir une colonne de fer, et elle vous donnera victoire sur vos ennemis[12]. »

L’antipathie contre l’hérésie arienne et ses fauteurs, continue M. de la Borderie, la crainte d’avoir à subir leur domination, c’est là surtout ce qui avait poussé, dans la seconde moitié du Ve siècle, les cités armoricaines à se rallier à la cause de l’Empire. La conversion de Clovis, qui donnait aux catholiques contre l’arianisme un champion d’une valeur incomparable, inspira donc forcément aux évêques de ces cités les mêmes sentimens qu’au pape et aux autres évêques gallo-romains. Mais, pour la cause de l’orthodoxie, les prélats armoricains pouvaient en cette circonstance plus que tous les autres évêques et que le pape lui-même. D’un coup, au nouveau champion de cette cause ils pouvaient donner tout le territoire d’entre Seine, Loire et Océan, ce qui le rendrait maître de la moitié de la Gaule et le mettrait en position d’engager très avantageusement, à la première occasion, la lutte contre les monarchies ariennes des Wisigoths et des Bourguignons. Car, depuis la chute de l’empire d’Occident, dans les provinces de la Gaule non soumises aux barbares, les véritables chefs du gouvernement, c’étaient les évêques. Et cela, plus encore peut-être qu’ailleurs dans les Lyonnaises IIe et IIIe, parce que les cités de ces deux provinces s’étaient habituées, depuis 409, à un régime de gouvernement autonomique où l’évêque comme premier citoyen avait nécessairement la principale influence et la direction. « Emanés du peuple par leur élection, appartenant presque tous à l’aristocratie gallo-romaine, par leur naissance, les évêques réunissaient toutes les conditions qui créent les influences politiques fortes et durables[13]. » C’était donc à eux, dit l’abbé Dubos, d’exercer pendant l’interrègne, au défaut de magistrats institués ou désignés par le prince, les droits appartenant à la société dont ils étaient la première personne… Voilà pourquoi plusieurs évêques saints, qui ont vécu dans le Ve et dans le VIIe siècle, sont entrés dans tous les projets et toutes les négociations qui se firent alors pour rétablir l’ordre ou du moins pour prévenir l’anarchie. Voilà pourquoi ils font une si grande figure dans l’histoire de l’établissement de la monarchie française[14].

Parmi les évêques des cités armoricaines dont on peut placer l’épiscopat vers la fin du Ve siècle, un seul est mentionné dans les documens de l’histoire comme ayant eu des relations avec Clovis : c’est saint Mélaine. Mais nous savons peu de chose sur lui. Son biographe, qui écrivait cinquante ou soixante ans après sa mort, nous apprend qu’il regardait le fardeau de l’épiscopat qu’on lui avait imposé comme l’obligeant à s’occuper des affaires publiques, à s’inquiéter des soucis de la foule, des questions qui troublaient le monde, à se prêter dans une certaine mesure aux mœurs du siècle…, et que ses précieuses qualités le firent connaître de Clovis, qui trouva en lui un courageux conseiller[15]. D’autre part, quoique la chronologie de la vie de saint Mélaine présente plus d’une difficulté, il est absolument certain qu’il vivait du temps de Victurius II évêque du Mans, mort en 490, et qu’il assista au Concile d’Orléans de l’an 511.

« Le roi Clovis, dit le biographe de saint Mélaine, ayant réuni à Orléans un Concile composé de trente-deux évêques pour réfuter les objections des hérétiques et pour proclamer les véritables maximes de la foi catholique, saint Mélaine y brilla comme le chef éminent de toute l’assemblée, ainsi qu’en témoigne la préface dudit Concile[16]. »

Et le catalogue historique des conciles tenus dans ce pays jusqu’au VIIIe siècle, à défaut de celle préface et des actes qui sont perdus, mentionne celui d’Orléans en ces termes : « Le dix-huitième concile fut celui d’Orléans, où trente et un Pères décrétèrent des canons, dont le principal auteur fut saint Mélaine évêque de Rennes. »

Or, ce Concile d’Orléans ne fut pas seulement un triomphe pour l’Église catholique, c’est là encore que fut cimentée l’union du trône et de l’autel. Saint Mélaine fut donc un grand patriote en même temps qu’un grand évêque. Aussi je comprends la noble indignation qui s’empara de M. de la Borderie le jour où un tel saint fut dépossédé, chez lui, dans sa bonne ville de Rennes et par ordre de l’archevêque, son successeur, de l’église qui pendant quatorze cents ans avait porté son nom doublement glorieux.

… « Si j’étais maire de Rennes, s’écriait-il, je ferais un coup d’autorité. Puisque la mode est aux laïcisations, je laïciserais saint Mélaine. Laissant à qui de droit le soin d’honorer convenablement le bienheureux, je m’emparerais du patriote, du grand homme d’Etat ; je lui dresserais sur la place qui précède son église une belle statue avec cette inscription :

A SAINT MÉLAINE
L’UN DES PREMIERS FONDATEURS
DE LA NATION FRANÇAISE.

« Car l’histoire n’est point pour moi une lettre morte ; la solidarité entre les descendans et les ancêtres n’est point à mes yeux une vaine fiction : quand j’entends ceux-ci accuser du fond de leur tombe l’ingrat oubli où ceux-là trop souvent les laissent pourrir, je ne puis m’empêcher de faire écho à leur plainte et de crier à la génération actuelle : Père et mère honoreras[17] ! »

Voilà comment M. de la Borderie défendait nos vieux saints de Bretagne ; nous allons voir à présent comment il défendait nos vieux monumens.


III. — L’ARCHEOLOGUE

L’écrivain qui s’est promis d’écrire l’histoire de sa province ne doit rien ignorer de ce qui fait son originalité et la caractérise aux yeux de l’étranger. Or, le voyageur qui parcourt la Bretagne est pris par les yeux de tous les côtés à la fois. Sur le littoral, il est séduit et terrifié tour à tour par l’aspect grandiose et sauvage de la côte que la mer océane a déchiquetée comme à plaisir et où elle se brise avec un bruit d’enfer. A quelque distance de la côte, dans la lande couverte de genêts et d’ajoncs, il est stupéfié par les alignemens des pierres druidiques qui la nuit, au clair de la lune, ressemblent à toutes sortes de fantômes, et le jour, à l’horizon lointain, à des lutteurs géans prêts à en venir aux mains. Partout ailleurs, dans les villes et dans les campagnes, au fond des villages les plus écartés, il est étonné par la quantité d’églises cathédrales, de chapelles, d’ossuaires et de calvaires qui dressent leurs flèches, leurs tours et leurs bras de granit dans la brunie et la mélancolie du ciel. Et, s’il est tant soit peu poète, en face de ces grands spectacles et de l’épanouissement inouï de tous ces chefs-d’œuvre gothiques, il ne sait ce qu’il doit le plus admirer, de la beauté de la nature ou de l’art et de la foi qui ont enfanté tant de merveilles.

M. de la Borderie, qui avait fondé ou restauré les sociétés archéologiques de Bretagne, ne pouvait se désintéresser de leurs travaux. Il appela leur attention et provoqua leurs recherches sur toutes les parties à peine explorées de leur immense domaine. Pour leur donner l’exemple, il se mit en quête des architectes, des maçons, des peintres-verriers et des sculpteurs qui avaient bâti, décoré, illustré nos cathédrales et nos chapelles, et dont les noms n’étaient pas arrivés jusqu’à nous. On ferait une gerbe magnifique avec tous les articles de haute curiosité qu’il a semés en prodigue, et cela sur les sujets les plus divers, dans les bulletins de ces sociétés savantes et dans la Revue de Bretagne et de Vendée.

Un jour, un de mes collaborateurs s’avise de faire, — en fermes très modérés du reste, — un procès à Chateaubriand à propos des monumens druidiques qu’il a mis en scène dans les Martyrs. Il paraît que Chateaubriand avait confondu le dolmen avec le menhir. L’article était à peine tombé sous les yeux de M. de la Borderie qu’il prend la plume et me demande la permission d’y répondre. Ce ne fut pas long, mais tout à fait décisif. Il commença par démontrer que Chateaubriand n’était pas plus ignorant sous ce rapport, en 1809, quand il publia les Martyrs, que le monde savant ou réputé tel à cette époque ; qu’en 1809, il n’avait d’autre lumière que les travaux de l’Académie celtique et des antiquaires de son temps, qui, en établissant la synonymie entre le mot dolmen, d’une part, et, de l’autre, indûment, les expressions men sao, pierre debout et pierre levée, furent la cause de la confusion et restent responsables de Terreur de Chateaubriand.

Une autre fois, — c’était en 1886, — il apprend qu’en faisant des fouilles dans l’enceinte du nouveau chœur de la cathédrale de Nantes, on vient de mettre au jour une très belle crypte de la fin du xc siècle. Immédiatement il se transporte sur les lieux, il regarde, il s’informe, il émet le vœu que cette crypte où fut l’ancien caveau de saint Gohard soit non seulement conservée, mais rétablie telle qu’elle était à l’origine, avec des voûtes en plein cintre ; ou lui répond que cela n’est pas possible, qu’il faudrait modifier les plans du nouveau chœur dont le dallage devrait être surélevé de 2m, 20, et qu’à ce compte, la base des piliers serait enfouie ; il ne veut rien entendre, il s’emporte, il s’irrite, il crie aux Vandales, il ameute une partie de la population nantaise contre l’archiprêtre de la cathédrale, qui contrarie ses desseins. Quel inconvénient y aurait-il à ce que le chœur fût surélevé de 2m, 20 ? La vue du maître-autel n’en serait que plus magnifique et les grandes cérémonies que plus imposantes. Cependant l’architecte du gouvernement se rangeait à l’opinion du curé : la Société archéologique, saisie du différend, tout en demandant la conservation de la crypte, se prononçait contre la réfection des voûtes en plein cintre, par conséquent contre M. de la Borderie ; le Conseil général exprimait un vœu dans le même sens ; bref, notre historien se vit un jour abandonné par tout le monde. Mais il n’en continua pas moins à faire la « chasse aux Vandales. » Comme le terrain, à Nantes, se dérobait sous ses pieds, il transporta le siège de sa Revue à Saint-Brieuc, et, la question était vidée depuis longtemps qu’il m’excitait encore à la rouvrir. Avait-il tort ou raison dans l’espèce ? Je ne voudrais pas répondre comme le Normand, mais je suis de ceux qui regrettent qu’on n’ait pas trouvé le moyen de lui donner satisfaction. En conscience, je crois qu’on le pouvait, et la chose en valait la peine. Au lieu d’avoir dans le chœur de cette admirable cathédrale de Nantes, — la seule qui existe en France dans le style du XVe siècle, — au lieu d’avoir une cave obscure et fermée où l’on ne peut descendre que par une trappe, on aurait aujourd’hui une chapelle souterraine de toute beauté.

Ai-je dit qu’il aimait la cathédrale de Nantes comme sa fille, depuis qu’il avait découvert le nom de l’architecte qui en avait dressé les plans sous le duc Jean V ? Cela expliquerait en partie son attitude dans l’affaire de la crypte. On ignore généralement par qui furent dessinées les cathédrales gothiques qui sont la gloire de notre architecture nationale du XIIIe au XVIe siècle, et il n’y a pas longtemps que les archéologues se sont avisés de rechercher ceux qu’on appelait alors les maîtres de l’œuvre. De ce qu’elles furent élevées par la piété et la sueur du peuple, il semble que ces cathédrales se soient dressées toutes seules comme par miracle, et la légende veut que quelques-unes d’entre elles et non des moindres aient été l’œuvre orgueilleuse » et triomphante du diable. Mais aujourd’hui que la curiosité publique s’exerce sur tout, on ne croit pas plus au diable architecte qu’on ne croit au maître de l’œuvre anonyme. Nous savons déjà par M. de la Borderie que l’architecte de la cathédrale de Tréguier se nommait Gouéder et que celui de la cathédrale de Nantes avait nom Mathurin ou Mathelin Rodier. Comment se fait-il que leurs noms ne soient pas arrivés jusqu’à nous par la voie ordinaire et qu’il ait fallu les tirer de la poussière et de l’ombre des archives ? Cela vient, j’imagine, de ce qu’ils appartenaient à la classe populaire et qu’on ne les regardait eu ce temps-là que comme des maîtres maçons. La preuve en est dans les honoraires dérisoires qu’ils recevaient de ce chef. Il appert d’un document publié par M. de la Borderie que Malhurin Rodier devait recevoir chaque jour pour sa peine un blanc de plus que les autres ouvriers, et, de plus, chaque année, pour sa femme une robe de la valeur d’un marc d’argent. Mais il faut croire que cela représentait une somme énorme, puisqu’en 1455, vingt ans après la pose de la première pierre, Rodier se plaignait de n’avoir reçu ni la robe ni le blanc, et réclamait 150 livres pour arrérages. Il lui en fut accordé 120, sur lesquels 10 devaient être consacrées à l’achat d’une robe pour sa femme. En ce temps-là, les gens du peuple, ayant peu de besoins, se contentaient de peu, comme le sage, et c’est heureux, car, si la main-d’œuvre avait coûté aussi cher que de nos jours, nous n’aurions jamais eu les merveilleuses cathédrales, ni les saintes chapelles dont nous sommes si fiers.

C’est surtout au XVe et au XVIe siècle, de 1420 à 1589, que furent élevées en Bretagne la plupart des chapelles, — et on les compte par centaines, — qui sont l’objet de l’admiration et de la vénération publiques. Et la raison en est toute simple : c’est que durant les cent soixante-dix ans compris entre ces deux dates les Bretons vécurent dans une paix profonde et firent profiter leurs vieux saints de leur longue prospérité.

Si jamais vous passez par Saint-Caradec Trégomel, sur la route de Faouet à Guéméné, donnez-vous la peine d’entrer dans la chapelle de Notre-Dame de Kernascleden : vous en serez récompensé par un des plus charmans spectacles que l’on puisse voir, les deux frères Bail, qui en furent les architectes vers 1460, — et c’est encore M. de la Borderie qui nous les a fait connaître[18] — ayant mis dans ce vaisseau long de 112 pieds de roi tout ce qu’il y avait d’art, de poésie, de piété dans la cervelle des Bretons de ce temps.

Je pourrais vous parler à présent de la campagne que mena M. de la Borderie contre les « Vandales » qui démolirent la Collégiale de Nantes, la porte Bécherel à Rennes et la Porte-Prison à Vannes ; mais cela nous entraînerait trop loin, et j’ai hâte de le montrer sous un nouveau jour.


IV. — LE CRITIQUE LITTÉRAIRE

Après le monument, le livre. Ils se complètent l’un par l’autre, et, si l’architecture gothique parut en Bretagne comme partout ailleurs longtemps avant l’imprimerie, il n’en est pas moins vrai que l’imprimerie commença d’y fleurir, au moment où le gothique flamboyant était en pleine floraison. Chose curieuse et qu’on n’est pas encore parvenu à expliquer, ce fut dans un village du nom de Bréhant-Loudéac, en 1484, que fut installée la première presse. L’imprimeur s’appelait Robin Fouquet et était patronné par Jean de Rohan, seigneur du Gué de l’Isle. En peu de temps, il n’imprima pas moins de dix ouvrages de langue française. De ce nombre étaient Patience de Grisélidis, les Loix des trépassés, le Bréviaire des Nobles, le Songe de la Pucelle, etc. Robin Fouquet fit un élève, Jean Crès, qui se transporta à l’abbaye de Lantenac et là, dans cet asile de paix et d’étude, sous la protection des moines bénédictins, édita tour à tour les Voyages de Mandeville, une paraphrase rimée des Sept psaumes pénitentiaux et le Doctrinal des Nouvelles-Mariées. Vers le même temps, le chapitre de la cathédrale de Tréguier attirait dans ses murs un autre imprimeur qui ne nous est connu que par ses initiales J.-A.-P. Il venait probablement des Flandres, d’où il avait tiré son matériel. À ce premier imprimeur en succéda un second, Jean Calvez, qui fut attaché à la personne de l’évêque et qui, à l’instigation du chanoine Auffret Quoatqueveran, imprima le Catholicon ou dictionnaire latin-français et breton. Qui sait si M. Ernest Renan n’a pas appris à lire dans ce livre ? Il dit bien qu’il était défendu de parler breton au petit séminaire de Tréguier, mais quel meilleur moyen d’apprendre le français que de le mettre dans un dictionnaire entre le breton et le latin ? Il y eut aussi des imprimeurs dans la petite cité bretonne de Lautréguier, de 1484 à 1513, et vers 1485 un bourgeois de Rennes, nommé Jean Hus, fit venir de Poitiers dans cette ville Bellesculée, qui imprima, à Rennes, trois livres français. C’est de là probablement que, sept ans plus tard, vint s’établir à Nantes un ouvrier typographe appelé Etienne Larchier, lequel débuta par fabriquer des lunettes pour Charles-Quint, le duc de Bretagne et autres princes[19]. J’entends qu’il imprima les Lunettes des princes du poète Jean Meschinot, dont Marot disait :


Nantes la Brete en Meschinot se baigne.


La première édition des Lunettes est de 1493 et forme deux parties in-4o. Mais elles circulaient depuis longtemps en feuilles volantes à la cour de François II, dernier duc de Bretagne, quand elles furent moulées en caractères gothiques, et la bibliothèque de Nantes en possède un beau manuscrit qui doit avoir appartenu à Meschinot lui-même. On pense bien que M. de la Borderie s’occupa de ces Lunettes[20]. D’abord elles parurent à une heure décisive de notre histoire provinciale. La Bretagne était encore duché, mais elle faisait déjà partie de la France, depuis le mariage de la duchesse Anne avec Charles VIII.

La cour de Bretagne n’était plus à Nantes, elle était à Blois, et le renom de Meschinot dépassait de beaucoup les limites naturelles de sa province. Il était en relations suivies avec tous les rhétoriqueurs, dont George Chastelain, qui lui envoyait des refrains ou princes pour ses ballades, et Jean Lemaire de Belges, qu’il faisait imprimer chez Etienne Larchier à Nantes, pour mieux lui marquer son admiration ; et, quelque dédain qu’on lui témoigne de nos jours, on est bien forcé de reconnaître qu’il tint une grande place dans le mouvement littéraire compris entre la fin du XVe siècle et le premier quart du XVIe. Cependant M. de la Borderie, qui était poète à ses heures, avait trop de goût pour admirer Meschinot sans réserve. L’auteur des Lunettes se flattait de faire des vers qui pouvaient se lire de trente-deux manières différentes. M. de la Borderie avait trouvé qu’avec un peu de patience, cet exercice pouvait être multiplié deux cent cinquante-quatre fois[21], ce qui évidemment n’est point banal, mais je crois bien qu’à tout prendre, le principal titre de Meschinot à ses yeux, c’était d’avoir ouvert la liste des poètes bretons et d’y avoir figure longtemps tout seul. C’est en effet une remarque à faire que, dans ce pays de Bretagne qui a donné naissance à la fée Mélusine et à Merlin l’Enchanteur, la source de poésie, — je parle ici de l’art des vers, — n’a vraiment commencé de jaillir que sous les pas de Brizeux. Encore ne suis-je pas sûr que Brizeux eût fait Marie, Primel et Nola et les Bretons si Chateaubriand ne lui avait ouvert la voie. Les plus grands poètes de la Bretagne ont été des prosateurs. Les autres, jusqu’en 1830, c’est-à-dire jusqu’à Brizeux, sont tout au plus dignes d’être classés parmi les Poetæ minores. Tel ce charmant Des Forges-Maillard, dont M. de la Borderie publia, il y a quelque quinze ans, des Rimes croisicaises inédites et des Lettres nouvelles.

« Imagination mobile et impressionnable, esprit éveillé, alerte, fin et gai, cœur excellent, il eut au plus haut degré le culte de l’honneur, le sentiment de la famille. Très porté à l’amitié, mais éprouvé par des déceptions cruelles, il était devenu sur ce point défiant, soupçonneux, presque sceptique. Aussi dit-il, en parlant des amitiés banales auxquelles il ne croyait plus :


… Aussi j’ai fait une liasse
Des lettres, des billets de tout ce monde-là.
Et pour inscription sur cette paperasse.
Dans ma mauvaise humeur, j’ai mis : A qui lira :
Lettres de faux amis, trompeurs et cætera.


Ame fière et sérieuse, il refusait ses hommages aux idoles du rang, du sang et de l’argent, et les réservait pour le courage, le talent et la vertu. Malgré la modestie de sa fortune, il était souverainement jaloux de son indépendance ; c’est là une vertu bretonne, il la professa avec une rare énergie. On ne s’attendrait guère, par exemple, dans une pièce adressée à une duchesse, amie du duc d’Aiguillon, à lire ce qui suit :

Bien qu’à ma liberté, dans l’état où je suis,
La fortune ait rogné les ailes,
J’en conserve autant que je puis ;
Et, si notre grand roi Louis,
Payant de trop d’égards quelques jeux de ma veine.
A Versailles daignait m’offrir un logement,
Bien couché, bien nourri, vêtu superbement,
Pour peu qu’il y fallût de contrainte et de gêne,
Je dirais à Sa Majesté :
« Invincible héros en courage, en clémence,
J’adore vos vertus, votre magnificence
Et votre générosité :
Cependant rendez-moi, Sire, à ma pauvreté.
Au plaisir d’être à soi tout autre plaisir cède :
Heureux le cœur qui te possède,
O trésor des trésors, ô chère liberté ! »


Des Forges n’avait pas l’âme d’un courtisan, il n’en avait pas non plus les mœurs, si, dans cette même épître, il s’est peint exactement quand il dit :


Joyeux, triste, distrait, souvent trop ingénu,
Peu complaisant, trop vif, je n’ai pu me refaire :
Je cède à mon tempérament.


Enfin, malgré la dominai ion de la secte des encyclopédistes, si puissante alors dans le monde des lettres, notre poète professa toujours hautement, dans sa vie et dans ses œuvres, le respect de la religion. Ni bigot, ni incrédule, il était chrétien et il s’en faisait honneur[22] … »

Retenez bien cette dernière phrase : je n’oserais pas dire que M. de la Borderie l’a écrite en pensant à lui-même, mais, pour qui l’a connu, c’est son propre portrait qu’il a tracé là dans ces deux lignes lapidaires. Quant à Des Forges-Maillard, il semble que ce soit la seule figure littéraire du XVIIIe siècle qui ait attiré et retenu notre historien. Il est vrai que le XVIIIe siècle a laissé en Bretagne, comme à peu près partout, des souvenirs beaucoup plus politiques que littéraires, et que M. de la Borderie ne l’aimait pas. Le siècle qui avait ses préférences était le XVIe, et l’homme qui paraît l’avoir incarné à ses yeux fut Noël du Fail. En tout cas, il a consacré près de dix ans de son existence à faire des recherches sur sa famille, sur sa vie, sur ses œuvres et notamment sur ses Propos rustiques, dont il nous a donné une édition critique qui fait autorité.

Ce Noël du Fail était un type qui n’a point laissé de graine en Armorique. Quand on lit les Contes et discours d’Eutrapel, on a peine à croire, — en dépit des connaissances juridiques qui y sont éparses, — que cet Eutrapel ait été juge au présidial de Rennes et puis conseiller au Parlement de Bretagne ; on a peine à croire surtout qu’il fût de sang breton, car l’esprit qu’il y a dépensé n’a jamais fleuri en terre bretonne et sent plutôt la Touraine et l’Anjou, d’où sortirent Rabelais et Bourdillé. Mais Noël du Fail, qui s’était instruit, comme tant d’autres au XVIe siècle, à la grande école du monde, avait fait ses études à Angers, à une époque où le vin était si abondant que Flostulet, chez qui il logeait, le donnait pour rien à qui disait seulement un Pater Noster et un Ave. Cette redevance, si légère qu’elle fût, mais où le sacré et le profane étaient mêlés d’étrange manière, lui avait même valu le surnom odieux de « gabeloux. » Et je suppose que c’est le vin d’Anjou qui avait ainsi délié la langue à maître Noël. Mais il y avait en lui plus qu’un conteur, il y avait aussi un grave légiste et un historien à ses heures. C’est un fait notoire qu’à l’occasion d’une mission donnée par Henri III au vicomte de Méjusseaume et au soigneur de Bourg-Barré, Du Fail composa un gros ouvrage à l’effet de réviser les lois et coutumes de Bretagne[23]. A force de rire des robins et de relever sous la forme plaisante que l’on sait les abus de toute sorte qui se commettaient en justice, il avait fini par prendre son rôle de censeur au sérieux. Et La Croix du Maine écrivait en 1554 que, « si le laborieux écrivain n’étoit détenu du mal des gouttes qui le travaille et le tourmente sans cesse, il feroit bientôt imprimer plusieurs beaux œuvres de sa façon. » Or, devinez quel était le principal ! « Une fort belle et docte histoire de Bretagne. » Et voilà qui justifie amplement l’estime particulière que M. de la Borderie avait pour Noël du Fail ! Du moment qu’on s’intéressait à l’histoire de Bretagne et qu’on y travaillait, fût-ce à bâtons rompus et en musardant, M. de la Borderie passait sur le reste. Il était d’autant plus indulgent pour Du Fail, que, sans verser jamais dans la grivoiserie, il ne détestait pas les propos salés et qu’il avait conscience d’avoir musé beaucoup, lui aussi, le long des routes. Il avait soixante-cinq ans qu’il n’avait pas encore commencé d’écrire, — dans la forme ramassée et définitive qu’il convenait de lui donner, — son Histoire de Bretagne. On me dira que du moins il était armé de toutes pièces, que son enquête était achevée, qu’il n’avait plus qu’à laisser courir sa plume devant lui. Sans doute, mais, en vieillissant, M. de la Borderie était devenu goutteux comme Noël du Fail ; si la tête était demeurée saine et libre, le bas du corps fonctionnait mal et les jambes pouvaient à peine le porter.

Heureusement que l’esprit chez lui dominait la matière, qu’il était doué d’une force morale peu commune, et qu’il avait à Bennes une petite cour d’amis et de disciples qui entretenait son noble enthousiasme. Un jour vint, — mais il était temps, — où la Faculté des lettres de Bennes lui offrit une tribune. Il y monta bravement, avec l’auréole que mettait autour de sa tête puissante son titre tout récent de membre de l’Institut[24], et pendant près de quatre ans, de 1890 à 1894, il fit un cours d’histoire de Bretagne que n’oublieront jamais ceux qui eurent la bonne fortune de pouvoir le suivre[25].


V. — L’HISTORIEN

Ainsi donc il parla son Histoire de Bretagne avant de l’écrire. Cela fut heureux et fâcheux tout ensemble. Cela fut heureux, parce qu’on peut tenir pour assuré que cette histoire ne serait jamais sortie de ses cartons, s’il ne l’avait pas d’abord professée ; et cela est fâcheux, parce qu’une fois son cours fini, il était si fatigué qu’il s’en tint généralement à la forme cursive, hâtive et lâchée du résumé de ses conférences. Ce n’est point, en effet, par le style que vaut l’Histoire de Bretagne de M. de la Borderie. Outre qu’elle est pleine de longueurs et de choses inutiles, la langue dans laquelle elle est rédigée est de qualité inférieure. Mais il y règne d’un bout à l’autre un tel souffle de patriotisme, une telle ardeur, une telle foi, que l’on passe sur ces défauts en la lisant. Quant au reproche assez sérieux qu’on lui a adressé d’avoir laissé de côté la partie préhistorique, M. de la Borderie y avait répondu d’avance en disant qu’il n’écrivait pas la préhistoire, mais l’histoire de Bretagne. Il n’en est pas moins regrettable qu’il n’ait pas utilisé les découvertes géologiques et archéologiques faites depuis cinquante ans, pour nous tracer un tableau d’ensemble de la vie en Bretagne avant Jules César. Chateaubriand lui avait montré la route dans l’épisode de Velléda des Martyrs.

M. de la Borderie a divisé son livre en trois grandes périodes : les Origines bretonnes, — la Bretagne duché, — la Bretagne province. Les deux premiers volumes vont de l’époque gauloise à l’année 995 et sont consacrés à l’établissement des Bretons en Armorique et à la formation de la Bretagne armoricaine, qui fut définitive à la fin du Xe siècle. Le troisième va de 995 à la bataille d’Auray (1364). Le quatrième, malheureusement inachevé, ira de l’année 1364 à la réunion de la Bretagne à la France (1532). Le cinquième et dernier devait avoir pour objet la Bretagne province, mais on n’en possède que l’esquisse tracée à grands traits dans le résumé du cours de M. de la Borderie ; et, si les éditeurs[26] veulent m’en croire, ils se contenteront de réimprimer ce résumé en le faisant suivre des notes et des documens qui devaient entrer dans ce volume. Mieux vaut une œuvre d’art inachevée que terminée par le pinceau ou le ciseau d’un autre. A moins pourtant que M. J. Loth ne consente à se charger de ce travail. Je ne vois que lui qui puisse l’entreprendre avec la certitude de ne pas rester au-dessous de son modèle. Sans compter qu’à la fin de ce dernier volume, il pourrait respectueusement relever les erreurs de détail que M. de la Borderie a pu commettre, et qui sont le fait surtout de son ignorance du breton. Il en a déjà relevé, quelques-unes dans la Revue celtique, du vivant même de notre historien. Il pourrait compléter ce travail critique avec d’autant plus de liberté et de franchise que M. de la Borderie n’est plus là pour s’en tâcher. Il était, en effet, très susceptible et n’aimait pas la contradiction. Fort de ses vastes connaissances, de ses belles découvertes et de l’autorité qu’elles lui avaient acquise dans le monde savant, il mettait à défendre ses opinions, dès qu’on les suspectait, une opiniâtreté toute bretonne. Mais ce n’était pas facile de le prendre en défaut. Comme tous les vrais historiens, ce qu’il ne savait pas, il le devinait ; il avait au plus haut degré le don de seconde vue, et c’est avec ce regard qu’il a percé plus d’une fois les voiles épais qui lui cachaient la vérité. Ouvrez son premier volume qui traite des commencemens de la Bretagne : il est impossible d’apporter plus de lumière dans la nuit de ses origines.

Quand ils s’établirent en Armorique, les émigrés bretons s’étaient divisés en plusieurs petits États indépendans ; mais après les grandes luttes qu’ils eurent à soutenir contre les rois mérovingiens et après leur conquête par Charlemagne, ils éprouvèrent le besoin de se réunir sous un chef unique. Ils s’affranchirent du joug carlovingien, ils étendirent leurs frontières, et la Bretagne, au IXe siècle, se trouva constituée politiquement et socialement en trois degrés hiérarchiques : le roi, les comtes, les machtierns.

Le roi était le chef de la nation ; il l’appelait aux armes et la représentait vis-à-vis des peuples étrangers, mais il ne devait prendre aucune mesure d’intérêt général sans l’assentiment des comtes, des évêques et des principaux seigneurs réunis en assemblée plénière.

Les comtes étaient les descendans ou représentans des petits souverains antérieurs au IXe siècle. Ils dépendaient immédiatement du roi et lui devaient fidélité, service militaire et obéissance à son tribunal. Chaque comte était souverain dans son comté, sauf pour les affaires d’ordre général et extérieur. Le comté se composait d’un certain nombre de plous ou paroisses.

Le machtiern[27] ou princeps plebis était le chef héréditaire du pion ; il exerçait l’autorité judiciaire, percevait certaines redevances et possédait certaines terres composant sa dotation. Les hommes du plou (plebenses), par le fait seul de leur naissance ou de leur habitation, lui devaient fidélité et assistance ; ils pouvaient, il est vrai, s’engager envers d’autres par les liens de la recommandation et du vasselage (ordinairement pour obtenir quelque terre à titre de bénéfice), mais, si ces obligations nouvelles venaient à se trouver opposées à celles qui unissaient les plebenses au machtiern, elles s’effaçaient devant ces dernières. Le lien entre le machtiern et les plebenses avait pour origine, non pas un contrat, ni une convention quelconque, mais la fondation même du plou, et rien ne pouvait le rompre. Le machtiern pouvait réclamer main-forte de ses plebenses pour défendre sa personne ou pour assurer l’exécution de ses jugemens, mais il n’avait pas le droit de guerre privée. Il devait au comte la fidélité, l’obéissance à son tribunal, et le service militaire avec les hommes de son pion.

Il y avait en Bretagne trois ordres de juridiction : la cour du roi, celle du comte, et celle du machtiern. La première avait juridiction sur les comtes, la deuxième sur les machtierns et la troisième sur les hommes du plou. Tout sujet d’un plou était soumis au tribunal de son machtiern, même s’il s’était constitué le vassal ou fidèle d’une autre personne. Ces divers tribunaux suivaient une procédure analogue à celle du jugement par jurés.

On distinguait trois classes de personnes : les serfs, les colons, les hommes libres.

Les serfs avaient une condition moins dure que les esclaves de l’époque gallo-romaine ; cependant ils étaient encore considérés juridiquement comme des choses et non connue des personnes. Quelques-uns étaient affectés au service personnel de leurs maîtres ; le plus grand nombre était attaché à la culture des terres, mais pouvait en être distrait.

Les colons composaient la classe la plus nombreuse des cultivateurs ; ils étaient inséparablement voués à la culture et liés au sol qu’ils exploitaient, au point de le suivre dans toutes ses mutations de propriété ; ils ne pouvaient ni le quitter de leur propre volonté, ni en être séparés par la volonté du maître. Leur tenure était héréditaire ; les services qu’ils devaient n’étaient pas arbitraires, mais fixés par la coutume ou la convention des parties ; ils pouvaient ester en justice. Leur situation présente beaucoup d’analogie avec le servage de la glèbe du XIe siècle. Le colonage disparut après les invasions normandes.

Les hommes libres étaient libres d’origine (ingenui) ou affranchis (liberti). Les plus notables s’appelaient nobiles optimates, mais il n’est pas probable que la noblesse fût déjà héréditaire.

Dans chaque plou, les nobles et les notables, sous le nom de principes, optimales, boni viri, se réunissaient en assemblée et remplissaient le rôle dévolu plus tard à la fabrique ; ils exerçaient en outre, dans certains cas, une juridiction gracieuse ; ils formaient un jury d’enquête destiné à éclairer la juridiction du comte ou du machtiern et ils leur étaient même parfois substitués par voie de délégation pour la juridiction contentieuse.

Cette organisation quasi patriarcale, et qui devait être en grande partie l’œuvre des saints bretons des Ve et VIe siècles, resta en vigueur jusqu’aux invasions normandes. L’occupation normande dura environ trente ans. Lors du retour des émigrés, il fut impossible, dit M. de la Borderie, de reformer les anciens liens des tribus, et les Bretons appliquèrent à leur pays les institutions féodales qu’ils avaient vues fonctionner en France et en Angleterre, où ils s’étaient réfugiés. En face de la faiblesse du pouvoir central, on eut recours au patronage ; les faibles se groupèrent autour des forts par un contrat, et l’on rétablit sur ces principes une forme de société. Le vieux régime celto-breton disparut avec le machtiern et le plou, et céda la place au régime franco-breton, c’est-à-dire au régime féodal. Il ne reste de ces temps primitifs que de rares monumens dispersés sur le sol : quelques lec’hs (transformation du menhir celtique), dont celui qu’on voit dans l’île Locoal (Morbihan) et qu’on appelle la Pierre du Moine (Men Manac’h), parce qu’il ressemble à un moine, tête rase, vu de dos ; des croix grossièrement taillées ; quelques sarcophages, et ça et là, dans l’île Lavret, près de Bréhat, ou dans l’île Modez, des ruines souterraines d’anciens monastères.

Cependant, il y a une dizaine d’années, on a découvert à Bennes une des larges brèches, fermées par des briques alignées à la manière romaine, que le roi Nominoë avait ouvertes dans le mur d’enceinte quand il s’empara de la ville, en 850. Ce sont là des reliques vénérables, car, ainsi que le disait M. de la Borderie, c’est par cette brèche qu’au milieu du IXe siècle, pénétra l’idée bretonne, à laquelle la vieille cité de saint Mélaine demeura toujours attachée.

Le roi Nominoë est la grande figure de ces temps à moitié barbares, quelque chose comme le Clovis de la Bretagne, celui qui, dans la sanglante bataille de Ballon gagnée sur Charles le Chauve, libéra son pays du joug des Francs. Par malheur, il ne vécut pas assez. Frappé d’un mal subit au moment où son armée, chargée des dépouilles du Maine et du Vendômois, allait marcher sur Paris, il mourut au mois de juillet 851, et cet événement obligea ses troupes à rentrer dans les frontières bretonnes. Mais il avait un fils qui était de tous points digne de lui. Erispoë, ayant appris que Charles le Chauve venait de mettre en mouvement de nouvelles forces pour envahir la Bretagne, marcha à sa rencontre « au-delà du fleuve de Vilaine, » et le choc général eut lieu le 22 août 851. Les Bretons, selon leur coutume, combattirent, disent les chroniques, en se dérobant (fugaci more suorum). Montant de petits chevaux vifs et légers, ils s’élançaient sur les grosses masses de l’armée franque et les criblaient de javelots. Au moindre mouvement de l’ennemi, ils tournaient le dos ; les Francs s’ébranlaient alors pour les poursuivre, mais les cavaliers bretons, faisant tout à coup volte-face, entouraient les bataillons en marche, rompaient leurs lignes avec l’aide de l’infanterie bretonne, et, une fois rompus, les poursuivaient et les taillaient en pièces.

Ainsi avait été gagnée, en 845, la bataille de Ballon, qui dura deux jours. Ainsi fut gagnée la journée du 22 août 851. La plus grande partie de l’armée de Charles le Chauve y périt avec ses principaux chefs, et le roi lui-même n’échappa à la mort qu’en prenant la fuite. Arrivé à Angers, il fit des propositions de paix à Erispoë, qui les accepta. Charles le Chauve lui accorda, avec les insignes de la royauté, la souveraineté du territoire abandonné par lui à Nominoë, c’est-à-dire de toute la partie de la péninsule armoricaine comprise à l’ouest d’une ligne allant de l’embouchure de la Vilaine à celle du Couësnon. Il y joignit, disent les Annales de Saint-Bertin, le pays de Rennes, de Nantes et de Retz, qui avait formé jusque-là la marche franco-bretonne ; et comme cette marche, bien que passée sous le pouvoir des princes bretons, était encore censée faire partie du royaume gallo-franc, Charles le Chauve voulut (pie, pour cette partie de ses États, Erispoë se reconnût le fidèle du roi des Gaules en mettant ses mains dans les siennes. Erispoë y consentit, mais exigea en retour un accroissement de territoire composé de la portion du Maine et de l’Anjou située à l’ouest de la rivière de Mayenne : aussi, dans ses chartes et dans ses diplômes, le voit-on s’intituler tantôt « roi de la nation bretonne, » tantôt « prince du pays de Bretagne jusqu’à la rivière de Maine ou de Mayenne. » Il avait même quelques possessions à l’est de la Maine, tout au moins à Angers, à l’abbaye de Saint-Serge, car, en 1210, un antique sarcophage qui existait dans l’église de ce monastère ayant été ouvert, on trouva, avec les reliques qu’il contenait, une tablette de marbre portant cette inscription :

« Ci-gît le corps du bienheureux saint Brieuc, évêque de Bretagne, que le roi des Bretons Erispoë a fait porter dans cette basilique, qui était alors sa chapelle. »

Cependant Erispoë ne tarda pas à rencontrer un rival et un ennemi dans son cousin Salomon. En vain essaya-t-il de calmer son ambition en lui constituant un grand apanage : Salomon, qui n’aspirait qu’à lui succéder, se mit à la tête d’une conjuration, et, au mois de novembre 857, Erispoë fut assassiné sur l’autel même de l’église où il avait cherché un asile inviolable. Du coup, la puissance territoriale de la Bretagne atteignit son apogée. Salomon, qui s’était allié à Charles le Chauve, reçut de ce roi, pour prix de ses services et sous la condition d’un tribut, une bande de territoire s’étendant jusqu’à Angers, la Maine, la Mayenne, la rivière de Vire, et comprenant l’Avranchin, le Cotentin, toute la partie ouest du Maine et de l’Anjou. Mais les dernières annexes de ce prince échappèrent promptement à ses successeurs, et lorsque Alain Barbe-Torte, de retour de l’émigration, eut défait les Normands à Nantes et à Dol, la Bretagne redevint ce qu’elle était sous Nominoë. Alain Barbe-Torte, qui fut son libérateur au Xe siècle, jouissait à la fin de sa vie des prérogatives d’un duc souverain reconnu par tous les comtes bretons. Il mourut à Nantes en 952, et, s’il n’a pas eu l’honneur d’être célébré comme Salomon dans les chansons de geste, la légende qui s’est attachée à son histoire l’a suivi jusque dans la tombe. Il avait été enterré en dehors des murs, dans le cimetière des saints Donatien et Rogatien ; or, pendant trois nuits consécutives, on y entendit des cliquetis d’armes, des bruits de chevauchée, et le corps du duc fut trouvé chaque matin à la surface du sol. Un de ses serviteurs se souvint alors qu’Alain avait demandé à reposer dans l’église Notre-Dame, fondée par lui, en reconnaissance de sa victoire ; il y fut aussitôt transporté, et la paix du cimetière ne fut plus troublée.

Tel est le résumé des deux premiers volumes de (Histoire de Bretagne. J’ai négligé d’y faire entrer la vie des saints dont je me suis occupé précédemment et à laquelle M. de la Borderie me paraît avoir accordé un peu trop de place.

Les deux volumes suivans traitent de la Bretagne duché. C’est la deuxième période et la partie la plus intéressante de cette histoire. Elle se partage en trois époques nettement marquées par le changement des dynasties régnantes. Dans la première, la Bretagne est gouvernée par des ducs de sang breton (940-1213) : le régime féodal domine complètement, le pays est divisé en grandes seigneuries, contre lesquelles les ducs sont obligés de lutter sans cesse ; à la fin de cette époque, la Bretagne a à soutenir une longue et terrible lutte contre les rois d’Angleterre, Henri II, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre. Dans la deuxième, la dynastie française de Dreux occupe le trône ducal (1213-1364) : la lutte des ducs contre les grands vassaux continue, mais en assurant le triomphe du pouvoir central ; cette deuxième époque finit avec la guerre de succession de Bretagne, qui dura vingt-trois ans et se termina par la mort de Charles de Blois à la bataille d’Auray (1364). La troisième époque s’ouvre par l’avènement de la maison de Montfort, branche cadette de celle de Dreux, qui remplit les sept règnes de Jean IV, Jean V, François Ier, Pierre II, Arthur III, François II, et enfin la duchesse Anne (1364-1514). L’autorité ducale, pendant cette époque, domine et gouverne sans conteste, et les seules luttes intestines qui troublent encore le pays ne sont que les conséquences de la guerre de Blois et de Montfort. Les règnes de François II et de la duchesse Anne sont marqués par la grande lutte finale contre la France. Sous les princes de la maison de Montfort, nous assistons au mouvement ascensionnel du tiers-état et à l’organisation, en Bretagne, d’une véritable monarchie représentative. À côté de glorieux faits d’armes, cette époque présente de longs espaces de paix et de prospérité ; on y rencontre de grandes figures historiques : le duc Jean IV, les deux connétables Clisson et Richemont, Gilles de Bretagne, Landais, le maréchal de Rieux et enfin et surtout la Bonne Duchesse.

Le cinquième et dernier volume devait embrasser, connue je l’ai dit, la période comprise entre la première union de la Bretagne à la France, — par le mariage de la duchesse Anne avec Charles VIII, — et la suppression de sa constitution provinciale en 1789.

M. de la Borderie n’a pas eu le temps de la mettre au net, mais il en a professé la matière dans son cours, et d’ailleurs c’est la partie de l’histoire de Bretagne qui a été la plus et la mieux étudiée depuis cinquante ans. Je m’abstiendrai donc de l’analyser ici, préférant, par un retour en arrière et dans un coup d’œil d’ensemble, examiner la question, bien autrement intéressante et qu’on a négligée jusqu’à ce jour, de savoir si la Bretagne n’était pas destinée dès sa plus lointaine origine à devenir une province française.

Quand on parle de la Bretagne, on entend généralement le pays qui est situé derrière la Vilaine. C’est à peine si l’on fait une exception en faveur de la presqu’île guérandaise, où l’on parle » encore breton dans quelques villages de paludiers, et dont l’aspect monotone et triste est exactement celui du pays vannetais. Le territoire compris entre la Vilaine et la Maine, entre Nantes et Angers surtout, forme une sorte de province idéale à laquelle j’ai donné le nom de Bretagne angevine. La grande cité nantaise a beau avoir joué un rôle prépondérant dans l’histoire de la Bretagne ducale, le château de Nantes a beau avoir servi de résidence à nos principaux ducs et de berceau à la duchesse Anne, les Nantais n’ont jamais été regardés comme de vrais Bretons, et eux-mêmes, sans renier la Bretagne, à laquelle tant de liens les rattachent, ont toujours vécu un peu en dehors d’elle, La raison en est qu’à l’origine, il n’y avait que de lointaines affinités entre les Bretons du pays de Vannes, de la Cornouaille et de la côte nord, et les Bretons du comté nantais ; que la Loire, qui traverse la marche bretonne-angevine sur une longueur de vingt-cinq lieues avant de se jeter dans l’Atlantique, a toujours été le fleuve français par excellence ; et que, par intérêt et par instinct, Nantes a toujours regardé du côté de Paris. Un petit peuple qui veut se mettre à l’abri des invasions est mal inspiré quand il prend pour frontière un fleuve qui vient d’arroser un grand pays. Il n’y a de vraie frontière fluviale que la rivière qui naît et meurt dans le même pays. C’est pour cela que Nominoë n’aurait jamais dû franchir la Vilaine. En s’emparant du comté de Nantes, il mit lui-même le ver dans le fruit, et le fruit piqué ne tient pas sur l’arbre.

Je n’en dirai pas autant du comté de Rennes. Outre que cette ville morte était dans les terres et n’était pas exposée comme Nantes aux incursions des Francs, le caractère des Redons se rapprochait bien plus du caractère des Bretons d’Armorique que celui des Nannètes. Aussi, dans la longue lutte de la Bretagne contre l’Angleterre et la France, la ville de Rennes a-t-elle presque toujours suivi la fortune de ses ducs. Avant comme après la réunion du duché à la couronne, elle fut le dernier boulevard de l’indépendance bretonne.

Et d’ailleurs, Nominoë avait si peu de confiance dans l’esprit qui régnait parmi les populations riveraines de la Loire que son premier soin, après s’être fait couronner à Dol, fut, comme nous l’avons vu plus haut, de couper le lien qui unissait les évêchés bretons au métropolitain de Tours et de former avec eux une province ecclésiastique à part, dont le successeur de saint Samson eût été l’archevêque. N’ayant pu y réussir, il déposa de sa propre autorité l’évêque de Nantes, Aclard, qui n’avait pas cru devoir assister à la cérémonie de son couronnement, sous prétexte qu’il était sujet du roi des Francs, et il le remplaça par un clerc de l’église de Vannes, au risque de susciter un schisme. Mais Nominoë avait à peine fermé les yeux que son fils Erispoë, pour plaire à Charles le Chauve, rétablissait Aclard sur son siège. Tant il est vrai que le roi de France, depuis le baptême de Clovis, était le gardien naturel de la discipline ecclésiastique dans ses États et dans ceux qui étaient ses tributaires, et que l’Eglise romaine, dont il servait les vastes desseins, était déjà assez forte pour s’opposer à la constitution d’une Eglise bretonne autonome et indépendante. On sait qu’au moyen âge et jusqu’à la Révolution, la juridiction des évêques dépassait souvent les limites de leur province, et que telle abbaye avait des prieurés en Touraine, en Anjou et en Bretagne. C’est par le canal de ces évêques et de ces abbés cosmopolites que l’idée française pénétra au cœur même des provinces féodales, de même que c’est la religion romaine, qui fut le principal agent de la conquête de la Bretagne par la France. La politique néfaste des ducs en fut un autre. Tant que la maison ducale fut de sang breton, l’influence française ne se fit guère sentir sur les marches, grâce à la sage précaution des ducs d’y constituer de grandes seigneuries avec des Bretons de race comme titulaires et des colonies de Bretons bretonnans comme défenseurs armés. L’ennemi alors fut l’Angleterre et tout le monde y fit face. Mais, quand la maison ducale fut de dynastie française, le pays fut en proie à toutes sortes de divisions. Ce fut d’abord la guerre des ducs contre leurs vassaux qui leur résistaient ; ce fut ensuite la guerre de succession, dans laquelle on vit les drus, partis rivaux faire appel au bras de l’étranger : Charles de Blois soutenu par la France, et Montfort par l’Angleterre.

Sous la maison de Montfort, l’anarchie lut encore plus grande. Jean IV fut un véritable anglomane. « A la veille même de la ratification par Charles V du traité de Guérande, en janvier 1366, il eut le front d’accepter de la main d’Edouard III, sous forme d’instruction diplomatique, un plan de conduite et de gouvernement absolument opposé à l’intérêt de la France : la garde du château de Brest, de Saint-Mathieu, de toutes les villes et châteaux avoisinant les côtes, devrait être confiée à « suffisans et loialx Engloys, » à l’exclusion des Bretons ; le duc devait s’entourer d’Anglais et se gouverner par leurs conseils ; il était même invité à aller chasser en Angleterre, en laissant en Bretagne « deux ou trois Engloys bons et loialx comme gouverneurs et gardiens pour le temps de sa absence. » Toute la maison du duc était anglaise ; il avait donné à Robert Knolls les seigneuries de Bougé et de Derval, à Walter Huet la baronnie de Retz, à d’autres Anglais, d’autres domaines, tandis qu’il récompensait très mal ses plus fidèles partisans bretons ; ainsi, par exemple, il investit Chandos du château et de la forêt du Gâvre, malgré les instances de Clisson, qui les demandait pour arrondir sa seigneurie, voisine de Blain. Tant il y a qu’en apprenant cette donation, Clisson s’écria : « Je me donne au diable si jà Anglais sera mon voisin ! » et il alla démolir le château du Gâvre et en emporta les matériaux que lui servirent à édifier son donjon de Blain. Le duc, pour s’en venger, lui enleva la seigneurie de Châteauceaux, mais il s’attira cette fière réponse du connétable : « Haha, monseigneur, vous m’avez fait Olivier sans terre, mais vous ne serez pas duc sans guerre ! »

Et, en effet, à partir de ce jour-là, Jean IV trouva partout Clisson devant lui, et c’est Clisson qui fut le plus fort et qui, malgré le guet-apens du carrefour de la rue Sainte-Catherine, porta aux Anglais les plus rudes coups, de même que c’est Richemont, un autre connétable, qui les chassa de la Bretagne et de la France. Or, comme ces deux Bretons étaient alors au service du roi de France, il n’est pas étonnant que leur épée et la reconnaissance nationale lui aient ouvert tout grand le duché, et qu’un jour, après les dernières convulsions de la Ligue du bien public, la fille de François II, pour le sauver de ses vassaux, ses mortels ennemis, ait mis sa main franche et loyale dans celle de Charles VIII. Ce jour-là toute la Bretagne acclama sa petite reine, car, dit M. de la Borderie, si le vieux duché perdit son indépendance politique, du même coup il fut affranchi du joug de ceux qui l’avaient vendu. La Bretagne allait être enfin rendue aux Bretons par une enfant de douze ans, qui, n’ayant ni parens, ni tuteur, ni armée, ni trône, trouva dans son cœur et son patriotisme la solution logique et dernière d’une lutte sans espoir et sans fin. Et voilà comment la Bretagne était destinée par la force des choses à devenir une province française.

Mais, si elle se donna tout entière sans arrière-pensée et sans regrets, ce fut à la condition que ses libertés, ses droits et privilèges lui seraient garantis par un pacte solennel. Et si, dans le cours des siècles, elle s’insurgea plus d’une fois contre le pouvoir central, si, à la veille de la Révolution française, elle prit résolument parti pour La Chalotais contre le duc d’Aiguillon, il est bon que l’on sache que son loyalisme ne fut jamais en cause, mais que ce fut uniquement pour défendre ses libertés méconnues et ses droits violés.

Et ici j’éprouve le besoin de reproduire, en manière de conclusion, le très beau mouvement d’éloquence qui servit de péroraison à la dernière conférence de M. de la Borderie :

« Avant de quitter cette histoire, disait-il, exprimons, s’il est possible, en quelques traits, le génie de la Bretagne, tel qu’il se dégage de la masse des faits, des événemens qui forment sa vie, son existence nationale.

Le premier trait de ce génie, c’est un patriotisme indomptable, un attachement passionné, non seulement au sol natal, mais aussi aux mœurs, aux lois, aux croyances, aux traditions, à la langue, à tout ce qui constitue la personnalité morale d’une race et sa nationalité. Pour défendre cette nationalité et le dernier lambeau de terre qui en est le dernier asile, — une ténacité, une opiniâtreté invincible, qui use les victoires des vainqueurs, les conquêtes des conquérans, qui fait des Bretons le type des races résistantes, peuples durs, fiers, sans ambition, défenseurs intrépides du droit inhérent à toute nation de vivre, et de vivre indépendante, en développant librement son existence selon ses instincts et ses aptitudes providentielles.

Voilà les Bretons dans leurs rapports avec les autres peuples. Mais chez eux, dans leur vie nationale intérieure, comment se caractérise leur génie politique ?

Par deux traits d’abord, qui sortent l’un et l’autre naturellement de cette force de résistance, de celle ardeur de patriotisme extraordinaire qu’on vient de signaler en eux. Chez une nation fière, accoutumée à braver les conquérans, les individus répugnent personnellement au joug du despotisme ; et, d’autre part, un peuple fortement attaché à ses mœurs, à ses institutions nationales, ne saurait les abandonner aux caprices des factions. De là, chez les Bretons, un double courant : l’esprit de liberté, l’esprit de tradition ; et pour les concilier, les pousser tous deux vers un même but et vers un but supérieur, la flamme, la passion de l’idéal, si ardente chez nos bardes et nos saints, si vivante, si puissante toujours dans l’âme bretonne, et qui l’a jetée tout entière dans la religion de l’idéal par excellence : la foi du Christ.

Liberté, tradition, idéal : voilà le triple facteur de la vie intime et de la vie publique, de la vie nationale des Bretons.

Sur tout cela planant, pénétrant, dirigeant tout, le haut et jaloux sentiment de l’honneur, si fort, si souverain en Bretagne, que fit Bretagne en a fait son cri national, sa devise fière et sacrée, à laquelle tous ses enfans, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir aussi, n’en doutons pas, ont toujours été et resteront toujours fidèles : Potius mori quam fœdari, plutôt la mort qu’une souillure ! »


VI. — L’HOMME

Quelques mots à présent pour achever le portrait de M. de la Borderie.

Au physique, il était de taille moyenne et de forte carrure ; il avait le front large et têtu, le cou enfoncé dans les épaules, le teint coloré, l’œil spirituel, la lèvre gourmande et railleuse.

Au moral, il était d’humeur plutôt gaie, franc du collier et de la bouche, très lier et très simple à la fois.

« Qui l’aborde rie ! » disait-il en jouant sur son nom. Et il s’était fait une devise et un ex-libris de ce calembour. Mais il n’était pas toujours de bonne humeur, et il ne faisait pas bon lui tenir tête quand il croyait avoir raison : alors il avait le croc dur et le trait pointu. Mais, s’il était vif et quelque peu bourru, il était foncièrement bon, et, s’il était fier, il n’avait point de morgue. Il était né Le Moyne tout court et n’avait aucune prétention à la noblesse. « Depuis deux cents ans, m’écrivait-il un jour, à cause des diverses branches des Le Moyne, la nôtre, à Vitré et ailleurs, est constamment appelée la Borderie. C’est peut-être parce que je suis roturier, petit bourgeois de Vitré, pour parler comme M. Thiers, si parva licet, c’est pour cela ou pour une autre raison que j’ai toujours regardé les articles héraldiques et généalogiques comme ayant pour l’histoire, la vraie histoire, un très mince intérêt. Cela flatte l’amour-propre des gentilshommes, et encore plus de ceux qui ne le sont pas et se donnent le ridicule de le paraître. »

Il aurait donc fait partie du tiers à l’Assemblée nationale de 1789. Il fit partie de la droite à l’Assemblée nationale de 1871, car, s’il avait l’esprit républicain, c’était à la façon de Chateaubriand ; il n’aimait pas la République, telle que l’invasion et la Commune l’avaient faite : il aurait préféré une monarchie représentative appuyée sur la religion et la liberté, l’idéal du Breton de l’ancien régime, et ce ne fut pas sa faute si cette forme de gouvernement ne nous fut pas donnée par l’Assemblée de Versailles.

J’ai dit qu’il était vif et qu’il avait le croc dur, je dois ajouter qu’il savait reconnaître ses torts. Quand il siégeait sur les bancs de l’Assemblée nationale, il s’était fait une spécialité d’interrompre les membres du gouvernement ou les orateurs de la gauche avec ces mots stéréotypés : Et la Commune ! Un jour que Jules Simon était à la tribune, il s’oublia jusqu’à lui jeter deux ou trois fois cette exclamation au visage. Jules Simon ne l’entendit pas ou fit celui qui ne l’avait pas entendue. Mais, quelques années plus tard, M. de la Borderie, qui était rentré dans la vie privée et qui avait admiré l’attitude de l’ancien ministre de M. Thiers dans la discussion du projet de loi Ferry contre la liberté de l’enseignement, M. de la Borderie se reprocha de lui avoir manqué dans cette circonstance et me fit demander par un ami commun de vouloir bien lui ménager un entretien avec Jules Simon, à qui, disait-il, il voulait faire ses excuses. Je m’acquittai de cette mission et j’assistai à cet entretien. Il fut ce qu’on devait attendre de ces deux Bretons de race, mais je crois bien que celui qui fit des excuses à l’autre fut Jules Simon.

Tel fut le dernier historien de la Bretagne. Qu’on s’étonne après cela que, lorsqu’il mourut, la ville de Rennes, où il fut enterré, lui ait fait des obsèques royales et que tout le pays breton porte encore son deuil.


Léon Séché.

  1. Né à Vitré le 5 octobre 1827, M. de la Borderie y est mort le 17 février 1901.
  2. Il existe à Tongres, près de Liège, un Évangéliaire qui doit remonter au Xe siècle ; d’après l’inscription qu’il porte, il a été donné au monastère de Saint-Bern, dans l’évêché de Saint-Machut ; l’évêché est évidemment celui d’Aleth ou Saint-Malo, et bien qu’on ne sache où placer l’abbaye de Saint-Bern, il est néanmoins certain que le manuscrit a une origine bretonne. C’est le seul manuscrit breton de cette époque, orné de peintures, que l’on puisse citer. (Résumé du Cours d’Histoire de Bretagne, t. I, p. 46.)
  3. Se rappeler entre autres le chant populaire inspiré par la bataille des Trente. Les Bretons invoquent saint Cado et lui promettent, en retour de son assistance, « une ceinture et une cotte d’or, une épée et un manteau bleu comme le ciel ; » et tout le monde dira en le regardant : « Au paradis, comme sur terre, saint Cado n’a pas son pareil ! »
  4. Cf. Les Vies des saints de la Bretagne-Armorique, par Albert le Grand, de Morlaix, F. P. annotées par A. M. Thomas, chanoine honoraire, officier d’Académie, et J. M. Abgrall, chanoine honoraire, membre correspondant de la Commission des monumens historiques, et publiées avec les catalogues des évêques, abbés et abbesses, et des princes souverains tic Bretagne, annotés et complétés par P. Peyron, chanoine de la cathédrale, chancelier archiviste de l’évêché de Quimper. — 1 vol. in-4o, chez Salaün, libraire-éditeur à Quimper, 1901.
  5. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, par Ernest Renan, p. 2.
  6. Rennes, J. Plihon et Hervé, 1895.
  7. Cf. D. Morice, Preuves de l’Histoire de Bretagne, I, 228.
  8. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 3.
  9. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 82.
  10. Cette prédilection ne doit pas cependant nous faire oublier le culte que M. de la Borderie avait pour saint Yves, dont il a contribué plus que personne à restaurer le tombeau dans la cathédrale de Tréguier, après avoir étudié dans un livre remarquable les Monumens originaux de son histoire.
  11. Vestra fides nostra Victoria est. (Avili episcopi Viennensis epist. XLI.)
  12. Anastasii II, Pap. Epist.
  13. Pétigny, Etudes sur l’histoire, les lois et les institutions de l’époque mérovingienne (1851), t. II, p. 272.
  14. Dubos, Histoire de l’établissement de la monarchie française, t. I, p. 222.
  15. Vita Sancti Melanii, n" 6, dans Boll. Januar., I, p. 328.
  16. Ibid., p. 329.
  17. Mosaïque bretonne, études historiques et documens inédits, librairie Plihon et Hervé à Rennes, p. 20.
  18. Mosaïque bretonne, Notre-Dame de Kemascleden.
  19. Sur les origines de l’imprimerie en Bretagne, consultez l’ouvrage publié de 1880 à 1885 par M. de la Borderie, sous le titre : Archives du bibliophile breton. Notices et documens pour servir à l’histoire littéraire et bibliographique de la Bretagne. Rennes, Plihon et Hervé, 3 vol. in-12.
  20. La Société des Bibliophiles bretons en a publia en 1890 une charmante édition avec une préface d’olivier de Gourcuff.
  21. Cf. Bibliothèque de l’École des Chartes, 1895, p. 627.
  22. Revue illustrée de Bretagne et d’Anjou, 15 octobre 1888.
  23. Cet ouvrage a pour titre : Mémoires recueillis et extraits des plus notables et solennels arrests du Parlement de Bretagne, divisez en trois livres. (Rennes, Julien Duclos. 1579, in-folio.)
  24. Il fut élu membre libre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à la place de Charles Nisard, le 13 décembre 1889.
  25. Ce cours d’histoire de Bretagne eut tant de succès et de retentissement que, l’année suivante, on fonda à Bordeaux, à son imitation, un cours d’histoire du Sud-Ouest de la France, et, deux ans après, un cours d’histoire de l’Est à Nancy.
  26. MM. Plihon et Hervé, à Rennes.
  27. Machtiern est composé de deux mots bretons : mach, qui désigne celui qui en remplace un autre et est synonyme du mot vice dans vice-roi ; tiern qui vient de ti ou tig, maison, et signifie maître de la maison, seigneur, prince. Le machtiern est donc le vice-seigneur. Dans l’usage, il est synonyme de tiern, seigneur. Dans un texte gallois, on appelle Dieu le machtiern du monde. Les chartes désignent indifféremment les chefs de la paroisse sous les noms de machtiern, tyrannus (calque de iern), princeps plebis ou même comes plebis.