La description géographique des provinces/Livre 1 - 01 à 10

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Edition de E. Groulleau (p. 21-34).


L’entreprinſe du voyage de Nicolas & Matthieu
Paules, freres Venetiens.
Chapitre I.


lettrine Lors que Bauldoyn Prince Chreſtien tant fameux & renommé tenoit l’Empire de Conſtantinople, aſſavoir en l’an de l’incarnation de noſtre Saulveur mil deux cens soixante & neuf, deux nobles & prudens citoyens de Venise, extraictz de la noble & ancienne lignée des Paules, apres avoir chargé un navire de diverses marchandiſes, d’un commun accord s’embarquerent & partirent de Veniſe, ayans choiſy le vent à gré, & ſoubz ceſte heureuse conduyte de Dieu paſſerent la mer myterraine, de laquelle entrans par les deſtroictz du Boſphore de Thrace, parvindrent à Conſtantinople, auquel lieu ilz ſejournerent quelque peu de temps pour ſe rafreſchir, en apres deſancrerent, & de rechef firent voile en la mer Euxine, tellement qu’ilz vindrent ſurgir à un havre d’Armenie, appellé Soldade, ou ilz prindrent port, & expoſerent en vente leurs marchandiſes, pendant lequel temps advertiz qu’en ce lieu eſtoit un Roy de Tartarie nommé Barlza, luy vindrent faire la reverence en ſon palais, & luy preſenterent aucuns de leurs joyaux les plus precieux. Lequel apres leur avoir fait bon recueil, accepta gracieuſement leurs preſens, & leur donna recompenſe de plus grande valeur ſans comparaison. Depuis ayans faict ſejour avec ce Roy par l’eſpace d’un an, propoſerent retourner à Venise. Mais pendant qu’ilz faiſoient leurs appreſts, ſ’eſmeut grande diſſention & cruelle guerre entre ce roy Barlza & un autre roy Tartare nommé Allau, de ſorte qu’apres avoir joint leurs forces en plaine bataille, l’armée de Barlza fut rompue & deſconfite, & demoura le roy Allau victorieux. Par le moyen deſquelles guerres & diſſentions ces deux freres Veniciens empeſchez en leur retour, eſtoient en diverſes opinions quel chemin ilz tiendroient, pour en ſeureté de leurs perſonnes retourner en leur pais. Finablement ſ’adviſerent de circuir & tournoyer le royaume de Barlza, & par les divers deſtroictz de chemins eſchapper, & eviter la fureur de la guerre. Ce qu’ilz firent, en ſorte qu’ilz parvindrent à une cité nommée Guthacque, de laquelle tirans oultre, paſſerent le fleuve de Tigris, & entrerent en un grand deſert, par lequel ilz cheminerent l’eſpace de dixſept journées, ſans trouver aucun village ne habitans, juſques à ce qu’ilz parvindrent à Bochare, l’une des fameuſes citez de Perſe, de laquelle eſtoit lors gouverneur le roy Barach, & en icelle demourerent par trois ans entiers.


Par quel moyen les deux freres vindrent à la court
du grand Empereur des Tartares.
Chap. II.



En ce temps un grand ſeigneur envoyé en ambaſſade de la part du roy Allau au grand Empereur des Tartares, en paſſant logea à Bochare, ou il trouva les deux freres Venetiens, qui deſja ſçavoient bien parler la langue Tartarique, dont il fut fort joyeux, & cherchoit les moyens de leur perſuader d’aller avec luy, ſçachant qu’il feroit une choſe treſagreable au grand Empereur de Tartarie, s’il luy pouvoit preſenter ces deux hommes Occidentaux, & nourriz entre les Latins : & pour ceſte cauſe les recevoit, & traictoit honnorablement en ſa compaignie, & leur faiſoit de grans preſens, meſmement apres avoir par longue frequentation congneu leurs meurs, qui luy eſtoient agreables. Adonc les deux freres congnoiſſans que difficilement & ſans grand danger de leurs perſonnes ilz ne pouvoient retourner en leurs maiſons, & voyans la bonne affection que leur portoit ceſt ambaſſadeur, ſe deliberent de ſuyvre ſa compagnie, & ſe mettent à chemin avec luy pour aller vers l’Empereur des Tartares, ayans en leur compagnie quelques autres Chreſtiens qu’ilz avoient amenez avec eulx de Veniſe. Et de faict partent enſemblement de Bochare. Et apres avoir employé pluſieurs mois en leur voyage, ilz arriverent finablement à la Court du grand & ſouverain roy des Tartares, lors nommé Cublai, autrement dit le grand Cham, c’eſt à dire le grand roy des rois. La cauſe d’avoir eſté ſi long temps par les chemins, fut à raiſon de ce que tirans vers le pays froid du Septentrion, ilz rencontrerent grande quantité de neiges & inundation d’eaux qui leur empeſcherent les chemins.


Du recueil que leur fiſt le grand Cham.
Chap. III.



Eulx arrivez en la court du grand Empereur Cham, & à luy preſentez, furent benignement receuz par luy, qui les interrogea de pluſieurs choſes, meſmement des regions Occidentales de l’Empereur de Romme, & autres Roys & Princes, & comment ilz ſe gouvernoient en l’adminiſtration de leurs Royaumes & affaires belliques, comment la paix, la juſtice & tranquilité eſtoient entre eulx obſervées, ſemblablement quelles meurs & manieres de vivre eſtoit entre les Latins, meſmement quelle eſtoit noſtre religion Chreſtienne, & quel eſtoit le Pape ſouverain gouverneur & moderateur d’icelle. À chaſcune deſquelles queſtions & demandes les deux freres Venetiens reſpondirent pertinemment & par ordre, de ſorte que l’Empereur priſt ſi grand plaiſir à leurs parolles, que voluntiers les eſcoutoit, & ſouventefois commandoit les faire venir par devers luy.


Comment les deux freres ſont renvoyez par le
grand Cham vers le Pape, & pour quelle occaſion.
Chap. IIII.



Certain jour le grand Cham par l’advis & deliberation des Princes & grands ſeigneurs de ſa court, pria ces deux Freres Latins d’aller en ſon nom, & en la compaignie d’un de ſes Barons homme prudent & ſage nommé Gogacal vers le Pape, & faire tant avec luy qu’il envoyaſt en Tartarie juſques au nombre de cent perſonnes doctes & bien aprins en la loy Chreſtienne, & qui ſceuſſent remonſtrer à ſes ſaiges de Tartarie que la foy Chreſtienne eſt la plus excellente & a preferer à toutes autres, & que c’eſt la ſeule voye de ſalut. Et au regard des dieux des Tartares ce n’eſtoient que Diables, qui abuſoient & decevoient les gens orientaux en leurs ſacrifices & venerations : car ceſt Empereur quand il eut entendu aucuns poinctz de noſtre foy catholique, & ce pendant apperceu comment ſes ſages s’efforçoient defendre leur foy, il demouroit perplex & en doubte en quelle part il pourroit ſeurement encliner ſon affection, & quelle voye luy ſeroit la plus vraye & aſſeurée. Eulx donc avec toute reverence & obeiſſance à l’Imperiale majeſté promettent d’accomplir fidelement ceſte charge, & de preſenter au Pape les lettres qui luy ſeroient adreſsées, & ſur ce l’Empereur commanda une table d’or, pourtraicte & engravée des armes & ſeing Imperial, ſelon la coustume du païs, leur eſtre baillée pour leur ſervir de ſaufconduict par tout ſon empire, & que la portans avec eulx ilz fuſſent menez & conduictz par les gouverneurs des villes & provinces à luy ſubjectes en ſeureté par tous paſſages & deſtroictz dangereux, meſmes pour leur administrer au nom de l’Empereur vivres, & toutes autres choſes neceſſaires pour l’expedition de leur voyage. Et d’avantage l’Empereur les pria de luy apporter à leur retour quelque peu de l’huille de la Lampe qui ardoit devant le ſainct Sepulchre en Hieruſalem, ayant ceſte perſuasion que cela luy ſeroit beaucoup proffitable, si ainſi eſtoit que Jeſus Chriſt fuſt le vray ſalvateur du monde. Donc apres avoir prins congé de l’Empereur ſe mirent à chemin pour executer ſon mandement, portans avec eulx les lettres & la table d’or. Et apres avoir chevauché par vingt journées, advint que Gogacal qui leur avoit eſté baillé par l’Empereur pour les accompaigner, tomba malade d’une griefve maladie, au moyen dequoy les deux freres adviſerent de le laiſſer & parachever leur voyage encommencé : ce qu’ilz firent : & par tout ou ilz paſſoient, eſtoient humainement receuz & bien traictez, à cauſe du ſeing Imperial qu’ilz portoient. Toutesfois en pluſieurs lieux ilz furent contrainctz s’arreſter & faire long ſejour, au moyen d’aucuns fleuves deſbordez, & grandes inundations d’eaues, en ſorte qu’ilz furent environ trois ans au paravant que pouvoir venir au havre d’Armenie nommé Galza, duquel ilz tirerent & prindrent leur chemin vers la ville d’Ancone, en laquelle ilz arriverent ou mois d’Avril, mil deux cens ſeptante deux.


De leur ſejour à Venise,
pour attendre la creation d’un nouveau Pape.
Chapitre V.



Estans arrivez en la ville d’Ancone oyrent nouvelles que le pape Clement quatriesme.Clement quatrieſme eſtoit peu au paravant decedé, & qu’aucun n’avoit encore eſté eſleu en ſon lieu, dont ilz furent fort contriſtez. Lors y avoit à Ancone un legat du ſainctAncone autrement Acre ou Ptolemaide. ſiege apoſtolique le ſeigneur Thedalde Comte de Plaiſance, auquel ilz deſcouvrirent leur charge & commiſsion, comment & pour quelle occaſion ilz eſtoient envoyez vers le Pape de la part du grand Cham de Tartarie, lequel leur conſeilla d’attendre l’election & creation d’un nouveau Pape, au moyen dequoy delibererent ce pendant ſe retirer à Veniſe pour veoir leurs parens & amys, & la demourer quelque temps, & juſques a ce qu’un nouveau Pape fuſt inſtitué. Eulx donc arrivez à Veniſe, Nicolas Paule trouva que ſa femme eſtoit au paravant decedée, laquelle à ſon partement il avoit delaiſſée groſſe & enceincte d’enfant : ſemblablement trouva un ſien filz nommé Marc Paule.Marc Paule (qui depuis a faicte ceſte deſcription) lequel avoit deſja attainct l’aage de quinze ans, & eſtoit ſain & en bonne diſposition : mais l’election du pape fut differée & retardée par deux ans entiers, pour aucuns ſciſmes qui ſurvindrent en l’Egliſe.


Du retour des deux freres
vers le grand Roy des Tartares
Chap. VI.


lettrine Deux ans eſtoient deſja paſſez que les deux freres eſtoient retournez en leur pays, qu’ilz s’adviſerent que le grand Empereur des Tartares attendoit leur retour. À ceſte cauſe craignans qu’il se faſchaſt de leur longue demeure, partirent de Veniſe & retournerent à Ancone vers le Legat, menans avec eulx le jeune Marc Paule pour leur faire compaignie en ce lointain voyage. Et apres avoir retiré du Legat lettres pour porter à l’Empereur des Tartares, par leſquelles eſtoient amplement deduictz & remonſtrez les poinctz principaulx concernans la foy catholique, ſe delibererent de rechef retourner au pays oriental, mais ilz ne furent gueres eſlongnez d’Ancone, que de la part des Cardinaulx arriverent les courriers vers le Legat, pour l’advertir qu’il avoit eſté eſleu Pape & ſouverain eveſque de Rome, qui depuis fut appellé Gregoire, lequel ces nouvelles oyes incontinent envoya gens apres les deux freres Venetiens pour les faire retourner, les admonneſtant de ne partir que premierement ilz ne portaſſent autres lettres au grant ſeigneur de Tartarie. Ce qu’ilz firent, & leur bailla pour leur faire compaignie deux religieux freres predicateurs, gens doctes & de bonne vie, l’un deſquelz eſtoit nommé Nicolas, l’autre Guillaume Tripolitain, leſquelz demouroient lors à Ancone. Ainſi partirent enſemblement d’Ancone, & firent tant qu’ilz arriverent à un port d’Armenie nommé Glacia. Mais pource que le Souldam de Babylone eſtoit lors entré en païs, & venu avec groſſe armée aſſaillir les Armeniens, les deux religieux de ce advertiz, commencerent à ſ’effrayer & craindre que plus grande infortune ne leur advint pour la difficulté des chemins, perilz & inconveniens de la guerre, au moyen dequoy s’arreſterent en Armenie chez un maiſtre du temple, car ilz s’eſtoient deſja trouvez en pluſieurs perilz & dangers de mort : mais au regard des Venetiens, paſſerent oultre, exposans leurs perſonnes & vie à tous perilz & fortunes, en ſorte que avec grandiſſimes peines & travaulx, en fin parvindrent juſques en la cité de Clemenſu, en laquelle eſtoit lors le grand Empereur de Tartarie. Combien que leur voyage ayt eſté bien longuement retardé, tant à l’occaſion du temps d’hyver, que par le moyen des neiges, froidures, & grandes inundations d’eaues. Qui fut cauſe que le grand Empereur Cublay eſtant adverty de leur retour en ſes païs, encores qu’ilz fuſſent fort eſloignez de luy, envoya gens au devant d’eulx plus de quarante journées pour les conduire & leur administrer toutes choſes neceſſaires par les chemins.


Du bon recueil que le grand Empereur de Tartarie
feit aux Venetiens à leur retour.
Chap. VII.



Or eſtans les trois Venetiens arrivez en la court de l’Empereur, & preſentez à ſa majesté, ſe proſternerent devant luy, inclinans leur face contre terre, luy faiſans la reverence à la mode accouſtumée, lequel les receut fort humainement, leur commandant ſe lever : & oultre leur commanda faire recit du diſcours de leur voyage, & comment ilz avoient peu eſchapper les grandes difficultez des chemins, & ce qu’ilz avoient executé de leur charge envers le Pape & ſouverain Eveſque de Rome. A quoy ilz rendirent reſponſe pertinente & par ordre, & luy preſenterent les lettres du Pape qu’ilz avoient apportées, dont l’Empereur fut merveilleuſement joyeux, & priſa beaucoup leur fidelle ſolicitude. Semblablement il receut d’eulx agreablement l’huille de la Lampe ardente devant le ſainct Sepulchre de noſtre Seigneur qu’ilz luy avoient apporté & preſenté, lequel il commanda eſtre gardé & ſerré en grand honneur & reverence. Puis apres avoir entendu que le jeune Marc Paule eſtoit filz de Nicolas, il luy fiſt bon recueil & affable comme auſsi il faiſoit ordinairement bon viſaige aux deux freres leſquelz il tenoit en tel honneur & reputation, que de la en avant les autres grandz ſeigneurs de ſa court leur porterent grand honneur & reverence.


Combien M. Paule a eſté
en la grace du grand Empereur de Tartarie.
Chap. VIII.



Ainſi M. Paule ayant en peu de temps aprins en la court du grand Cham les meurs des Tartares, enſemble les quatre diverſes langues du pays, leſquelles non ſeulement il ſçavoit lire mais ſemblablement bien eſcrire, eſtoit de tous aymé & eſtimé, & meſmement de l’Empereur, lequel afin de deſcouvrir plus amplement la prudence de ce jeune Venetien, luy donna la charge de l’expedition de quelques grans affaires qu'il convenoit executer en loingtaine region, & en laquelle à peine il euſt peu aller dedans ſix mois. Toutesfois luy ſe gouvernant prudemment en toutes choſes, executa la charge commiſe, non ſans grande louange & faveur du prince. Encores luy congnoiſſant l’Empereur ſe delecter & prendre plaiſir en nouveaultez, par toutes les contrées ou il paſſoit, il s’enqueroit diligemment des couſtumes & meurs des habitans, les natures & conditions des beſtes, & de tout en faiſoit veritable rapport, dont il acquiſt ſingulierement la grace du Prince, en ſorte que meſmes es grans & urgens affaires de l’Empire il eſtoit par luy employé. Et en telle reputation fut avec luy l’eſpace de xvii ans, eſtant ſouventesfois envoyé en diverſes contrées de ce grand Empire : eſquelles non ſeulement il executoit les affaires de l'Empereur, mais auſsi exactement recongnoiſſoit & recherchoit les proprietez des terres, conſideroit les ſituations des provinces & citez, & les choſes dignes d'admiration, qui au paravant y eſtoient advenues, ou encores pour lors s'y trouvoient les redigeoit par eſcript : dont par apres à nous peuples occidentaulx il en a donné congnoiſſance, comme par ſon ſecond livre eſt amplement declairé.


Comment les Venetiens apres certaines années
obtindrent congé pour retourner en leur pays.
Chap. IX.



Les Venetiens apres avoir aſſez longtemps demouré en la court du grand Cham, ayans grant deſir & naturelle affection de retour en leur pays, demanderent congé à l’Empereur d’eulx retirer, ce que difficilement leur voulut accorder : car il eſtoit fort ayſe de les avoir en ſa court. Advint toutesfois que ce pendant un Roy des Indes nommé Argon envoya trois de ſes gentilzhommes, les noms deſquelz ſont Culatai, Ribuſca & Coila par devers le grand Cham, pour le prier de luy donner en mariage quelque fille qui fuſt de ſa lignée, par ce que ſa defuncte femme nommée Balgava avoit ordonné par ſon teſtament, & faict promettre par ſerment à ſon mary, qu’il ne prendroit aucune à femme & eſpouſe s’elle n’eſtoit de la maiſon & famille du grand Cham. A quoy facilement le grand Roy Cublai ſe condeſcendit, & leur bailla une jeune fille de l’aage de dixſept ans nommée Gogatim, laquelle eſtoit iſſue de ſa race & lignée, qu’il deſtina pour femme au dict Roy Argon. Eſtans donc ces ambaſſadeurs ſur leur partement pour emmener la jeune Royne, furent advertiz de la grande affection qu’avoient les Venetiens de retourner en leur pays, prierent l’Empereur Cublai que pour l’honneur de leur Roy Argon il permiſt aux Venetiens de s’en aller avec eulx, & faire compaignie à la nouvelle Royne juſques en Inde, & que dela ilz s’en retourneroient en leur pays : ce que l’Empereur aucunement vaincu par les prieres des ambaſſadeurs à grande difficulté, & quaſi contrainct leur accorda.


De leur retour à Veniſe.
Chap. X



Donc en ceſte compaignie ſe departirent de la court du grand Empereur Cublai, equippez de quatorze grans navires ſuffiſamment garnies de toutes choſes neceſſaires, chaſcune deſquelles eſtoit de quatre maſtz & autant de voiles : & à l’ambarquement leur furent baillés par l’Empereur deux tables d’or, eſquelles eſtoient les armes & enſeignes Imperialles, pour leur ſervir de ſaufconduict, afin que par tout ſon Empire, & tant de provinces qu’ilz avoient à paſſer, en monſtrant ces tables aux gouverneurs du pays, on leur adminiſtraſt vivres & autres choſes neceſſaires. Oultre envoya avec eulx certains ambaſſadeurs vers le Pape, & à aucuns Roys Chreſtiens. Ce faict firent voile en mer tellement que trois moys apres ilz arriverent à une Iſle qu’on appelle Java. Et de la voguant par la grand mer Indique par long temps, parviennent finablement au palais du Roy Argon, auquel ilz preſentent la jeune fille qu’ilz luy avoient amenée pour femme, laquelle toutesfois il ne print pour luy, mais la bailla en mariage à un ſien filz. Or de ſix cens hommes qu’il avoit envoyé en Tartarie pour amener la pucelle, s’en trouva grande quantité deffaillir, leſquelz par les chemins tant à aller qu’au retour eſtoient decedez. Au ſurplus les Venetiens avec les ambaſſadeurs ſe departirent de ce lieu, & paſſans par un autre Royaume, duquel eſtoit gouverneur un Viceroy nommé Acaca, au lieu d’un jeune enfant Roy d’iceluy, duquel ilz receurent Tablettes pour ſaufconduyt.deux tables d’or portans faveur & recommandation ſelon la couſtume du pays, par le moyen deſquelles en grand honneur & ſeureté ilz furent conduictz juſques aux limites du Royaume. Et depuis apres pluſieurs labeurs & travaulx par long temps ſouffertz moyennant la grace de Dieu parvindrent en Conſtantinople, & de la retournerent à Veniſe en bonne diſpoſition, bien accompaignez & garniz de grandes richeſſes, en l’an de noſtre Seigneur mil deux cens quatre vingtz & quinze, ou ilz rendirent graces à Dieu qui les avoit delivrez de tant de perilz & dangers, & renduz à ſauveté en leur pays.

J’ay bien voulu au commencement de ce livre en brief & ſommairement deſcripre ce L’excuse de l’autheur. diſcours, afin que le Lecteur congnoiſſe comment & par quelle occaſion Marc Paule Venetien autheur de ce livre a peu rechercher & deſcouvrir ce que cy apres ſera declaré, pour en faire fidele deſcription.