Rêveries d’un païen mystique/Le Diable au café

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Rêveries d’un païen mystique, Texte établi par Rioux de MaillouGeorges Crès et Cie, éditeurs (p. 37-51).

RÊVERIES D’UN PAÏEN MYSTIQUE






LE DIABLE AU CAFÉ[1]


Je ne sais pas s’il existe, mais je crois bien l’avoir rencontré au café Procope. Il y vient souvent et ne parle à personne ; seulement, quand il y a une conversation animée, il est toujours de ceux qui font le cercle pour écouter. Sa figure n’a rien d’extraordinaire ; il ressemble à tout le monde, et je n’aurais pas fait attention à lui, si je ne l’avais vu tenant à la main un petit écrit que j’avais publié le matin même. Je suis toujours bien disposé pour quiconque lit mes œuvres, fût-ce l’ennemi du genre humain. Le diable prend souvent les auteurs et les femmes par la vanité.

Vous croyez donc au diable ?

— Je crois à tout, il ne faut que s’entendre sur les termes ; il y a fagots et fagots.

Pensant qu’il ne me connaissait pas, je cédai, comme le sultan des mille et une nuits, au désir d’entendre incognito un jugement sur mon compte, et, m’asseyant à sa table :

Ah ! ah ! lui dis-je, voilà une brochure nouvelle ; est-ce bon ?

— Ce n’est pas ce que vous avez fait de mieux, répliqua-t-il ; il y a quelques idées justes, mais elles sont bien clair-semées.

Je fus piqué de cette critique, et surtout d’avoir manqué mon but, mais il ne me restait qu’à en prendre mon parti :

vous me connaissez donc ? lui dis-je.

Il n’eut pas la politesse de faire allusion à ma célébrité, il répondit simplement :

Je connais tout le monde.

Je cherchai quelque temps une réponse philosophique, puis je lui dis :

C’est beaucoup trop ; je me contenterais de me connaître moi-même.

Lui. Vous parlez comme les sept sages et vous n’êtes pas plus avancé qu’eux ; ce qui ne vous empêche pas de croire au progrès de l’esprit humain.

Moi. Comment n’y croirais-je pas ? Sans être plus habiles que les anciens, nous devons les dépasser, puisqu’à leurs travaux dans chaque science nous avons ajouté les nôtres.

Lui. Et vous regardez la philosophie comme une science ?

Moi. Assurément ; elle est même la première de toutes, puisque les autres lui empruntent leurs principes ; elle est aussi la plus certaine, car elle s’appuie à la fois sur des faits, comme les sciences d’observation, et sur des axiomes, comme les sciences de déduction.

Lui. Les axiomes me suffiraient, et même, je me contenterais d’un seul.

Moi. Eh bien, vous avez celui de Descartes : Je pense, donc je suis.

Lui. Il n’y a plus qu’à définir Je ; or, vous vous plaigniez tout à l’heure de ne pas vous connaître vous-même.

Moi. Mais vous, qui connaissez tout le monde, y compris vous-même apparemment, vous n’avez pas le droit d’être sceptique.

Lui. Que vous importe ce que je suis, pourvu que je vous réponde ?

Moi. Je ne puis discuter sans savoir au nom de quoi on m’attaque ; vous me connaissez, et je ne vous connais pas ; la partie n’est pas égale ; prenez une étiquette.

Lui. Mon cher monsieur, il n’y a dans le monde que des rapports, et tout dépend du point de vue. Pour mon père, je suis un fils ; pour mon fils, je suis un père ; pour mon domestique, je suis un maître ; pour le roi, je suis un sujet, qui paye l’impôt sans l’avoir voté ; pour mon ennemi, je suis un scélérat ; pour mon ami, je suis un homme avec lequel on ne se gêne pas ; pour vous, qui me faites l’honneur de discuter avec moi, je suis un adversaire ; appelez moi donc l’adversaire : voilà l’étiquette demandée.

Moi. Cela ne se dit-il pas Satan, en hébreu ?

Lui. L’hébreu est une langue morte, soyons de notre temps ; vous voyez bien que je n’ai pas le pied fourchu.

Moi. Les costumes changent, mais les mœurs ne changent guère, et vous êtes toujours ergoteur. Vous contestez l’axiome de Descartes, je veux le défendre contre vous. Je sais parfaitement qu’il y a en nous plusieurs aspects, mais je n’ai pas besoin de les embrasser tous pour définir le moi : c’est un être pensant.

Lui. Pourquoi ne dites-vous pas plutôt : c’est la pensée de l’être ? Votre raison est-elle distincte de la mienne, ou une même lumière éclaire-t-elle les esprits comme une vie unique anime tous les corps ? L’intelligence vous est prêtée pour un temps, comme la force et la jeunesse, comme l’air et le soleil. Prenez-en votre part ; ce qui pense aujourd’hui en vous, pensera demain dans d’autres. Rien n’est à vous et vous n’êtes rien, que des formes changeantes et passagères, comme les vagues de l’océan, qui ont sur vous l’avantage de ne pas se croire quelque chose.

Moi. Ainsi pour vous l’individu n’existe pas ; il n’y a que le genre humain, qui est la nature, se connaissant elle-même, la conscience de Dieu ?

Lui. Ne prononcez pas ce nom, je vous prie.

Moi. Diable ! C’est vrai, j’oubliais votre étiquette, elle m’explique vos répugnances.

Lui. Non, vous vous trompez ; seulement, je n’aime pas les mots qui ne sont pas clairs ; dites-moi ce que vous entendez par celui-là ?

Moi. Nous ne sommes pas d’accord sur l’homme, je n’espère guère que ma façon de concevoir Dieu puisse vous satisfaire davantage. Si je vous dis que c’est le créateur de toutes choses, vous soutiendrez peut-être l’éternité du monde ; si je l’appelle la cause première, vous me demanderez ce que c’est qu’une cause, et où nous arrêterons-nous ? Je vous dirai donc simplement que Dieu est l’être parfait.

Lui. Vous voulez dire l’idée de la perfection, car son existence est à démontrer.

Moi. Mais la perfection implique l’existence.

Lui. Encore un sophisme de Descartes[2] ; l’antiquité avait des philosophes plus hardis et plus forts que vous. Pour eux, le bien, le parfait, est supérieur à l’être ; il est cause de tout ce qui est, mais lui-même dédaigne d’exister.

Moi. Comment peut-il donner l’existence sans la posséder ?

Lui. L’air qui vous fait vivre n’est pas vivant.

Moi. Non, mais c’est un être ; la vie n’est qu’une des formes de l’existence ; les éléments existent quoiqu’ils ne vivent pas.

Lui. Mais les types n’existent pas, et tout existe en eux et par eux.

Moi. Qu’est-ce qu’un type ?

Lui. La forme génératrice, le moule où sont coulés tous les individus d’un même genre.

Moi. Si vous n’avez rien de mieux à m’offrir que cette scolastique platonicienne, je persisterai à croire à l’existence de Dieu.

Lui. La foi est une belle chose, mais quand on croit sans preuve, on est un mystique et non un philosophe.

Moi. Je ne crois pas sans preuve ; toute œuvre suppose un ouvrier ; l’admirable ordonnance de l’univers…

Lui. Prenez garde de vous enferrer : vous parlez maintenant de l’ordre et de la beauté du monde, et tout à l’heure vous allez être obligé d’en imaginer un autre où il n’y aura ni tigres ni vipères, ni vieillesse ni maladies ; un monde revu et corrigé, où le créateur réparera les erreurs qu’il a commises dans celui-ci.

Moi. N’anticipons pas, s’il vous plaît, et laissez-moi m’enferrer à mon aise. Vous avez une singulière façon de discuter : vous enjambez toutes les questions, vous éludez toutes les difficultés. Mais vous avez trop beau jeu à battre en brèche mes croyances ; je ne puis vous rendre la pareille puisque je ne connais pas les vôtres.

Lui. Si je vous scandalise, jetez-moi quelques gouttes d’eau bénite, et je me tairai ; c’est une formule d’exorcisme à la portée des simples.

Moi (un peu honteux de ma sortie). Je ne crains pas la discussion, mais je crains la Bastille ; nous sommes ici dans un lieu public, et la police a des oreilles partout.

Lui. Et vous vous prétendez débarrassé du moyen âge ?

Moi. Vous devez bien vous apercevoir vous-même d’un petit progrès : on ne brûle plus que rarement vos amis les sorciers.

Lui. Mais on empêche de parler ceux qui ne pensent pas comme tout le monde.

Moi. Ce n’est pas ma faute, je vous prie de le croire : continuons, car je ne veux pas vous laisser maître du champ de bataille ; seulement parlons plus bas. Je soutiens que la création suppose une intelligence souveraine, qu’avez-vous à répondre ?

Lui. Rien : l’ouvrier s’appellera Dieu si son œuvre est bonne ; si elle est mauvaise, nous le nommerons le Diable ; s’il y a du mal et du bien, nous soupçonnerons une collaboration.

Moi. J’aurais dû me douter que vous étiez manichéen. Mais après avoir nié mon existence et celle de Dieu, vous n’espérez pas me faire croire à la vôtre ?

Lui. Je ne vous y force pas, mais je vous prie de m’expliquer le mal.

Moi. La douleur est une conséquence nécessaire de la sensibilité physique, le vice est une conséquence nécessaire de la liberté morale.

Lui. Vous voilà revenu à cette nécessité que les anciens plaçaient au-dessus de tous les dieux. Que devient alors la toute-puissance divine ?

Moi. Elle n’est limitée que par l’absurde : il n’y a d’impossible à Dieu que ce qui est contradictoire. Je ne suis pas assez cartésien pour croire que deux et deux feraient cinq s’il l’avait voulu. Puisque lui seul est parfait, son œuvre ne peut être sans défauts, elle serait son égale ; mais le mal est seulement l’absence du bien, vous n’êtes qu’une négation, vous n’existez pas.

Lui. Il me semble, au contraire, que c’est le bien qui n’existe pas, et que le mal seul est possible et réel. La vie ne s’entretient que par une série de meurtres, et l’hymne universel est un long cri de douleur de toutes les espèces vivantes qui s’entre-dévorent. L’homme, leur roi, les détruit toutes ; il faut des millions d’existences pour entretenir la vôtre. Quand vous ne tuez pas pour manger, vous tuez par passe-temps ou par habitude, et votre empire n’est qu’un immense charnier. Y êtes-vous heureux, du moins, y régnez-vous en paix ? Non, vous ne songez qu’à vous déchirer les uns et les autres ; la guerre, l’oppression et la violence, toutes les injustices et toutes les tyrannies remplissent l’histoire, et ce sera ainsi jusqu’à la fin. Le mal moral, qui est votre œuvre, dépasse en horreur le mal physique qui vous écrase. Contre l’un et contre l’autre, vous n’avez trouvé d’autre remède que de lâches prières, qui montent inutilement vers les indifférentes étoiles. Vous tenez à la vie que vous savez mauvaise ; vous voudriez la prolonger au delà de la tombe, et vous rêvez là-haut un monde fantastique et rempli de contradictions. Vous en retranchez la mort, condition nécessaire de la vie, et la lutte éternelle contre le mal, sans laquelle il n’y a pas de vertu.

Moi. Toujours blasphémateur et ennemi des hommes ! Mais qu’est-ce que vous concluez de tout cela ?

Lui. Que le mal étant réel et le bien impossible, vous avez tort de m’appeler une négation.

Moi. Eh bien, après la description que vous venez de faire du monde, si vous prétendez y avoir travaillé, je ne vous en fais pas mon compliment.

Lui. Je ne vous demande pas de compliments, c’est vous qui m’en demandiez tout à l’heure, quand vous m’avez vu en train de lire votre ouvrage.

Moi. Si vous blessez mon amour-propre, je me vengerai sur le vôtre. Avouez que votre importance a bien diminué, depuis le temps où vous luttiez contre les anges et où vous tentiez les saints.

Lui. Je taquine encore les philosophes, et cela m’amuse bien autant.

Moi. Vous me rappelez ce tyran à la retraite, qu’une férule consolait de son sceptre perdu.

Lui. Vous avez donc la modestie de comparer les philosophes à des enfants ?

Moi. L’enfance a l’avenir.

Lui. L’avenir est le royaume des chimères ; où est votre dernier château de cartes, que je souffle dessus ?

Moi. Ce sera une forteresse contre laquelle s’useront les vieilles griffes du mal : on la nommera le Temple de la justice et de la liberté. Nous ne la bâtirons pas dans les nuages ; nous n’imiterons pas nos pères, qui reléguaient au ciel leurs espérances : c’est la terre qui nous est confiée, nous construirons sur ses bases solides. Nous ne pourrons achever notre œuvre, mais nos fils y travailleront après nous. Notre pensée vivra en eux ; et, s’il y a une autre immortalité plus active, peut-être nous sera-t-elle donnée par surcroît, car le paradis de nos rêves n’est pas une oisive béatitude ; comme les héros scandinaves, nous ne voulons renaître que pour l’éternité du combat. Que notre sang serve d’engrais à la moisson future : il faut que la guerre se poursuive tant qu’il y aura des tyrans et des esclaves, et bienheureux ceux qui pourront briser les dernières chaînes et brûler le dernier trône !

Lui. Vous ne ferez pas même grâce au trône pontifical ?

Moi. Je n’aurais pas cru que vous dussiez regretter celui-là ; est-ce générosité pour un vieil ennemi, ou bien êtes-vous comme les femmes qui aiment mieux ceux qui les battent que ceux qui ne s’occupent pas d’elles ?

Lui. Je n’ai pas dit que je regrettais, mais je crois qu’il pourrait convenir à un représentant de la philosophie sur la terre.

Moi. Je ne veux pas plus des rois philosophes que des autres ; ils ont des successeurs, et Commode me dégoûterait de Marc-Aurèle.

Lui. Je ne vous parle pas d’un roi, mais d’une papauté philosophique.

Moi. Voilà qui est contradictoire et impossible.

Lui. Pas tant que vous croyez. En Galilée, il y a dix-huit cents ans, quelqu’un annonçait aux déshérités de la terre tout ce que vous leur promettez aujourd’hui. Allez à Rome, vous y verrez son vicaire, le serviteur des serviteurs de Dieu, et il vous fera baiser sa pantoufle. Êtes-vous sûr de ne pas travailler pour une nouvelle aristocratie de cardinaux ou de mandarins ?

Moi. Diable ! diable !

Lui. Je suis là, soyez tranquille. Si quelque futur grand Lama de la philosophie veut s’installer dans votre forteresse, vos enfants trouveront pour la démolir le secours de mes vieilles griffes. Heureusement pour vous, je ne suis pas aussi usé que vous voulez bien le dire ; dans plus d’une occasion vous ne serez pas fâché de me trouver.

Moi. Est-ce que vous êtes toujours le roi des trésors cachés ?

Lui. Auriez-vous envie de m’emprunter de l’argent ?

Moi. Vous me demanderiez mon âme en échange.

Lui. Je n’ai pas à vous la demander ; du moment que vous formez un souhait égoïste, vous êtes sujet du Diable ; s’il accomplit vos vœux, c’est pure largesse de souverain.

Moi. Eh bien, gardez vos gros sous, il ne manque pas de pauvres gens qui en ont plus besoin que moi ; je continuerai de philosopher à jeun. Votre serviteur… Non, je me trompe, je veux dire : Adieu.

Lui. Au revoir, s’il vous plaît ; j’espère bien que nous nous retrouverons.

Moi. Pourvu que ce ne soit pas dans l’éternité.

Lui. Vous voudriez bien me faire avouer qu’il y a une vie future, mais vous n’obtiendrez pas de moi une affirmation ; cherchez. Moi, je suis l’Adversaire, mon rôle est de contredire. Chaque fois que vous croirez tenir une solution, je serai là pour y jeter du noir. Je vous empêcherai bien de vous endormir dans la certitude, qui est l’inertie de l’intelligence. Cherchez toujours, je viendrai vous secouer de temps en temps. La vérité est une asymptote ; pour vous en rapprocher vous avez besoin de moi. Il ne faut pas médire du vieux serpent, vous lui devez la science du bien et du mal, et, sans la chute, il n’y aurait pas de rédemption.

Moi. Oui, le mal que vous faites tourne au bien, mais on dit que c’est malgré vous.

Lui. Croyez-le si vous voulez, cela vous dispensera de la reconnaissance en vous laissant jouir du bienfait. Ne faut-il pas que le Diable soit toujours bafoué à la fin de la pièce ? Heureusement, je suis habitué depuis longtemps à ce rôle-là.



  1. Ce dialogue a été publié sous le nom de Diderot.
  2. La preuve ontologique est de saint Anselme ; Descartes n’a fait que la reproduire. Le Diable connaît trop bien son moyen âge pour avoir pu commettre l’erreur que lui attribue ici Diderot.