La description géographique des provinces/Preface

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Edition de E. Groulleau (p. 6-10).


PREFACE AU LECTEUR
par F. G. L.


lettrine Combien que ce monde habitable & tout ce qu’il contient ſoit bien peu de choſe, ſi on le confere à l’immenſité des corps celeſtes, Touteſfois en l’un & l’autre le grand ſpectacle de nature comme en une table vifve nous eſt amplement repreſenté avec argument certain de l’excellence du grand ouvrier, lequel voulant favoriſer ſa creature n’a rien obmis en ſon ouvrage qui ne ſoit plain de majeſté, dignité, & amplitude. Car en quelque endroict qu’on puiſſe tourner les yeux, ou divertir l’eſperit, ſe preſentent toujours choſes nouvelles plaines d’admiration avec certaine viciſſitude reciproque pour empeſcher que l’homme ne ſe puiſſe ennuyer, deſgouſter, ou raſſasier du plaisir qu’il en peult tirer. Ne voit on point chacun jour changement d’eſtoilles & planettes ? l’une vient à naiſtre, l’autre s’eſvanoyr : les jours & les nuictz ſont par ſaiſons diverſifiez, le chault & le froid ont par divers temps divers effectz, les années ſe renouvellent en telle varieté, qu’impoſſible eſt faire comparaiſon ou jugement de l’une à l’autre. Les pays, regions, & provinces ſont en telle difference les unes des autres, ſoit pour la qualité & nature de la terre, meurs & conditions des habitans, eſpeces, & figures des beſtes, diſpoſition ou temperature de l’air, qu’allant d’un lieu à autre, touſjours choſes nouvelles & eſtranges ſe preſentent. Et neantmoins par la brutalité ou ignorance des hommes peu de gens ſe treuvent qui ſoyent raviz en admiration de tels effectz de nature, aussi bien peu ont cognoiſſance de la ſublimité & puiſſance ſouveraine du Createur, duquel telles merveilles procedent. Encores que pour guerir ceſte maladie leur ſoyent par providence divine propoſees (comme medicine ſinguliere) des diſciplines mathematiques par le moyen deſquelles il est loyſible à l’homme non ſeullement vaguer & cheminer en eſperit & cogitation par tous les endroictz du ciel (choſe auparavant à luy impoſſible) mais auſſi tournoyer & circuyr des yeux toute la circonference de la terre, & amplitude des mers, en ſorte qu’il ne reste lieu qui ne luy ſoit ouvert & acceſſible. Ce qui a eſté cauſe que pour avoir cognoiſſance des choſes admirables de ce monde, aucuns ſe ſont adonnez avec ung labeur infatigable à la lecture des autheurs qui en ont deſcript, veoir & entendre la Coſmographie, & la practique d’icelle ſur les chartes & globes geometriques, ou figures chorographiques, dont ilz ont tiré quelque contentement à leur eſperit. Les autres adjouſtans plus de foy à la vive voix, ont trop mieux aymé s’en enquerir aux eſtrangers & ceulx qui avoient faict longues peregrinations, pour apprendre d’eulx ce que occulairement ilz avoient veu & deſcouvert, que par les livres eſquelz le pluſſouvent on entremeſle avec la verité pluſieurs choſes fabuleuſes. Mais encores y en a eu d’autres, auſquelz ne la lecture des livres, ne le rapport des eſtrangers n’ont eſté ſuffiſans pour eſtaindre leur ſoif, que pluſtoſt l’augmentoyent. Tellement que faiſans peu de compte de laiſſer & abandonner leur pays, leurs parens, femmes, enfans, voire un lieu de repos & tranquilité (qui ſont de grandes conſiderations à un homme de ſain jugement) ſe ſont bien vouluz ſoubzmettre à infiniz perilz & dangers, non ſeulement de leurs biens, mais de leur propre vie, pour deſcouvrir & veoir à l’œil, ce dont l’abſence pluſtoſt que l’ignorance paſſionnoient leurs eſperits, jugeans telles entrepriſes (que pluſieurs eſtiment actes d’hommes inſenſez) eſtre non ſeulement louables, mais neceſſaires à l’homme, & à eulx ſur toutes choſes ſoubhaitables. O divins eſperitz & de courage invincible, qu’on peult à bon droict eſtimer ſeulz dignes de ſe attribuer & referer la vraye & naifve nobleſſe, que nature a conferée à l’homme, pour ſe vendiquer (comme un droict hereditaire des premiers parens) la domination ſur la terre & ſur les mers, faiſans reluyre en eulx ceſte primitive vertu des anciens, qui pour avoir faict longues peregrinations, deſcouvert & reduict à culture pluſieurs terres au paravant inhabitees, voire pour moindre occaſion ont eſté appellez dieux : à deſcrire la louange deſquelz tant de nobles eſperitz ſe ſont empeſchez, meſmes ce grand poëte Homere en ſon Odiſſee, leur attribue la puiſſance d’enclorre & enfermer les vents dedans des ſacz ou peaulx de bouc pour les mener avec eulx & en dispoſer à leur plaisir. Combien faict il grand & admirable le navire appellé Argo ? auquel il attribue non ſeulement des aiſles pour voller & paſſer par tout, mais avoir ame, vie, & parler. Il le deſcript prompt & habile à ſe mouvoir, tourner, virer, advancer, reculer, arreſter : brief ſe jouer comme un daulphin ſur les grans flotz de la plaine mer : & au regard de ceux qui eſtoient dedans, les appelle heroïques & demydieux, ce qu’il faict en la faveur & louange de leur entrepriſe & navigation. Auſſi à la vérité on ne peult juſtement denyer la grande puiſſance conferée à l’homme pour commander à nature : car par ſerremens & ouſtilz il peult contraindre & forcer la terre, montaignes & rochers, par ponts & batteaux les grans fleuves & rivieres, par navires & galleres les grandes mers plaines de tempeſtes & orages, & par dispoſition de voiles reduyre en ſervitude les vents, meſmes à prendre en la face du ciel le cours de ſon chemin maritime, choſe admirable combien nature s’aſſubjectiſt & rend obeïſſante aux loix de l’homme. À ceſte cauſe à mon jugement ceulx la doivent eſtre eſtimez ſaiges & avoir grande congnoiſſance des ſecretz de nature, qui ont eſté autheurs par leurs voyages & navigations de cercher & deſcouvrir nouvelles terres, regions & provinces comme puiſnagueres en ont eſté deſcouvertes tant en terre ferme que iſles aux anciens incongneues, autant ou plus que monte noſtre Europe. Encores aurions nous plus grande certitude & experience des regions Orientales, si de tous ceulx qui en ont entrepris le voyage le retour euſt eſté heureux & à ſauveté : mais aux viateurs ſe preſentent en tant de divers pays & provinces infiniz perilz & dangers : car ou ilz tombent es mains des volleurs, brigans, pirates & courſaires, ou de quelques gens cruelz & inhumains, qui les tuent, ou reduyſent en perpetuelle ſervitude, ſinon rencontrent mers tempeſtueuſes, grans deſertz arides & ſablonneux qu’il leur convient paſſer, eſquelz on ne trouve à peine de l’herbe pour les beſtes, des eaues infectes & mortiferes dont à faulte de meilleure leur convient boire, challeurs ou froidures intollerables, perſecutions de beſtes ſauvages & cruelles, & autres innumerables perilz, en ſorte que bien peu nous ont eſté renduz ſains & ſauves, de tant de curieux explorateurs qui ſont partiz d’Europe pour deſcouvrir l’Aſie. Et ſi aucuns en ſont retournez, ilz ont eſté ſi affoibliz & exanimez de tant de labeurs & travaulx par eulx ſouffertz qu’ilz n’ont tenu compte de rediger par eſcript ce qu’ilz ont veu & deſcouvert, ou si quelque choſe en ont deſcriptz, ce a eſté en leur langage vulgaire pour congratuler à leurs concitoiens comme ont fait Loys Vartoman Bolognois, Marc Paule Venetien, & quelques autres Italiens & Eſpagnolz, des œuvres deſquelz à peine aurions congnoiſſance ſi aucuns notables perſonnages ne nous les euſſent reduitz & communiquez en la langue Latine. Encores je ſoubhaiterois que M. Paule euſt rencontré un meilleur interprete, ou que luymeſmes euſt deſcript son voiage en Latin, veu qu’il entendoit fort bien la langue Latine (comme en quelque endroit il le declaire) Car on ne trouveroit pas en son livre tant de termes eſtranges & barbares qui ne sont ne Latins ne Grecz, mais innovez à plaisir, & m’ont quelques fois arreſté tout court, en continuant la traduction preſente, en quoy je priray le lecteur bening m’excuſer s’il en rencontre quelques uns peu intelligibles. Ceſtuy M. Paule eſtoit filz de Nicolas Paule noble citoien de Veniſe, lequel ayant tournoyé grande partie de l’Orient avec un ſien frere Mathieu Paule par le temps de trois ou quatre ans, s’en retourna à Veniſe ou il trouva ſon filz M. Paule deſja grant & bien instruict aux lettres humaines, lequel il emmena avec luy en ſon ſecond voiage aux Indes, & le preſenta au grant Cham Cublai lors Empereur des Tartares qui le receut humainement, & le retint à ſa court, ou il demoura en ſon ſervice l’eſpace de dixſept ans eſtant employé en grans affaires & commiſſions en divers pays & provinces de l’obeïſſance du grand Cham, aumoyen dequoy a eu la commodité de veoir & deſcouvrir de grandes choſes & admirables, que par la lecture de ſes livres on pourra pluſamplement congnoiſtre.


I N T E R   U T R U M Q U E.