Le Diable à Paris/Série 4/Un monsieur qui se fait suer
Voici comment je fus initié aux mystères du sport.
Deux jours avant mon départ de Paris pour retourner dans ma province j’étais aux Variétés, lorsque vers dix heures je vis entrer dans une loge d’avant-scène trois jeunes gens qui, par le tapage qu’ils firent, attirèrent l’attention de toute la salle. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître dans l’un d’eux un de mes anciens camarades que j’avais perdu de vue depuis longtemps !
Comme j’étais tout près de l’avant-scène, la persistance de mes regards le frappa. Il me reconnut aussi et me fit de la main un signe amical.
À l’entr’acte je m’approchai de l’avant-scène. Mais avant que nous eussions pu échanger dix paroles, ses amis l’appelèrent.
« Pardonne-moi, dit-il en me serrant la main, je suis obligé de partir tout de suite ; seulement je ne pars que si tu me promets de venir déjeuner demain avec moi pour que nous renouvelions connaissance. »
Je promis, il me donna sa carte et s’éloigna.
Lorsque je m’étais lié avec ce camarade à l’école de droit, il se nommait tout simplement Chopard ; sur la carte qu’il me remit je lus : Cho’Pard du Vallon. Je dois dire que cette façon d’écrire Cho’Pard à l’irlandaise m’eût procuré un moment de douce gaieté, si ce nom dans son entier, Cho’Pard du Vallon, n’eût été un de ceux que j’avais vus cités le plus souvent dans les journaux du sport. Hé ! quoi, mon ancien camarade Chopard était devenu un des plus célèbres gentlemen riders de France.
Vous pensez si je fus exact le lendemain au rendez-vous.
À onze heures je sonnais à la porte d’un entre-sol, rue de Ponthieu. Un domestique vint m’ouvrir.
« M. Cho’Pard du Vallon ? »
Au lieu de me répondre, le domestique secoua la tête.
« Ce n’est pas ici ? »
Il pencha la tête trois fois en avant pour dire oui.
« Alors il ne peut pas recevoir ? »
Il secoua la tête pour dire non ; tout cela d’un air lugubre.
« Mais j’ai rendez-vous avec lui.
— Hélas ! monsieur, il est sous le suaire, dit-il d’une voix caverneuse.
— Ah ! mon Dieu ! » et je fis un bond comme si j’avais reçu une balle en pleine poitrine. Sous le suaire, mon pauvre Chopard que j’avais vu la veille si gai et si solide.
Quoique ce domestique ne fût guère causeur, ce que je m’expliquai très-bien, pensant à l’affliction dans laquelle un pareil coup l’avait dû jeter, je voulus l’interroger.
« Mais comment cela est-il arrivé ? Je l’ai vu hier au théâtre.
— Au dîner, monsieur, il n’y pensait pas, mais cette nuit en rentrant il me dit : « Demain je me mets sous le suaire. »
— Comment ! il se met sous le suaire ? alors c’est un suicide !
— Oui, monsieur, c’est le vrai mot, un suicide ; un homme si fort, si solide, si bien bâti, c’est un suicide. Les flanelles, les couvertures, ce n’est rien, mais le suaire ! »
Je baissai la tête.
« N’est-ce pas, monsieur, que c’est un crime ? Une fois, deux fois on en revient, mais trop souvent… »
Je le regardai avec stupéfaction.
Comment trop souvent ? Ah çà ! qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Est-ce que Chopard avait pour amusement de se faire ensevelir tous les huit jours ? Mais non, c’était la douleur qui troublait la raison de ce pauvre domestique et le rendait fou.
« Je vois bien que monsieur est un ami de M. du Vallon, dit-il, si monsieur voulait entrer et le voir. »
Je fis quelques pas en arrière ; c’est peut-être une faiblesse, mais je n’ai jamais aimé à visiter les morts, cependant dans cette circonstance je n’osai refuser. Je suivis le domestique.
Dans une antichambre sombre on respirait une étrange odeur chaude et âcre à la fois, qui vous prenait à la gorge ; les cierges sans doute qui brûlaient auprès du lit mortuaire. Pauvre garçon !
« Dites-lui bien, n’est-ce pas ? qu’il ne recommence pas, » me murmura le domestique a l’oreille.
Avant d’avoir pu me rendre compte de ces paroles insensées, la porte de la chambre s’ouvrit.
Au milieu de la pièce j’aperçus une grande enveloppe blanche ; la tête du cadavre sortait de cette enveloppe qui le serrait au cou. Chose étrange, il ne paraissait pas couché, mais assis, et cette tête, au lieu d’être décolorée, était rouge comme un homard. Chose horrible, elle remua, les lèvres s’agitèrent, et de cette bouche de fantôme sortit une voix qui disait joyeusement :
« Tiens, c’est ce brave Jumlasse ! »
Assurément, si la porte de la chambre n’avait pas été refermée, je me sauvais comme un fou.
« Me prends-tu pour un fantôme ? » continua le fantôme.
Je balbutiai quelques mots stupides.
« Je comprends ton étonnement, poursuivit du Vallon qui décidément n’était pas mort ; tu vois devant toi un homme qui se fait suer sous le suaire en caoutchouc et qui avant ce soir doit avoir perdu quelques livres de son poids.
— Comment cela ?
— Au moyen de trois lampes qui sont allumées sous cette enveloppe et qui font fondre ma graisse ; c’est simple comme le jour, seulement ce n’est pas agréable. »
Je commençai à me remettre de mon émotion. Du Vallon ne s’était pas suicidé, le domestique n’était pas fou, seulement moi j’étais un niais ; il ne fallait pas qu’on en eût trop la preuve si je ne voulais être déshonoré pour le restant de ma vie. Le hasard me faisait tomber chez une des gloires du sport, c’était une heureuse chance que je devais exploiter sans me compromettre : il fallait donc le faire causer sans causer moi-même.
« Sais-tu que c’est drôle de tomber ainsi dans les coulisses du sport ?
— Et un jour de grande représentation encore, car tu penses bien que je ne me livre pas tous les jours à cette suée violente, il faut des circonstances tout à fait exceptionnelles.
— Alors tu es donc dans des circonstances de ce genre ?
— Je crois bien, je monte après-demain dans un handicap, et je ne dois peser que cinquante et un kilos ; pour un jockey c’est un poids ordinaire, mais pour un gentleman, cent deux livres c’est raide ; il faut donc que d’ici là j’arrive à ce poids, et le suaire en caoutchouc, aidé d’une médecine, peut seul faire ce miracle. Si j’avais été prévenu, je me serais entraîné régulièrement et progressivement, et j’y serais bien arrivé ; on peut très-facilement maigrir d’une livre par jour sans souffrir.
— Vraiment !
— Tu comprends que si tous les matins en me levant j’endosse les uns par-dessus les autres trois pantalons de flanelle, cinq gros gilets, si par là-dessus je mets mes vêtements ordinaires, si ainsi chargé je fais une dizaine de kilomètres au pas de course, si en rentrant je bois deux ou trois tasses de thé très-chaud, si j’observe une diète sévère, c’est-à-dire si je reste sur mon appétit, ne mangeant ni légumes, ni viande, ni pain, ne buvant ni alcool ni vin pur, je peux très-bien, en dix jours, perdre dix livres. C’est là le régime des jockeys qui veulent se mettre en état, et il n’a rien de mauvais, au lieu d’affaiblir il fortifie. Mais pour maigrir du jour au lendemain il faut autre chose, et voilà pourquoi je suis sous cet appareil comme un saint Laurent sur son gril.
— Et quand tu pèserais deux livres de plus ?
— Malheureux, tu ne sais donc pas ce que c’est qu’un handicap ?
— Parfaitement, mais…
— Voyons, écoute-moi un peu et tu vas comprendre la nécessité de cette suée. Tu sais que le handicap est basé sur cette règle : « Une once ajoutée au poids que porte un cheval se traduit par un mètre de retard sur un kilomètre. »
Je m’étais bien promis d’écouter en silence, cependant cette règle énoncée comme une vérité mathématique me fit faire un mouvement que du Vallon comprit.
« Il n’y a pas à s’étonner, fit-il, cela est certain comme deux et deux font quatre et comme l’axiome de géométrie qui nous apprend que la ligne droite est le chemin le plus court d’un point à un autre. Cela d’ailleurs a été démontré par de nombreuses expériences, c’est-à-dire que si tu prends deux chevaux de mérite exactement pareil et dans la même condition, si tu mets sur l’un cinquante-trois kilos et sur l’autre cinquante-deux kilos seulement, celui qui portera cinquante-trois kilogrammes sera de seize mètres en retard sur celui qui en portera cinquante-deux, au bout d’un kilomètre.
— Mais c’est leur donner un boulet à traîner, ou plutôt leur attacher une jambe.
— Parfaitement.
— Et alors que signifient les courses ? Je croyais qu’elles avaient pour but de signaler les meilleurs chevaux par une épreuve précise ; au moins c’était l’idée que je m’en faisais.
— Ton idée est juste en théorie ; c’est là en effet le but du Derby et du Grand prix de Paris où tous les chevaux luttent à poids égal. Seulement, si toutes les courses se faisaient ainsi, deux ou trois journées suffiraient par an ; le choix serait bien vite fait entre les bons et les mauvais ; alors, que deviendrait le spectacle, que deviendrait surtout la spéculation ? C’est pour donner satisfaction à ces deux besoins qu’on a inventé les handicaps qui ont pour but d’égaliser par le poids les chances de tous les chevaux partants dans une course : les bons sont surchargés, les mauvais sont déchargés. Tu dois maintenant comprendre pourquoi je me fais maigrir et comment une livre de plus ou de moins de graisse sur mon corps est d’une grande importance.
— Et sur quelles bases calcule-t-on ces surcharges et ces décharges ?
— Sur la valeur reconnue ou supposée des chevaux.
— Hum ! hum ! supposée… cela n’est guère rassurant. Et qui impose ces surcharges ou ces décharges ? Il me semble que cela est aussi important que la livre de graisse dont tu parles, car enfin celui qui fixe le poids fixe d’avance la victoire ou la défaite.
— Exactement comme s’il conduisait à la main tous les chevaux du champ. Aussi est-il fort délicat d’être handicaper ; il faut connaître aussi bien la qualité des chevaux que l’honnêteté des propriétaires.
— Comment l’honnêteté ?
— J’ai un cheval, n’est-ce pas ; je sais que, sans être du premier ordre, il est assez bon ; je le fais courir deux ou trois fois au printemps en recommandant au jockey de l’arrêter, ou bien je le montre dans un mauvais état de préparation : c’est ce qu’on appelle « courir pour se retirer du poids. » D’après ces épreuves, mon cheval, pour ceux qui ne sont pas dans le secret, est un mauvais cheval, et quand je l’engage dans les handicaps d’été ou de printemps, on lui donne un poids très-léger.
— Cela s’appelle de l’habileté.
— Dans le monde du sport, c’est comme à la Bourse, on ne s’arrête pas généralement aux mots. Maintenant suppose autre chose. Le handicaper, au lieu d’être un honnête homme, est une conscience facile. Je vais le trouver et lui laisse entendre que, si mon cheval obtient un bon poids, je suis disposé à n’être pas ingrat. Mon cheval a bien couru toute l’année cependant, malgré son mérite reconnu, il obtient un poids léger et, grâce à ce poids, il gagne.
— Mais c’est une volerie.
— Encore ! Fais donc attention, gros naïf, que ce que je te mets là en supposition est souvent la réalité. Si tu vivais dans notre monde, les noms te viendraient sur les lèvres. Ainsi, tiens, l’année dernière, un de mes amis engage un de ses chevaux dans un des grands handicaps de l’Angleterre ; avant que les poids soient fixés, il envoie son jockey chez le handicaper. En arrivant à la porte de celui-ci ce jockey rencontre un autre jockey qui sortait. « Si tu vas demander un poids léger, dit celui qui sortait, je te préviens qu’il est trop tard, il m’est accordé. » L’autre, sans se décourager, entre comme s’il ne savait rien. « Mon maître, dit-il, voudrait bien obtenir un bon poids pour son cheval, et si vous pouvez le lui accorder, il vous abandonnera le montant du prix et mille livres. » Le premier jockey n’avait offert que le montant du prix, le second offrait 25 000 fr. en plus, il a eu un meilleur poids ; et en paris son maître a gagné plus de cinq cent mille francs. Je ne te dis pas que tous les jours et partout cela se passe ainsi, mais enfin cela arrive. »
J’étais stupéfait ; je ne comprenais pas parfaitement tout ce que du Vallon m’expliquait, mais il y en avait assez pour étonner un naïf comme moi.
« Tu vois donc, poursuivit du Vallon, que le handicaper peut très-bien se laisser tromper par les propriétaires trop adroits, de même qu’il peut aussi être trop adroit lui-même. Ajoute encore qu’il peut céder à toutes sortes d’autres considérations : tantôt il y a un propriétaire qui est son ami et naturellement il est disposé à le favoriser ; tantôt ce propriétaire a été malheureux toute l’année, et dans les meilleures intentions du monde, pour qu’il puisse se rattraper, on donne un poids léger à ses chevaux.
— Et si je n’accepte pas le poids imposé à mon cheval ?
— Tu le retires de la course, tu payes cent ou deux cents francs, selon le montant du forfait, et c’est fini.
— Sans réclamer ?
— Sans réclamer. Mais je t’ai invité à déjeuner, déjeunons. Je ne veux pas t’ennuyer de toutes ces histoires de courses.
— Je t’assure qu’elles me font le plus grand plaisir ; avec toi on pénètre dans les coulisses, pour nous autres provinciaux c’est toujours le grand attrait.
— Eh bien, mon bon, après déjeuner reste avec moi, si tu n’as rien de mieux à faire. J’attends plusieurs de nos amis, des gentlemen, l’entraîneur du cheval que je monte ; très-probablement aussi Maigret, le rédacteur du Turf, va venir me voir ; si tu aimes les histoires et les choses du sport, tu seras servi à souhait. Pour le moment ouvre la bouche, tantôt tu ouvriras les oreilles. »
Je n’étais pas à bout de mes étonnements avec mon ami Chopard du Vallon.
« Veux-tu sonner ? » me dit-il.
Le domestique qui m’avait introduit arriva à mon appel.
« Retirez-moi de là-dessous, dit du Vallon, et vous nous servirez le déjeuner. »
Les lampes et le suaire avaient produit de l’effet, car, lorsqu’il se leva, en moins d’une minute le parquet fut inondé de sueur ; les gouttelettes coulaient, passez-moi la comparaison, comme la graisse tombe d’un gigot dans une lèchefrite.
Il se débarrassa de son enveloppe en caoutchouc, et son domestique lui apporta un grand vase plein d’eau chaude dans laquelle nageait une éponge ; aussitôt il se fit des lotions sur tout le corps, et après qu’il eut été bien essuyé et bien frictionné avec des linges de laine, il endossa des vêtements de flanelle.
« Maintenant déjeunons, dit-il, je me sens faible. »
Franchement on l’eût été à moins.
Mais le déjeuner qu’il absorba n’était guère de nature à le réconforter ; tandis que j’avalais, avec la voracité d’un homme dont le repas est retardé de deux heures, une sole frite, quatre rognons à la brochette et trois tranches épaisses de pâté de perdreau truffé, il se contenta d’une rôtie trempée dans une tasse de thé et de quelques feuilles de cresson.
Je ne pus m’empêcher de lâcher une exclamation de surprise.
« En te regardant, dis-je, je ne peux pas comprendre comment il se trouve d’honnêtes gens pour accepter un pareil traitement et un pareil régime.
— Et la gloire ? — Il est glorieux de ne peser que le poids d’un Aztèque ?
— Non, mais d’arriver premier ; tu ne sais donc pas que Saint-Cucufa a fait la conquête de la princesse de Plush en gagnant le prix des gentlemen à Bade ?
— De quelle princesse veux-tu faire la conquête ? Il faut qu’elle ait des goûts bien éthérés pour te réduire à cet état.
— Ce n’est pas une princesse qui me tente, mais quelques billets de mille francs.
— Le cheval que tu dois monter est donc à toi ?
— Pas du tout, seulement je suis pour deux cents louis dans les paris du propriétaire ; si je gagne, il me donnera deux cents louis sur ses paris, si je perds il ne me donnera rien. C’est ainsi qu’on agit avec ceux qui ne sont pas ce qu’on appelle des professionnels, mais qui cependant sont bien aises de tirer parti de leur talent.
— Je comprends mieux cette gloire-là.
— Crois-tu que le capitaine Crosse ait abandonné l’armée anglaise pour le seul plaisir de monter tous les huit jours en Angleterre, en France ou en Belgique le cheval de celui-ci ou de celui-là ? Crois-tu que M. Steele, qui était avocat, ait renoncé à plaider devant le lord chancelier rien que pour avoir la gloire de gagner des steeple-chases et de battre Page, Holman ou Cassidy devant un public de cocottes ? Non, mon petit Jumlasse ; ils ont obéi, comme j’obéis moi-même, à des arguments plus pratiques ; que diable ! mon cher, tout le monde n’a pas le moyen de se casser le cou gratis, pour rien, pour le plaisir. »
Au moment où l’on servait le café, pour moi, bien entendu, non pour mon ami, on lui remit une carte.
« Voici Maigret, dit-il, tu vas avoir la chance de connaître un des hommes les plus étonnants de Paris ; c’est lui qui rédige dans le Turf ces articles si réjouissants sur le grand monde parisien. »
Je vis entrer un homme bellâtre et fadasse, admirablement habillé ; sa barbe noire était frisée au fer et parfumée.
« Eh bien ! Quoi de nouveau ? demanda du Vallon.
— Ah ! mon cher, c’est une désolation, une abomination, le sport se meurt, le sport est mort. Figurez-vous que voilà encore un bourgeois, un homme de rien, qui fonde une écurie de courses. Le nom de Tournaillon est-il venu jusqu’à vous ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, M. Tournaillon a fait fortune dans le commerce des cuirs. Son fils vient d’acheter tous les chevaux de steeple-chase de ce pauvre comte de Platpied. Où allons-nous ? Je puis vous demander cela à vous, mon cher monsieur du Vallon, qui, par les Cho’Pard, tenez à la meilleure noblesse d’Irlande. Il y a quelques années les nobles exercices du sport étaient le déduit exclusif de quelques privilégiés, de quelques natures d’élite qui par ce goût exquis s’élevaient au-dessus du vulgaire ; aujourd’hui voilà les gens de commerce, les gens d’affaires qui s’en mêlent, c’est une honte. Prenez un programme et voyez quels noms y sont inscrits : des maquignons, des agents de change, des marchands de moutarde. »
Pendant dix minutes M. Maigret continua sur ce ton. J’étais abasourdi. Hé quoi ! fallait-il donc avoir quatre quartiers de noblesse bien prouvés, pour avoir le droit de mettre un jockey sur le dos d’un cheval ? les propriétaires devaient-ils être de pur sang comme les bêtes ? Et moi qui avais cru jusqu’à ce jour que les courses étaient une affaire.
Enfin du Vallon l’interrompit :
« Mon cher monsieur Maigret, dit-il, j’ai un service à vous demander, un service de la plus grande importance : dans votre prochain article consacrez quelques lignes à la comtesse Gablouska.
— Ah ! monsieur !
— Oui, je sais, c’est difficile.
— Difficile, dites impossible, et vous serez au-dessous de la vérité ; je suis accablé, débordé ; il ne me reste pas de place pour les élégances de la plus pure technicité, pour les noms auxquels on rend le plus. Bien des journaux ont voulu m’imiter, mais chez eux on se galvaude, c’est chez nous seulement qu’il est séant de paraître. Je vous le demande, est-ce qu’une chronique sur les sphères élevées et aristocratiques n’est pas déplacée dans tous les journaux politiques ? Cela blesse les convenances ; ces journaux sont des clubs, des cafés ; nous, nous sommes un salon. Voilà pourquoi je suis littéralement pris d’assaut. Les d’Hozier ne donnaient que la noblesse, je donne, moi, et la noblesse et la réputation.
— C’est justement pour cela que je vous demande de donner deux lignes à Mme Gablouska.
— Ces étrangères sont prodigieuses ; elles viennent à Paris rien que pour voir leurs noms dans un journal, et après elles s’en retournent dans leur pays colportant partout le numéro où elles sont nommées pour faire mourir de dépit leurs rivales. Ce fameux numéro est la consolation de leur vieillesse.
— Puisque vous appréciez si bien l’importance de ce que je vous demande, vous ne me refuserez pas.
— Non assurément, car je tiens trop à compter au nombre de vos amis, mais à condition que votre comtesse se fasse habiller par Toole, — c’est un nouveau tailleur anglais que je protège, — qu’elle porte élégamment une de ses toilettes à sensation, et je lui établis une liste de performances à faire mourir d’envie toutes les Polonaises de la Pologne.
— Ça, je vous le promets.
— Alors c’est entendu. Maintenant adieu, il faut que je vous quitte ; je dois être à une heure chez la comtesse de Hauveau qui veut me montrer le costume Louis XV orné de dentelles blanches qu’elle portera demain à la grande chasse ; à deux heures il faut que je sois à l’ambassade de *** pour me faire une idée de la toilette habillée que la duchesse a inventée, une merveille ; à deux heures trois quarts chez Mme Heard, une austère Américaine qui tient à faire croire qu’elle est reçue par toute l’aristocratie parisienne ; à trois heures chez la baronne Rehbach pour son déguisement ; et ce soir en rentrant il faudra mettre tout cela en prose à peu près propre et plaire à toutes. Ah ! mon cher, quel métier que le mien ! »
Lorsque le rédacteur du Turf fut parti, mon ami du Vallon se remit sous le suaire ; l’enveloppe en caoutchouc fut hermétiquement close au cou, on la drapa bien, de manière que l’air frais ne pût pas pénétrer, et les lampes furent allumées.
En moins de dix minutes la tête de mon ami devint rouge comme une écrevisse, son nez fort et busqué avait l’air d’une patte de homard.
Le déjeuner m’avait mis en gaieté.
« Veux-tu que je t’arrose ? dis-je en riant.
— Oui, donne-moi une tasse de thé. »
Le liquide chaud eut pour effet d’augmenter la poussée ; comme une barre de fer qui est au feu, il passait par tous les tons du rouge, seulement c’était en sens inverse : il avait commencé par le rouge blanc, il était arrivé au rouge cerise.
En le regardant je me rappelais avoir vu de pauvres diables d’ouvriers verriers qui, pour gagner leur misérable vie, enduraient le supplice de la cuisson, tandis que ce supplice du Vallon se l’imposait de gaieté de cœur pour la gloriole d’endosser une casaque rose ou grise devant vingt ou trente mille spectateurs qui se moqueraient de lui.
Ces réflexions plus ou moins philosophiques furent troublées par un bruit de voix qui s’éleva dans l’antichambre.
« C’est le marquis de Redhill et Kinghorn, son entraîneur, » dit Du Vallon.
Ceux-ci entrèrent. L’un était un homme de grande taille, bien pris, solidement campé, la tête belle, avec un air de dignité et d’indépendance, — le marquis sans aucun doute ; l’autre était un gros garçon pesant au moins cent kilos, tout jeune encore, l’air bon enfant et bon vivant d’un riche fermier, avec cela une mauvaise houppelande grise pour costume, — assurément l’entraîneur.
Quelle fut ma surprise en voyant celui que je prenais pour l’entraîneur donner une poignée de main à du Vallon, tandis que celui que j’avais reconnu pour le marquis de Redhill le saluait poliment ! Je m’étais trompé.
« Est-ce que ce gentleman parle l’anglais ? » demanda le marquis dans sa langue maternelle.
Élevé par une bonne anglaise, le hasard voulait que je parlasse cette langue presque aussi bien que le français, mais du Vallon l’ignorait. En entendant la demande du marquis, je pensai qu’il avait quelque chose de particulier à dire à mon ami et que, si je paraissais le comprendre, il ne parlerait pas devant moi. Je pris un air indifférent ; j’étais là pour m’instruire.
« Lui ? répliqua du Vallon. C’est un bon provincial de mes amis ; il n’entend rien ni aux courses ni à l’anglais.
— Alors, continua le marquis en anglais, éteignez vos lampes, mon cher, et sortez de votre suaire.
— Comment cela ? je ne monte donc plus.
— Vous ne montez plus Crevette, vous montez la Gredine.
— Pourquoi diable m’avez-vous laissé me flanquer cette suée ? s’écria mon ami en jetant au loin son enveloppe en caoutchouc. La Gredine porte 60 kilos, je n’avais pas besoin de me faire maigrir. »
À cette exclamation le marquis répondit par un formidable éclat de rire, tandis qu’un air narquois apparaissait sur la figure de Kinghorn.
« Il fallait, dit celui-ci, que tout le monde sût bien que M. du Vallon se faisait maigrir.
— Tout le monde le sait, Maigret sort d’ici et il m’a vu sous ce manteau ridicule.
— C’est parfait.
— Voyons, mon cher marquis, je vous en prie, expliquez-vous. »
Je m’étais mis dans un coin, où je m’étais plongé dans un numéro du Sport, mais je ne perdais pas un mot de cette conversation.
« Dans le commencement, continua le marquis, nous avions réellement l’intention de gagner avec Crevette, je ne m’en suis pas caché, et comme elle est bonne, comme elle est avantagée par le poids, tout le monde a vu en elle le vainqueur ; si bien quelle est à 4/1 dans la cote, tandis que la Gredine est à 10/1. Mais voilà qu’aux essais la Gredine se montre meilleure, montée par un gamin, tandis que Crevette était montée par notre jockey ; elle l’a battue avant-hier de trois longueurs, hier de cinq, ce matin de dix très-facilement. Elle est sûre de gagner. Quand j’ai vu cela, j’ai commencé à faire prendre en cachette autant de la Gredine qu’on a voulu m’en donner ; au betting ils en sont toujours à Crevette. »
Cela était évidemment très-drôle, car tous trois se mirent à rire.
« Ma foi, je ne regrette pas ma suée, dit du Vallon..
— Vous comprenez, poursuivit le marquis, tous ils sont convaincus que nous gagnerons avec Crevette, tous ils parient pour Crevette ; eh bien, Crevette ne partira pas ; on la promènera demain bien ostensiblement dans l’enceinte du pesage ; les paris continueront d’autant mieux que la Gredine est restée à Chantilly d’où elle arrivera demain seulement ; à la dernière seconde j’annoncerai que Crevette ne part pas, et ils avaleront un bon bouillon. Il y a assez longtemps que j’arrose le betting. Je me venge et me rattrape. Donc jusqu’à demain secret absolu, et laissez toujours croire que vous vous faites maigrir.
— Seulement, maintenant, soignez vos bras, acheva Kinghorn, la Gredine tire en diable ; vous en aurez besoin.
— Ils payeront, et ils ne pourront pas se fâcher. »
Les rires recommencèrent, et quand du Vallon rentra, après avoir reconduit ses visiteurs, il riait encore.
J’avais compris en gros la machination de ce coup d’adresse, mais dans le détail il y avait bien des choses qui m’avaient échappé ; je voulus tâcher de me les faire expliquer.
« Tu ne te fais plus suer ? dis-je à mon ami.
— Non.
— Est-ce que tu es arrivé à ton poids ?
— Pas tout à fait encore, mais j’ai besoin de toutes mes forces, et si je continue la suée je n’aurai plus de bras demain. »
Décidément il ne me trouvait pas digne d’être initié au secret.
« Dis donc, fit-il tout à coup, est-ce que tu vas au betting ?
— Je ne sais pas seulement ce que c’est.
— C’est un salon où se font les paris sur les courses ; mais, puisque tu ne les connais pas, c’est bien. Probablement tu ne connais pas non plus Bolton ni Jacob.
— Qui sont ces messieurs ?
— Ce ne sont pas des messieurs, ce sont des courtiers.
— Je ne les connais pas.
— Alors tu vas aller chez eux : Bolton, boulevard Montmartre ; Jacob, rue Le Peletier, et tu vas chez chacun d’eux parier cent louis pour la Gredine et cent louis contre Crevette ; tout le monde parie pour, ils te la donneront, n’importe à quelle cote tu la prendras ; tu feras les paris en ton nom, M. Jumlasse, et surtout tu ne prononceras pas le mien.
— Comment, tu paries contre ton cheval ? je croyais que c’était défendu.
— C’est pour me couvrir ; j’ai beaucoup de paris pour, et si par hasard je n’arrivais pas premier, je perdrais trop. Tu comprends ?
— Très-bien. Personnellement, pour qui m’engages-tu à parier ? »
Il me regarda un moment en hésitant.
« Dame… pour le cheval que je monte. »
Il me passa un froid dans le dos. Égorgé par mon ami, c’était raide.
Je pris mon chapeau et me disposai à partir. À la porte, du Vallon m’arrêta :
« Un conseil, mon petit Jumlasse ; ne parie pas aujourd’hui ; tu sais, dans une nuit il se passe bien des choses ; je te dirai demain sur qui tu devras mettre ton argent. »
Ce dernier mot me toucha ; mais ce fut seulement plus tard, quand l’expérience me fut venue, que je compris combien il était beau, car dans le monde des parieurs c’est généralement son ami intime qu’on trompe le premier.
J’allai chez MM. Bolton et Jacob, et en plus des paris de mon ami du Vallon j’en fis un de cinquante louis pour moi sur la Gredine.
Le lendemain, aux courses, les choses se passèrent telles qu’elles avaient été convenues : Crevette ne partit pas et la Gredine arriva première ; je gagnai cinq cents louis.
Il y eut une clameur terrible ; mais légalement on ne pouvait pas se plaindre : le betting fut ruiné.