La description géographique des provinces/Livre 1 - 11 à 18

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Edition de E. Groulleau (p. 35-42).


De la petite Armenie.         Chap. XI.



La generale deſcription de noſtre voyage premiſe, maintenant nous viendrons à la particuliere, & retournans par chacune des regions qu’en paſſant avons recongneues, nous declarerons tout ce qu’en icelles avons veu & experimenté. Donc Armenie la mineur en laquelle premierement sommes entrez conſiſte & eſt ſouſtenue par le moyen des bons gouverneurs d’icelle & grande obſervation de juſtice. En ce Royaume y a pluſieurs belles villes, & grand nombre de bourgades, la terre y eſt fertile, tellement que le pays n’eſt indigent d’aucune chose neceſſaire. La chasse des beſtes & oyſeaux n’y manque point, meſmes l’air y eſt fort ſalubre, & n’eſt infect d’aucune corruption. Les habitans du pays qui au temps paſſé eſtoient fort bien aguerriz & adextres aux armes, ſont de preſent par longue oyſiveté devenuz laſches & effeminez, & ne s’adonent qu’a delices & voluptez. Il y a en ce Royaume une ville située pres la mer, appellée Glacia, ayant le havre tres bon & commode, ouquel plusieurs marchands de diverses contrées abordent, meſmes de Venise & Gennes : à l’occasion des diverses marchandises qu’on y apporte, comme de toutes ſortes d’eſpiceries & autres precieuſes marchandiſes, qui des regions orientales y ſont amenées à cause de la trafficque : car ce lieu est comme une porte ou entrée du pays oriental.


De la province de Turquie.         Chap. XII.


Turquie eſt une province de gens ramaſſez, compoſée de divers peuples, comme Grecz, Armeniens & Tartares. Toutesfois les Turcz ont leur langue propre & particuliere, & vivent ſoubz la loy du deteſtable Mahumet. Ce ſont gens ignares, rudes & agreſtes, qui habitent es montaignes & vallées, & principalement es lieux de paſturages : car il ont de grans trouppeaux de jumentz, & porcz, ilz ont auſsi des muletz, mais ilz ſont chers, & de grande valeur. Quant aux Grecz, & Armeniens qui habitent entre eulx, ilz font leur demorance aux villes & bourgades, & s’appliquent antierement aux ouvraiges de ſoye, ilz ont pluſieurs villes entre leſquelles ſont les principales & plus fameuſes, Gomo, Ceſarée, & Sebaſte, ou le benoiſt ſainct Baſile fut martyrizé pour la foy de Jeſus Chriſt, ilz recongnoiſſent un des Roys de Tartarie pour leur ſeigneur.


De la grande Armenie.         Chap. XIII.



La grande Armenie eſt une province de grande eſtendue, elle eſt tributaire aux Tartares & contient grand nombre de belles villes & bourgades, dont la principale & metropolitaine s’appelle Arzinga, en laquelle ſe faict du bougran ſingulier & excellent. Auſsi y a des ſources d’eaues chauldes fort commodes pour baigner & laver les corps humains, & ſervent grandement a medecine. Les autres villes plus fameuſes apres la metropolitaine ſont Argiron, & Darzirim, eſquelles pluſieurs Tartares au temps d’eſté ſe retirent avec leurs trouppeaulx & beſtail, a cauſe de la fertilité des paſturaiges. Et quand l’hyver vient, pour la grande abondance des neiges, ilz s’en retournent ailleurs pour quelque temps. Es montaignes de ceſte Armenie s’arreſta l’arche de Noë apres le deluge. La province des Zorzaniens leur eſt prochaine, & voyſine du coſté d’orient. Semblablement en ce pays ſur la coſte de Septentrion, L’on trouve une grande fontaine jectant de ſa ſource une liqueur ſemblable a huille, lequel combien qu’il ſoit inutile pour l’uſaige de l’homme, toutesfois il ſert & eſt de grand profit pour l’entretenement des lampes & lumieres, & pour oindre toutes choſes. Au moyen de quoy les nations voyſines y accourent, & eſpuiſent telle liqueur de ceſte fontaine, pour l’uſaige de leurs lampes. Et néantmoins ceſte fontaine decoulle ſans ceſſe, & en telle abondance qu’on en charge pluſieurs navires, pour le tranſporter en autres contrées.


De la province de Zorzanie.         Chap. XIIII.



La province de Zorzanie eſt tributaire au Roy de Tartarie, & le recongnoiſt à ſeigneur. Les Zorzaniens ſont beaulx hommes, fort belliqueux, & adextres à tirer de l’arc. Ilz ſont tous Chreſtiens, obſervans les ceremonies de l’egliſe Grecque. Et portent cheveux cours comme les clerz occidentaulx, leur pays eſt de difficile entrée, meſmement du coſté d’orient, car le chemin y eſt fort eſtroict, ayant d’un coſté la mer, & de l’autre les montaignes, & par tel chemin fault aller l’eſpace de quatre lieues au paravant que d’entrer en pays : en ſorte qu’une petite trouppe de gens pourra empeſcher, & defendre l’entrée contre une groſſe armée. Les habitans du pays ont pluſieurs belles villes & chaſteaulx, & ont Ouvriers de soyes.grande quantité de ſoyes dont ilz font les velours excellens. Les aucuns d’eulx s’employent au labeur de leurs mains, les autres a la traffique, & a debiter les marchandiſes, la terre de ſoy y eſt aſſez fertile. Ilz dient avoir en ce pays une choſe digne d’admiration, c’eſt qu’il y a un Lac admirable, peult estre La mer Caspie.grand lac qui eſt faict des eaues qui decoullent des montaignes, & l’appellent la mer Chelucele, ayant de tour & circuyt environ troys cens lieues. Ce lac tout le long de l’année ne produict aucuns poiſſons, fors le temps de Careſme, & juſques au jour du ſabmedy de la ſepmaine ſaincte. Il eſt eſloigné des autres mers à diſtance de douze journées. Aucuns dient que le fleuve Euphrates & autres grandes rivieres viennent tumber en ce lac.


Du royaulme de Moſul.         Chap. XV.



Le royaulme de Moſul eſt aſsis vers l’orient, faiſant frontiere à la grande Armenie. En icelluy habitent Arabes Mahumetiſtes, & pluſieurs Chreſtiens Neſtorians, & Jacobins, ſur leſquelz preſide un grand Patriarche Jacelich.Patriarche qu'ilz appellent Jacelich. En ce lieu se font d'excellens draps d'or & de soye, mais aux montaignes repairent certaines gens qu'ilz appellent Cardiz , donc les autres sont Nestorians, autres Jacobins, & autres Mahumetistes, & neantmoins grands volleurs & brigantz.


De la cité de Baldach.         Chap. XVI.



En ceste contrée y a une cité bien fameuse, nommée Baldach, autrement appellée en la saincte escripture Suses, en laquelle reside le grand prelat & souverain Evesques des Sarrazins, qu'ilz nomment Caliphe, & ne se trouve en tout le pays cité plus noble, ne mieulx renommée que celle de Baldach. En icelle on faict grande quantité d'excellens draps d'or, & de soye, & de diverses façons. Histoire.En l'an de l'incarnation de nostre Seigneur mil deux cens cinquante, le grand Roy de Tartarie nommé Autrement appellé Haslon.Allau l'assiegea, & tellement la pressa qu'il la print d'assault, lors y avoit dedans plus de cent mil hommes en armes, mais Allau estoit encores sans comparaison le plusfort. Or le Caliphe qui estoit seigneur de la ville, avoit en une des tours d'icelle grande quantité d'or, d'argent, pierres precieuses, & autres joyaulx de grand pris, mais aveuglé d'avarice ne voulut jamais aucune chose en distribuer & departir aux soldatz & gens d'armes, qui fut cause que luy & la ville tumberent en cest inconvenient. Contre les seigneurs avares.Donc le Roy Allau victorieux, apres la ville prinse fist resserrer & enfermer le Caliphe dedans la tour en laquelle estoient les tresors dessusdictz, avec deffenses de luy bailler à boire ne menger, luy disant, Si tu n'eusses point esté si affectionné à la conservation de ces tresors, tu avois moyen de delivrer & saulver & toy & ta cité : Or maintenant use de tes richesses que tu as tant aymées, & en menge & boy à ton plaisir. En ceste maniere le pauvre miserable mourut de faim pres de son tresor. Au travers de ceste ville passe une grande riviere qui descend en la mer Indique, à dixhuict journées de distance, & par la boucle d'icelle infinies marchandises y peuvent estre amenées des Indes sans grandes incommodité, oultre que ceste riviere prend son origine de la Chisi.ville de Chisi : entre laquelle & celle de Baldach y a une Bascia.autre belle ville nommée Bascia, qui est environnée d'une grande forest de palmiers, dont on retire grande quantité de dactiles.


De la cité de Tauris.         Chap. XVII.



Semblablement en ceste contrée est la noble cité de Tauris, en laquelle se faict grande trafficque de diverses marchandises : car il s'y trouve grande quantité de pierres precieuses, de draps d'or, de soye, velours, & autres especes de marchandises. Et pource que la ville est en bonne assiette, y viennent de diverses parties du monde infiniz marchands comme des Indes, de Baldach, de Mosul, de Cremosor, mesmes du pays des Latins, aucuns y vont en marchandise : car les marchands trouvent en icelle de grands moyens pour soy enrichir en peu de temps. Les citoyens d'icelle sont Mahumetistes, combien qu'il s'en trouve aucuns Nestorians & Jacobins. A l'entour de la ville y a de tresbeaulx jardins, & lieux de plaisance, dont toutesfois les habitans recueillent grande quantité de bons fruictz.


Comment une montaigne fut miraculeusement transportée d'un lieu en autre.
Chapitre XVIII.



En ce pays y a une montaigne qui n'est gueres distante de la cité de Tauris, laquelle autresfois a esté par la vertu divine transferée de son lieu en autre, pour l'occasion qui s'ensuit. Histoire miraculeuse.C'est que les sarrazins voulans calumnier l'Evangile de Jesus Christ, & improperer aux Chrestiens que c'estoit une doctrine vaine & frivole, disoient : Il est escript en vostre Evangile, que si vous avez de la foy à la quantité d'un grain de moustarde, & vous dictes à ceste montaigne qu'elle voyse d'un lieu en autre, elle s'y transportera, & rien ne vous sera impossible. Or maintenant si vostre foy est si excellente & sans erreur, comme vous dictes, faictes partir ceste montaigne de son lieu, & eprouvez la vertu de vostre Evangile. Et à ce faire ces infideles Mahumetistes s'esforcerent contraindre les pauvres Chrestiens soubz couleur de la tyrannie & domination qu'ilz avoient sur eulx, ou bien de se reduire en leur loy de Mahumet, ou sinon les menassoient de les faire mourir & mettre en pieces. Alors un des Chrestiens fervent en l'amour & foy de Jesus Christ, reconforta les autres pauvres Chrestiens infirmes. Et apres avoir faict son oraison au Seigneur, avec une grande confiance, dist à la montaigne : Va ten hors d'icy, Ce qu'incontinent fut faict en la presence & veuë de tout le peuple qui y estoit assemblé, en sorte que par tel miracle grand nombre de sarrazins furent convertiz à la foy, & commencerent à confesser Jesus Christ.