Le Diable au corps (Nerciat)/1

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Texte établi par [s. n.],  (p. Fig-87).
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.1
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.1



LE DIABLE AU CORPS.


PREMIÈRE PARTIE.


RÉVEIL.


Il n’est pas encore jour chez la Marquise : elle s’éveille et détourne son rideau. Médor (son bichon) lui fait fête ; elle se découvre et se fait gamahucher un moment par l’intelligent animal : puis elle sonne.

PHILIPPINE.

Eh bon Dieu, Madame ! quel démon vous réveille aujourd’hui si matin ? il est à peine dix heures.

LA MARQUISE, baillant.

Bonjour, Philippine… J’ai très-mal dormi ; je vais être toute la journée d’une laideur affreuse et d’une humeur à désespérer les gens.

PHILIPPINE.

Ah ! pour l’humeur, tant pis, Madame. Quant à la laideur, je suis caution du contraire, vous êtes déja belle à ravir.

LA MARQUISE.

J’ai cependant très-mal reposé.

PHILIPPINE.

Je me l’imagine, et c’est pour cela que Madame doit avoir passé une très-bonne nuit.

LA MARQUISE.

Oh ! ne m’en parle pas, Philippine ; tu me vois furieuse. Mon aventure est la chose du monde la plus maussade.

PHILIPPINE.

Comment donc ? ce beau cavalier que je n’avais point encore vu céans, et que vous ramenâtes hier soir triomphante…

LA MARQUISE, froidement.

Quel tems fait-il ?

PHILIPPINE.

Froid : mais le plus beau du monde.

LA MARQUISE.

Tant mieux : j’ai des courses à faire dans le voisinage du Palais-Royal, et je craignais de ne pouvoir y faire quelques tours d’allée.

PHILIPPINE.

Voici, Madame, plusieurs billets ; et une corbeille assez lourde, de la part de Mr. Patineau, avec une épître en grand papier.

LA MARQUISE.

De la part de Patineau ! ceci devient intéressant. Voyons…

(souriant).


C’est de l’or, Philippine : je le reconnais au poids.

PHILIPPINE.

De l’or, Madame ! les charmans amis que ces fermiers-généraux !

LA MARQUISE.

Celui-ci ne sait pas donner à ses cadeaux des formes bien galantes ; mais il est tout rondement libéral : c’est un bon homme.

PHILIPPINE, à part.

Oui, une bonne dupe…

(haut).


Défaisons ces chiffons…

(Elle y travaille).


Cela est emmaillotté comme le trésor d’un pélerin…

LA MARQUISE, ayant lu.

La lettre annonce trois cents louis, mais une mortelle visite pour l’après-midi. Il faudra bien l’endurer…

(On gratte à la porte).


Voyez ce que c’est.

PHILIPPINE.

C’est un de vos gens, pour vous faire du feu.

LA MARQUISE.

Qu’il entre et se dépêche.




Il y a du feu. Le domestique s’est retiré. La Marquise et Philippine sont seules.

LA MARQUISE.

Où sont les autres billets ?

PHILIPPINE.

Sur votre lit, Madame.

LA MARQUISE.

C’est bon.

PHILIPPINE, étalant les louis.

Voyez, Madame, la belle collection de médailles !

LA MARQUISE, avec dédain.

Ôte cela ; compte, et serre la somme dans mon bonheur du jour. Attends. Il faudra que je porte soixante louis à Dupeville ; mets-les à part : quarante encore, pour des emplettes que je me propose de faire chez la Couplet.

PHILIPPINE, comptant.

À propos : elle vint hier en personne, vous l’ai-je dit, Madame ? Il s’agissait d’une affaire qu’elle prétendait être de la plus grande conséquence pour vous, et je l’envoyai…

LA MARQUISE.

Oui : elle me déterra chez le grand Mousquetaire, et je lui donnai parole pour demain. Cependant si j’avais pu prévoir que le bon génie de Patineau me serait aussi propice, je n’aurais eu garde d’accepter une partie… qui pourra me compromettre.

PHILIPPINE, toujours comptant.

Il n’y a qu’à rompre, Madame ; j’irai de votre part…

LA MARQUISE.

Il faut encore y réfléchir ; car il s’agit d’un jeune Prince étranger. S’il est jeune, Philippine…

(Elle sourit).
PHILIPPINE, comptant.

Et peut-être joli pardessus le marché ? J’entends à demi-mot, Madame : oui ; laissez à tout hasard, les choses comme elles sont. Il manque dix louis !

LA MARQUISE.

J’entends aussi à demi-mot. Philippine : cachez cet argent. Un billet de Limefort ! Mr. le Chevalier, vous avez tort d’écrire, ne parlez même pas : il faut vous en tenir à la pantomime ; car c’est où vous excellez : tout le reste vous sied mal. Ah ! voici du Molengin !

(Sans ouvrir le billet).


Sais-tu, ma fille, que malgré le mal infini qu’on dit de ce pauvre Vicomte, j’ai la singularité d’en être un peu férue, et qu’au premier jour il me fera faire quelque sottise ?

PHILIPPINE, froidement.

Je n’en crois rien, Madame.

LA MARQUISE.

Pourquoi donc ? Molengin, intime ami du Marquis, a chez moi l’accès le plus facile. Il est beau, fait à peindre, caressant, fort amusant. Les occasions naissent à tout moment pour lui…

PHILIPPINE.

Il n’en profitera pas, Madame : je vous le garantis.

LA MARQUISE.

Je n’y conçois rien ! Tout le monde semble s’accorder à le juger nul. Cela pique ma curiosité ; je veux être éclaircie…

PHILIPPINE.

Mr. de Molengin, Madame, mérite bien sa réputation ; vous pouvez m’en croire… et pour cause.

LA MARQUISE, avec intérêt.

Ah, ah ! tu me parais au fait ? mais avoue qu’à juger de Molengin par les yeux, il est tout fait pour plaire.

PHILIPPINE, avec dépit.

Mais il rate, Madame, et c’est une infamie.

LA MARQUISE, gaiement.

Le dépit de Philippine est délicieux ! Il t’a ratée, n’est-ce pas ? conte, conte-moi ton aventure. Eh bien, il faut qu’il me rate aussi : cela ne m’est jamais arrivé ; je veux essayer une fois de cette nouveauté.

PHILIPPINE.

Vous en serez dégoûtée pour la vie, Madame. Mais nous perdons du tems à dire des balivernes. J’ai cependant des choses de la plus grande importance à vous communiquer, et je vous prie de les entendre.

LA MARQUISE.

De quoi s’agit-il ?

PHILIPPINE.

Ce Mr. de Molengin dont nous nous occupons, n’a-t-il pas ramené cette nuit Mr. le Marquis ? celui-ci bien ivre, l’autre n’était que passablement aviné.

LA MARQUISE.

C’est Mr. mon mari qui gâte comme cela les gens les moins faits pour partager ses excès. Eh bien !

PHILIPPINE.

Eh bien, Madame, ces Messieurs venaient tout droit à votre appartement ; et vous qui n’étiez pas seule !…

LA MARQUISE.

Tu me fais trembler.

PHILIPPINE.

J’ai bien eu plus peur que vous, ma foi ! Monsieur avait le plus beau transport d’amour possible. Il voulait absolument coucher avec vous. J’étais heureusement à mon poste. J’ai bataillé comme il fallait. Mr. de Molengin, dont je n’ai pas trop bien conçu les motifs, trouvait que l’empressement de Mr. le Marquis était la chose du monde la plus juste. Je soutenais, moi, qu’il était bien mal à Monsieur de venir troubler votre premier sommeil, et de se montrer dans un état aussi peu ragoûtant ; … car ils puaient le vin ! et Monsieur laissait de tems en tems échapper…

LA MARQUISE.

Fi ! la description seule me fait mal au cœur.

PHILIPPINE.

Bref : je les ai détournés de leur projet… mais il m’en a coûté bon.

LA MARQUISE.

Comment cela, ma bonne amie ?

PHILIPPINE.

M. le Marquis disait, en jurant, qu’il ne coucherait pas seul. Son ami disait, à son tour, qu’il ne se sentait pas le courage de s’en retourner à l’autre extrémité de Paris.

LA MARQUISE.

Ah, ah ! ces Messieurs m’auraient apparemment fait la galanterie de coucher tous les deux avec moi ?

PHILIPPINE.

C’est, je crois, ce dont vous étiez menacée. Mr. le Marquis sait à quel point son cher Vicomte est sans conséquence. D’ailleurs, ivre comme il l’était, il n’aurait pu s’opposer à rien. Vous les auriez eu probablement à vos côtés, ou bien vous auriez été forcée de leur céder la place.

LA MARQUISE.

C’est ce qui ne serait pas arrivé. Une femme comme moi se déplacer pour deux ivrognes ! Mon lit est énorme, on se serait arrangé comme on aurait pu ; mais enfin un autre y était… Après ?

PHILIPPINE.

Si bien donc, Madame, que ne pouvant pénétrer chez vous, Mr. le Marquis a dit à M. le Vicomte : « Prenons donc notre parti, mon cher, et couchons tous deux avec Philippine ». Mr. de Molengin aussi-tôt de se jetter au cou de Monsieur, qui lui a presque vomi sur la face.

LA MARQUISE.

Cette scene de tendresse est touchante, en vérité !

PHILIPPINE.

Quant à moi, je me trouve alors dans un bel embarras. Vous m’aviez ordonné d’entrer chez vous à cinq heures précises, afin d’éconduire votre heureux coucheur ; il n’était que trois heures et quelques minutes. « Si je vais avec ces Messieurs, me disais-je à moi-même, je peux manquer l’heure ; ils ne seront plus ivres ; ils me retiendront ou me suivront »…

LA MARQUISE.

Très-bien combiné. Comment t’es-tu tirée de ce pas difficile ?

PHILIPPINE.

Ma foi, Madame, j’ai pris mon parti galamment, et me suis laissé suivre chez moi, n’ayant plus rien à faire chez vous, jusqu’à l’heure indiquée. Après quelques petites façons que je croyais devoir à la bienséance, j’ai permis à ces Messieurs de se coucher à mes côtés.

LA MARQUISE.

Peste, quelle résignation !

PHILIPPINE.

Écoutez jusqu’au bout, Madame. Vous allez convenir que je n’ai pas tiré grand parti d’une aussi favorable conjoncture. « De la discrétion, mon cher Molengin », a dit Monsieur, en poussant un dernier hoquet. Puis il a tourné le derriere, et, bientôt, a ronflé comme une pédale d’orgue.

LA MARQUISE.

Je vois arriver le chapitre intéressant de ton histoire.

PHILIPPINE.

Monsieur le Vicomte, au lieu d’obéir, s’est mis à me tracasser. En me défendant, j’ai rencontré (sans le chercher bien entendu) son… son…

LA MARQUISE.

Son vit : allons, tu sais que je n’aime pas les circonlocutions.

PHILIPPINE, souriant.

Son chose donc. Mais, Madame, quelle machine ! Depuis que j’ai, graces à vos bonnes leçons, le plaisir d’en voir et d’en manier, je n’ai jamais connu rien de pareil.

LA MARQUISE, avec intérêt.

Oh, oh ! quel est donc ce prodige ?

PHILIPPINE.

Figurez-vous, Madame, un engin de neuf ou dix pouces de long… d’un pied peut-être !

LA MARQUISE, avec feu.

Qu’il est heureux, ce Molengin ! Talens, jeunesse, beauté, fortune, il a tout : et un vit d’un pied !…

PHILIPPINE, soupirant.

Hélas ! Madame ! ne l’en félicitez pas encore. Un pareil don, au prix que Mr. de Molengin l’a reçu de la Nature, n’est pas fort desirable.

LA MARQUISE.

Que veux-tu dire ? à moins que cela ne bande point ?

PHILIPPINE.

Vous y êtes à peu près, Madame. Cela vous en impose d’abord ; cela frétille dans la main d’une femme, comme la baguette divinatoire dans celle d’un sorcier ; mais pour de la consistance, neant. Aussi-tôt que vous voulez l’employer…

LA MARQUISE.

Cela mollit et n’entre point ?

PHILIPPINE.

C’est la triste vérité.

LA MARQUISE.

M. de Molengin, M. de Molengin ! je me guéris. Mais enfin, avec un peu de patience et d’adresse, il n’y a donc pas moyen…

PHILIPPINE.

Vous me permettez, Madame, de n’avoir rien de caché pour vous ? Je vous avoue donc, franchement, que, de la pâte dont je suis, couchée avec deux jolis hommes, et la cervelle échauffée de vos plaisirs, j’avais grand besoin d’un peu de soulagement. Les doigts voyageurs de M. le Vicomte me mettaient en feu, et, sous prétexte d’acheter par un peu de complaisance le repos qu’il s’obstinait à me refuser, je me suis prêtée de la meilleure grace du monde…

LA MARQUISE.

Oh ! je le crois. Eh bien ?

PHILIPPINE, soupirant.

Eh bien, Madame… rien.

LA MARQUISE.

Oh, le vilain homme ! Pour le coup, je te plains de tout mon cœur.

PHILIPPINE.

Insensiblement mes desirs se sont accrus à l’excès… Il n’y a pas eu moyen de faire entrer deux pouces de cette andouille molasse, et j’ai eu la douleur de me sentir conspuée sans avoir été f…

LA MARQUISE, achevant.

Foutue. Apprends donc à parler et n’hésite pas à chaque mot, comme une pensionnaire de couvent. Ton cas est déplorable, ma fille. Et mon mari ne s’est pas éveillé ?

PHILIPPINE.

Il avait changé deux ou trois fois d’attitude, tout en dormant ; celle qu’il venait de prendre en dernier lieu me tentait fort. Il était sur le dos, faisant l’obélisque, comme vous appellez cela. J’ai pensé faire à M. de Molengin Pâliront de m’enfourcher sur son ami, et de me le mettre à sa barbe ; mais la crainte de quelque hoquet, et un reste de pudeur… Je me suis retenue.

LA MARQUISE.

Tu es une petite imbécile ; il fallait passer ton envie. Quant à moi, lorsque cela me prend (et c’est souvent, tu le sais) l’univers serait là, que je ne pourrais me contraindre ; il faut qu’on m’en donne jusqu’à ce que je dise assez. Il n’y a plus que les petits esprits qui puissent encore conserver des scrupules. Je suis sûre qu’avant peu d’années il sera d’usage qu’une femme demande la passade aussi librement qu’elle demande à présent une prise de tabac. Tout besoin commande, ma chere. Et quel besoin sur-tout commande aussi impérieusement que celui dont nous parlons ! Avec une faim canine, s’avise-t-on de jeûner ! Pourquoi ne se satisferait-on pas avec autant de complaisance quand il s’agit d’un desir dévorant, d’un plaisir enchanteur, qu’on partage encore avec l’être qui nous le procure…

PHILIPPINE.

Vous prêchez, comme un ange, ma chere maîtresse, et, qui plus est, vous prêchez d’exemple ; mais je n’ai pas encore achevé mon histoire. M. de Molengin s’est endormi : j’aurais bien voulu pouvoir en faire autant ; mais… il ne m’a pas été possible.

LA MARQUISE.

Je comprends : c’est que mon cher mari s’était alors éveillé ?

PHILIPPINE.

Oh ! très-réveillé de toute maniere. J’ai été obligée de le vîte fatiguer… afin d’être, après cela, bien assurée de son sommeil : c’était l’article essentiel ?

LA MARQUISE, avec finesse.

Sans doute. Et vous m’aimez, assez pour avoir rempli de votre mieux un devoir auquel ma sûreté pouvait être attachée. Je vois cela d’ici, et que mon cher époux, ensuite, aura dormi comme un mort ; car je vous crois une rude berceuse, ma chere Philippine ?

PHILIPPINE.

Vous vous moquez de moi ? n’importe. À cinq heures moins deux minutes, j’ai quitté le lit, le plus adroitement que j’ai pu, et suis venu réveiller votre compagnon de couche : il s’est aussi-tôt habillé. Je l’ai mis dehors, comme il convenait, par la porte du jardin.

LA MARQUISE.

C’est à cinq heures, dis-tu, que tu l’as mis dehors ?

PHILIPPINE.

Oui, Madame.

LA MARQUISE.

Sûrement ?

PHILIPPINE.

Au coup de cinq heures, très-sûrement.

LA MARQUISE.

Mais, à cinq heures, si je ne me trompe, il ne fait pas encore jour ?

PHILIPPINE.

Je le sais bien, Madame.

LA MARQUISE.

Allons donc, tu badines. Le Chevalier était encore ici, il n’y a pas deux heures.

PHILIPPINE.

Quel Chevalier, Madame ?

LA MARQUISE.

Le Chevalier que j’ai ramené, qui a couché ici, le plus opiniâtre, et peut-être le moins galant Chevalier que la Garonne nous ait jamais adressé…

PHILIPPINE.

Le même Chevalier que j’ai vu à votre retour, Madame, et qui a couché dans ce lit avec vous, a été mis dehors, par moi,… cinq heures sonnant à toutes les horloges.

LA MARQUISE, se fâchant.

Et moi je t’assure qu’il n’y a pas deux heures que j’ai été foutue, et que j’ai très-bien entrevu le jour au haut de cette croisée, dont le volet a besoin de quelque réparation.

PHILIPPINE.

Vous aurez fait quelque rêve agréable, Madame. Quant à votre Chevalier, croyez, sur ma parole, que depuis cinq heures sonnant, il n’a pas eu la joie de vous servir.

LA MARQUISE, fort agitée.

Tant d’obstination à me contredire me pousse enfin à bout. Croyez sur ma parole aussi. Mademoiselle, que bien plus tard, et de jour, ce brutal m’a réveillée, me fourbissant comme un désespéré ; que j’ai eu (je ne sais trop pourquoi) la complaisance de le laisser faire une fois ; que sans reprendre haleine il a doublé ; que je me suis fâchée ; qu’il n’en a tenu compte ; que je me suis débattue ; que je n’ai, pas été la plus forte, et que faisant enfin contre fortune bon cœur, j’ai toléré jusqu’au bout cette seconde marque d’attention, qui ne m’a pas au surplus fait grand plaisir, à cause du peu de dispositions que j’avais dans ce moment à y mettre du mien…

PHILIPPINE.

Il y a, dans tout ceci, du surnaturel. Quoi qu’il en soit, Madame, il me reste à vous annoncer un petit malheur.

LA MARQUISE.

Tu m’effrayes.

PHILIPPINE.

M. de Molengin, ne dormant pas, ou que j’avais réveillé peut-être quand je me suis levée, s’est levé à son tour, et m’ayant suivie, sans que j’en eusse aucun soupçon, m’a vu mettre quelqu’un hors du jardin. — « Philippine (m’a-t-il dit en remontant) il ne tiendra qu’à ta belle maîtresse que je n’en dise rien ; assure-l’en de ma part ».

LA MARQUISE.

Tout ceci prend une tournure fâcheuse. Voyons son billet…

(Elle lit. — Après avoir lu).

En effet, il met son silence à prix. Je vois bien qu’il faudra lui avoir des obligations, quand je comptais, au contraire, en faire mon redevable… Tout coup vaille, mais il faut convenir que ce fichu Chevalier m’a bien porté malheur !

PHILIPPINE.

Daignerez-vous me raconter, Madame, où vous avez pêché ce nouvel adorateur ?

LA MARQUISE.

Par le plus étrange hasard : chez cette Baronne allemande qui donne à jouer.

PHILIPPINE.

Ah ! je sais qui vous voulez dire.

LA MARQUISE.

Je vais, depuis quelque tems, assez régulièrement dans ce tripot, et j’ai tort ; car j’y perds l’impossible. Hier, entr’autres, j’ai joué d’un guignon si constant, quoiqu’à petit jeu, que cent louis dont je m’étais munie, n’ont duré qu’une heure, et que j’aurais quitté la partie avec des dettes, sans Dupeville qui, gagnant, contre son ordinaire, m’a glissé soixante louis. Je me suis acquittée autour du tapis, et le peu qui me restait n’a fait que paraître.

PHILIPPINE.

Heureuse en amours, malheureuse au jeu, vous reconnaissez la vérité du proverbe ?

LA MARQUISE.

On sortait de table, et le pharaon recommençait. Ma voiture n’était point arrivée. J’ai vu, près du feu, la grosse Présidente de Conbannal qui causait avec un inconnu. Comme je suis fort au fait des mœurs de la Dame, et qu’on la connaît pour ne s’entretenir jamais de suite que d’une seule chose, je me tenais un peu à l’écart, mais l’extravagante m’a forcée d’approcher, en me disant : « Venez, Marquise ; venez donc ? je suis en contestation avec Monsieur sur un point qui est de votre compétence ». Puis, s’adressant à son interlocuteur, elle a ajouté tout bas : « Nous pouvons traiter librement la question devant la Marquise, elle est des nôtres : c’est la Fougere » !…

PHILIPPINE.

Des nôtres ! la Fougere ! qu’est-ce que cela pouvait signifier, Madame ?

LA MARQUISE.

Je te l’apprendrai quelque jour. En attendant, tu peux savoir que la Fougere est mon nom dans certaine confrairie[1]… Oh ! je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, n’en point être ; l’esprit humain n’imagina jamais rien d’aussi délicieux. Va, bientôt je t’en ferai recevoir, et tu m’en auras d’éternelles obligations.

PHILIPPINE.

Quoi, Madame ! une pauvre fille de chambre, comme moi, vous la feriez recevoir d’une confrairie dont vous êtes ?

LA MARQUISE.

Tu n’y penses pas ! il s’agit bien parmi nous autres… Mais non, je ne nommerai rien devant une petite profane.

PHILIPPINE.

Le beau mystere ! Je vois que vous êtes maçonne ?

LA MARQUISE.

Qui ne l’est pas ! Mais il s’agit bien d’autres travaux, ma foi ! Contentes-toi cependant de savoir que les charmes seuls et les talens en amour déterminent le rang parmi les membres de notre heureuse société. Je ne serais point étonnée que toi, que j’aurais proposée, tu ne fusses peut-être en bien peu de tems plus avancée que moi. Cette tournure, cette fraîcheur unique !…

PHILIPPINE, un peu confuse.

Ne vous moquez donc pas de moi, ma chere maîtresse.

LA MARQUISE.

Je te jure que je ne connais rien au monde d’aussi piquant, d’aussi dangereux… Tu le sais bien, fripponne ? Combien d’infidélités ne m’as-tu pas fait faire à mes amis, dans le plus fort de mon goût pour eux ! Va, tu es bien heureuse que je sois anéantie ce matin : autrement, je te rappellerais parbleu bien que tu es en droit de me faire parfois tourner la tête…

(Elle met une main sous le fichu de Philippine, et va de l’autre lui lever les juppes).
PHILIPPINE, la baisant.

Là, là, Madame, pour un autre moment, nous avons bien d’autres choses à traiter.

LA MARQUISE, la laissant.

J’ai d’abord mon histoire à t’achever. Tu comprends donc que la Présidente, son causeur et moi, nous nous trouvions être tous trois confreres ?

PHILIPPINE.

Fort bien, et par conséquent, ce Monsieur vous était connu ? Pourtant vous aviez, dit d’abord…

LA MARQUISE.

Eh non. Se connaît-on ? a-t-on seulement envie de se connaître ? On est peut-être… mille… répandus dans la France, ou ailleurs. Il faut s’être fait des signes, avoir travaillé ensemble, s’être trouvé aux mêmes assemblées.

PHILIPPINE.

C’est comme la maçonnerie : n’en conveniez-vous pas d’abord ?

LA MARQUISE.

Tais-toi : toute ta petite curiosité ne viendra point à bout de me faire révéler ici des secrets… que je promets, pourtant, de te faire connaître en tems et lieu. — Dès qu’un geste significatif m’eût assurée de la fraternité de l’inconnu, je demandai à la Présidente quelle était donc cette importante discussion dans laquelle on pouvait avoir besoin de mon avis. « Je prétends, a-t-elle répondu, qu’il n’y a plus de Tircis ».

PHILIPPINE.

Qu’est-ce que cela voulait dire, Madame ?

LA MARQUISE.

J’ai fait la même question que toi, et croyant qu’on voulait donner à entendre par-là que l’amour pastoral était de nos jours en grand discrédit, je me suis rangée du côté de la Présidente. Elle m’a ri au nez, et le Monsieur en a presque fait autant !

PHILIPPINE.

Cela n’était pas honnête, par exemple.

LA MARQUISE.

J’étais leur dupe : ils me faisaient un mauvais calembour. — « Elle n’y est pas (a donc repris l’effrontée). Tire-six, entendez-vous, Marquise, esprit bouché ? croyez-vous qu’il y en ait beaucoup » ? J’opinais encore en faveur de la Présidente, lorsque notre homme, avec un accent gascon, a répliqué : « Sandis, Mesdames ! jé né prends point la liberté dé vous démentir sur lé fait dé vos bésognurs dé Paris, mais jé puis vous donner ma parole d’honnur que lé plus petit gentilhomme dé mon pays est un tiré-six, sept, huit, neuf »…

PHILIPPINE.

Peste ! que sont donc les grands seigneurs en Gascogne ?

LA MARQUISE.

Il y en a peu. — Cela nous a d’abord assommées. Nous allions faire nos objections quand un des joueurs, avec qui la Présidente avait mis quelques louis en société, l’a appellée pour partager le produit d’une taille heureuse. Je suis donc restée tête-à-tête avec le fanfaron. — « Si nous n’étions pas confreres (lui ai-je dit en feignant un peu d’embarras) je vous prierais, Mr. le Chevalier, de mettre la conversation sur quelque autre chapitre »…

PHILIPPINE.

Il était pourtant assez de votre goût, celui-là.

LA MARQUISE.

Sans doute. Mais devant les gens qu’on n’a jamais vus ! Retiens cette leçon, Philippine : quelque catin que soit une femme, il faut qu’elle sache se faire respecter, jusqu’à ce qu’il lui plaise de lever sa juppe.

PHILIPPINE.

Je pense de même.

LA MARQUISE.

Revenons à mon causeur. — Après quelques raisonnemens de part et d’autre, je me suis opiniâtrément retranchée dans l’avis par lequel je croyais pouvoir contrarier et fâcher mon Gascon : en un mot, j’ai dit tout net, que je croyais à peine à l’existence des Tire-six, mais moins encore à celle des Tire-sept, huit, neuf, et plus, fussent-ils voisins de la Garonne. — « Sandis, Madame, (a riposté mon pétulant antagoniste, avec un mouvement violent qui m’a presque effrayée) « vos doutes offensent mon honnur, et mé prévalant, né vous en déplaise, dé mes droits dé confrere, jé vous somme dé me mettre à l’épruve ».

PHILIPPINE.

Voilà, certes, une impertinence à se faire jetter par les fenêtres.

LA MARQUISE.

Point du tout. Un de nos statuts principaux autorise formellement ces sortes de défis.

PHILIPPINE.

Je n’ai plus rien à dire. Peut-on savoir comment vous avez répondu ?

LA MARQUISE.

Négativement d’abord.

PHILIPPINE.

Ce Monsieur avait donc le malheur de vous déplaire ?

LA MARQUISE.

Pas absolument.

PHILIPPINE.

Et vous êtes peu contente de lui ! Sachons donc comment il a pu démériter ?

LA MARQUISE.

« Madame (a-t-il dit avec une assurance qui m’en a beaucoup imposé) : « quoiqué Gasécon, jé né suis point un hablur, et jé né veux pas vous engager dans une démarche qui puisse être entiérément à mon avantage, même dans lé cas où jé vous aurais trompée. Souffrez donc que notre essai soit uné gagure ? Il y a dans cetté bourse cent louis ; jé viens dé les gagner : jé vous, les sacrifie, à ces conditions. — Madame la Marquise aura la complaisance dé m’accorder uné nuit dé six ou sept heures seulément. Après la premiere favur qué j’aurai obtenue dé Madame, j’aurai perdu cinquanté louis ». — Suis bien ce calcul, Philippine ?

PHILIPPINE.

Ne vous embarrassez pas, Madame, je retiendrai à merveilles : à cinquante louis la premiere faveur, c’est-à-dire…

LA MARQUISE.

Le premier coup.

PHILIPPINE.

Bon.

LA MARQUISE.

« Après lé deuxieme, Madame aura gagné trenté louis dé plus ».

PHILIPPINE.

Fort bien. Voilà déja quatre-vingt louis ?

LA MARQUISE.

Juste : — « Après lé troisieme, Madame aura gagné vingt louis dé plus ».

PHILIPPINE.

Les cent louis sont donc à vous maintenant ?

LA MARQUISE.

C’est cela même. — « Après lé quatrieme, Madame n’aura rien gagné dé plus ».

PHILIPPINE.

Gratis ! mais les cent louis sont encore à Madame ?

LA MARQUISE.

Sans doute. — « Après lé cinquieme, (c’est toujours lui qui parle) j’aurai régagné vingt louis ».

PHILIPPINE.

Ah, ah, Madame ! vous n’avez plus que quatre-vingt louis !

LA MARQUISE.

Bien compté. — « Après lé sixieme, j’aurai régagné trenté louis dé plus ».

PHILIPPINE, étonnée.

Eh bien ! reste à cinquante, Madame ?

LA MARQUISE.

Pas davantage. — « Après lé septieme, votré servitur aura régagné cinquante louis dé plus, c’est-à-dire, qué nous serons quittes ».

PHILIPPINE.

Quittes !

LA MARQUISE.

Cela est clair.

PHILIPPINE.

Eh bien, Madame ?

LA MARQUISE.

Eh bien : Maltraitée au jeu, endettée, je me suis laissé éblouir par cette diable de bourse… Le jeune homme est d’ailleurs assez, bien fait.

PHILIPPINE.

Il m’a paru tel.

LA MARQUISE.

J’avais remarqué qu’il a la jambe belle, certain air de santé…

PHILIPPINE.

Les épaules quarrées, l’oreille rouge ; là, tout ce qu’il faut…

LA MARQUISE.

Ma foi, j’ai risqué, sans grimace, l’événement d’une gageure où je pouvais gagner gros sans risquer de rien perdre.

PHILIPPINE.

C’était un marché d’or.

LA MARQUISE.

La Présidente nous a rejoints. Nous l’avons instruite. Ne voulait-elle pas que je la misse de moitié !

PHILIPPINE.

On lui en garde, ma foi !

LA MARQUISE.

Bientôt on m’a annoncé mon carrosse. Je suis rentrée, amenant mon parieur ; et, comme tu l’as vu, nous nous sommes mis au lit.

PHILIPPINE.

J’ai cru voir aussi que c’était avec beaucoup d’émulation des deux parts ?

LA MARQUISE.

Je n’en disconviens pas. Oh ! j’ai gagné quatre-vingt louis en moins de rien… mais bien loyalement gagné.

PHILIPPINE.

J’en crois votre parole.

LA MARQUISE.

À peine avions-nous causé dix minutes, que les cent louis ont achevé de m’appartenir.

PHILIPPINE.

Peste ! comme il y va ce Monsieur le Gascon !

LA MARQUISE.

Il faut convenir que de long-tems je n’avais été si bien tapée. Mon grivois n’a pas les allures bien galantes, il n’est pas très-voluptueux : sa maniere est un peu bourgeoise ; mais, tudieu ! c’est un gars expérimenté, léger, adroit, point incommode, sans sueur, sans odeur, brûlant…

PHILIPPINE, avec feu.

Divin ! — Non, Madame, vous ne viendrez jamais à bout de me faire penser mal de cet homme-là.

LA MARQUISE.

À la bonne heure. — Nous avons travaillé avec tout le zele et l’accord imaginables à la quatrieme opération… Tu remarqueras que, déja deux fois, j’avais inondé d’eau glacée l’inamollissable braquemart du champion… mais je crois que ce démon-là ne débande jamais.

PHILIPPINE.

La bonne aubaine, Madame !

LA MARQUISE.

Je me suis prêtée comme il convenait au cinquieme coup, et j’en ai pris pour mes vingt louis : pas l’ombre de tricherie de part ni d’autre. Quant au sixieme, je ne m’en suis pas aussi bien trouvée.

PHILIPPINE.

Vous étiez déja lasse ?

LA MARQUISE.

Non ! je ne me lasse pas pour si peu mais, comme il n’y avait gueres que deux heures et demie que nous avions commencé, j’avais déja l’inquiétude de sentir que mon pari ne valait rien. Cependant, il ne fallait pas faire une vilenie. Prenant donc mon parti galamment, je vous ai travaillé mon homme d’une maniere…

PHILIPPINE.

Comme je berce… Daignez poursuivre.

LA MARQUISE.

Tout autre aurait été mis, de cette fougue, sur les dents ; deux fois je l’ai fait dégaîner par mes haut-le-corps, mais inutilement ; il n’y avait pas un tems de perdu : au retour j’étais renfilée, et loin que les choses en allassent plus mal, il semblait, au contraire, que ces contretems donnassent à mon drille un surcroît de vigueur.

PHILIPPINE.

Vous trichiez pour le coup ! Cela n’est pas bien.

LA MARQUISE.

D’accord. — Voilà donc encore trente louis de perdus. Dieu sait si j’ai fait et fait faire ablution à la place. — « Or çà, mon cher Tire-six (ai-je dit en me recouchant) : je demande quartier ; je suis exténuée, moulue. J’étais une imprudente quand j’ai douté de ce dont tu n’étais que trop sûr. Dormons ; tu ne me dois rien ; tu pourrais être incommodé d’un excès : je ne me le pardonnerais de ma vie ».

PHILIPPINE.

D’où vous venait cette générosité, Madame ?

LA MARQUISE.

Ne vois-tu pas, petite imbécille, que c’était le moyen de stimuler celle du Gascon ! Il pouvait prendre la balle au bond et me dire galamment : « Belle Marquise, je me trouve trop bien de vos précieuses faveurs pour que je veuille risquer de m’en priver, en abusant de mes forces. Je perds cinquante louis avec le plus grand plaisir du monde ». Enfin quelque chose d’approchant… Point du tout : comme si ce maudit infatigable avait craint que je ne me refusasse à la septieme accolade après que j’aurais dormi, pas pour un diable, il a voulu regagner sa somme entiere avant de me laisser fermer l’œil !

PHILIPPINE.

Et force à vous d’en passer par-là ?

LA MARQUISE.

Il l’a bien fallu. Mais pour le coup, je l’ai favorisé le plus maussadement du monde ; je me suis plainte, j’ai fait des soupirs comme de douleur ; je lui ai dit avec le ton de l’anéantissement : « Vous me tuez, mon cher… Je suis martyre de votre ambition et de l’extrême crainte que vous avez de perdre… Vous ne me devez rien… Encore une fois, retirez-vous… Je vais vous donner cinquante louis à mon tour pour que vous me laissiez tranquille »… Et d’autres propos aussi ragoûtans…

PHILIPPINE.

Holà, Madame ! voilà de l’imprudence : s’il vous eût prise au mot… Un Gascon !

LA MARQUISE.

J’avais à peine dit que déja je me repentais. C’était comme si j’avais frappé contre un rocher. Il allait son train comme un cheval de poste ; et sans que je l’aie secondé le moins du monde, même dans le moment ou son vigoureux culetage faisait sur mes sens la plus vive impression, il a consommé sa septieme prouesse…

PHILIPPINE.

Là ! sans tricherie ?

LA MARQUISE.

Bon Dieu non ! Pour que je ne pusse pas faire semblant d’en douter, cette fois avec bien plus d’affectation que les autres, il a eu soin de faire filer à mes yeux le superflu de son offrande.

PHILIPPINE.

Cet homme ne manque à rien. — Si bien que Madame n’a rien gagné ?

LA MARQUISE, avec humeur.

Pas une obole.

PHILIPPINE.

Et… Madame se propose-t-elle de demander sa revanche ?

LA MARQUISE.

Non certes. — Pourquoi cette question ?

PHILIPPINE.

C’est que peut-être serait-il sage de ne pas se tenir pour battue : les armes sont journalieres… et…

(Elle baisse les yeux).


Si Madame répugnait absolument à s’exposer de nouveau, je lui suis assez dévouée pour m’offrir… si toutefois Madame m’en trouve digne ?

LA MARQUISE, l’embrassant.

Bravo, Philippine ! À ce noble courage je reconnais mon éleve, et je te prédis que tu te feras un honneur infini dans notre délicieuse confrairie.

PHILIPPINE.

Je ne sais pas encore au juste ce qu’il faudra pour cet effet ; mais il suffirait que Madame eut daigné répondre de moi, pour que je me crusse obligée à montrer le plus grand zele.

LA MARQUISE.

On n’exigera de toi rien de difficile. Je t’avais déchiffrée d’abord. Tu es née pour nos plaisirs. Tes bégueules de tantes, de chez lesquelles il a fallu tant de peine pour t’arracher, auraient, avec leur bigoterie et leur sotte pudeur, gâté le plus heureux naturel. Faire de toi une vestale, ou du moins l’obscure épouse de quelque malotru d’artisan ! c’était un beau projet, ma foi ! Laissons ces vertueux métiers aux laides, aux maussades ; mais une jolie femme, dans quel état que le sort l’ait fait naître, se doit aux voluptés. Toute à tous, voilà quel doit être notre cri de guerre : c’est ma devise au moins. Je veux qu’elle soit aussi la tienne. Tu te trouves bien sans doute des douces habitudes que je t’ai fait contracter ? Quant à moi, je suis, par mon systême, la plus heureuse des femmes. Nargue des préjugés, et donnons-nous en tant et plus.

PHILIPPINE.

Charmante morale, Madame ! Je crains fort cependant que votre systême, tout attrayant qu’il est, ne vous mene aussi par trop loin ! Vous vous livrez trop (excusez la liberté que je prends, Madame) ; vous vous livrez trop à vos caprices libertins. Quelque robuste que soit votre tempérament, quelque solide que soit votre beauté, vous risquez de vous user bien vîte. D’ailleurs vous n’êtes pas toujours prudente et je tremble qu’enfin Monsieur le Marquis…

LA MARQUISE.

Mon mari ! ce polisson ![2] de quel droit trouverait-il à redire à ma conduite ? Elle est cent fois meilleure que la sienne. Ma naissance vaut mieux aussi. Je suis riche : il mourait de faim sur le pavé de Paris quand je fis la sottise de m’engouer de sa jolie figure. Je voulus me le donner, il abusa de ma confiance : et par un vil calcul d’intérêt, il me fit un enfant ; on fut obligé de nous marier. Que n’a-t-il su me fixer ! Pourquoi m’a-t-il entourée de la plus mauvaise compagnie ! Pourquoi m’enseignant les plus extrêmes raffinemens du libertinage et me mêlant avec l’essaim des complices de ses orgies, m’en a-t-il aussi lui-même donné le goût !… Ce n’est pas, au surplus, ce dont je le blâme. S’il n’eût fait que cela, sans doute il ne m’en eût été que plus cher… mais ses scenes publiquement scandaleuses, ses prodigalités sourdes, le décri total où cet homme sans sentimens s’est laissé tomber !… ne me parles pas de lui, je te prie.

PHILIPPINE.

Il est bon cependant de vous rappeller quelquefois que, par malheur, il a sur vous une autorité, dont il pourrait abuser si vous affectiez trop de le compter pour rien dans le monde ?

LA MARQUISE.

Tu raisonnes fort juste et je te sais gré du motif. — Je fus bien folle aussi ! Ah, Mr. le Marquis ! si j’avais pu prévoir que j’aurais si-tôt le malheur de perdre mes parens, je n’aurais certes jamais été votre femme. Épouse-t-on tout ce qu’on desire ! tout ce qu’on s’est donné ! Ma sœur la chanoinesse n’a-t-elle pas bien su faire deux enfans le plus secrétement du monde ? et celle-ci ? et celle-là ? et tant d’autres qui se sont très-bien mariées par convenance, après s’être très-sensément appliqué les objets de leurs inclinations.

PHILIPPINE.

Savez-vous bien, Madame, que Mr. le Marquis a toujours la fantaisie de me donner des meubles, et trente louis par mois ?

LA MARQUISE.

Si je le connaissais galant homme, je te dirais, « accepte » : mais tu serais, à coup sûr, malheureuse : en agit-il bien avec qui que ce soit ?

PHILIPPINE.

Une bien plus forte considération pour rejetter ses offres, c’est que ses libéralités ne pourraient avoir lieu qu’aux dépens de ma chere maîtresse… mais n’entends-je pas du bruit là dehors ?

LA MARQUISE.

Vas voir ce que c’est.

PHILIPPINE, après avoir passé
un moment dans la piece voisine.

Madame, c’est un marchand de fleurs, qui dit avoir reçu ordre, de vous-même, de se rendre ici ce matin,

LA MARQUISE.

C’est la vérité : mais il vient de bonne heure ! La petite Comtesse de Motte-en-feu me fit remarquer ce garçon à la porte du Vaux-Hall : elle le dit très-amusant. — Qu’il entre.

PHILIPPINE.

Et me retirerai-je, Madame ?

LA MARQUISE.

Quelle folie ! non assurément, il convient même que tu restes.

PHILIPPINE, gracieusement.

Entrez, entrez, Monsieur.

UN LAQUAIS, précédant le marchand.

Monsieur Bricon, Madame.

(Il sourit.)
LA MARQUISE.

Voyez, un peu ce grand nigaud. Il y a bien là de quoi rire…

(Le laquais reste pour voir l’entrée de Bricon qui n’a pas encore fini de mettre quelque chose en ordre.)


Eh bien ! que faites-vous là ?…

(Le laquais se retire.) — (à Philippine.)


Il faut que je réforme ce grand, sot. Je suis bien la servante de sa superbe figure, mais il est par trop bête aussi.





EMPLETTES.


Bricon a, dans une main, des fleurs assez belles, et tient, sous l’autre bras, une petite cassette. Il se présente d’un air timide et respectueux.

BRICON.

Je demande mille pardons à Madame la Marquise d’être venu peut-être un peu trop tôt ; mais, dans la crainte de ne pas remplir assez ponctuellement les ordres de Madame, je me suis hâté.

LA MARQUISE, avec douceur.

Il n’y a pas de mal, mon ami, j’étais éveillée.

(à Philippine, bas.)


Ce drôle n’est pas mal au moins.

PHILIPPINE, à mi-voix.

Peste ! voilà le jouvenceau le plus frais et le mieux tourné !

LA MARQUISE.

Vous avez-là de belles fleurs pour la saison, M. Bricon ?

BRICON.

Madame, c’est que je suis voué au service des Belles, et que la Nature fait des miracles en ma faveur.

LA MARQUISE, bas à Philippine.

Il n’est pas sot.

(haut, et choisissant des fleurs).

Combien ce que je tiens-là ?

BRICON.

Ce qu’il plaira à Madame : ordinairement, je ne vends des fleurs qu’aux Cavaliers, mais il ne me conviendrait pas d’offrir quelque chose à Me. la Marquise.

LA MARQUISE.

Comment donc ! mais voilà qui est d’un savoir-vivre !… Vous donnerez, six francs. Philippine.

PHILIPPINE.

Fort bien, Madame.

LA MARQUISE, à Bricon.

Si vous êtes aussi accommodant pour toutes les Dames, vous ne devez pas vous enrichir ?

BRICON.

Il est vrai que le commerce des fleurs ne produit pas un grand bénéfice, mais je vends d’autres bagatelles qui me dédommagent.

LA MARQUISE.

Quelles sont ces bagatelles ?

BRICON.

Des odeurs, des piquures de Marseille, des bonbons, des boëtes, des breloques, des cordons de cheveux, des…

LA MARQUISE.

Mais la Comtesse ne m’avait pas parlé de tout cela !

BRICON.

Madame, c’est que je prie mes pratiques de me garder le secret : autrement, les marchands me feraient des affaires.

LA MARQUISE.

Je conçois cela.

(bas à Philippine.)


Il a des yeux uniques.

PHILIPPINE, à mi-voix.

Sur ma parole, ce matois a plus d’une corde à son arc.

BRICON.

Je vends des chiens tout élevés, des serins, des perroquets, des sapajous.

LA MARQUISE.

Des sapajous ! vous m’en apporterez un demain.

BRICON.

Je n’y manquerai pas, Madame. Je vends des éventails, des lunettes de spectacle ;… en un mot, je me rends le plus utile que je puis, et je suis connu pour être fort désintéressé. Avec certaines pratiques, je perds ou je ne gagne rien. Il y en a d’autres qui sont faites pour réparer tout cela ; et, graces à Dieu, le petit commerce ne va pas absolument mal.

LA MARQUISE.

Cela doit être. Vous me paraissez, intelligent. — Où demeurez-vous ?

BRICON.

Par-tout, Madame, et principalement où l’indique cette carte que je prie Madame de garder. — On peut s’adresser à moi pour les bonnets du jour, pour des boucles de cheveux, des plumes, des rubans, des étoffes à la mode : pour des bijoux de toutes especes, neufs ou de hasard ; pour des chevaux, des voitures ; pour toutes les nouveautés littéraires qui paraissent, et pour celles qui n’osent se risquer au grand jour…

LA MARQUISE.

Ah, ah ! vous vous mêlez donc tant soit peu du prohibé ?

BRICON.

Il faut bien que quelqu’un s’en mêle, Madame ; ceux qui s’y hasardent n’y font pas mal leurs affaires.

LA MARQUISE.

Qu’avez-vous dans cette grosse boëte ? — Parlez !

BRICON, feignant quelque embarras.

Madame, ce sont marchandises… dont vous ne pouvez avoir aucun besoin… Cela regarde la médecine, Madame.

LA MARQUISE.

Comment ? êtes-vous aussi médecin ?

BRICON.

Je n’ai pas cet honneur-là.

LA MARQUISE.

Mais ne pourrait-on pas savoir…

(Bricon feint d’être gêné par la présence de Philippine ; celle-ci s’en apperçoit.)
PHILIPPINE.

Eh bon Dieu, Madame ! j’oubliais votre chocolat.

LA MARQUISE.

Il est vrai. Je commençais à sentir des tiraillemens d’estomac. Allez sur-le-champ. Cependant qu’il soit bien fait et qu’on ne le galoppe pas…

PHILIPPINE.

Je vais le faire moi-même.

(Elle fait un mouvement pour sortir.)
LA MARQUISE.

Il est inutile de laisser entrer personne. Entendez-vous ?

PHILIPPINE.

Madame peut être tranquille.

LA MARQUISE.

Vous ordonnerez en même tems ma voiture ; je veux sortir dans un moment.

PHILIPPINE.

Fort bien.

(Elle se retire.)





La Marquise est seule avec Bricon, ou du moins croit l’être.
LA MARQUISE, avec vivacité.

Voyons, M. Bricon, voyons la cassette.

BRICON, jouant l’embarras.

Je demande mille pardons à Madame, mais…

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

BRICON.

Que la question inattendue de Madame, m’a fait hasarder un léger mensonge… et… j’avoue avec confusion… qu’il m’est impossible de montrer à Madame ce que cette boëte contient.

LA MARQUISE.

Ah ! que de façons ! une femme est curieuse. Je veux voir absolument et, qui plus est, acheter.

BRICON.

J’obéis donc. Mais, auparavant, je prie Madame de ne rien prendre en mauvaise part, et de croire que je ne pensais point à lui rien vendre de ce que j’aurai l’honneur de lui montrer. Je ne m’en trouve chargé que parce que je dois aller d’ici chez une pratique qui m’a demandé de la marchandise en question, et qu’il eut été trop fatigant pour moi de retourner au logis…

LA MARQUISE, interrompant.

À la bonne heure ; mais voyons.

BRICON.

Vous l’ordonnez.

(Il paraît avoir de la peine à reconnaître, dans un paquet de clefs, celle de la boëte.)
LA MARQUISE, impatiente.

Ouvrez donc, ouvrez… brisez la boëte ; j’achete tout, je me charge de tout.

BRICON.

Madame ! il y a là de la marchandise pour un certain argent… Ah ! voici enfin la clef… Elle n’entre pas ! il faut qu’il s’y soit glissé quelque ordure…

(Il souffle.)


Bon… Enfin cela ouvre, Madame.

(Il tire un paquet enveloppé de papier et le pose sur le lit.)
LA MARQUISE.

Qu’est-ce d’abord que ceci ?

BRICON.

Marchandises pour hommes, Madame, et choses dont on ne peut faire usage chez vous.

LA MARQUISE, voulant lire
ce qui est imprimé sur l’enveloppe.

C’est de l’Anglais, je pense, et je ne conçois de cela que le nom de Philipps.

BRICON.

Ce sont de petits vêtemens sans couture pour…

(Il en tire un du papier, souffle, et met de la sorte la Marquise entiérement au fait.)
LA MARQUISE.

Je connais cela. Ceux de la Philipps sont en effet les plus renommés ; mais je n’en ai que faire… Ôtez.

BRICON, développant
un petit godemiché.

Ceci, Madame, n’est pas fort conséquent ; mais il en faut pour tous les âges ; pour toutes les proportions…

LA MARQUISE, souriant.

Cela n’est pas mal imité. C’est bon pour une petite fille qui vient de faire sa premiere communion.

BRICON, présentant un
autre godemiché.

Voici qui est un peu plus fort.

LA MARQUISE.

Vraiment, M. Bricon, vous êtes un homme de ressource. Combien ce joujou ?

BRICON.

Pour Madame, dix-huit francs : c’est presque au prix coûtant.

LA MARQUISE.

Celui-ci, qui est un peu plus dodu ?

BRICON.

Un louis, Madame.

LA MARQUISE.

Excellent, j’en veux faire une amie.

BRICON.

Celui-ci est du même prix.

LA MARQUISE.

Je le crois un peu plus long et plus gros ?

BRICON.

Si Madame la Marquise voulait y mettre trente-six livres, voici qui vaut infiniment mieux. Madame aura la bonté de remarquer cet anneau…

LA MARQUISE.

Bon : à quoi cela peut-il servir ?

BRICON.

C’est l’extrémité d’un piston. Le canon se démonte à vis, on l’emplit de quelque chose de tiede, et… zag zag, cela fait l’effet…

LA MARQUISE.

J’avais beaucoup entendu parler de cette invention monastique, étant Demoiselle, mais je n’avais jamais eu la fantaisie d’en voir la réalité. — Tout-à-fait ingénieux. Pliez, le reste et mettez-m’en deux à part.

BRICON.

Je n’ai, de cette façon, que celui-là sur moi ; mais il m’en reste à la maison, et Madame sera servie. — S’il était permis de montrer une piece plus curieuse encore…

(baissant la voix.)


mais je prierais Madame de me garder le plus fidele secret… Il y va de ma perte…

LA MARQUISE.

Montrez, montrez, mon ami, je vous jure, vous jure, foi de femme honnête…

BRICON, à voix basse.

J’ai failli périr dans un cachot pour en avoir placé au couvent de… le nom n’y fait rien. Deux religieuses que Dieu confonde, se laisserent surprendre pendant leur petite récréation : cela fit un scandale… Elles me compromirent, on m’arrêta, et si je n’avais été puissamment protégé…

LA MARQUISE.

Donnez, donnez vîte, mon cher Bricon : je meurs d’impatience de voir quelque chose d’aussi singulier…

(à la vue de la piece.)

Mais !… qu’est-ce que cela ? J’avoue bonnement que je n’y comprends rien. Deux branches ! cette plaque couverte de poils ! Cela est effrayant, monstrueux !

BRICON, souriant.

Mais bien trouvé ! bien amusant ! Madame n’est pas sans avoir lu le conte de l’Y-grec ? là ; le gaudeant bene nati ?

LA MARQUISE.

Ah ! que je suis simple ! sans doute : à chaque trou sa cheville. La bonne folie !… Celui-ci casse un peu les vîtres, M. Bricon ?

BRICON, d’un ton plus assuré.

Bagatelle. Les préjugés sont morts.

LA MARQUISE, d’un air fin.

Oui-dà !

BRICON.

Les plus honnêtes gens se permettent tout aujourd’hui…

LA MARQUISE, reprenant
par réflexion un ton de dignité.

Ce qui ne dégoûte pas, à la bonne heure. — Quoiqu’il en soit, mettez-moi bien au fait.

BRICON.

De ces deux…

LA MARQUISE.

De ces deux vits, allez, coulez ;

BRICON, souriant.

Dont voici la position,

(Il présente un instant la machine à sa ceinture.)


celui d’en haut, comme vous voyez, se présente naturellement à l’endroit ordinaire…

LA MARQUISE.

Fort bien. Et l’autre, par conséquent, se trouve à portée de l’endroit voisin : je commence à comprendre.

BRICON.

Vous observez bien, Madame, que le vit inférieur… vous permettez ?

LA MARQUISE.

Il faut bien rendre les choses sensibles.

BRICON.

Vous observez, dis-je, qu’il est plus long, plus effilé ?

LA MARQUISE.

J’allais justement vous demander pourquoi.

BRICON.

Plus long, parce que devant être mis le premier (car l’accès de sa voie rentrante est un peu difficile), il faut bien qu’il ait quelque avantage.

LA MARQUISE.

Tout est prévu. Je conçois maintenant qu’il est aussi plus effilé, plus pointu, pour ne pas blesser.

BRICON.

Il y a plaisir à montrer les choses à gens qui s’y connaissent ;

(mine.)


je veux dire qui ont de la sagacité.

LA MARQUISE.

À la Bonne heure.

BRICON.

Celui-ci mis, l’autre, de lui-même, va son chemin. Quant à la plaque, elle est, comme vous voyez, une espece de masque de la nature masculine, qu’une Dame s’attache autour du corps avec des rubans ; car, dans le principe, ce joujou fut imaginé pour l’amusement de deux amies.

LA MARQUISE.

Et si l’on avait la fantaisie de s’en amuser avec un ami ?

BRICON.

Alors, voyez-vous, Madame ? la branche supérieure s’ôte

(il l’ôte.)


comme cela ; et l’on y substitue la partie naturelle : ou bien, si l’on est fatigué, peu montrable, la machine demeure comme elle est, et le membre disgracié cache sa honte dans la cavité de son représentant.

LA MARQUISE.

Cela est d’un libertinage… Le prix ?

BRICON.

Le dernier mot, pour Madame, trois louis.

LA MARQUISE.

Trois louis : fort bien, et celui-ci trente-six livres, il en faut encore un à simple branche, ce sera six louis pour le tout. Je ne marchande pas, comme vous voyez ?

(Remarquant certaine inquiétude de la part de Bricon.)


Que cherchez-vous ainsi des yeux ?… Vous trouvez-vous mal ?

BRICON, plus agité.

Au contraire, Madame… Ne faites pas attention…

(Il se hâte de remballer.)
LA MARQUISE.

Quelle précipitation ! vous m’effrayez, Bricon !

BRICON, feignant l’égarement.

Ah, Madame !

LA MARQUISE.

Que veut dire ce trouble subit ?

BRICON.

Je ne puis me retirer assez promptement, Madame.

LA MARQUISE.

C’est un vertige incroyable ! Êtes-vous sujet à quelque mal ? Je vais sonner.

BRICON.

Gardez-vous de sonner, Madame, vous me perdriez.

  (Il se rend maître du cordon, et le tenant, il s’alonge pour pousser le verrou.)

LA MARQUISE.

Il faut qu’il ait perdu l’esprit !

                                            (Bricon s’étant approché du lit, s’y couche à moitié en haletant.)


Ceci passe la raillerie.

                                (Elle veut lui ôter le cordon de la sonnette, qu’il tient hors de portée, il saisit la main, et la couvre de baisers.)


M. Bricon ? Je vous ferai jetter par les fenêtres.

BRICON, feignant le délire,
et devenant entreprenant.

Pourquoi faut-il qu’un malheureux tel que moi…

LA MARQUISE.

Des mains ! Je suis pétrifiée de cette audace.

BRICON, maître de la gorge.

Ô ravissement ! ne suis-je qu’un vil mortel ! ou suis-je un monarque, un Dieu !

(Il gagne du terrein.)
LA MARQUISE, alarmée, ou
feignant de l’être.

Maudite curiosité ! Bricon ? mon ami ?

(Il monte sur le lit et détourne les couvertures.)


Scélérat ! me manquer à ce point ! oser me découvrir ! il me fera prendre la mort.

(Il touche l’endroit sensible.)


Gredin ! cela n’est pas fait pour toi.

BRICON, exalté.

Qu’il m’en coûte, s’il le faut, la vie, mais…

(Il fait tous ses efforts pour avoir la Marquise.)
LA MARQUISE, se défendant.

Mais en honneur, Bricon ? vous sentez, bien… qu’il est impossible qu’une femme comme moi… s’oublie au point…

(Bricon, en bon endroit, pousse et pénetre.)


Ah !… ah !… voilà ce que je craignais… Bricon ?… je… je vous le dis… ôtez cela… Allons… mon ami… ne vous obstinez pas… Dieux !… que ce drôle est vigoureux !… Je suis folle !…

(Elle ne fait plus aucune résistance.)


Ménage du moins… ha !… je…

(Elle colle en même tems sa bouche sur celle de Bricon qui ne se gêne point ; tout se consomme sans aucune précaution de part ni d’autre : ils demeurent quelques momens plongés dans le délire extatique du souverain bonheur.)


Nota. La suite étant d’une grande force, pour peu qu’on soit scrupuleux, on fera bien de ne pas continuer de lire. L’abbé Boujaron qui va paraître, est un très-sale et très-scandaleux personnage.

L’ABBÉ BOUJARON, sortant
de la ruelle du lit, où il y a une petite porte qui
donne dans une garde-robe.

Bonjour donc, vous autres ?

LA MARQUISE, au comble de la frayeur.

Grands Dieux !

(Bricon saute à bas du lit.)
L’ABBÉ.

Eh non, mes enfans, demeurez. Je ne me montre pas ici pour troubler vos plaisirs ; mais, par les cinq cents diables, j’en aurai, si je peux, ma part.

(La Marquise se cache totalement sous les
couvertures. — L’Abbé les développant par force.)


Allons donc, Madame Lucrèce ? vous faites l’enfant ! Paraissez… revenez sur l’horizon… Encore une fois, je ne prétends pas… Je sais vivre, n’avons-nous pas, tous, besoin d’indulgence !

LA MARQUISE, se désespérant.

C’est le comble du malheur.

L’ABBÉ.

Terreur panique pour une vétille ! Bricon est de mes amis. Ainsi tout demeurera secret.

BRICON.

Ma foi, Mr. Boujaron, le diable vous savait-là.

Il y a long-tems que j’y suis, sacrebleu ! mais je ne m’y suis pas ennuyé. Allons, Reine, un peu de bon sens, et parlez-nous.

LA MARQUISE, en fureur.

D’où sortez-vous ? et depuis quand dans mon appartement, scélérat ?

L’ABBÉ, fronçant le sourcil.

Des injures !… Eh bien, j’y étais déja, belle parieuse, quand vous êtes revenue avec…

LA MARQUISE, lui fermant la bouche.

Si vous ajoutez un seul mot… — Bricon ?

BRICON.

Madame ?

LA MARQUISE.

Si tu me poignardes sur l’heure ce garnement, ou si tu m’aides, ta fortune est faite.

BRICON.

Madame, je suis sans ambition, et comme l’a dit M. l’Abbé, nous sommes amis.

L’ABBÉ, sans se troubler,
montrant des pistolets.

D’ailleurs, voici de quoi rendre inutile tout mauvais dessein.

(Il remet ses pistolets en poche.)


La paix ?

LA MARQUISE.

Je suis perdue, déshonorée. Que je suis malheureuse !

L’ABBÉ, persifflant.

Malheureuse, vous ! la plus fortunée des femmes, au contraire : vous vous moquez, Marquise. Comptez bien, sept et deux font neuf, et un dix : et un, dans le moment, car tout ceci va s’accommoder sans préjudice du courant de la journée !

LA MARQUISE, furieuse.

Brigand ! ainsi ce que Philippine appellait mon rêve…

L’ABBÉ.

Rêvez toujours de même, et cela vaudra bien de bonnes réalités. Oui, belle Dame, si vous passiez un peu bien votre tems, pendant que vous remarquiez un rayon de lumiere, au haut de ce volet qui a besoin de quelque réparation, rendez graces de ce bon moment à votre petit serviteur.

LA MARQUISE.

Si je l’avais su, monstre !

L’ABBÉ, d’un ton badin.

Toujours des épigrammes. — Convenez pourtant, Marquise, que je fais rêver agréablement ?

LA MARQUISE.

Je ne me pardonnerai, de la vie, ma funeste erreur.

L’ABBÉ, persifflant. — À Bricon.

C’est pourtant mon pucelage de Paris qu’elle m’a fait perdre. Pucelage ! j’entends…

BRICON.

Eh bon Dieu ! l’Abbé, n’en dites pas davantage. Vous voyez, que Madame s’afflige de tout ceci ; n’irritez pas son chagrin par des commentaires indécens et par un persifflage cruel.

L’ABBÉ.

Qui diable voudrait affliger cette charmante enfant ! — Dieu me damne, Marquise, j’en suis bien éloigné. J’ai fait pour vous ce dont je ne me serais jamais cru capable… Je déteste le con, je n’en fais pas mystere…

BRICON.

Chut, chut.

L’ABBÉ.

Laisse-moi parler, polisson.

(À la Marquise.)


Ce diable de goût qui m’est si cher, m’avait fait avoir avec vous d’assez grands torts : je voulais les réparer, vous sacrifier… Écoutez-moi donc…

LA MARQUISE, accablée.

Monsieur, laissez-moi, de grace.

L’ABBÉ, avec un rire
méchant, et haut.

Je finis en deux mots. Je reconnaissais que c’était très-mal fait de préférer le cul d’une aussi jolie femme que vous, à son con.

LA MARQUISE, furieuse.

M. l’Abbé ? vous croyez-vous donc ici au corps-de-garde, ou au séminaire ?

L’ABBÉ, toujours avec méchanceté.

Allons, Marquise, ne sais-je pas que vous détestez les circonlocutions ! Mes vues favorites, bien exposées, vous choquaient ; je vous desirais ; il fallait donc vous avoir à votre maniere… Je m’étais furtivement introduit…

LA MARQUISE.

Quoi ! vous avez passé toute la nuit dans ma garde-robe ?

L’ABBÉ.

Toute la nuit, morbleu. Comme Tentale, entendant tourner la broche, tandis que le rôt n’était pas pour moi. Vous êtes venue deux fois, comme pour me braver, faire ablution à ma barbe ; me montrer (on aurait dit que vous y entendiez malice) de quoi me faire détester ce fatal mouvement de résipiscence qui me réussissait déja si mal ; car j’étais à même de comparer les deux lices, et toute charmante qu’est celle où cet endiablé gascon s’est si terriblement escrimé, l’autre…

(Il baise
ses doigts avec l’expression du plus violent desir.)
Dio mio !
LA MARQUISE, à Bricon.

Eh bien ! conçoit-on une rage comme celle-là ! faire le métier d’un voleur : braver la gêne, le froid, la faim…

BRICON, avec passion.

On braverait la mort.

L’ABBÉ.

Deux boëtes de confitures, et un carafon de vin d’Espagne, se sont trouvés fort à propos sous ma main : avec cela l’on ne meurt pas d’inanition ; quant au froid, Cazzo ! qui pourrait geler à côté de deux tapedrûs de votre force !

LA MARQUISE, un peu confuse.

C’est assez, Monsieur, finissons.

L’ABBÉ.

Finissons ! Eh, sacrebleu, nous n’avons pas encore commencé : car ce qui s’est passé cette nuit ne compte pas.

LA MARQUISE.

Vous me payerez ce trait hardi… Fi ! qui voudrait, comme vous ! avoir une femme par trahison, pendant son sommeil ! avoir l’affront de passer pour un autre…

L’ABBÉ.

Toutes ces vétilles d’amour-propre sont bonnes pour des sots. Foin de la gloire ! J’ai bien eu du plaisir. — Imaginez-vous que, croyant ne plus devoir espérer la retraite du maudit gascon, je m’étais arrangé pour pouvoir dormir, et cela m’avait réussi. Quelle fortune, à mon réveil, d’apprendre, par un parfait silence, que la place était vacante ! ma foi, je me suis déshabillé, moi, et zeste… vous savez le reste. Oh ! je vous jure, sur ma foi, que si toutes les femmes pouvaient vous ressembler, je serais tenté d’abjurer tout de bon, du moins avec votre sexe, ma chere culomanie.

LA MARQUISE.

Le compliment est flatteur… Mais, Messieurs, que tout ceci se termine par votre évasion. Quant au secret, si vous avez l’un et l’autre l’ombre d’honnêteté…

L’ABBÉ.

Fi donc ! vous auriez des soupçons… Je réponds de Bricon…

BRICON.

Et moi, de M. l’Abbé, comme de moi-même.

LA MARQUISE.

Puissiez-vous être discrets… Mais je vois le moment où l’on doit m’apporter mon chocolat. Sortez, de grace, l’un et l’autre…

L’ABBÉ.

Pas encore, s’il vous plaît ; il m’est venu là-dedans une idée…

LA MARQUISE.

Ne me laissez, pas le tems d’exécuter la mienne qui serait de faire monter toute ma livrée, et de faire jetter par les fenêtres qui refuserait de sortir.

L’ABBÉ.

Brrr !… tout ce bruit-là ne me fait pas peur.

BRICON.

Laissez du moins à M. l’Abbé le tems de vous faire part de ce qu’il imagine.

L’ABBÉ.

Mais, c’est pour elle, pour elle, d’honneur, que mon génie s’échauffe…

(La Marquise s’appercevant qu’elle a
besoin de quelque soin de propreté, passe à la garde-robe.)


À la bonne heure : mais nous vous gardons à vue, vous verrez à votre retour…

(Elle est dans le cabinet. — À Bricon.)


Ne crois pas, Bricon, à toute cette colere. Écoute : il nous faut… tu vas me comprendre : comme l’autre jour chez la Baronne de Breitheim ?

BRICON.

J’y consens. — À propos, cette Baronne ?

L’ABBÉ.

Elle me remit hier trois louis pour toi…

(Il les prend dans sa bourse.)
Tiens.
BRICON.

Passe pour cela. — Grand merci.

L’ABBÉ, le caressant.

Et chez, moi ? Quand pourras-tu ?

BRICON, gracieusement.

Mais… lundi prochain, sans faute, dès huit heures du matin… La voici.

(La Marquise reparaît et se met au lit).
LA MARQUISE, gaiement.

Vous allez juger combien je suis bonne. Je veux bien, M. Boujaron, vous laisser mettre au jour votre idée prétendue… Parlez… Je me doute, au surplus, qu’il s’agit de quelque infamie. Peut-on s’attendre à rien autre de votre part ? N’importe, expliquez-vous.

L’ABBÉ.

Vous avez si bien compris la double machine qu’a vendue l’ami Bricon.

LA MARQUISE.

Eh bien !

L’ABBÉ.

Avouez que l’occasion est belle de vous faire connaître la réalité de ce dont votre emplette ne peut donner que le simulacre ?

LA MARQUISE, stupéfaite,
et regardant Bricon avec l’air de chercher à le mettre
de son parti contre l’Abbé.

Eh bien ! vous l’entendez ?

(Bricon baisse les
yeux sans répondre). — (À l’Abbé).

Vous auriez l’impudence atroce d’imaginer qu’une femme comme moi…

L’ABBÉ, d’un ton bourru.

Une femme comme vous ! Eh ! cent diables ! une femme comme vous a bien eu le courage d’acheter un godemiché double, qu’apparemment une femme comme vous n’a pas le dessein de mettre dans un reliquaire ! Soit que vous ayez, Madame, projetté de vous le faire incruster, soit que vous vous proposiez de l’incruster à vos amies, il est bien arrêté dans votre esprit que Saint Noc et Saint Luc peuvent être fêtés à la fois ! Or, du moment où vous l’avez conçu, toute dignité à part, vous êtes devenue aussi Boujaronne que moi. Répondez à cela… Répondez !

LA MARQUISE, consultant
encore des yeux Bricon, après avoir jetté sur l’Abbé
des regards vagues et courroucés.

Je doute si je veille.

BRICON.

Permettez-moi de vous dire, Madame, que le raisonnement de M. Boujaron est fort sensé. Je conçois bien qu’une dame comme vous est incapable de se faire, d’une semblable expérience, une vraie partie de plaisir… Mais… enfin… on essaye… Il faut tout connaître, avoir tout éprouvé…

LA MARQUISE, minaudant.

Ah ! Bricon, Bricon ! que vous perdez dans mon esprit ! Vous capable de me conseiller un partage !…

L’ABBÉ, à Bricon.

À d’autres ! Ne va-t-elle pas maintenant vouloir nous persuader que le cœur…

(Il prononce ce mot d’un ton ironique).


s’est mis de la partie quand elle a toléré le joyeux transport de Mons Bricon ? En quel pays sommes-nous donc, sacrebleu ? Je sais bien, moi, que si tout ceci ne s’arrange pas, je m’empare du godemiché fourchu, je pars, et vais conter à toute la terre…

LA MARQUISE.

Dans quel coupe-gorge me trouve-je ? Chez moi !…

BRICON, avec sentiment.

Dans un moment vous seriez aux cieux : pesez donc, divine Marquise, l’intérêt infini que je dois avoir à vous presser de nous céder… Il s’agit de me retrouver dans vos bras…

LA MARQUISE, avec indécision.

Et cet infernal Abbé, pour lors… Voilà le nœud, c’est toujours là que le sacripant en a voulu venir.

L’ABBÉ.

On en vient où l’on peut… mais que diable cela vous fera-t-il que je vous donne le postillon à ma mode, tandis que vous exalerez votre ame dans le sein d’un objet adoré.

(Il a dit cette fin de phrase d’un ton ironique et persiffleur.)


Hé ! mort de ma vie ! décidons-nous donc à quelque chose. — Et toi, fichu sot ! au lieu de soupirer, de faire de tendres yeux, ne devrais-tu pas me la happer et besogner. —

                            (À ces mots, Bricon saute sur le lit, s’y couche sur le dos, et se montre dans un état bien propre à donner à la Marquise un moment de tentation.)

                  Bon comme cela. J’aime mieux cet appel que les plus beaux sentimens du monde.

LA MARQUISE, soupirant.

La cervelle me tournera-t-elle assez… Bricon ?… deux hommes à la fois pourront…

BRICON, lui tendant les bras.

Essayer seulement : je vous réponds du reste.

LA MARQUISE, ayant déja
passé une jambe pardessus lui et la retirant.

Non, il ne sera pas dit qu’on m’estropiera pour…

BRICON.

Ah ! ne craignez, rien. Vous n’êtes pas la premiere qui, faute d’avoir essayé de ce dont nous vous prions, en a cru la pratique impossible ; mais, si vous daignez vous placer sur moi…

LA MARQUISE.

Ce petit sorcier fera de moi tout ce qu’il voudra.

(Elle monte.)


Je suis trop bonne, ou plutôt j’ai perdu l’esprit.

L’ABBÉ.

C’est le moyen de n’avoir rien à se reprocher… Bon comme cela…

                  (Pendant les combats de la Marquise, il s’est préparé ; elle n’a point remarqué que cet expert Anuïste[3] s’est graissé d’une pommade sans laquelle il ne marche jamais. À mesure que la Marquise s’arrange pour pouvoir se coucher sur Bricon, l’Abbé s’avance par le pied du lit pour être aussi-tôt à portée de jouer son rôle… Bricon suit tous ces mouvemens de l’œil ; quand tout lui paraît convenablement disposé.)

BRICON, à la Marquise.

Un baiser de grace.

                  (Le mouvement que fait la Marquise pour donner ce baiser, fait qu’elle se présente les fesses élevées. Bricon jette pour lors ses bras autour d’elle, et la retient un moment dans la posture que l’Abbé peut desirer. Il en profite et l’encule avec ménagement.)

LA MARQUISE.

Mon étoile voulait donc que cela fût ! cela est drôle pourtant…

BRICON, à la Marquise.

Maintenant, mon ange, mettez-vous celui-ci.

(Il lui met son vit en main.)
LA MARQUISE.

Ah ! de toute mon ame.

(Elle l’introduit.)


Ils y sont ma foi… tous deux… Je ne l’aurais jamais cru praticable… Poussez… poussez, mes amis, il n’en coûte pas plus maintenant… Dieux ! le joli jeu ! Bricon ?… foutre !… quelles délices… Ah !… ah !… le plaisir me tue… suspendez…

Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.70
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.70

(Tous trois, à la fois, ralentissent leurs mouvemens. C’est la Marquise qui, la premiere, recommence à remuer : on n’entend plus que des soupirs et quelques accens énergiques. — L’Abbé a fait son affaire, mais reste en place pour ne rien déranger. Quant à la Marquise, elle double selon son usage ; Bricon s’est ménagé pour pouvoir partir avec elle à la seconde crise… Quand il la voit approcher, il se donne des mouvemens prodigieux, ce qui débusque l’Abbé qui, devenant inutile, se sauve dans la garde-robe, en disant :

L’ABBÉ.

Encore une de convertie.




La Marquise demeurant enfilée par Bricon, entre dans une espece de rage… et sentant que l’Abbé manque, elle dit :

LA MARQUISE.

Foutre !… on me quitte… Vous êtes des monstres si vous ne m’achevez pas… Je veux en mourir… Bricon ?… vas donc… fous, fous donc… fous, mon roi.

                  (Elle se donne des mouvemens plus furieux encore. Bricon qui, tout de bon, a réalisé sans qu’elle y ait pris garde, la laisse faire le diable à quatre sur lui et ne se fatigue plus. Elle le baise, le mord, décharge enfin, en disant :)

      Et toi ! toi donc…

              (déja plus calme.)

                  Voyez ce petit sot… Je suis ratée…

BRICON, se dégageant et lui
mettant, dans la main, son vit humide duquel il
sort encore quelques perles.

Voyez combien vous êtes injuste !

LA MARQUISE.

Va polisson, cela ne veut rien dire. Tu ne me feras pas croire que tu m’es venu voir à jeun ?

      (À bon compte, elle examine avec intérêt l’outil amusant qu’elle a dans sa main)…

                  Il est beau, pourtant ! Quel dommage qu’on ne puisse pas lui donner un baiser !… — Avoue, Bricon, que je ne suis pas la premiere femme de ma sorte à qui tes lubriques marchandises ont allumé l’imagination, et que, chez plus d’une, tu fais furieusement des tiennes ?

BRICON.

Moi, Madame ! Je ne suis pas aussi heureux… Mon aventure avec vous tient du prodige…

LA MARQUISE.

Elles ne savent donc pas… Car je suis certaine que si tu étais un peu reposé, bandant comme tu fais, tu pourrais être, comme certain Chevalier de ma connaissance, un Tire-six…

BRICON.

J’ai passé quelquefois, mais avec mes égales… Le respect qu’on doit aux dames de votre rang…

LA MARQUISE, avec dépit.

Je suis payée pour y croire, par exemple. Monsieur Bricon ? vous n’êtes qu’un faquin.

(Elle le quitte, et lui tourne le dos. — L’Abbé rentre, Bricon va le remplacer.)





Labbé est bien éloigné de supposer qu’en aussi peu de tems la girouette a tourné, et qu’au délire du tempérament succede déja l’humeur.

L’ABBÉ, d’un ton badin.

Eh bien, mignonne ! Vous a-t-on estropiée ? Êtes-vous morte ?… Vous ne répondez pas ?

LA MARQUISE, brusquement.

Qu’on me laisse.

L’ABBÉ.

Ah ! ah ! voici du nouveau !

LA MARQUISE, sur son séant.

Écoutez-moi bien, M. Boujaron. Sachez, une fois pour toutes, qu’avec vous cela n’arrivera plus, ni d’une façon ni de l’autre, entendez-vous ?

L’ABBÉ.

Je ne suis pas sourd.

LA MARQUISE.

Tout ceci ne pouvait être que l’affaire du moment. Ma porte va vous être défendue pour jamais. Vous vous vanterez, vous en êtes capable ; mais on ne vous croira pas. Vos propos me reviendront, et je vous ferai finir vos jours à Bicêtre…

L’ABBÉ, un peu troublé.

Allons, allons, belle Marquise, n’extravaguons point. Que diable ! je suis un ancien ami de la maison : on ne se défait pas ainsi du monde par caprice. J’avoue que je suis un peu bougre ; mais, malgré cela, j’ai l’estime des honnêtes gens… Au bout du compte, je ne vole pas sur les grands chemins ; en faut-il davantage, dans ce siecle philosophique, pour être un homme de bonne compagnie ?…

(Bricon rentre. La Marquise n’attendait que son retour pour s’échapper ; elle court en chemise à la garde-robe et s’y enferme.)





L’ABBÉ, à Bricon, moitié bas ;

Voilà bien la plus capricieuse coquine !

BRICON, bas.

J’en sais quelque chose.

L’ABBÉ.

Tu viens de nous quitter : eh bien ! nous sommes déja brouillés ! Elle m’a dit des choses… d’une force !

BRICON.

Donnons-nous donc la main. Mon procès est fait aussi. Je rate : je suis un faquin.

L’ABBÉ.

Comment diable veut-elle donc être foutue ?

BRICON.

Elles sont toutes comme cela ; celles de qualité, sur-tout. À peine le leur a-t-on ôté, que, de demi-dieux qu’on était en le mettant, on devient de la canaille, des chiens. Mais pourvu qu’on s’amuse et qu’on gagne de l’argent, on s’en fout. — Convenez, pourtant, l’Abbé, que celle-ci est une excellente jouissance ?

L’ABBÉ.

Délicieuse ! Son grand laquais me l’avait si fort vantée, que malgré mon indifférence pour tous les cons, j’ai voulu me donner celui-ci. Certes, il en vaut la peine ; mais on aura beau dire, on ne me démontrera pas que cela vaille le cul de Joujou.

BRICON.

Qui, Joujou ?

L’ABBÉ, avec feu.

Son petit houssard, un enfant divin, Cupidon.

BRICON.

Quoi ! ce charmant enfant que j’ai rencontré comme je montais, vous l’avez, aussi ?

L’ABBÉ, à mi-voix.

Écoute, mon cher Bricon. Excepté le Suisse, Morguin, (le maître-d’hôtel) la vieille femme de charge et Philippine, une petite bégueule de favorite, aussi bonne à laisser qu’à prendre, j’ai, Dieu merci, fourbi toute la maison… Le Marquis fut d’abord ma pratique ; cela date de loin. C’est à moi qu’il a l’obligation d’avoir fait un mariage auquel il doit sa fortune… Mais laissons cela ; et dis-moi par quel hasard je te trouve en aussi grande liaison avec la Marquise ?

BRICON.

N’avez-vous pas entendu de là-dedans ?

L’ABBÉ.

Je mourais de sommeil : de tems en tems je perdais connaissance ; et c’est pour ne pas m’endormir tout-à-fait que je me suis montré ; car ma premiere idée était bien de me tenir caché jusqu’à ce que je pusse m’échapper sans être vu. Mais votre diable de train m’a tenté aussi… J’ai paru.

BRICON.

Eh bien ! c’est la Comtesse de Motte-en-feu qui m’a recommandé.

L’ABBÉ, avec intérêt.

La Comtesse de Motte-en-feu ! Cette jolie rousse qui vient souvent ici ?… dont le Marquis a raffollé ?… Tu la connais, mon ami ?

BRICON.

Beaucoup.

L’ABBÉ.

On dit qu’elle est… là… de la premiere force ?

BRICON.

C’est la vérité.

L’ABBÉ.

Tu l’as sans doute ?

BRICON.

Eh ! qui ne l’a pas ? Coëffeur, laquais, cocher, cordonnier, tout ce qui l’approche. — Dieu me damne, je crois qu’un domestique étranger ne fait pas chez elle un message, sans qu’il soit obligé de le lui mettre avant que de parler.

L’ABBÉ, avec feu.

Adorable femme ! C’est de celles-là qu’il faut à nous autres !

BRICON.

Oui, bien ! Mais il ne faudrait pas s’en trouver une demi-douzaine sur les bras.

L’ABBÉ.

Je ne demande pas si elle en joue des deux bouts ?

BRICON.

De tous les endroits possibles.

L’ABBÉ.

Potta ? culo ? bocca ?…

BRICON.

Comme vous dites. Tout, chez elle, est toujours prêt à recevoir le plus grand nombre de vits possible… Elle a l’habitude du culetage au même degré qu’un vieux marin peut avoir celle de la pipe. En un mot, quand elle ne sait que faire, elle se fait gamahucher à six livres par cachet : c’est ma seule ressource quand, j’ai besoin d’argent.

L’ABBÉ.

Je vais idolâtrer cette femme là.

BRICON.

À la bonne heure. Mais il lui faut aussi de ce que vous n’aimez guere faire : elle ne vous en tiendra pas quitte.

L’ABBÉ.

On a quelques complaisances. Je suis fou, comme tu sais, du poil doré. — L’on se retrouve toujours un peu dans le goût qu’on a pour autrui…

BRICON.

Eh bien, à vos risques et périls, je parlerai de vous. Couchez, d’avance celle-ci sur vos tablettes : elle ne fera pas de façons, je vous jure…

L’ABBÉ.

Eh mille dieux ! ne sais-je pas que leurs façons ne sont que des grimaces ! Les femmes ! d’abord révoltées contre tout ce qu’on leur propose d’amusant ; mais sont-elles une fois en goût… c’est le diable ! elles iraient ensuite cent fois plus loin que nous.

BRICON.

Vous êtes donc brouillés, la Marquise et vous ? Sérieusement brouillés ?

L’ABBÉ.

Ma foi ! Elle a parlé de Bicêtre ! Avec les facilités que les femmes de son humeur trouvent à se faire servir par les puissances, je ne sais trop ce qui pourrait en arriver. Une élégante qui vient solliciter une lettre de cachet, en levant sa juppe, est sûre[4] de l’obtenir. Je serai peut-être obligé, moi, de prendre les devans, et de me défaire de cette bougresse-là…

BRICON.

Fi donc, monsieur l’Italien ! fi ! Vous n’êtes pas encore francisé ! Je vous passe la fourberie, la malignité, la perfidie de votre pays ; les mœurs françaises se sont enrichies de tout cela : mais les grandes tragédies !… Non, non : laissons vivre qui vit…

L’ABBÉ, se sentant en bel état.

Tiens, voilà qui ne vit pas mal ; il faut pourtant que tu lui tordes le cou tout de suite.

(Il veut déculotter Bricon.)
BRICON.

Y pensez-vous ? Non, vous dis-je : elle nous y surprendrait…

L’ABBÉ, continuant.

Eh bien ! qu’est-ce que cela me ferait ? ne sait-elle pas ce que c’est ?…

(Il redouble d’efforts.)
BRICON, se refusant absolument.

Il n’en sera rien, je vous jure. Lundi pour sûr ; j’ai promis…

(On entend des pas.)


Là ! quelqu’un survient… Il n’y avait qu’à vous laisser faire.

                  (Comme on gratte à la porte, il va détourner le verrou sans faire le moindre bruit. L’Abbé se rajuste.)





PHILIPPINE, avec le chocolat.

Comment vous voilà, M. Boujaron ! Où donc est Madame ?

L’ABBÉ, froidement.

Dans ce cabinet, je pense.

PHILIPPINE.

Qui lui aura donc passé son déshabillé ?

L’ABBÉ, avec humeur.

Sais-je seulement si elle en avait un ! J’étais occupé à voir les marchandises de Monsieur.

BRICON.

Maintenant, il faut que j’aille à mes affaires…

(Il rejette la couverture sur les emplettes de la Marquise. Pendant ce tems-là, Philippine étant accroupie devant le feu, l’Abbé lui prend le con par surprise : elle se retourne lestement et lui donne un grand soufflet.)

PHILIPPINE, saluant en même tems.

Pardon, M. l’Abbé.

L’ABBÉ, saluant.

Il n’y a pas de mal.

(bas.)


Petite gueuse ! tu me payeras celui-là.

(Elle lui rit au nez.)
BRICON, après avoir remballé
ses marchandises, et refermé sa boëte,
offre un bouquet à Philippine.

Permettez, Mademoiselle, que votre serviteur place devant vous ces fleurs, qui vont être bien jalouses, car vous êtes plus fraîche encore…

PHILIPPINE, agréant le bouquet.

Vous êtes on ne peut pas plus galant. Mille graces. — À propos : six francs que je suis chargée de vous remettre.

BRICON.

Il n’est pas nécessaire : je me recommande seulement à vos bontés auprès de Mme. la Marquise. Demain j’aurai l’honneur de venir prendre ses ordres, et j’apporterai le Sapajou.

PHILIPPINE, gracieusement.

Mes recommandations sont fort à votre service, M. Bricon ; mais votre personne et vos manieres les rendent bien inutiles.

(Bricon sort.)





L’ABBÉ, seul avec Philippine.

À nous deux Mademoiselle la souffleteuse : nous allons nous parler, maintenant.

(Il veut l’embrasser.)
PHILIPPINE, armée des pincettes.

Osez me toucher, et je fends la tête au plus vilain bougre de la terre !

L’ABBÉ, ironiquement.

Toujours douce et polie, Mademoiselle Philippine ! — Écoutez.

PHILIPPINE.

Soit : mais parlons de loin. Qu’y a-t-il ?

L’ABBÉ.

Sur mon honneur…

PHILIPPINE, interrompant.

Oh ! quand vous parlez de votre honneur, vous n’êtes compris de personne.

L’ABBÉ.

Je me donne au diable si désormais aucune femme se plaint de moi. Ce que je te demandais avec tant d’instance, mon petit chou… tu sais bien ?

PHILIPPINE.

Bon : vous allez en parler faute de pouvoir le faire : allez, vous êtes un archi-bougre ; vous êtes roux, et l’on dit un peu puant ; vous n’êtes plus jeune ; vous portez perruque ; que peut-il y avoir de commun entre vous et moi ? Finissons.

L’ABBÉ.

Tu m’avais cependant promis…

PHILIPPINE.

Je me moquais de vous.

L’ABBÉ.

Une pauvre petite fois, seulement ?

PHILIPPINE.

Votre horrible sodomie ? moi !

L’ABBÉ.

Eh non, charmante ! une toute petite fornication. — Tiens.

(Il se montre en bel état.)


Vois ce que tu refuses.

PHILIPPINE, se bouchant le nez.

Fi, le vilain gadouard !

L’ABBÉ, en fureur et s’approchant.

Tu le baiseras, petite putain !

PHILIPPINE.

Oui-dà !

            (Elle saisit lestement, avec les pincettes, un charbon ardent qu’elle introduit dans la culotte de Boujaron. Il est obligé de l’en retirer avec ses doigts, non sans se brûler considérablement.)

L’ABBÉ.

Que cinq cents diables étouffent la coquine !

PHILIPPINE, éclatant de rire.

Ne faut-il pas vous familiariser avec la brûlure !

L’ABBÉ, montrant un pistolet.

Méchante couleuvre ! tu mériterais…

(Philippine effrayée crie, et frappe à coups de poing contre la porte du cabinet où la Marquise s’est retirée.)

L’ABBÉ, regardant à la pendule.

Midi ! Adieu : je vais dire ma messe.





LA MARQUISE, rentrant.

À qui en avez-vous donc, Philippine ? Le feu est-il à l’hôtel ?

PHILIPPINE, rassurée et riant.

Pas tout-à-fait, Madame ; mais il était tout-à-l’heure dans la culotte de M. l’Abbé…

(Elle lui raconte l’indécence de celui-ci, et comment elle l’en a puni…)


La Marquise rentre dans son lit ; fulmine contre Boujaron, et dit qu’elle entend que la porte lui soit à jamais interdite. — Elle prend son chocolat, et, comme elle a de l’humeur, elle prétend qu’il a l’odeur de brûlé. — Elle se fait donner une cassette, dans laquelle elle enferme ses godemichés, sans les avoir montrés à Philippine. — Celle-ci fait, sur le compte de l’Abbé, des questions embarrassantes, auxquelles la Marquise répond mal : c’est au sujet de l’apparition subite de Boujaron dans l’appartement. Philippine n’y comprend rien : on ne lui avoue point qu’il a passé la nuit dans la garde-robe, ni le reste. — Philippine veut chanter les louanges de Bricon ; mais la Marquise, totalement réfroidie sur le compte d’un polisson qu’elle soupçonne de s’être presque moqué d’elle, interrompt ; se plaint que la matinée s’est passée elle ne sait comment. — Elle se leve, fait à la hâte une toilette du matin, et sonne pour qu’on fasse avancer sa voiture. — Elle ne prend avec elle qu’un laquais et Joujou. — Elle se fait conduire chez Dupeville. Elle y paie tout de bon les soixante louis, que Dupeville la supplie en vain de rembourser en faveurs. — Le sentimentage de cet homme, mi-partie de galanterie-gauloise et de philosophie-dramatique à la mode[5], n’a rien de séduisant pour cette femme décidément cavaliere et libertine. — De chez Dupeville, elle se fait mener chez la Couplet : elle y achete plusieurs chiffons ; et lie d’autant plus volontiers la partie projettée avec le prince étranger, que la Couplet vante à l’excès les talens surprenans du jouvenceau, sa conformation peu commune, et son extrême libéralité. — De chez la Couplet, enfin, la Marquise se rabat au Palais-Royal ; elle y est fort courtisée par plusieurs de ses adorateurs en pied ou aspirans : l’un de ceux-ci est le Vicomte de Molengin, qu’elle retient, ainsi que la petite Comtesse de Motte-en-feu, pour les amener dîner chez elle. — À deux heures et demie, ils se rendent tous à l’hôtel, où se trouvent encore d’autres convives priés par le Marquis.


Fin de la premiere partie.
  1. Note de l’Éditeur. — Je me rappelle parfaitement qu’autrefois j’entendis dire au Docteur Cazzoné, qu’il existait, sous le nom d’Aphrodites une société de voluptueux des deux sexes, voués au culte de Priape, et qui renouvellaient dans leurs secrettes orgies toutes les débauches antiques dont nous avons une légere connaissance par les écrits et les monumens qui se sont conservés jusqu’à nous. Mais ce dont je me souviens aussi, c’est que les véritables Aphrodites, en assez petit nombre, tiraient, tous, leurs noms du regne minéral, tandis que les affiliés, c’est-à-dire, des membres beaucoup plus nombreux qu’on admettait aux pratiques, sans qu’on leur donnât la parfaite connaissance des mysteres et sans qu’ils prêtassent le grand serment, tiraient leurs noms du regne végétal. Ainsi, la Marquise et d’autres qu’on verra figurer dans cet ouvrage, n’étaient qu’affiliés et ne pouvaient proposer des sujets que pour l’affiliation. Quand sa faveur devenait trop multipliée, ou que certains indiscrets avaient occasionné quelque événement nuisible au repos de l’ordre et qui pouvait entraîner sa destruction, le grand Comité, par quelque changement de local, ou quelque suspension de pratiques, venait aisément à bout de congédier tous ces intrus, en leur persuadant que l’ordre était en effet détruit. C’est de quoi l’on verra la Marquise se désoler, plus loin, avec une amie qui n’en savait pas plus qu’elle. Le Docteur ne m’en a jamais appris davantage, quelque pressant que je me fusse rendu près de lui au sujet de son ordre. Il y portait le nom de Crysolite. On a voulu me persuader que, maintenant encore, les Aphrodites, confondus parmi les Maçons, ont, dans Paris même, un temple et des assemblées.
  2. Quoique ce livre ne soit nullement un cadre convenable pour de la bonne morale, celle que renferme cette tirade valant cependant la peine d’être remarquée par le lecteur, j’ai trouvé bon de ne point l’en retrancher, quoique ce hors-d’œuvre fasse longueur.
  3. Anuïste, d’Anus ; comme Casuïste, de Casus.
  4. Cela était vrai il y a une douzaine d’années.
  5. Qu’on se souvienne toujours que ceci date d’une douzaine d’années.