Le Diable amoureux/11

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 203-212).
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XI


Un mois s’était passé dans des douceurs qui m’avaient enivré. Biondetta, entièrement rétablie, pouvait me suivre partout à la promenade. Je lui avais fait faire un déshabillé d’amazone : sous ce vêtement, sous un grand chapeau ombragé de plumes, elle attirait tous les regards, et nous ne paraissions jamais que mon bonheur ne fît l’objet de l’envie de tous ces heureux citadins qui peuplent, pendant les beaux jours, les rivages enchantés de la Brenta ; les femmes mêmes semblaient avoir renoncé à cette jalousie dont on les accuse, ou subjuguées par une supériorité dont elles ne pouvaient disconvenir, ou désarmées par un maintien qui annonçait l’oubli de tous ses avantages.

Connu de tout le monde pour l’amant aimé d’un objet aussi ravissant, mon orgueil égalait mon amour, et je m’élevais encore davantage quand je venais à me flatter sur le brillant de son origine.

Je ne pouvais douter qu’elle ne possédât les connaissances les plus rares, et je supposais avec raison que son but était de m’en orner ; mais elle ne m’entretenait que de choses ordinaires, et semblait avoir perdu l’autre objet de vue. « Biondetta, lui dis-je, un soir que nous nous promenions sur la terrasse de mon jardin, lorsqu’un penchant trop flatteur pour moi vous décida à lier votre sort au mien, vous vous promettiez de m’en rendre digne en me donnant des connaissances qui ne sont point réservées au commun des hommes. Vous parais-je maintenant indigne de vos soins ? un amour aussi tendre, aussi délicat que le vôtre peut-il ne point désirer d’ennoblir son objet ?

— Ô Alvare ! me répondit-elle, je suis femme, depuis six mois, et ma passion, il me le semble, n’a pas duré un jour. Pardonnez si la plus douce des sensations enivre un cœur qui n’a jamais rien éprouvé. Je voudrais vous montrer à aimer comme moi ; et vous seriez, par ce sentiment seul, au-dessus de tous vos semblables ; mais l’orgueil humain aspire à d’autres jouissances. L’inquiétude naturelle ne lui permet pas de saisir un bonheur, s’il n’en peut envisager un plus grand dans la perspective. Oui, je vous instruirai, Alvare. J’oubliais avec plaisir mon intérêt ; il le veut, puisque je dois retrouver ma grandeur dans la vôtre ; mais il ne suffit pas de me promettre d’être avec moi, il faut que vous vous donniez et sans réserve et pour toujours. »

Nous étions assis sur un banc de gazon, sous un abri de chèvrefeuille au fond du jardin ; je me jetai à ses genoux. « Chère Biondetta, lui dis-je, je vous jure une fidélité à toute épreuve.

— Non, disait-elle, vous ne me connaissez pas, vous ne me connaissez pas ; il me faut un abandon absolu. Il peut seul me rassurer et me suffire. »

Je lui baisais la main avec transport, et redoublais mes serments ; elle m’opposait ses craintes. Dans le feu de la conversation, nos têtes se penchent, nos lèvres se rencontrent… Dans le moment, je me sens saisir par la basque de mon habit, et secouer d’une étrange force…

C’était mon chien, un jeune danois dont on m’avait fait présent. Tous les jours, je le faisais jouer avec mon mouchoir. Comme il s’était échappé de la maison la veille, je l’avais fait attacher pour prévenir une seconde évasion. Il venait de rompre son attache ; conduit par l’odorat, il m’avait trouvé, et me tirait par mon manteau pour me montrer sa joie et me solliciter au badinage ; j’eus beau le chasser de la main, de la voix, il ne fut pas possible de l’écarter : il courait, revenait sur moi en aboyant ; enfin, vaincu par son importunité, je le saisis par son collier et le reconduisis à la maison.

Comme je revenais au berceau pour rejoindre Biondetta, un domestique marchant presque sur mes talons nous avertit qu’on avait servi, et nous allâmes prendre nos places à table. Biondetta eût pu y paraître embarrassée. Heureusement, nous nous trouvions en tiers, un jeune noble était venu passer la soirée avec nous.

Le lendemain, j’entrai chez Biondetta, résolu de lui faire part des réflexions sérieuses qui m’avaient occupé pendant la nuit. Elle était encore au lit, et je m’assis auprès d’elle. « Nous avons, lui dis-je, pensé faire hier une folie dont je me fusse repenti le reste de mes jours. Ma mère veut absolument que je me marie. Je ne saurais être à d’autre qu’à vous, et ne puis point prendre d’engagement sérieux sans son aveu. Vous regardant déjà comme ma femme, chère Biondetta, mon devoir est de vous respecter.

— Eh ! ne dois-je pas vous respecter vous-même, Alvare ? Mais ce sentiment ne serait-il pas le poison de l’amour ?

— Vous vous trompez, repris-je, il en est l’assaisonnement…

— Bel assaisonnement ! qui vous ramène à moi d’un air glacé, et me pétrifie moi-même ! Ah ! Alvare ! Alvare ! je n’ai heureusement ni rime ni raison, ni père ni mère, et veux aimer de tout mon cœur sans cet assaisonnement-là. Vous devez des égards à votre mère : ils sont naturels ; il suffit que sa volonté ratifie l’union de nos cœurs, pourquoi faut-il qu’elle la précède ? Les préjugés sont nés chez vous au défaut de lumières, et soit en raisonnant, soit en ne raisonnant pas, ils rendent votre conduite aussi inconséquente que bizarre. Soumis à de véritables devoirs, vous vous en imposez qu’il est ou impossible ou inutile de remplir ; enfin vous cherchez à vous faire écarter de la route, dans la poursuite de l’objet dont la possession vous semble la plus désirable. Notre union, nos liens deviennent dépendants de la volonté d’autrui. Qui sait si doña Mencia me trouvera d’assez bonne maison pour entrer dans celle de Maravillas ? Et je me verrais dédaignée ? ou, au lieu de vous tenir de vous-même, il faudrait vous obtenir d’elle ? Est-ce un homme destiné à la haute science qui me parle, ou un enfant qui sort des montagnes de l’Estrémadure ? Et dois-je être sans délicatesse, quand je vois qu’on ménage celle des autres plus que la mienne ? Alvare ! Alvare ! on vante l’amour des Espagnols ; ils auront toujours plus d’orgueil et de morgue que d’amour. »

J’avais vu des scènes bien extraordinaires ; je n’étais point préparé à celle-ci. Je voulus excuser mon respect pour ma mère ; le devoir me le prescrivait, et la reconnaissance, l’attachement, plus forts encore que lui. On n’écoutait pas. « Je ne suis pas devenue femme pour rien, Alvare : vous me tenez de moi, je veux vous tenir de vous. Doña Mencia désapprouvera après, si elle est folle. Ne m’en parlez plus. Depuis qu’on me respecte, qu’on se respecte, qu’on respecte tout le monde, je deviens plus malheureuse que lorsqu’on me haïssait. » Et elle se mit à sangloter.

Heureusement je suis fier, et ce sentiment me garantit du mouvement de faiblesse qui m’entraînait aux pieds de Biondetta, pour essayer de désarmer cette déraisonnable colère et faire cesser des larmes dont la seule vue me mettait au désespoir. Je me retirai. Je passai dans mon cabinet. En m’y enchaînant, on m’eût rendu service ; enfin, craignant l’issue des combats que j’éprouvais, je cours à ma gondole : une des femmes de Biondetta se trouve sur mon chemin. « Je vais à Venise, lui dis-je. J’y deviens nécessaire pour la suite du procès intenté à Olympia ; » et sur-le-champ je pars, en proie aux plus dévorantes inquiétudes, mécontent de Biondetta et plus encore de moi, voyant qu’il ne me restait à prendre que des partis lâches ou désespérés.