Le Diable amoureux/18

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 269-277).
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XVIII


ce nom fatal, quoique si tendrement prononcé, une frayeur mortelle me saisit ; l’étonnement, la stupeur accablent mon âme : je la croirais anéantie si la voix sourde du remords ne criait pas au fond de mon cœur. Cependant, la révolte de mes sens subsiste d’autant plus impérieusement qu’elle ne peut être réprimée par la raison. Elle me livre sans défense à mon ennemi : il en abuse et me rend aisément sa conquête.

Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont il est beaucoup plus l’auteur que le complice. « Nos affaires sont arrangées, me dit-il, sans altérer sensiblement ce ton de voix auquel il m’avait habitué. Tu es venu me chercher : je t’ai suivi, servi, favorisé ; enfin, j’ai fait ce que tu as voulu. Je désirais ta possession, et il fallait, pour que j’y parvinsse, que tu me fisses un libre abandon de toi-même. Sans doute, je dois à quelques artifices la première complaisance ; quant à la seconde, je m’étais nommé : tu savais à qui tu te livrais, et ne saurais te prévaloir de ton ignorance. Désormais notre lien, Alvare, est indissoluble ; mais pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque par cœur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel que je suis. »

On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière : un coup de sifflet très-aigu part à côté de moi. À l’instant l’obscurité qui m’environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s’est toute chargée de gros limaçons ; leurs cornes, qu’ils font mouvoir vive ment et en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l’éclat et l’effet redoublent par l’agitation et l’allongement.

Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi ; au lieu d’une figure ravissante, que vois-je ? Ô ciel ! c’est l’effroyable tête de chameau. Elle articule d’une voix de tonnerre ce ténébreux Che vuoi qui m’avait tant épouvanté dans la grotte, part d’un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée…

Je me précipite ; je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentais battre mon cœur avec une force terrible : j’éprouvais un suffoquement comme si j’allais perdre la respiration.

Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras ; mon épouvante s’accroît : forcé néanmoins d’ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.

Ce n’était point celle des escargots, il n’y en avait plus sur les corniches ; mais le soleil me donnait d’aplomb sur le visage. On me tire encore par le bras : on redouble ; je reconnais Marcos.

« Eh ! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir ? Si vous voulez arriver à Maravillas aujourd’hui, vous n’avez pas de temps à perdre, il est près de midi. »

Je ne répondais pas : il m’examine : « Comment ! vous êtes resté tout habillé sur votre lit : vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller ? Il fallait que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s’en est doutée : c’est sans doute dans la crainte de vous gêner qu’elle a été passer la nuit avec une de mes tantes ; mais elle a été plus diligente que vous ; par ses ordres, dès le matin tout a été mis en état dans votre voiture, et vous pouvez y monter. Quant à madame, vous ne la trouverez pas ici : nous lui avons donné une bonne mule ; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin ; elle vous précède, et doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre route. »

Marcos sort. Machinalement je me frotte les yeux, et passe les mains sur ma tête pour y trouver ce filet dont mes cheveux devaient être enveloppés…

Elle est nue, en désordre, ma cadenette est comme elle était la veille : la rosette y tient. Dormirais-je ? me dis-je alors. Ai-je dormi ? serais-je assez heureux pour que tout n’eût été qu’un songe ? Je lui ai vu éteindre la lumière… Elle l’a éteinte… La voilà…

Marcos rentre. « Si vous voulez prendre un repas, seigneur cavalier, il est préparé. Votre voiture est attelée. »

Je descends du lit ; à peine puis-je me soutenir, mes jarrets plient sous moi. Je consens à prendre quelque nourriture, mais cela me devient impossible. Alors, voulant remercier le fermier et l’indemniser de la dépense que je lui ai occasionnée, il refuse.

« Madame, me répondit-il, nous a satisfaits et plus que noblement ; vous et moi, seigneur cavalier, avons deux braves femmes. » À ce propos, sans rien répondre, je monte dans ma chaise : elle chemine.

Je ne peindrai point la confusion de mes pensées : elle était telle, que l’idée du danger dans lequel je devais trouver ma mère ne s’y retraçait que faiblement. Les yeux hébétés, la bouche béante, j’étais moins un homme qu’un automate.

Mon conducteur me réveille. « Seigneur cavalier, nous devons trouver madame dans ce village-ci. »

Je ne lui réponds rien. Nous traversions une espèce de bourgade ; à chaque maison il s’informe si l’on n’a pas vu passer une jeune dame en tel et tel équipage. On lui répond qu’elle ne s’est point arrêtée. Il se retourne, comme voulant lire sur mon visage mon inquiétude à ce sujet. Et, s’il n’en savait pas plus que moi, je devais lui paraître bien troublé.

Nous sommes hors du village, et je commence à me flatter que l’objet actuel de mes frayeurs s’est éloigné au moins pour quelque temps. Ah ! si je puis arriver, tomber aux genoux de doña Mencia, me dis-je à moi-même, si je puis me mettre sous la sauvegarde de ma respectable mère, fantômes, monstres qui vous êtes acharnés sur moi, oserez-vous violer cet asile ? J’y retrouverai avec les sentiments de la nature les principes salutaires dont je m’étais écarté, je m’en ferai un rempart contre vous.

Mais si les chagrins occasionnés par mes désordres m’ont privé de cet ange tutélaire… Ah ! je ne veux vivre que pour la venger sur moi-même. Je m’ensevelirai dans un cloître… Eh ! qui m’y délivrera des chimères engendrées dans mon cerveau ? Prenons l’état ecclésiastique. Sexe charmant, il faut que je renonce à vous : une larve infernale s’est revêtue de toutes les grâces dont j’étais idolâtre ; ce que je verrais en vous de plus touchant me rappellerait…