Le Diable au corps (Nerciat)/6

La bibliothèque libre.
Texte établi par [s. n.],  (p. 167-252).





LE DIABLE AU CORPS.


SIXIÈME PARTIE.


Le dénouement fatal qu’eut la fête-priapique donnée par le Tréfoncier dans sa petite-maison des Boulevards, affecta particuliérement notre charmante Marquise. Les symptômes de l’état critique où l’on se souvient qu’elle se trouvait pour lors ayant subitement cessé par l’effet de l’extrême frayeur, elle rentra dans son hôtel, agitée, affaiblie, malade en un mot. Le lendemain, une fievre violente se déclara. — Philippine, les matins de la veille et du jour même de l’orgie, s’était plainte d’une douleur de tête assez forte. Ce mal se fit sur-tout sentir après l’événement terrible que nous avons décrit. Bientôt un médecin, appellé pour la maîtresse et pour la soubrette, déclara que celle-ci était menacée de la petite-vérole ; et que celle-là, peut-être dans le même cas, serait du moins infailliblement attaquée de quelque sérieuse maladie.

Cependant, par l’imprudence du Docteur, les oreilles de la Marquise avaient été frappées du nom de petite-vérole : cette Dame ne l’avait eue jamais, ni naturelle ni artificielle ; elle ne craignait rien autant que ce fléau de la beauté. Ainsi, quoiqu’il y eût beaucoup d’imprudence de sa part à se déplacer dans sa situation plus qu’équivoque, toute autre considération cessante, elle voulut absolument fuir le mauvais air de son hôtel, et partit pour une maison de campagne délicieuse qu’elle avait à peu de distance de Paris. Mais cette précaution allait devenir vaine. De même que Philippine, la Marquise se trouvait atteinte du mal redouté ; elle en emportait le germe, déja fermentant dans son sang et prêt à se déclarer sous la forme la plus cruelle.

On imagine bien que Philippine, spécialement l’objet que la Marquise avait à cœur d’éviter, n’était point du voyage ? mais bien Nicole et Belamour, avec ce qu’il fallait de monde subalterne. — Que les premiers surent bien, dans cette attendrissante conjoncture, signaler le parfait attachement qu’ils avaient pour leur bonne maîtresse ! Ils lui prodiguerent, à l’envi, les soins les plus soutenus, quoique pénibles à l’excès. Il est vrai, que la tâche devenait pour eux bien douce, par le plaisir que leur ancien amour, tout-à-fait ranimé, leur faisait trouver à demeurer sans cesse ensemble et presque tête-à-tête ; car ils étaient admis seuls dans l’intérieur ; et la Marquise, se trouvant si mal, dès le troisieme jour de petite-vérole décidée, qu’elle ne pouvait plus être comptée pour un témoin, ses gardes-malade se croyaient à peu près dispensés de se gêner devant elle. Ses superbes yeux enflés et fermés ; sa tête, la plupart du tems égarée, donnaient lieu de supposer qu’elle ne devait plus rien savoir de ce qui se passait autour d’elle. L’occasion sans cesse présente et le besoin de se distraire invitaient donc ses inflammables serviteurs à se donner de vives et fréquentes preuves de leur goût parfaitement réciproque. Il est vrai que, le plus souvent, leur maîtresse n’avait aucune connaissance de ces transports peu respectueux ; quelquefois, cependant, elle se trouvait avoir assez de présence d’esprit pour qu’elle fût parfaitement avertie (du moins par ses oreilles) de ce qui se passait autour d’elle. Mais loin de vouloir contrarier cette grivoise intelligence, la bonne Dame recueillait avec une secrete satisfaction, ce qui pouvait lui parvenir de ces scenes de tempérament. Les vrais amateurs ne les dédaignent, et sur-tout ne les troublent jamais. La malade, en un mot, soit goût dominant pour la chose, soit reconnaissance envers ces bons enfans, desquels elle était si contente, ne s’opposait… pas même à leurs plus extravagans caprices. — Les choses en étaient là, quand une circonstance, des plus bizarres, fit naître un de ces événemens extraordinaires, qui prouvent à quel point certaines gens, dont le tempérament a des chaînes, sont attentifs à saisir la moindre occasion de les briser. — Il faut reculer un peu pour être mis pleinement au fait de cette rare aventure[1][2].

Le jour même que la Marquise arriva dans son château, comme elle mettait pied à terre, deux capucins-quêteurs, l’un révérend pere et hardi roulier de besace ; l’autre, novice imberbe, s’étaient trouvés là, soit par hasard, soit prévenus ; mais du moins avec l’intention de mendier (selon les statuts de l’ordre) quelque secours pour le couvent. Or, quelque changée que fût déja dans ce moment notre belle voyageuse, sa vision fut pour le luxurieux besacier celle d’un ange descendu du Ciel. Depuis que, député de sa communauté pour la collecte des pieuses impositions, il rodait sans relâche les bourgs, les villages et les métairies du canton, il avait sûrement acquis quelque tact en fait d’agrémens féminins ; (d’ailleurs, on verra que le sire était d’étoffe à trouver de l’emploi près du beau sexe.) Cependant, jamais il n’avait rien vu de comparable à notre petite-maîtresse, dont la seule tournure, si délicieusement fille, était capable de conquêtes bien moins faciles que celle d’un affamé de capucin. Un seul regard que, sans y penser, la Séraphine laissa tomber sur les Séraphiques pénaillons[3], fut une flèche enduite de feu grégeois qui, dans le cœur du profès, ouvrit un profond stigmate. Le novice ne fut, sans doute, garanti d’une semblable blessure que par le soin modeste qu’il avait pris de tenir les yeux baissés ; mais le caprice, qui veut de préférence tout ce qu’il y a de plus bizarre, destinait encore, dans cette rencontre, un rôle au petit frere lai : sa jeunesse, sa fraîcheur, un visage régulier, quoiqu’un peu mouton, l’avaient fait remarquer. Il était venu soudain, et très-involontairement, à la Marquise, l’idée qu’avec une jolie figure et certain air antimonacal, on était bien malheureux d’avoir… été forcé peut-être ? à se faire capucin. Développer ainsi la pensée d’une Dame que nous connaissons si bien, c’est établir assez les vues qui lui firent accueillir les quêteurs avec bonté ; leur donner audience dans le vestibule ; les questionner, les gratifier d’un louis ; et, plus que tout cela, les engager à venir de tems en tems lui rappeller les besoins de la capuciniere.

Nul doute que, sans les progrès cruels et subits que devait faire la maladie de l’adorable bienfaitrice, elle ne se fût donné, dès la premiere visite, le régal d’un capucineau, mets peu ragoûtant dans Paris, mais qui, pour une capricieuse, à la campagne, au défaut de quelque chose de mieux, pouvait avoir le piquant de la nouveauté. La belle Dame s’était déja dit, pour son intérieure justification, que sa gaillarde fantaisie pour l’ingénu Félix (c’était le nom du petit lai) ne devait pas être plus ridicule que celle… par exemple de la chere Comtesse de Motte-en-feu pour ce petit imbécile de Joujou[4] sans valeur, et parfaitement brut alors ; (Félix avait au moins 17 ou 18 ans.) En un mot, il était écrit, en très-lisibles caracteres, sur la bonne liste. Il ne s’agissait plus que de l’occasion : elle allait s’offrir à chaque minute ; car, qui ne connaît pas la rampante effronterie d’un moine-quêteur ! Pere Hilarion (ainsi se nommait l’ancien) eût-il été rebuté, consigné, ne se serait pas abstenu de reparaître ; combien, à plus forte raison, toléré, muni même d’une permission encourageante, et sur-tout amoureux ! ne devait-il pas oser planter piquet à portée de son idole ! Dès le premier jour, insinuant, flatteur et caressant avec les domestiques du dernier ordre ; complaisant et respectueux avec Nicole et Belamour ; offrant son aide à l’office, à la cuisine… à l’écurie même, si l’on eût voulu s’y servir de lui ; le frocard, tout à tous, non moins ennuyeux qu’actif, pesait déja sur les épaules de tout le monde. D’abord souffert, presqu’aussi-tôt tourné en ridicule ; bientôt enfin le jouet de la plus vile classe des valets.

Mais, comme nous l’avons déja dit, le mal de l’adorable Marquise empirant avec une incroyable célérité, l’objet intéressant n’était plus de s’amuser avec le petit frere Félix : la pauvre femme ! dès le cinquieme jour, la question fut de savoir si elle pourrait, ou non, se dispenser de mourir. En attendant, elle était devenue effroyable. Sa tête, monstrueusement enflée, n’offrait plus un seul de ces traits nagueres si charmans. Il y avait lieu de craindre que ces yeux si vifs, si voluptueux, ne fussent, hélas, fondus ! Le jour suivant fut plus cruel encore. L’Esculape à l’année[5], arrivé de Paris, déclara nettement que cette situation ne permettait aucun espoir ; qu’on avait eu très-grand tort de l’appeller si tard à cette campagne… (L’impudent ! dès l’avant-veille il avait été mandé.)… En un mot, — avant vingt-quatre heures, la malade, à qui tout secours était désormais inutile, aurait rendu le dernier soupir. —

Qu’on ne demande pas si l’officieux Hilarion, qui, dans une maison bien pourvue de domestiques, avait pu se charger de mille soins profanes, crut devoir être oisif quand l’état affreux de la Marquise ouvrait, à quelqu’un de son métier, une si belle carriere pour qu’il pût être prodigue de soins spirituels. — Madame a, sans doute, beaucoup de religion ? (avait-il commencé par demander.) — C’est de quoi nous ne nous sommes jamais mêlés, révérend Pere. — En tout cas, elle a, comme tout le monde… péché ? De Paris ! jeune ! jolie !… veuve ! — Ce sont ses affaires. — Mais, dans son état d’extrême danger, il convient qu’elle songe à son salut ; qu’elle se mette en regle avec le Ciel. — C’est à elle qu’il faut en faire la proposition, si vous la jugez nécessaire. — Assurément ! il est de mon devoir d’arracher, si je puis, cette belle ame à Lucifer et de l’envoyer à l’Éternel. — Allez-vous paître : et que cette belle ame reste seulement où elle est : elle ne pourrait être mieux. — Parce Domine ! — Le pere en même-tems de rouler de vilains yeux en les élevant au plafond, et ses interlocuteurs de le bafouer à sa barbe.

Cependant Nicole et Belamour ne crurent pas devoir s’opposer tout-à-fait au zele qui faisait persister le cafard dans le dessein d’exercer, auprès de la malade, les fonctions d’un médecin de l’ame : celui du corps avait disparu. Qu’aurait-on dit, si la chere Dame, venant à mourir, comme elle y était condamnée, il eût été notoire qu’on l’aurait privée des occasions de se conformer à l’usage ! Mieux valait encore Hilarion, pauvre here sans conséquence, qu’un intrigant prestolet, nouveau curé, qui se prétendait en droit de scruter la conscience de la mourante : on lui opposait le Capucin ; c’était lui fermer la bouche et couper court à de fatigantes importunités.

Que le pere entrât, qu’il débitât des capucinades, lardées de pseaumes et d’Oremus, cela était fort égal. La Dame, heureuse, du moins à cet égard, était sans connaissance…

Certain soir enfin… (c’était le lendemain de la retraite du Docteur par qui l’arrêt de mort avait été prononcé) le Capucin, seul au chevet de la condamnée, prêtraillait à discrétion, croyant bien remplir, pour la derniere fois, des fonctions qu’aucun espoir amoureux ne pouvait plus lui rendre agréables… Quel incident ! Tandis qu’il procede à la recommandation de l’ame, la Marquise, qui depuis plus d’une heure avait à peine donné quelques signes de vie, ne se met-elle pas à soupirer profondément… Elle bâille à faire horreur ; sort, à moitié, du lit, étend les bras ; soupire encore, et dit, du ton d’une personne qui jouirait de toute sa connaissance : — Oui… je me sens vraiment… touchée… attendrie… pénétrée ! — Hilarion, au comble de l’étonnement, suspend la cérémonie, se tait, et, cependant, sensiblement flatté, se persuade que la mourante, tandis qu’elle paraissait anéantie, se recueillait, goûtait le sublime de l’instruction pastorale, était touchée du coup de la grace ; attendrie par l’éloquence dont il venait de faire preuve ; pénétrée de contrition et d’amour divin… Elle ajoute : — Dès le premier moment, je te l’avoue, j’ai souhaité de t’inspirer du goût pour moi. — Ceci, ma foi, fait venir au révérend Pere une bien autre idée ! — Ouais !… me reconnaîtrait-elle ? aurais-je eu le bonheur… — Le Capucin en fonctions religieuses a disparu. L’homme de chair le remplace et commence à faire un luxurieux calcul. — Quel dommage (se dit-il) que ce précieux sentiment n’existe que dans le cœur d’une femme infecte, défigurée, et près de rendre l’ame !… Elle était si belle lorsqu’elle me fit une ineffable impression !

LA MARQUISE[6].

Sois certain que… tu ne m’es pas indifférent… et que si… j’avais pu te le prouver plutôt, ce n’est pas ce vilain froc qui m’en eût empêché…

HILARION, à part et transporté.

Saint-François ! je suis aimé ! —

(Son sang
commence à bouillir.)


Ah ! Madame !…

                  (Commence-t-il, sans savoir ce qu’il pourra dire de plus.)

LA MARQUISE, interrompant et bas.

Paix !… moins de bruit. Songe qu’ils sont-là…

HILARION.

Qui ?

LA MARQUISE.

Ne les vois-tu pas ?… Je les vois bien, moi.

HILARION, regardant.

Qui donc ?

LA MARQUISE.

Nicole et Belamour.

HILARION.

Eh non ! nous sommes seuls.

LA MARQUISE.

Ils nous observent, te dis-je. Parle bas… S’ils nous entendaient… Ah !… par bonheur… regarde… ils ne penseront plus à nous… Cela est fort pourtant… Tous les jours ils font de même !… et cela, sans égard pour moi… Voilà, depuis ce matin, la troisieme fois que celle putain de Nicole se le fait mettre… —

(Quel étrange délire ! Peut-il ne pas agiter les très-irritables fibres du révérend ! Ah ! son imagination, assez vivement libertine, n’a pas besoin qu’on lui trace de tels tableaux… Déja le front séraphique luit d’un cramoisi foncé ; déja l’on verrait, sous la peau de ses tempes, battre, avec précipitation, l’artere engorgé d’un sang mousseux.) —


Au fond,

(ajoute-t-elle comme
à dessein, et riant :)


leur tracas m’amuse, et je suis bien étonnée que nous n’ayons pas encore eu le bon sens de les imiter ! —

(Pour le coup, la botte était meurtriere : le diable pouvait-il imaginer un tour plus fin pour pervertir un Moine ! Hilarion sent, sous sa lourde jaquette, l’ennemi de la chasteté lever sa tête impudique et quitter son demi-capuchon. En vain, d’un regard ordonné par le dernier cri de la raison, le paillard contemple la dégoûtante difformité du plus effroyable masque : cette inspection ne suffit pas pour éteindre l’incendie que de trop vives images ont allumé. Le démon de la chair s’est saisi du sceptre, et commande au révérend, en despote, le triple crime de l’abus de confiance, de la fornication et du sacrilege. C’est pour frapper les grands coups que l’esprit impur dicte encore à la délirante malade, ces mots prononcés avec chaleur :) —


Allons donc, mon ami ? moins de timidité… Tu me le mettras ; je le veux : je le l’ordonne… Il eût été plus galant de ta part, et plus flatteur pour moi, que l’idée te fût venue de m’en prier… mais, je n’aurai pas eu gratis la honte de te le proposer ; viens, mon cher Félix. — Félix !

                  (beugle aussi-tôt une rauque basse-taille, du ton de la surprise et de l’indignation.)


En même-tems, le confus Hilarion, blessé jusqu’au vif, va reculer. —

Chut,

(lui dit ingénuement la malade)


ne réponds pas, mon petit ami. C’est ce vilain bouc d’Hilarion qui t’appelle ; je reconnais sa voix de cornemuse… mais, laisse-le… n’y vas pas ; il n’osera pénétrer jusqu’ici… Mets-toi derriere ce rideau… Fais mieux, viens, l’amour, te cacher dans mes draps… viens. —

Ainsi, chaque mot avait aggravé l’affront ! chaque mot prouvait combien l’erreur de l’amour-propre était ridicule ! L’orgueil, (un capucin en a comme un autre) le dépit vont trancher cette scene peu commune : cependant, par un heureux hasard, l’égarée, qui pourtant conservé beaucoup d’accord entre ses paroles et ses gestes, se trouve accrochée à la ceinture de corde du vilain homme : il veut s’éloigner avec brusquerie… Aussi brusquement la pauvre femme se trouve plus qu’à moitié hors du lit… — Le cafard a cependant l’instinct d’empêcher qu’elle ne tombe jusqu’à terre ; un genou qu’il oppose en ployant la cuisse, pare la chûte ; mais un pied charmant, une jambe (encore d’une grande beauté, quoique maigrie), toute une cuisse de forme divine… Bien plus, le noir entier de cette cible d’amour qu’on sait avoir été, chez notre bien-aimée, si souvent frappée du coup de broche… Tous ces trésors sont à découvert ; et c’est l’ouvrage du mouvement de colere que s’est permis le brutal Hilarion… Ciel ! quel changement s’opere dans son esprit, à la vue magique de tant de charmes ! En vain, sur leur ivoire un peu jauni, voit-il une quantité de vilaines taches, redoutables par le poison subtil que recelent leurs brûlans foyers ; Hilarion est homme et Capucin : s’il avait adoré mentalement tout cela sans avoir pu se faire une juste idée d’une aussi haute perfection ; l’ayant vu, pourrait-il… — Le cri de l’amour-propre offensé ne se fait plus entendre… Le Pere est dans un de ces momens de dispositions frénétiques où tout con est un Dieu qui doit voir à l’instant l’encens qu’il aime, fumer sur ses autels. Disons, si l’on veut, qu’il n’existe plus d’Hilarion humilié, dégoûté, que son aveugle boute-joie, qui ne sait pas un mot de l’affront qu’a souffert le cœur, ni de la répugnance que les yeux ont tâché d’y faire descendre. Il n’y a plus qu’un rapport abstrait du boute-joie sur-aimanté du plus chaud des Moines, avec ce bijou, non moins attractif, qui en est le pôle… Nouvel Empédocle, dût-il périr, il bravera ce cratere brûlant, qui semble lui frayer, bien plutôt, le chemin du parfait bonheur. Ce n’est plus cet homme, tout-à-l’heure si brutal, que révoltait l’injure assommante d’un desir dont il n’était pas l’objet… C’est un bon humain, repentant d’un trait d’humeur, et mettant tout le soin, dont sa mal-adresse naturelle le laisse capable, à replacer doucement sur son lit… (non pas dedans, qu’on y prenne garde), le faible objet de son vigoureux desir… Le sort en est donc jeté ! Elle y passera, morte ou vive ! — Mais la contagion ? — Eh ! qu’importe ! le mal de l’avenir est tout au plus probable… Le souverain bien du présent est assuré… — Si quelque mouvement de pudeur ou de crainte, pouvait encore tenir l’ardeur d’Hilarion en suspens, il se trouverait bientôt déterminé, séduit, entraîné par l’écart, absolument indicatif, et par le jeu de hanches qui lui demandent à grands cris ce qu’il a tant de dispositions à donner… Déja, dans une main qui s’était fait aussi comprendre, il avait déposé de quoi l’amuser. Remplie de ce joujou gigantesque, elle-même le dirigeait vers le but… Ah ! sans cela tout se défaisait encore, puisque, toujours frappée de son morveux de Félix, on venait de dire à l’occasion de l’énorme engin. — Dieux ! l’avoir de cette taille à ton âge ! Comment l’auras-tu donc à vingt-cinq ans ? — Mais, nous le répétons : le diable était de la partie : d’ailleurs, l’orgueil capucinal, le moins noble de tous les orgueils, ne peut rien disputer avec succès à la capucinale lubricité : — Si c’est Félix qu’on pense à favoriser, c’est du moins Hilarion qui va prendre et donner du plaisir. — Avec cette idée fort sensée, une ferme résolution prise, et se recommandant à cette belle dont l’imagination s’était enivrée le premier jour, le révérend dégage, non sans quelque peine et bien à tems, son superbe boute-joie, d’une main brûlante qui jouait avec de maniere à gâter la partie principale ; il lui retire, dis-je, ce précieux enjeu, et, sans perdre un instant[7], il le plonge, en vrai Moine, d’un seul coup, jusqu’au deux tiers de sa longueur ; le reste n’est point encore niché que déja cette pompe foulante, dont les réservoirs sont surabondamment pourvus, darde jusqu’au plus profond du brûlant vagin, de gros bouillons de son onction prolifique… Cependant, il est douteux si quelques sanglots concentrés, que fait entendre alors la docile victime de ce monacal sacrifice, ne sont pas ses derniers adieux à la vie… N’importe : le sacrificateur, inspiré jusqu’au délire, est en trop beau chemin. Son fougueux boute-joie n’a pas pris ainsi le mords-aux-dents pour s’arrêter au début de sa course. Pour un frocard crevant de santé, ce qui vient de se passer n’est qu’un léger prélude. Il reste donc, et le voilà tout aussi-tôt qui vous étreint, secoue et travaille… Est-ce une femme ? Est-ce un cadavre ? C’est ce que nous allons savoir.

Sous un double poids, et tourmenté par les maladroits autant que vigoureux efforts du tapeur endiablé, le lit, de structure assez délicate, se plaint d’abord, puis gémit ; puis, par un craquement fort expressif, semble demander grace. Par ce bruit, auquel il n’est plus au pouvoir du Moine de faire attention, Nicole et Belamour, dans une piece contiguë, quoique profondément recueillis à l’occasion d’une scene à peu près semblable dont ils se donnent le plaisir, sont distraits… Et ce qui se passe chez leur bonne maîtresse, les arrache, dans le plus beau moment, à leur propre intérêt. — Chut !… écoutons, justes Dieux ! — Madame la Marquise serait-elle à l’agonie !… Se débattrait-elle contre la mort ! — Ils se rajustent en frémissant… prêtent l’oreille… retiennent leur haleine… Ouvriront-ils ? À quoi bon, hélas ! s’assurer trop tôt de ce qui doit combler leur affliction ! Faut-il voir leur chere bienfaitrice rendre l’ame[8] ! Mais comment une agitation si vive !… des mouvemens si réguliers ! — Se pourrait-il ? (Belamour entr’ouvre.) — Ô l’horreur ! vois ma Nicole ! Je le soupçonnais et ne m’abusais donc pas ! — Au même instant ils se jettent dans la chambre, chacun s’empare d’un côté du lit sacrilégement profané ; tous deux se ruent, comme des lions, sur l’infernal Capucin : les coups de poing pleuvent avec


Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T2-p.185
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T2-p.185

les imprécations. Mais, si le soin de parer et de présenter moins de surface, l’oblige à convertir en perpendiculaire, la position horizontale de son dos, il ne se dérange pas sans entraîner avec lui sa mourante conquête, toujours et tout aussi solidement enclouée : poil à poil, tandis que d’un bras vigoureux il soutient, par-dessous, et assujettit contre lui ce corps débile ; du bras libre, il porte, à droite, à gauche, indistinctement des coups égarés, et fourbit néanmoins, cogne, recogne en hâtant la mesure. Pendant que Belamour, furieux d’un coup qui fait couler de son nez un ruisseau de sang, cherche une arme quelconque, Nicole, non moins outrée d’un autre coup dont ses charmans tettons étaient meurtris sans l’adresse qu’elle a eue de l’esquiver, s’accroche à la barbe, et se flatte bien d’empêcher les choses d’aller plus loin. Vain espoir : Hilarion s’alonge en haussant le chef ; elle se sent soulevée, ses pieds ne touchent plus le sol, et, malgré ce poids gênant, dont le ballotement suit la cadence des vigoureux coups de cul du révérend Pere, rien ne le décide à quitter le poste ; il n’en travaille qu’avec plus d’acharnement à la consommation de son second forfait. Mais, lasse enfin d’être ainsi pendue, et s’avisant d’un expédient sûr, Nicole brave la répugnance qu’une fille décente et amie de la propreté, doit avoir à toucher la nudité d’un Capucin ; elle saisit les génitoires si remontés, si durs, qu’à peine donnent-ils quelque prise. Cependant, une intrépide main les happe, les presse, les tord… Pauvre Hilarion ! ce serait fait de toi si ce moyen barbare était employé dans toute l’étendue de sa rigueur ; mais, une femme pourrait-elle… La plus dénaturée ; la plus capable de plonger mille fois le poignard dans le flanc de son ennemi, demeure, dit-on, sans courage et sans cruauté, s’il s’agit que sa fureur se dirige sur certains objets de l’idée desquels celle de bienfait et de reconnaissance, est absolument inséparable. Non : cet acte violent de la soubrette se sera que le Quos ego ! de Neptune… Dans ce moment même, les priapiques ampoules prodiguaient à grand jet leur onctueux élixir. Il ne faut donc pas s’étonner si l’heureux (ou malheureux) Hilarion, passant, sans intervalle, de la force du lion à la faiblesse du lapin, tombe sans connaissance après avoir mâlement articulé (soit plaisir, soit douleur) le mot grenadier de ce dont il vient de si bien réaliser la chose. C’est alors qu’il intéresse ; que Nicole, émue de compassion à la vue d’un serviteur debout encore quand son maître est terrassé ; menaçant dans sa disgrace ; et dont les larmes elles-mêmes sont des marques de triomphe ; que Nicole, dis-je, retrouvant toute son humanité, se prévaut de l’empire qu’elle a sur Belamour, et commande qu’il ait à ne point se servir d’une lourde pincette avec laquelle il projettait de venger cruellement sa maîtresse déshonorée, et son propre nez écorché. — Au nom du plaisir, arrête, s’écrie-t-elle, et sachons plutôt si notre adorable maîtresse peut encore respirer… — La pincette, alors, tombe des mains du vengeur attendri… — Ô bonheur ! elle est pleine de vie ! — Mets la main sur son cœur. — Comme il bat ! — Dieux ! elle est peut-être sauvée ! — Nouveau motif de consolation. Elle soupire : mais avec tant de sérénité ! sur un ton si doux ! Nos experts n’y sont point trompés. Ils comprennent à merveilles qu’un tel soupir ne peut être que l’accens d’une sensation de plaisir incompatible avec les angoisses de la mort. Déja l’audacieux Hilarion est, dans leur cœur, à moitié justifié : mais, pour la forme, jouant bien la fureur et vibrant la redoutable pincette, Belamour croit devoir l’apostropher ainsi : — Rends graces, malheureux, au faible espoir dont nous pouvons commencer à nous flatter ; le retour de sa précieuse vie sauve la tienne : sans ce miracle… ta mort… — Hilarion, la pincette à deux doigts de son pauvre chef, glacé de frayeur, toujours Capucin bien digne de son état, se prosterne, baise les souliers du terrible Belamour, et balbutie une histoire, si vraie dans tous ses points, qu’elle l’expose derechef au danger d’être assommé. Cependant, on lui fait grace, à condition qu’il gardera le plus inviolable secret. (Ne le doit-il pas à sa sûreté personnelle !) Soumis à tout ce qu’on peut exiger, et recevant, pour tout passe-port, un maître coup de pied au cul, le directeur intime s’évade, menacé d’être moulu, si jamais il ose se présenter à la grille du château. Nous verrons cependant que ce rigoureux arrêt n’était pas sans appel.

Or, si, dès l’instant de cette originale aventure, l’état d’extrême danger où se trouvait la Marquise, a cessé ; si, tombée dans un profond, mais tranquille assoupissement, elle a passé la meilleure nuit possible ; si, pendant ce calme salutaire, l’éruption, dont on avait désespéré, s’est consommée avec tous les symptômes du succès le plus incroyable ; faut-il mettre absolument tout cela sur le compte de la Nature ? ou, voudra-t-on bien, afin que l’insolent Hilarion puisse être pardonné, le compter aussi pour quelque chose dans cette heureuse et soudaine révolution ?

Quoi qu’il en soit, si ce n’est pas son vigoureux exploit qui tout de bon sauva la malade ainsi reprise sur le seuil du monument[9], du moins le révérend devait-il, d’une maniere moins douteuse, faire époque dans la carriere de son adorable bienfaitrice. Elle se rétablit avec tant de bonheur que, lorsqu’il fut possible de calculer la perte à laquelle ses appas devaient s’attendre, on eut lieu de juger qu’elle serait à peu près nulle. Le seul malheur qui fut arrivé… c’est ?… que, soit l’effet de l’abstinence inusitée dans laquelle la Marquise avait vécu, par force, depuis son départ de Paris ; soit plutôt l’effet de la qualité superlative des sucs prolifiques dont le Moine lui avait fait une si copieuse part… elle était grosse… — Ainsi, la bonne cuirasse avec laquelle un intrépide guerrier a bravé mille fois la mort, est enfin pénétrée de quelque coup imprévu, tiré à brûle-pourpoint avec une arme de plus fort calibre, ou chargée de meilleure poudre…

Bref, l’onction sublimée d’Hilarion avait enfin vengé la Nature outragée de tant de vols qu’avec une confiance effrontée, la Marquise lui faisait, à tout moment, de ses plus doux plaisirs. — À la premiere époque où le coulis (si desiré d’Adolph) manqua net, on eut à peine un léger soupçon : bientôt pourtant les maux de cœur, tous les petits accidens précurseurs de la maternité, survinrent et donnerent bien de l’ennui…

Cependant, retournons à cette nuit si calme, passée presque toute à dormir, et qui avait absolument changé l’état de la malade. À son réveil, elle jouissait de toute sa présence d’esprit, pouvait ouvrir les yeux, et ne méconnaissait plus ses fideles serviteurs.

Après les premiers épanchemens mutuels auxquels ne pouvait manquer de donner lieu ce mieux certain qui tenait du prodige, la Marquise, demeurée seule avec Nicole, ne tarda pas à lui parler avec sa confiance ordinaire. Quelle fut la surprise de cette fille lorsqu’elle entendit, mot à mot, de la bouche de sa maîtresse, et comme le récit d’un songe enchanteur, tout ce que nous avons rapporté plus haut de cette lascive fantaisie, vraiment dirigée vers le petit Félix, mais dont Hilarion, en vrai frappart, avait si peu délicatement profité.

LA MARQUISE.

Conçois-tu ce caprice, Nicole ? J’en tenais tout de bon pour ce petit béat ! — Tu conviendras, au surplus, qu’il n’est pas mal ?

NICOLE.

Peste ! qui n’en conviendrait pas serait par trop difficile.

LA MARQUISE.

Vous étiez-là, Belamour et toi, vous caressant…

NICOLE, avec rougeur.

Nous, Madame !

LA MARQUISE.

Laisse-moi dire. — Quand je n’aurais pas rêvé…

                  (Elle fixe Nicole d’un air sérieux.)

NICOLE, plus troublée.

Madame se fatigue à parler. Un songe, au bout du compte, ne vaut pas la peine…

LA MARQUISE.

Tu sauras tout le mien. Tes plaisirs, la grace avec laquelle ce frippon de Belamour t’embrochait…

NICOLE, avec un faux sourire.

En vérité, l’on dirait que Madame rêve encore.

LA MARQUISE, avec malice.

Sans doute : et je rêvais apparemment aussi quand…

                  (Elle montre, du doigt, plusieurs endroits de la chambre.)


là… là… là… ici, sur les genoux… sur le bord de cette table, en levrette ; contre mon lit même, pour parodier la scene d’un lavement… Celui que vous reçûtes, en riant de si grand cœur, valait bien le mien, Mademoiselle ?

NICOLE, confuse, et tombant
à genoux.

Grace, grace, Madame.

                  (Elle cache son visage dans le pan du drap.)

LA MARQUISE, un doigt sur la bouche.

Chut !

(Avec amitié.)


Qu’on daigne m’écouter. — Ces jeux piquans, que je croyais encore voir, m’ensorcelaient apparemment. J’ai proposé, comme une folle, à ce petit Félix, de me traiter comme tu l’étais par l’Aimable[10]. Félix s’y disposait ; au même instant, son horrible mentor ne l’a-t-il pas appellé !

NICOLE.

Quoi ! Madame rêvait qu’on appellait Félix, et que c’était le pere… qui…

LA MARQUISE.

Assurément : et la voix partait… comme delà… Je voyais l’instant où la peur du pauvre petit et sa sotte obéissance, allaient frustrer mon attente…

NICOLE.

Et c’était toujours… non pas le pere lui-même, mais le frere lai, que Madame croyait avoir devant les yeux ?

LA MARQUISE.

Oh ! ces questions me donnent de l’humeur…

NICOLE, levant les yeux et soupirant.

Je n’en fais plus : et j’écoute.

LA MARQUISE.

Je retiens donc le pauvre enfant, et pour m’en emparer mieux, je le fais coucher à côté de moi… Il est inutile de te dire que, pendant ce songe vraiment délicieux, je ne me sentais aucun mal, et n’avais aucune idée de ma difformité… car je dois être horrible ?

NICOLE.

Ne pensez pas à cela, Madame.

LA MARQUISE.

Où donc en étais-je ?

NICOLE.

Vous venez de coucher le petit bon-homme auprès de vous…

LA MARQUISE.

Ah ! — Voici ce qui, pour le coup, n’a pas le sens commun… et prouve, cependant, que le sommeil, parfois, nous sert mieux que l’éveil. — Quand je dois m’attendre à ne rencontrer, chez mon blanc-bec, qu’un frêle échantillon de ce qu’il aura peut-être un jour d’aussi beau qu’un autre, je trouve… oh ! j’en jure, qui que ce soit de ma société, ni Limefort lui-même, ni le colossal Adolph, ne me donnerent jamais l’idée de rien d’aussi terrible… Il faut être en délire, comme j’y étais, pour se forger un attribut viril de ce modele et de cette qualité… Comme le bras, et de fer, m’amie !

NICOLE.

Peste ! et cela ne vous fait pas peur.

LA MARQUISE, avec feu.

Je l’affronte, au contraire, avec intrépidité ! j’en suis perforée ; je le sens contre la pointe du cœur… Au même instant, je suis injectée d’un torrent enflammé qui se mêle à tout mon sang… Dévorée, consumée, je perds connaissance, comme noyée dans cet océan de délices. Tout se brouille alors pour moi : l’image de mon petit fouteur s’éclipse ; je m’endors apparemment d’un sommeil plus matériel… Pourtant, l’écho de mon heureuse rêverie… (je me le rappelle) me fait encore éprouver l’équivalent… oui, de quatre ou cinq coups bien étoffés, dont on m’aurait gratifiée jusqu’à mon réveil[11]. —

Qu’aurait pu riposter à cette étrange confidence, la stupéfaite Nicole ! Il était notoire qu’Hilarion, à qui l’on avait été bien éloigné de penser, s’était trouvé très-vivement provoqué, sous l’apparence de son frere lai : le bien que la Marquise disait de l’attribut, devait ne point être une fable, que dis-je ! Nicole, à ce sujet, ne pouvait avoir aucun doute. Tout bien examiné, cette fille sensée commençait à reconnaître que le seul tort du révérend, était d’être Capucin, et qu’avec un titre comme, le sien, il eût mérité d’être galant homme. — Au surplus, Nicole avait trop de bon esprit ; trop d’attachement l’éclairait sur les vrais intérêts de son aimable maîtresse, pour qu’aucun éclaircissement mal-adroit pût ravir, à celle-ci, les douceurs de sa voluptueuse illusion. Sans la funeste grossesse, la Marquise eut à jamais ignoré qu’en songeant au très-pardonnable Félix, elle avait eu le malheur de favoriser, trop réellement, le quadragénaire, le laid, le crasseux Hilarion. Ce ne fut qu’au bout de huit semaines, quand deux mécomptes et le reste, eurent affirmativement prédit une grossesse, à laquelle la Marquise se défendait toujours opiniâtrément de croire ; ce fut alors, dis-je, qu’il n’y eut plus moyen de lui taire une funeste vérité ; la pauvre Dame apprit tout. Malgré tous les ménagemens dont Belamour et Nicole avaient usé dans leurs aveux, le transport furieux où la premiere ouverture jeta leur maîtresse, ne se décrit point ; malgré toute l’amitié, toute la reconnaissance qu’elle avait pour eux, ils furent traités !… —

LA MARQUISE.

Mais vous êtes des imposteurs. La chose est impossible.

BELAMOUR.

C’est pourtant comme cela, Madame.

NICOLE.

Assurément, Madame. Nous ne l’avons que trop bien vu…

LA MARQUISE.

Vu !

BELAMOUR.

Tous deux : elle sur-tout.

NICOLE.

Il y a mieux. C’est que j’ai surpris, touché, étouffé l’oiseau dans le nid.

LA MARQUISE.

C’était bien la peine alors ! Il fallait, malheureux, ne point me laisser seule avec ce pénaillon.

BELAMOUR.

Mais, Madame, dans l’état où vous étiez !… pouvions-nous imaginer…

NICOLE.

D’ailleurs, assiste-t-on à une confession ! Vous étiez condamnée…

LA MARQUISE.

Eh, foutre[12] ! est-on près de mourir quand on est encore capable de sentir ce que j’éprouvais alors !

BELAMOUR.

Le médecin…

LA MARQUISE, en fureur.

Est un maraud ; et vous ne valez pas mieux que lui.

NICOLE.

Nous vous jurons, Madame…

LA MARQUISE, hors d’elle.

Finissez. — Vous êtes d’abominables gens. Vous m’aviez abandonnée : vous croyiez bien déja que j’avais fermé la paupiere ? — J’étais oubliée de vous… —

Et cætera. — Si, par bonheur, un torrent de grosses larmes ne s’était pas fait jour à travers ce sombre accès de colere, c’en était fait de la Marquise ; elle redevenait malade, ou tournait, peut-être contre elle-même, une main dénaturée… Mais tout est paré quand il a coulé des pleurs. Le reste de ce triste jour leur fut consacré dans une impénétrable retraite. — La nuit pourtant apporta quelque remede à ce cuisant chagrin. La Marquise avait dormi. L’humeur de sa raison n’était jamais contagieuse pour son cœur, ni pour ses passions favorites. Cette même Dame qui, la veille, avait si durement traité ses alentours, était pour lors étonnée, repentante de cette levée de boucliers : elle se retraçait ses torts sous de vilaines couleurs qu’elle se proposait déja d’effacer par celles d’une douceur et d’une amitié capables de faire oublier un malheureux moment d’injustice. — Au lever donc :

LA MARQUISE, avec amitié,

Nicole ?

NICOLE.

Madame ?

LA MARQUISE.

Comment sommes-nous ensemble ?

NICOLE.

Ce serait à moi de le demander à Madame, si le respect pouvait permettre…

LA MARQUISE, lui tendant la main.

Touche-là.

NICOLE, prenant la main
et la baisant.

Ma chere maîtresse ! vous êtes bien toujours la même !

LA MARQUISE.

Écoute. — Puisque tu ne boudes pas, je ne risque rien à te communiquer les réflexions que j’ai faites cette nuit : je veux que tu m’en dises ton sentiment… à cœur ouvert.

NICOLE.

C’est le moins que je doive à l’honneur de votre confiance.

LA MARQUISE.

Il serait inutile, n’est-ce pas, de se casser, pour ce que tu sais, la tête contre les murs ?

NICOLE.

Nous tâchions de vous le persuader, Madame.

LA MARQUISE.

Eh bien, dis-moi, mon enfant : ce… malheureux est-il encore dans nos environs ?

NICOLE, avec un peu de
froid et d’embarras.

Je… suppose que oui, Madame…

Il faut nécessairement, cher lecteur, que nous suspendions cet entretien. — La parenthese sera même longue, car il y a bien des choses à dire à propos de la réponse tiraillée que vient de faire ici M.lle Nicole. Assurément, le malheureux… (pas tant malheureux, celui dont il s’agit ; car vous devinez que c’est d’Hilarion ?) Le drôle était très-bien dans les environs, et M.lle Nicole avait beau répondre comme si elle n’en eût pas été sûre ; personne, cependant, ne pouvait mieux enseigner, qu’elle, où le révérend Pere était à trouver. — Depuis quelque tems, la donzelle se l’appuyait régulierement une ou deux fois par semaine ; c’est-à-dire, aussi souvent que la tournée de l’affidé quêteur le ramenait à cette campagne. Il est bon de déduire ici les motifs qui déterminaient Nicole à se donner le passe-tems de cette intrigue.

Premiérement, l’éloge, non suspect, que comportaient les confidences de la Marquise, ennoblissant Hilarion dans l’opinion d’une connaisseuse telle que Nicole ; et ce que sa propre expérience lui avait fait aussi remarquer d’avantageux chez le pere, ajoutant au bien qui se disait de lui ; ces deux germes de curiosité n’avaient pas manqué de produire le fruit hâtif d’un desir nourri, pressant, qui l’avait promptement décidée à s’éclaircir du vrai degré de mérite dont le Moine pouvait être doué.

Secondement, cet essai était, in petto, fixé au plus prochain retour de l’ambulant Hilarion, (parti, pour lors, à l’occasion du faux-bond que venait de lui faire le petit frere Félix : celui-ci, disparu depuis quelques jours, était l’objet d’une absence, qui donnant à l’imagination de la soubrette, le tems de s’exalter, fortifiait encore son caprice.)

Or, comme si tout eût voulu concourir à la jeter dans la capucinade, ce fut précisément pendant que le mérite du révérend la piquotait, et qu’elle s’impatientait de l’attendre ; ce fut, en même-tems, dis-je, que la pauvre Nicole fit la découverte importante d’une trahison affreuse que lui faisait le cher Belamour. Celui-ci, très-vicieux personnage, on le sait, avait perverti le petit frere lai. Félix, défroqué sans avoir dit gare, n’était pas plus loin que dans l’arriere-cabinet de l’appartement du coiffeur, qui lui donnant, le jour, avec les soins nécessaires, tous les momens dont il pouvait disposer, partageait, la nuit, avec lui sa couche.

Qu’il eut été doux pour une amante naturellement jalouse et vindicative, de faire, à ce sujet, un éclat bien scandaleux ! Mais… « Que sait-on ? Madame, peut-être, joue, dans cette aventure, quelque rôle secret ? Ce petit Félix l’a ci-devant occupée ?… Si c’était, pour elle, que Belamour eut l’ordre de le recéler ?… Madame, au surplus, ne pouvait confier plus mal ses petits intérêts… car, M.r Belamour, connu pour être également actif et passif… C’est une abomination ;… il est sans doute la femme de l’ex-capucin, tout aussi bien que l’ex-capucin est la sienne ! Cependant, il ne faut rien gâter. » Ainsi raisonnait la pénétrante soubrette, intérieurement outrée contre son infidele, contre le vil objet de l’infidélité,… par momens, contre sa maîtresse elle-même. Nicole, enfin, tourna tant, épia si bien, qu’enfin elle s’assura complétement d’avoir deviné juste.

Le défroquement de Félix était, en effet, la suite d’un instant de caprice que Madame avait eu ; mais dont, quant à l’article essentiel, elle s’était apparemment si peu bien trouvée, que se le reprochant, ou ne croyant point qu’il pût compter comme événement, elle n’en avait pas dit le mot à Nicole. Au reste, Madame avait offert au capucineau, dans le début de leur unique entrevue, de le mettre à même de se passer de la séraphique besace. Ayant été prise au mot, quoique attrapée, elle ne reculait point, et voulant faire un sort quelconque à Félix, en attendant que sa désertion fut civilisée et qu’il pût se montrer, elle trouvait bon que Belamour le logeât, prît soin de lui : le reste ne pouvait l’intéresser, c’était leur affaire, elle ne s’en serait nullement mêlée. Mais Nicole voulait tout approfondir : elle perça plusieurs trous ; et le fruit de ses peines fut la pleine certitude que, de jour même, et sans beaucoup se gêner chez eux, le maître et l’écolier se donnaient des preuves, parfaitement réciproques, de la plus chaude intimité.

Cependant, il manquait encore à la jalouse, quelques degrés d’évidence sur tout cela, quand, certain soir, Hilarion se trouva de retour, à l’improviste, et conduit, par le diable, chez cette Nicole, pour qui quelqu’un, en passant, l’avait chargé d’une lettre.

Nos destins sont immuables ; il était arrêté, de tout tems, que ce moment critique, où le Capucin, trop sûr d’être en disgrace, n’approchait de la respectable soubrette qu’en tremblant… Eh bien ? que ce moment, si redouté, devait élever Hilarion de l’abyme de l’humiliation, jusqu’au comble du triomphe.

Ce ne fut pas sans beaucoup de politique que, du ton supérieur et grondeur, la digne Nicole descendit imperceptiblement jusqu’à celui d’un retour de confiance, d’un intérêt même, en vertu desquels elle sermonna pastoralement le pere sur ce qu’il avait commis d’exécrable dans le château. Sous prétexte de se mettre bien au fait de ce qu’il serait possible d’alléguer, au besoin, pour la justification du criminel, elle se fit raconter avec beaucoup de détail, les moindres circonstances du crime… « Avouez, disait-elle, qu’il faut avoir une furieuse rage de faire cette saloperie ! être dominé par un bien diabolique tempérament !… être, en un mot, organisé… d’une maniere !… car, enfin, des desirs de cette force ! pour une mourante qui n’avait plus figure humaine ! Je ne sais, en vérité, comment une personne de mon sexe peut s’exposer à demeurer un moment seule avec vous. — Avec votre naturel et vos mœurs, vous pourriez déja m’avoir dix fois insultée… Je m’en avise à propos : allez, fuyez, sardanapale… Je n’en suis peut-être pas à m’appercevoir…

                  (Les yeux fixés au-dessous de la ceinture du cafard.)


Vous avez, en vérité, vous autres vilains Capucins, une maniere bien… infâme de vous vêtir ! Ne feriez-vous pas beaucoup mieux d’avoir, comme les honnêtes gens, des habillemens capables de contraindre l’érection insolente, et beaucoup trop visible,

(Avec un mouvement de l’index)


de ces vilenies… dont je suis sûre que, loin de rougir, vous faites trophée quand elles annoncent,

(Le doigt encore)


comme chez vous à présent, d’offensantes velléités, »

Tout autre qu’un imbécile de Capucin aurait saisi le vrai sens de cette franche tirade, et, pour toute riposte, aurait violé… mais, notre plat gredin n’en avait que l’extrême desir, et (comme Nicole l’avait très-bien remarqué) les moyens les plus prêts ; c’est l’énergie de caractere qui lui manquait ; il fallait des avances plus fortes encore. — Dans l’embarras de cette étrange situation, et par elle entraînée…

NICOLE, jetant deux cris
perçans, dit :

Ah !… ah !… Pere Hilarion ! à mon aide !

(Elle frémit : en même-tems, ouvrant et secouant son fichu de gaze, elle montre… Dieux ! quels tettons ! ils ont de quoi damner un Saint.)

Elle est horrible !… noire comme l’encre… et grosse ! ôtez… ôtez-moi la vîte…

HILARION.

Quoi, s’il vous plaît, Mademoiselle ?

NICOLE.

Une affreuse araignée… Dépêchez-vous donc… ôtez. Je les crains à la mort, et pour un empire je n’en toucherais pas une avec mes doigts… Voyez… cherchez… allez donc… Ce n’est pas le cas d’y mettre du scrupule…

(Détournant la tête.)


Tâtez… fouillez : pourvu qu’elle se trouve et que j’en sois délivrée…

HILARION, obéit.

Il n’y a rien, je vous jure.

NICOLE, levant un bras.

Oh, le mal-adroit ! — Je la sens courir là-dessous… —

Elle expose, de la sorte, un fuyant de tetton, et tout le plafond duveté d’une aisselle… Ces objets ont bien leur genre de beauté. C’était sur le pied du lit que se faisait cette belle chasse. Nicole, non sans dessein, peut-être, s’y était assise pour donner sa croustilleuse audience. Qu’on se la représente donc pittoresquement jetée, et presque couchée sur le lit, le sein absolument découvert ; d’ailleurs, tellement écartée, dès son premier mouvement d’horreur, que pour voirfouillerôter… le point le plus avantageux qu’avait pu choisir notre frocard, était précisément l’espace du milieu donné par l’attitude décrite. Non-seulement, le secourable Hilarion, à cette place, est déja très-rapproché, mais il ne peut examiner de près, ni poursuivre l’araignée, sans s’incliner beaucoup sur la trop desirable Nicole. C’est donc assez naturellement que certain corps dur, non pas incommode, comme on a l’air de s’en plaindre, mais peu docile et ne supportant pas d’être comprimé, se fait très-bien sentir à travers les vêtemens, à peu près à portée de sa destination naturelle. Il n’est pas bien prouvé qu’en disant ouf ! replier Une jambe sous sa cuisse, et pincer du talon le bord du lit, ce fut changer avantageusement d’attitude pour ne plus sentir le scandaleux heurtoir ; mais, du moins, cette nouvelle position fit glisser le long de la cuisse, en se rabattant vers la ceinture, un unique et léger cotillon, et cela, par malheur, dans l’instant où le pere, vraiment dupe de cet ouf, s’était hâté de se remettre d’à-plomb… Que de beautés lui révele cet heureux concours de petites circonstances ! Pied charmant ! jambe faite au tour ! genou rondelet, galamment ceint d’un ruban rose ! cuisse… divine !… et, dans l’enfoncement, quel trésor ! — St. Antoine ! Belzébut, avec toi, fit plus de frais, mais il eut moins d’adresse, et le bijou de corail de la chere Nicole n’était pas de la partie ; la grace, autrement, eut manqué son coup, et le talisman tentateur n’eut pas manqué le sien…

Plus sot qu’Hilarion (s’il est possible de le supposer) eut été frappé de ce trait de lumiere : déja, son instinct le déterminait à risquer une surprise ; et, par-dessous sa jaquette, il mettait en ligne ce qui devait vigoureusement attaquer. Comme toutes les chances lui devenaient favorables par le décret de son étoile, il faut justement que, pour lui épargner l’embarras de l’exhibition de ses pieces, la décente Nicole s’avise de vouloir rejeter sa jupe sur ses genoux. C’est prêter, à propos, un auvent à l’audacieux boute-joie qui, pouvant, dès-lors, sortir, dans toute sa pompe, sans effaroucher la pudeur, ne met pas le nez dehors sans se trouver aussi-tôt en bon lieu. Peut-être est-ce pour lui disputer l’entrée de la baie du plaisir, qu’une main de la belle s’est rencontrée là ; mais, par l’excès de son guignon, ou de l’heureuse fortune du pere, deux doigts entre lesquels son fameux engin a glissé, ne servent qu’à le guider plus sûrement : exprès, elle n’aurait pas indiqué mieux l’ouverture. Le premier pouce qui s’y introduit avec tant de bonheur, est à l’instant suivi de huit autres bien complets, poussés sans ménagement, comme sans obstacle. — Neuf pouces donc ? tout autant : les toisons se baisent, se compriment ; il y est. — Et l’araignée ? — Plaisante question ! A-t-on cru qu’il y en eût une ?

On conviendra que, dans cette notable conjoncture, un évanouissement pouvait être également motivé d’une excessive douleur physique (mais, grace au ciel, on ne l’éprouvait point ; au contraire) ou d’une excessive peine de cœur, quand on se sentait de la sorte, ex abrupto, polluée… déshonorée… Eh bien, supposons que c’était le profond sentiment de sa honte, et non l’envie de se laisser paisiblement fourbir, qui avait décidé Nicole à s’évanouir au plus léger attouchement de l’énorme braquemart. C’était, en effet, l’unique moyen décent de permettre qu’Hilarion goûtât et fît goûter complétement le fruit de son larcin impudique : c’était, après l’éclair de la premiere insulte, l’autoriser à risquer (selon ses puissans moyens) la récidive, avant que l’insultée n’en vînt aux éclats. Cette douce attente ne fut point trompée. Le perfide Hilarion, abusant de sa victoire, si peu difficile, se conduisit comme s’il eût eu à se venger de la plus opiniâtre résistance. Il mit la place à feu et sang. Lorsqu’enfin il fut bien prouvé que son infamie n’avait pas été l’effet d’un de ces premiers mouvemens qu’on peut pardonner à la violence des passions et au délire des sens ; quand on sentit qu’après avoir largement consommé le second outrage, il avait encore l’effronterie de demeurer là… « Voilà donc de votre belle besogne, infâme corrupteur, (lui dit, en se soulevant, mais sans le dénicher, la Lucrece courroucée ;) voilà donc comment vos pareils se jouent de la confiance qu’inspire un habit censé l’uniforme de la continence, et, plus encore, cette abominable laideur qui semble nous assurer, qu’auprès de vous, notre sexe… hélas, trop faible ! ne court aucun danger… Ôtez cela. »

Comme cette belle mercuriale n’avait rien de fort effrayant par elle-même, et que la seule chose qui pouvait prouver du mécontentement, était négligée ; le terrible assiégeant, toujours maître du poste, et qui n’avait pas encore épuisé sa valeur, fit la sourde oreille, se remit à faire le diable à quatre ; attira si bien l’attention de la sermonneuse, qu’elle ne savait plus ce qu’elle disait… Fortement ramenée sur le bord du lit, elle reperdit les deux ou trois pouces de terrain qu’elle avait dérobés à l’ennemi pendant le pour-parler. La voilà retombée sur son dos, plus enclouée que jamais… cognée, secouée… d’une vigueur !… « Ce n’est donc pas pour rire (dit-elle :) eh bien… » C’est dans ce moment que l’arrogant Hilarion commence à trouver une adversaire vraiment digne de lui… Quel assaut ! quelles prouesses… quelles bottes de longueur ! elles sont aussi fréquentes que les coups de marteau qui pleuvent sur une enclume entourée de quatre forgerons vigoureux… Quel déluge, quand on en est là !… « Si vous croyez qu’il n’y a qu’à violer le monde (dit-elle, après cette crise, à son Tarquin tondu) nous pourrons vous faire connaître gens en état de rabattre votre fanfaronnade »… (Pour le coup, il avait évacué…) « Voyons (continue-t-elle d’un ton presque ironique) vous en faut-il encore ? » — Pourquoi pas, Mademoiselle, (en justifiant comment il en fallait.) — À la bonne heure : il n’en sera ni plus ni moins. Le plus fort est fait… Mais… (en se mettant, avec toute la complaisance imaginable, l’inflexible boute-joie) songez que, si je daigne m’en mêler, vous ne chanterez pas long-tems sur cette gamme… — À peine sont-ils à la besogne… (ils trouvaient assez doux cette fois de la mener à petit train) que la sonnette de la Marquise se fait entendre… Sans paraître y faire attention, la soubrette presse un peu la mesure… (second bruit de sonnette)… Elle fait une mine d’humeur, et va plus vîte encore… Hilarion suit… (troisieme carillon.) « Eh, foutre ! dit-elle, en jouant des hanches à démancher le pere… à qui diable en a-t-elle !… C’est bien prendre son tems… Allons… vas drù ! drù ! Fous… fous donc… Tiens… tiens… je t’en donne assez, je crois ?… Ah !… ah !… — Quel dommage ! il faut pourtant aller savoir ce qu’elle veut. » Alors, se secouant comme la poule qui sort de dessous le coq, et rajustant son fichu, l’exacte soubrette s’échappe et se rend, d’un pas léger, où l’appelle son service.

Ne faites aucun effort, cher lecteur, pour imaginer ce qu’Hilarion, livré à lui-même, put penser après cette étonnante fortune. Un capucin, pense peu. D’ailleurs, l’ame de celui-ci, se trouvant parfaitement bien où la Nature l’avait logée, ne s’était jamais avisée de monter jusqu’au cerveau. Mais, Nicole était, comme on sait, une bonne tête. Elle discuta donc fort sérieusement, en elle-même, le pour et le contre de sa nouvelle liaison ; pesa, comme au trébuchet, le mérite d’un être… qui, dans le fait, ne pouvait plus lui paraître désagréable qu’en buste ; or, le résultat, fort sage, d’une mure délibération, fut… que pour le tems qu’on passerait encore à la campagne, elle ferait, du révérend, sa piece de bœuf. Hilarion avait (elle s’en était apperçue) le pied sale, la dent jaunâtre et tartareuse ; le cuir, en général, huileux et sentant un peu le faguenas ; mais… quel beau… long… ferme… succulent boute-joie !…[13] Pour remédier au reste, il ne s’agissait que de quelques bains ; du travail d’un habile dentiste ; et d’établir, une fois pour toutes, que lorsqu’il arriverait au Révérend d’être commandé pour son priapique service, il lui conviendrait de prendre, dès la veille, les précautions de propreté les plus exactes ; de ne manger, de ce moment, ni oignon, ni fromage ; d’user, au contraire, de certain cachou propre à plus d’un bon effet, et dont on aurait soin de le pourvoir… Finalement, dès la seconde séance, (qui, par parenthese, fut d’une nuit entiere, et valut, à Nicole, dix complets remerciemens de son antérieure indulgence) il y eut un traité mutuel de conclu, en vertu duquel la soubrette, s’engageant à gratifier le Révérend d’un demi-louis par conférence, (car il ne fallait pas que le pauvre diable fît la guerre à ses dépens) il s’engageait à la servir (sans aucune aliénation de ses facultés masculines) dans tous les appétits naturels ou de caprice qu’elle pourrait lui témoigner.

Sur ce pied, depuis plusieurs semaines, l’exigeante, mais consciencieuse Nicole, occupait l’onctueux et reconnaissant Hilarion, si bien choisi, que jamais moins de sept ou huit fois par entrevue, il n’avait fêté sa brûlante bienfaitrice. C’était avant que, d’aucun côté, l’on n’eût la moindre disposition à se relâcher, qu’il plut à la Marquise de mettre au jour un desir curieux, bien menaçant pour la tranquillité de l’autre commerce. Au premier mot, la pénétrante soubrette avait jugé le coup.

Or, doit-on garder, pour soi seule, un aussi bon lot qu’Hilarion, quand d’ailleurs on le paie assez cher ? ou bien, est-il du strict devoir d’une inférieure, d’une espece d’amie, de le partager avec sa maîtresse ? — C’était en agitant, dans son cerveau, cette embarrassante question, que Nicole avait fait à la Marquise, une réponse normande : disons mieux, qu’elle avait menti, puisqu’elle devait voir le pere le même jour. — Reprenons donc l’intéressante conversation que nous a fait interrompre l’indispensable soin de parler des rapports secrétement établis entre le Révérend et…

NICOLE.

(Elle ajouta :) —


Madame aurait-elle… assez, changé d’opinion sur le compte d’un traître… impardonnable, pour qu’elle daignât… lui parler, seulement ?

LA MARQUISE.

Je crois qu’oui : d’abord, je voudrais m’amuser de son embarras, s’il peut croire que je sais…

NICOLE, vivement.

Oh non, Madame : on le lui a caché.

LA MARQUISE.

Eh bien, je veux pourtant… Ce n’est pas, comme bien tu l’imagines, à la totalité de sa personne que j’en veux : il m’a semblé que c’est une espece d’Orang-Outang, que ce pénaillon ?

NICOLE.

Il est à faire vomir.

LA MARQUISE.

Mais… il m’est resté du caractere distinctif de son sexe, une idée si nette… si capable de piquer la curiosité !… que je veux, absolument, savoir si tout de bon il a ce trésor, dont je me souviens encore avec délices.

NICOLE, un peu piquée.

À cela, je n’ai rien à dire, Madame est bien la maîtresse. —

                  (Elle enrageait de bon cœur, tout en ayant ainsi l’air d’approuver.)

LA MARQUISE.

Tu ne sais pas tout. Comme j’ai ouï dire qu’au commencement d’une grossesse, il ne faut parfois, pour se débarrasser de cette corvée, que donner, à la partie affligée, quelque exercice un peu violent, secondé de quelques innocens remedes… Ne m’entends-tu pas ?

NICOLE.

Madame voudrait-elle avoir la bonté de s’énoncer plus intelligiblement ?

LA MARQUISE.

Tu veux donc y mettre de la malice ! — Eh bien, tout franchement, je voudrais, si mon coquin en vaut la peine ?… et si tout de bon il est en état de faire quelque chose d’extraordinaire ?…

                  (Nicole baisse les yeux, et ne fait pas semblant de prendre tout cela pour des questions)


le chambrer si bien… que peut-être il y effaçât son ébauche. Me suis-je fait entendre enfin ?

NICOLE.

On ne peut pas plus clairement, pour le coup.

LA MARQUISE.

Eh bien ?

NICOLE.

Eh bien, Madame. Il faut croire que, sans risquer de perdre à cette expérience, vous pourriez y gagner, assurément.

LA MARQUISE.

Tu ne sais pas encore tout. —

                  (Il paraît que la chere Marquise avait beaucoup réfléchi.)


Comme il faut décorer autant qu’on peut sa chimere, et se procurer des illusions agréables, je ne veux pas que le dégoûtant accoutrement… (qui d’ailleurs me retracerait des horreurs) paraisse devant mes yeux. Or, devine ce que j’ai conçu pour éviter cette disgrace ?

NICOLE.

Que sais-je ?

LA MARQUISE.

Cet homme… sa barbe bien peignée, puisqu’il ne peut la quitter,… coloré, les sourcils arrangés, et costumé pittoresquement, richement, à la Turque, serait peut-être de la sorte assez métamorphosé pour qu’au moyen de ce qu’il a d’ailleurs de très-recommandable, il devînt un objet duquel on pût tirer, du moins pour quelques instans, un parti fort avantageux. —

(L’idée était lumineuse, et, Nicole, se mordant les levres, était piquée de n’avoir pas imaginé de favoriser plutôt Orosmane ou Bajazet, que ce bélître d’Hilarion.) —

J’abrege, lecteur. — Le Tréfoncier, intime ami (comme vous savez ?) de la Marquise, avait, outre ses passions déja connues, celle du spectacle. À sa petite maison des boulevards, on jouait aussi la comédie : et le magasin, bien complet, était fourni des habits de caractere de tout genre, que comporte le dramatique amusement.

Nicole donc, est envoyée chez son Excellence en façon d’ambassadrice, pour demander (sans rendre aucun compte du pourquoi) le costume complet d’un sultan. L’intelligente et discrete négociatrice remplit l’objet de sa mission, avec le triple succès d’obtenir ce qu’elle était allée chercher ; d’être gracieusement enfilée par l’insatiable amateur, et de devenir plus riche d’un joli brillant[14]. — Pendant que Nicole passait ainsi son tems chez le Prélat, Hilarion, déposé chez un baigneur, était, par ordre, trempé, dessalé comme de la merluche, épilé, massé, raclé, lissé, frotté de son d’amandes et de pâtes ; coloré légérement avec du vinaigre de rouge[15] sur toutes les articulations, et plus vivement, tant aux joues qu’aux lèvres. La barbe recevait une onction, odoriférante ; on y ajoutait des crocs à la Musulmane : on donnait aux sourcils un trait noir, net et symmétriquement arqué. Le poil, dont leur séparation était embarrassée, disparaissait. — Finalement, quand Nicole (qu’au contraire on avait furieusement détoilettée) vint rejoindre le pere, il n’y avait plus qu’à le revêtir de l’habit Turc. Comme le sot n’avait été jusques-là prévenu de rien, son étonnement fut extrême quand il vit cet attirail, et sut qu’on le lui destinait. « Que me voulez-vous (dit-il fort troublé.) — Vous transformer en Mahomet (répondit, en riant, son extravagante conductrice.) Faire de l’excrément de l’Évangile, le Coryphée de l’alcoran. — Mon Dieu ! quelle trahison, Mademoiselle ! Je vous le dis tout net : dussé-je mourir martyr de ma foi, je fais profession d’être Chrétien, Catholique et Romain ; je déclare que je ne veux d’aucun commerce avec les diables, dont ce Mahomet est l’un des plus fameux. Je ne crois qu’à un seul Dieu en trois personnes,

(se signant :)


le Pere, le Fils et le Saint-Esprit, Ab insidiis diaboli, libera nos, Domine : Kyrie eleïson. Amen. — « Que le diable te torde le cou, fichu cafard, (riposta la peu dévote Nicole, en rangeant déja sous le riche turban au calot verd, deux oreilles de Midas fort indociles.) Laisse-toi faire, trop heureux animal… Ça, qu’on endosse la chemise. Cette toile d’hollande, sur la peau de Monsieur, vaut bien je crois son puant sac de bure ?… Les bas, à présent… et les pantouffles… C’est tout au plus si son pied de chameau peut s’y fourrer… Vîte :… je gage que mon butor ne saura pas mettre ce haut-de-chausses, tout ample qu’il est ?… N’avais-je pas raison ; il faut encore que je me donne cette peine. »

La main électrique de notre piquante soubrette ne pouvait gueres gesticuler dans ces environs, sans y causer soudain une sédition voluptueuse. La ceinture avait peine à se fermer, parce qu’un boute-joie plein de naturel et curieux à l’excès, mettant la tête à la fenêtre, semblait vouloir s’alonger jusques sur deux charmans tettons que l’habilleuse, agenouillée, en avait ainsi fort approchés. « Rentrez, rentrez, Monsieur, (disait-elle en le tapant, sans cependant lui faire mal) ne songez pas à tirer ici votre poudre aux moineaux, vous trouverez là-bas à qui parler. » Pour le moment, cette apostrophe badine était une énigme dont le Révérend ignorait complétement le mot.

Cependant, le voilà Turc de la tête aux pieds, et devenu vraiment tolérable. On lui enseigne qu’il doit se redresser ; oublier qu’il est capucin ; lever les yeux à hauteur d’homme ; jeter la tête en arriere ; se donner du buste ; creuser les reins ; marcher à jarret tendu ; et ne pas manquer à presque toujours avoir un bras héroïquement en triangle avec le flanc. Plus d’un Orosmane de coterie bourgeoise n’en a pas autant su la premiere fois qu’il a dû figurer sur les tréteaux de Melpomène. « À quoi tout ceci doit-il aboutir ? se disait tout bas le faux Musulman, étonné surtout de ce qu’un carrosse décent était prêt pour le retour » : on n’avait eu pour venir que le fourgon de la banlieue. — Mais il fallait qu’enfin Hilarion fût instruit.

En conséquence, dans la voiture bien close et les stores abaissés, l’ambassadrice, après s’être un moment recueillie, daigna lui parler dans ces termes. « Quoiqu’on pût, Seigneur, se dispenser de rendre compte à votre Hautesse des motifs qu’on a pour qu’elle se trouve ainsi travestie, je suis assez complaisante pour lui faire part de ce dont il tourne… »

NICOLE, poursuit.

Lorsque vous trouvâtes bon, infâme paillard, d’abuser de votre saint ministere pour commettre une horreur avec Madame, elle était, comme trop bien vous le savez ? en delire. En vain vous avez prétendu qu’elle y paraissait fort occupée de votre petit puant[16] de Félix. Vous pensez bien que nous n’avons pas cru un mot de cette platte histoire, qu’en vrai Capucin, vous forgiez pour tâcher de n’être point moulu…

HILARION.

Je vous jure. Mademoiselle, que…

NICOLE, d’un ton imposant :

Taisez-vous, sot ; et laissez-moi vous parler. — Madame, avec qui j’ai vingt fois raisonné de son affreuse aventure, m’a toujours soutenu que, dans son délire d’alors, elle se croyait Odalique.

HILARION, sottement.

Odalique ! Qu’est-ce que c’est que cela ?

NICOLE.

L’une des femmes du grand Seigneur, du grand Turc.

HILARION, bêtement.

Ah ! — C’est donc pour cela qu’elle ne voulait pas se confesser ? car j’ai oui dire que chez le grand Turc on est… hérétique ?

NICOLE.

Butor ! — On est Mahométan.

HILARION, bêtement.

Ah !

NICOLE.

Madame donc, se croyait Sultane favorite. D’ailleurs, sentant fort bien, quoique sans connaissance, qu’elle était très-mal et près de rendre l’ame. Or : vous savez, ou ne savez pas, que selon la croyance de ce pays-là, les femmes ne sont point admises dans le paradis du Prophete ?

HILARION, bêtement.

Ah ! je n’en savais, mon Dieu, rien.

NICOLE, le contrefaisant.

Ah ! c’est que vous êtes un imbécille.

(Naturellement.)


Or, il semblait à Madame que… pour qu’il y eût en sa faveur une exception, Mahomet… le Prophete… le Christ des Turcs…

HILARION, surpris.

Bon !…

NICOLE, un doigt sur la bouche.

Chut… Mahomet (vous disais-je) apparaissant à ma maîtresse, et, dans un compliment divinement tourné, lui déclarait qu’il l’élevait au glorieux état de houri.

HILARION, bêtement.

Houri ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

NICOLE.

Un ange féminin. La seule créature de notre sexe (toujours selon l’alcoran) qui puisse avoir la joie du paradis.

HILARION.

Pour Dieu, Mademoiselle, vous avez déja deux fois, aujourd’hui, nommé l’alcoran ; et je ne sais ce que c’est.

NICOLE, se fâchant.

Ô cruche immonde ! — C’est l’Écriture-Sainte des Turcs.

HILARION, bêtement.

Ah !

NICOLE, en colere et de son ton.

Ah !… ah !… —

(Naturellement.)


Si tu t’avises encore de m’interrompre !… Mahomet donc, ne pouvait, tout puissant qu’il est chez lui, faire de ma maîtresse une houri, qu’en lui donnant la joyeuse accolade

(Hilarion regarde
hébété.)


Oui : en l’exploitant, puisqu’il faut tout vous dire. C’est apprendre à une houri son métier pour l’éternité ; car, telle est la seule besogne qu’une intelligence de cet ordre ait à faire dans ce paradis fameux.

HILARION, bêtement et ricanant.

Si cela était vrai, cela serait drôle du moins ?

NICOLE, d’un ton sérieux.

Mais, ce qui ne l’était pas, c’est que c’était votre infamie, vilain ribaud, que Madame essuyait comme étant la cérémonie de son apothéose.

HILARION, souriant avec bêtise.

Apothéose ! C’est comme ça qu’on nomme, chez les Turcs, faire cela ?

(Tant d’ignorance et de stupidité ne pouvait que faire compassion, ou provoquer à rire. Nicole, que l’idée chatouillait, prit le dernier parti. Cependant, elle enjoignit, très-sérieusement, au pénaillon, de s’abstenir de toutes questions tant qu’elle jugerait à propos de parler, et elle continua :


Ma maîtresse est demeurée si frappée de sa vision prophétique, que, quoique rétablie aujourd’hui, il lui en reste une impression, dangereuse pour elle-même, effrayante pour nous ; puisque toutes les nuits (quand elle peut obtenir un peu de sommeil) elle se remet à rêver qu’elle est une houri ; elle appelle alors, à grands cris, Mahomet, son divin Mahomet : elle se leve toute endormie ; courrait la maison de la cave au toît, si nous ne la gardions pas à vue ; saisit le premier objet que sa main peut rencontrer, et veut être mahométisée, afin que son grade de houri se trouve, par-là, de plus en plus consolidé. Le jour, heureusement, elle est tout-à-fait raisonnable. — Or, une consultation des plus habiles médecins (et cette fois, du moins, le bon sens est d’accord avec leur savoir) ordonne que, pour venir à bout de mater une frénésie dont les effets pourraient devenir mortels… Il ne m’écoute pas ?

HILARION.

Si fait… Madame, folle ; qui veut que Mahomet lui fasse cela ; les médecins…

NICOLE.

C’est bon : ordonnent que, pendant son sommeil et sa lubie, quelque vigoureux compere se trouve-là, vous l’empoigne et lui en donne… Ah ! vous prêtez, plus d’attention maintenant ?…

HILARION, souriant.

Oh ! dame ! c’est que, maintenant, il faudrait que je fusse une bête si je ne devinais pas que c’est moi qui…

NICOLE, rougissant de dépit.

L’animal en est bien aise[17] ! Au surplus. n’allez pas croire qu’on vous destine à cela pour vos beaux yeux. Sachez qu’on ne veut de vous, qu’on n’en prise, qu’on n’en peut desirer que l’heureux et surprenant attribut dont l’aveugle Nature a fait la bévue de vous décorer. Sans votre archi-monacal engin, vous seriez, ne vous en déplaise, à cracher contre[18]. C’est lui qui vous sauva la vie quand j’eus, la premiere fois, pitié de vous, et ne voulus, ni vous étriper, ni souffrir que Belamour vous fendît la cervelle : c’est cet engin précieux qui vous a valu mes bontés, pour lesquelles le reste de votre personne n’est pas fait ; c’est lui qui les sollicitait d’une façon toute intéressante, tandis que votre masque me dissuadait de me montrer si bonne : c’est lui ! lui seul, qui va vous élever jusqu’à la possession permise d’une femme adorable… car, sous cet habit… elle sera sans doute assez folle pour vous croire Mahomet… Mais, pour Dieu, qu’il n’y ait de tout vous, que lui de mis en jeu dans cette affaire. Avisez-vous de faire le galant ou de prononcer un seul mot, le charme cesse et le but est manqué. Songez bien que Mahomet, dispensé d’ailleurs de savoir notre langue, peut et doit, dans son Paradis, faire les choses avec dignité, ne point se compromettre, se taire, et, du reste, agir sur-humainement ; traiter… (selon que le suppose et l’exige sa condition) une houri qui ne prend et ne donne du plaisir pas moins que pendant cinquante ans consécutifs, quand une fois elle se mêle d’en découdre.

HILARION.

Cinquante ans, Mademoiselle ?

NICOLE.

Sans en rabattre une minute.

HILARION.

Doux Jésus ! Madame n’exigerait cependant pas que…

NICOLE, à part.

Le butor ! —

(Haut.)


Ma foi, si vous pouviez… vous ne feriez, pas mal. —

C’est en traitant cette extravagante matiere, que s’acheva le trajet court et rapide de Paris au château. La nuit était close quand nos voyageurs arriverent. Les ordres avaient été donnés d’avance dans l’intérieur, afin qu’aucun indiscret curieux ne pût gêner leur descente de voiture, et l’installation du Prophete dans un petit pavillon au fond du jardin. Dans ce lieu vraiment enchanteur, peu s’en fallait qu’Hilarion, qui de sa vie n’avait pénétré au-delà des cuisines et des salles à manger bourgeoises[19], ne se crût, tout de bon, devenu quelque chose de plus qu’un simple mortel. — Au milieu d’un sallon aussi voluptueusement que richement décoré, et brillant de lumiere ; se voyant vingt fois, de la tête aux pieds, dans les glaces ; invité par des meubles d’un goût, d’une molesse !… Hilarion veillait-il ? faisait-il un beau songe ? — Y avait-il, tout de bon, un besacier transplanté de l’étable de St. François, dans le temple de quelque fée ! — Cependant, après les premiers instans de sa capucine stupeur, Mahomet, enfin, se familiarisait avec sa prophétique effigie ; répétait, fort comiquement, devant les glaces, la leçon que Nicole lui avait donnée, et procurait, par son frappant ridicule, un moment de gaieté bien piquante à deux témoins cachés[20], la Dame et la soubrette qui, voyant d’un réduit secret (tout aussi bien que du sallon même) avaient été dix fois sur le point de se trahir par leurs éclats. —

Pour ne rien laisser à desirer sur la situation où se trouvait notre étalon enturqué, nous apprendrons au lecteur, que l’entremêt d’un dîner, (d’ailleurs substanciel, mais frugal) fourni par le baigneur, avait été, pour cause, une crême aux pistaches effroyablement phlogistiquée : on avait voulu qu’au rendez-vous, les besoins de l’estomac fussent nuls ; mais ceux du coryphée de l’aventure, excessifs. Ces Dames surent d’avance à quoi s’en tenir sur le dernier article, quand Mahomet, essayant comment on ouvrait et refermait le coffre-fort de ses richesses, fit voir qu’il était parfaitement en état de faire honneur aux traites de sa houri postiche… Il était aussi cruellement altéré, car il avala, tout d’un trait, une carafée d’eau, faute, après une exacte recherche, d’avoir pu trouver quelque breuvage moins insipide.

C’était enfin le moment d’ouvrir la scene. — D’abord, un léger bruit se fait entendre hors du sallon… Ce bruit croît… s’approche… Des accens !… Ce sont ceux d’une femme… De la somnambule apparemment ?… On soupire ! « Mahomet ! — C’est elle. — Ô mon doux, mon divin Mahomet ! — C’est elle-même.

(Déja le feu se répand du centre jusqu’aux dernieres extrémités de notre mannequin Musulman.)


— Lumiere de mon être, apparais… viens m’illuminer et me faire mieux sentir l’essence divine que ta faveur a mise en moi. » Nicole, pendant ce discours, tiraillait sa maîtresse avec humeur, et, haussant les épaules, voulait lui faire comprendre qu’il était inutile de faire tant de frais pour un magot… Mais, la Marquise, mieux avisée, n’avait pas imaginé, sans motifs, cette burlesque maniere de s’annoncer. Pour que son amour-propre fût parfaitement à couvert, il était nécessaire de mettre le comble à la persuasion où pouvait être Hilarion de ce somnambulisme ; de l’excès de cette prévention, il devait probablement résulter un égal excès d’exaltation chez le faux Prophete, et de moyens de jouer son rôle avec distinction…

La porte s’ouvre… Notre houri s’élance dans le sallon… Elle est absolument nue sous un peignoir de gaze transparente, ouvert pardevant, et sous un voile qui (si-tôt qu’elle a vu le radieux Musulman, sans presque lui laisser le tems d’en être vue) tombe politiquement sur le visage bigarré, et sur deux monts jadis brouillés à mort, un peu réconciliés dans leur commun malheur, mais que bientôt la santé va désunir encore… Toutes les autres beautés de face sont pleinement à découvert… C’est ainsi que les femmes, toujours éclairées sur leurs vrais avantages, savent ce qu’il faut dérober ou montrer à propos… « Pere des croyans ! (s’écrie notre inspirée, déja certaine d’avoir mis son acteur en situation) souffre qu’à tes genoux, et n’osant arrêter mes regards trop téméraires sur ta face prophétique… (en même-tems, elle s’était saisie d’un coussin et jetée aux pieds de l’idole)… — Que faites-vous, belle souris (repart alors l’imbécille, en tâchant de la relever… Il ne se rappellait plus le sage conseil de Nicole… Peu s’en faut qu’assommée de cette bêtise, la feinte houri ne renonce à son jeu de théatre, et n’envoie paître le coryphée de l’alcoran… Mais, pourquoi ! la mal-adresse d’un accessoire ne doit pas décider du sort d’une piece : baissera-t-on la toile avant d’avoir vu paraître le Premier rôle ! il n’y aurait pas à cela de bon sens… Ne vaut-il pas beaucoup mieux ajouter… « Ah ! que du moins, avec un organe moins délicat… je reconnaisse le sceau sublime qui m’imprima les premiers caracteres de mon actuelle divinité. » En même-tems, avec autant de célérité que d’adresse, elle force la prison de l’impatient braquemart, dont elle se trouvait si proche que, lui-même ayant fait en dedans un vigoureux effort, elle en est brusquement soufflettée, lorsqu’il part… mais une brutalité de cette nature peut-elle donner de l’humeur ? Comme un écuyer prudent flatte, de la main, son bon cheval qui, par gaieté, vient de lui faire une sottise, de même, la houri, d’une main satinée, caresse le fougueux boute-joie, tandis que l’autre l’assujettit, afin de donner aux yeux toute la satisfaction d’un curieux et complet examen. — Qu’il est beau !… quel jet ! quel contour mâle et hardi !… quel air d’audace lui donne cette cambrure légere !… C’est un morceau de fer, encore brûlant, que Vénus vient de faire façonner à la forge de son époux !… — Voyez cette perle qui déja s’enfle à l’étroit et vermeil orifice !… Elle est d’un bien heureux présage… De combien s’alongera le fil onctueux dans lequel elle se transforme au bout du doigt qui vient de la toucher ? Qu’il sera doux de tarir ces outres dont la plénitude surabondante n’empêche pas qu’on n’y sente, sous le doigt, bouillir l’huile sublime du plaisir.

Aux ravissemens de cette contemplation extatique, il était tems d’en faire succéder de plus réels. Le Dieu suffisamment adoré, languissait après un autel. Il est si accommodant ! Ennemi du luxe, moins son temple a la vogue, plus sa niche est étroite, plus il y est mal à l’aise… plus alors il se croit honoré… C’est même pour cela que, souvent, abandonnant les vastes nefs, il a l’humble caprice de se confiner dans quelque obscure chapelle, dans quelque recoin de la sacristie. Cependant, n’insultons point à l’irréprochable amulette de notre Prophete ; elle connaît déja ce qui l’attend, et ne desire que ce qu’elle connaît. Elle sait quel commerce légitime d’adorations et de bénédictions doit s’établir, dans un moment, entre une houri qui se fait diviniser, et un Pere des croyans qui la divinise.

Cependant, l’attitude que choisit notre illuminée, est celle où probablement Pasiphaé recevait jadis les solides services de son taureau. — « Nouvel échec à l’amour-propre ! » se serait peut-être dit, un autre qu’Hilarion, sur-tout, remarquant que la somnambule, les yeux fermés de ses mains et penchant la tête, se privait des présens d’une glace, dans laquelle autrement il serait impossible qu’elle ne vît et n’admirât son divin Mahomet… Craindrait-elle plutôt que la vue de ce vilain buste… Quelles que soient ses raisons, quelles que soient les réflexions du faux Prophete, le fait est qu’on livre, cette fois, à ses luxurieux regards, toutes les beautés qu’il n’a point vues lors de sa premiere aventure ;… que touchant au vrai but, il y trouve deux doigts mignons chargés de l’introduire, et qu’il engaine savoureusement, avec le surcroît de douceur, de sentir qu’on fait la bonne moitié du chemin à son encontre. Ce vigoureux et complet assemblage est à peine formé, que déja la fervente houri se trouve libéralement divinisée… « Ha !… ha !… (s’écrie-t-elle, sentant la bonde échapper…) fou… foutre !… foutre !… voilà pourtant du vrai bonheur. »

Ce premier sacrifice, auquel deux autres furent liés aussi-tôt, est tout ce que je veux vous affirmer, cher lecteur ; car, peu partisan, sans doute, ainsi que moi, d’un être ridicule que nous enrageons, vous, de voir, moi, de conserver si long-tems sur la scene, où vraiment il est trop heureux, vous me feriez peut-être l’affront d’un démenti, si je vous disais, avec une assurance (fondée pourtant sur la vérité) que la houri, butée à mettre son divin Mahomet sur les dents, ne le laissa en paix qu’après quatorze bénédictions bien complettes… Je sens que je vous révolte : je conçois que le trait est invraisemblable ; qu’une crême infernale, et deux bonbonnieres de diabolini vidées, ne sont pas des moyens d’enchantement assez puissans… Cependant, si la Marquise a couché sur son journal, en toutes lettres fort lisibles : « Un tel jour, avec Mahomet-Hilarion… quatorze, en huit heures » ; et si nous avons nous-mêmes vérifié la note d’après l’original, l’ayant d’abord crue une faute de copie, qu’opposerez-vous à cette autorité ? Y avait-il donc de la gloire, pour la Marquise, à rendre ainsi quatorze fois plus impardonnable sa premiere turpitude, qui était d’avoir eu l’idée, seulement, de se prostituer au plus sot, au plus gauche, au moins attrayant des hommes ! On en absout à peine la subalterne Nicole !… Réfléchissons cependant ! Quel est l’éternel refrain de cette véridique compilation de prouesses libidineuses, de priapiques excès ? — Le Diable au corps : — Ce n’est pas l’avoir que de sacrifier mollement, voluptueusement, aux charmes, aux graces, à la fraîche et séduisante jeunesse ; de s’assortir ; de régler ses goûts, et même ses caprices. Lecteur ? si vous n’aimez que les tableaux rians, doux et sages, même dans le genre qui ne l’est point ; si vous voulez être agité, sans qu’on vous trouble ; séduit, sans qu’on vous entraîne ; si vous mettez des bornes au plaisir, au caprice lui-même ; si vous refusez de croire à leur pouvoir, et doutez de leurs moyens excessifs ; si les produits extravagans qui peuvent en résulter, n’ont point de prestige pour vous ; bornez-vous aux romans de boudoir, à la petite curiosité libertine[21] : ce livre n’est point votre fait. Pour qu’il vous convînt, pour que vous pussiez le supporter, il faudrait que vous fussiez susceptible aussi d’avoir, parfois, vous-même, le Diable au corps.

Mais, revenons à notre pauvre Turc ; je le désigne ainsi, parce qu’après avoir fourni (j’en demande pardon aux incrédules) sa quatorzieme carriere, graces à tout ce que la houri s’était permis de ressources outrées pour le faire pousser jusques-là, sa Révérence, absolument déchue, sur les dents, have, ayant non-seulement perdu son unique charme, mais ne montrant pas même de quoi faire soupçonner qu’elle pouvait l’avoir eu : dans cet affreux état, Hilarion fut surpris d’un moment de sommeil léthargique ; ce fut alors que la perfide et cruelle houri disparut, peu satisfaite d’elle-même, non qu’elle eût pu desirer, quant à la quantité, quelque chose de plus que ce qu’on avait fait pour elle… mais, cette chaude et longue scene avait été si monotone ! si peu piquante !… Tant de charmans accessoires, vraie magie du plaisir, avaient été vainement desirés ! Le baiser lui-même… ces doux propos, ces préludes enchanteurs, ces partis capricieux (d’un si grand prix quand ils surprennent, de si peu d’effet quand il a fallu les provoquer.) Sur tous ces points, pour elle si chers, la Marquise emportait un vide que toute la masse de ses grossieres jouissances n’avait pu remplir… Le seul espoir qui la consolait un peu de s’être elle-même assommée, c’est que (selon la premiere idée qu’elle avait eue, et qui continuait de lui sourire) Hilarion, à force de heurter, broyer, conspuer son précédent ouvrage, l’aurait probablement détruit…

Cependant, Nicole avait exécuté l’ordre de mettre à portée de sa Révérence, pendant son sommeil, de quoi réparer ses forces et sa chaleur, perdues dans l’opiniâtre lutte. Au bout d’une heure de néant, Hilarion, ressuscité, vit, avec une indicible joie, des viandes froides, du fruit, du vin ! (qui se trouva délicieux) et, ce qui ne l’affectait pas moins agréablement, un petit paquet cacheté, dans lequel il trouva cent cinquante livres tournois[22]. Quel trésor pour un Capucin ! Hilarion dévora ; but de même ; s’enivra ; se rendormit. — Pendant cette seconde crise d’oubli total de son être, on l’empaqueta chaudement dans une ample couverture de laine, et, porté sur un brancard, il fut déposé dans le cabaret borgne, devenu son domicile ordinaire, depuis qu’une aigre dispute, à propos de la conscience de la Marquise, l’avait brouillé avec le Curé.

Ainsi se dénoua la plus illustre aventure galante qui fût jamais arrivée au pénaillon. Son destin comportait qu’après ce moment de gloire, il déclinât rapidement : et Saint-François (qu’outrait l’apostasie momentanée, bien plus que la paillardise habituelle d’un de ses plus chers chevaliers) lui retirant sa protection, Hilarion, guêté par Lucifer, devait être bientôt, par lui, précipité dans le gouffre du malheur.

Telle fut du moins la vision, trop tôt réalisée, qu’eut le pauvre diable de Capucin, dans le premier moment de sommeil où il put se rappeller d’avoir songé avec quelque suite. Il lui restait, de sa mahométique escapade, un remords dévorant. Ce turban pardessus la tonsure sacerdotale ! cette représentation du patron de la secte antichrétienne ! et pour quel objet encore ! Tous les détails de son crime peignaient à son imagination monacale un chapelet de cas réservés[23], dont il prévoyait qu’à moins d’un voyage à Rome, il ne pourrait gueres être absous. Ce n’était pas trop de l’éponge du Saint-Pere lui-même, pour effacer la souillure de tant d’impuretés et d’un sacrilege.

Que serait devenu, dans sa disgrace, le pauvre Hilarion, sans l’assistance de la bonne Nicole, qui, du moins, ne l’abandonna pas tant qu’elle conserva l’espoir de tirer encore de lui quelque parti. S’il était malheureusement vrai que la nuit musulmane avait étrangement détraqué sa Révérence ; si pendant huit jours entiers le plus vivace, ci-devant, de tous les boute-joies, n’eut pas la moindre velléité de lever la crête ; cependant, les succulens potages, la volaille, le vin vieux que la sous-protectrice envoyait du château, devaient, pensait-elle, triompher bientôt de cette léthargie…

Le dixieme jour, la bienfaisante amie voulant juger du succès de ses soins, elle fut étonnée de la preuve qu’on lui donna de leur inutilité. — Comment ! un rendez-vous n’enflammait pas d’avance Hilarion ? — Non : — L’aspect de la desirable soubrette ?… — Non : et pas même la supposition obligeante qu’elle lui marquait, en avouant qu’elle attendait de lui quelque signe de santé. — Du moins, si elle daignait prendre la peine… — Elle a daigné la prendre : — Eh bien ? — Dans la plus jolie main, l’ignoble boute-joie a d’abord été de glace ; excité, c’est à peine qu’il s’est soulevé faiblement. — Bref : l’amour-propre se met du jeu chez la brûlante soubrette, à tel point, qu’elle veut éprouver si les dernieres ressources pourront elles-mêmes avoir du dessous dans cette affaire… Hélas ! à la suite de ces avances, que vraiment on ne risque jamais sans se compromettre, la pauvre fille a la disgrace d’être… ratée.

J’aurai peine à persuader, après ce trait affreux, que… plus tard, et sa Révérence ayant recouvré l’espoir de ne pas rester incurablement nul, il eut l’audace de demander une revanche : — Eh bien ? — On eut la complaisance de la lui accorder. La bonté des Dames est si connue ! En vain, Nicole se croyait-elle à jamais l’ennemie du faquin qui l’avait outragée mortellement ; en vain manquait-il d’éloquence pour plaider sa détestable cause, et d’attrait pour faire oublier son inexcusable faillite… il avait un avocat zélé qui paraissait à la barre avec tant d’assurance, et demandait audience avec une telle fermeté !… qu’enfin il fut permis à celui-ci d’entrer en matiere. On trouva vraiment ses raisons assez solides pour qu’on daignât s’en pénétrer. Le plaidoyer, énergique, en trois points fort bien déduits et concluans, se fit goûter. Le pere, il est vrai, ne gagna pas tout-à-fait son procès, mais, remis à plus ample informé, du moins il eut l’avantage de voir agréer, comme des titres valables, pour son futur pardon, la légere preuve qu’il venait de donner d’un repentir sincere et d’une bonne volonté sans bornes. Sexe enchanteur ! que j’ai de plaisir à consigner dans ces fastes un trait si doux, si généreux, qui met le comble à votre éloge !

Cependant, il n’était plus possible à l’homme du monde le mieux intentionné, de reprendre, avec le même succès, ses erremens antérieurs. Incapable, comme par l’effet d’un sortilege, de cette consistance de forme ; de cette chaleur d’action, de ces répétitions multipliées qui l’avaient, ci-devant, presque lavé de la tache d’être Capucin, Hilarion n’était plus que l’égal d’un complaisant ordinaire. Sur ce pied, l’on ne comprendrait pas comment la difficile Nicole aurait daigné lui continuer ses bonnes graces, si je taisais que, brouillée, sans explication, avec Belamour, et dédaignant les petits services de Félix (importun, à l’instigation de son instituteur) elle s’était, par humeur, ainsi réduite à se faire un pis aller de son frocard déchu. — Quoi qu’il en soit, elle le gardait à sa suite, ad intérim, et sans appointemens monnoyés.

Dans ces entrefaites, la chere Marquise se réparait à vue d’œil. La rougeur de ses taches s’affaiblissait ; les yeux recouvraient leur éclat ; les chairs, leur fermeté ; chacun de ses charmans tettons, désormais en état de se soutenir seul, reprennait son goût naturel pour la solitude et fuyait son rival ; toutes les formes du corps recommençaient à se dessiner avec leur grace connue ; le ventre seul devenait rondelet, car toute la capilotade qu’on sait, n’avait, hélas ! produit aucun effet conforme aux vues qui l’avaient motivée. La chere Dame, de bonne heure, aussi grosse que possible, était condamnée, sans appel, à mettre au jour, au bout de quelques mois, un gros volume des œuvres charnelles de l’indigne Hilarion.

En même-tems, Félix (fils d’un maître de poste de village ; postillon chez son pere avant d’avoir pris le capuce ; enfroqué pour accomplir un sot vœu formé dans le moment d’un pressant danger ; défroqué pour les raisons que nous avons décrites, etc.) Félix commençait à se distinguer, et dans l’écurie, où ses talens avaient percé, et dans l’appartement, où, sous les leçons de l’habilissime Belamour, il faisait des progrès incroyables dans le métier de perruquier. Plein de zele, expéditif, adroit ; mettant, bon gré, malgré, des papillotes à tout le monde, (mais non pas à la sévere Nicole) ; à l’affût d’une tête qui voulût bien souffrir d’être frisée, retapée, ou rasée ; impatient d’acquérir ce degré de capacité sans lequel il n’aurait point eu de prétexte décent pour se livrer à l’attrayante carriere dont Belamour savait aussi bien lui faire sentir, que lui peindre les avantages ; Félix, en un mot, fortement frappé, d’après son maître, de ce principe fondamental : « qu’avec de la figure ; de la facilité dans le commerce de la vie ; de l’intrigue ; et une profession pour servir de couverture, le giton doit aspirer à tout » : ce même Félix, si neuf, si béat, il y a trois mois, est maintenant un franc espiegle. Bon diable ; mais polisson, lutin ; menacé de n’avoir jamais de grands moyens comme acteur principal, mais tout fait pour être un accessoire extrêmement utile ; caressant ; annonçant une flexibilité d’humeur, une docilité tendre, bien propre à lui faire de nombreux partisans dans l’un et l’autre sexe ; ayant, vraiment, de quoi piquer le caprice des deux… Tel était subitement devenu Mons La Plante, fort goûté de tout le monde, excepté de la rancuneuse Nicole, qui, depuis ce qu’elle avait, en épiant, découvert, ne le désignait jamais que sous le nom de La Canulle…

On ne gagne rien à manquer de tolérance. — D’abord, le clabaudage de l’aigre soubrette, loin de desservir, auprès de la Marquise, le doublement commode Félix, lui valut, au contraire, d’être repris par cette Dame, précisément pour cet objet duquel la méchante fille publiait qu’il faisait ses délices. Ensuite, comme l’appétit vient, dit-on, en mangeant, ce retour d’attention de la part de Madame, mit encore en pied l’heureux La Plante, pour nombre de petits détails fort amusans, dans lesquels il montra beaucoup d’intelligence, et fit infiniment goûter son zélé service, soit seul, soit en second avec l’Aimable.

D’ailleurs, comme il n’est si bons caracteres que n’aigrisse à la fin une persécution obstinée, Belamour et Félix, lassés de celle que leur faisait essuyer M.lle Nicole, se piquerent enfin, et songerent sérieusement à tirer vengeance, par quelque trait plaisant, du tort que leur faisait cette harcelante antagoniste, sans que, sans doute, elle-même fut irréprochable.

Depuis l’étonnante baisse des actions du Révérend pere, les conférences secretes qu’il avait encore de tems en tems avec M.lle Nicole, n’étaient plus de franches priapées. Sur le nouveau pied, il convenait que Comus et Bacchus soutinssent ces mêmes scenes, auxquelles, ci-devant, le Dieu des jardins était jaloux de présider seul. On se joignait, le soir, bien clandestinement chez M.lle Nicole… on faisait d’abord… ce qu’on pouvait : on soupait ensuite, et l’on vidait plusieurs bouteilles. Après le repas, selon les dispositions affirmatives ou négatives où se trouvait le pere, on recommençait comme avant le souper, ou ce doux, ce raffiné palliatif, dont on sait que la soubrette aimait tant la pratique, même avec les femmes, tenait lieu de plus solides ébats. Disons mieux, cette charmante folie (dont il faut être un Hilarion pour ne pas chérir le galant ministere) était, pour l’opaque personnage, une corvée dont, à son grand regret, il n’était jamais dispensé.

C’est sur ce régime (que nos conjurés, espions à leur tour, eurent bientôt découvert ;) c’est sur le dernier article, sur-tout, qu’ils fonderent leur projet de vengeance. Ils s’assurerent que le vin qu’on buvait, était tel et tel ; pris dans tel endroit d’une cave assez mal gardée ; déposé, jusqu’à l’heure de la table, en tel endroit : mes frippons, sachant tout cela, détournerent, certain soir, une bouteille de Malaga, qui devait figurer au banquet, et lui substituerent un flacon, pareil en apparence, mais plein d’un Malaga mêlé d’une forte dose de drogue soporifique.

Au moment des préparatifs, ils virent, avec une vive joie, que la perfide bouteille avait pris le chemin du boudoir subalterne. Tout se passa comme à l’ordinaire, sinon que le Révérend fut, au grand déplaisir de son Erigone, fort laconique, sans énergie, avant de manger, et qu’ayant, à table, bourré, comme un ogre, son avide estomac, il y eut tout lieu de présumer que les graces ne feraient pas oublier la maigreur du bénédicité. Le vin, dit-on, console. C’est apparemment pour éprouver la vérité du proverbe, que notre régaleuse but comme un Allemand. Deux bouteilles de Bourgogne, deux de Champagne, et, finalement, l’insidieux Malaga, tout fut sablé jusqu’à la derniere goutte.

Le gourmet Hilarion léchait encore, avec sensualité, les bords de son verre, après le dernier trait, que déja sa charmante, en pointe tout au moins, s’était élancée de sa chaise sur un lit de repos très-bas, où montrant, à découvert, un autre calice, elle demandait, fort clairement, pour lui, la préférence. D’après les conventions établies, et la donnée de deux caracteres, l’un impératif et fier, l’autre servile et timide, il n’y avait pas moyen qu’Hilarion évitât d’obéir. Voilà donc le Révérend qui se déplace aussi, d’assez mauvaise grace, et qui met lentement à terre un coussin, pour se placer assis dessus ; il s’appuye du bras droit sur le matelas, et reçoit, sur l’épaule de ce bras, la cuisse gauche de Nicole, dont l’autre cuisse, suffisamment écartée, est en saillie, avec la jambe et le pied posant à terre. Sa tête, renversée sur un oreiller et couronnée par un bras relevé, donne l’expression du parfait abandon, du recueillement et de l’attente du bonheur. Hilarion est bien assis, soutenu parderriere, au moyen de cette jambe dont son dos est croisé, et déterminé, par cette pression, à s’appuyer sur l’angle où son ministere est attendu : tous deux, ainsi, parfaitement postés, s’arcboutent, et sont nécessairement abouchés. Tout se passe alors comme cela se devait : et ce que nos jeunes embusqués avaient dû prévoir arrive…

Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T2-p.246
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T2-p.246

Tandis que les lentes gradations d’un plaisir qui doit devenir superlatif, tiennent Nicole à peu près éveillée, quoique, déja, le malin breuvage commence à produire son effet, le froid langayeur agite machinalement le ressort de son opération ingrate… Je dis ingrate, pour lui ; car jamais l’onctueuse Nicole n’a manqué : cette fois encore, malgré ses doubles vapeurs, elle ne manquera pas de donner largement des preuves de sa reconnaissance… Les voici… Jusqu’à présent indolente, elle commence à s’agiter centralement ;… ses reins se soulèvent ;… ses entrailles frémissent avec bruit… Elle halete. Belamour connaît bien ce vagissement familier… violent… Ces cinq ou six coups de motte dont elle cogne, en jurant, le nez et la gueule du neutre fellateur, signifient que la joyeuse manœuvre est parfaitement consommée… Mais, déja l’envaporé Capucin a perdu connaissance, et le mousseux bijou demeure son point d’appui. Nicole, après sa crise, n’est que plus disposée à se laisser vaincre aussi par le sommeil. Morphée secoue sur eux ses plus épais brouillards ; un néant complet rend bientôt le grouppe immobile, pétrifié, dans l’heureux et solide agencement que j’ai taché de décrire.

C’est cet instant que nos mystificateurs ont impatiemment attendu. Certains de pouvoir approcher sans éveiller personne, ils pénetrent aisément par une porte, sans verroux, dont ils sont les maîtres ; munis de quelques aunes de ruban de faveur, ils natent, (usant d’autant d’adresse que de promptitude) de droite et de gauche, en deux tresses bien serrées, la longue barbe du Révérend pere avec les crocs épais qui décorent la motte de leur luxurieuse ennemie. Cette scabreuse opération (impossible sans le secours du fameux breuvage) s’acheve avec tout le succès imaginable. Les malins, au comble de la joie, courent alors à l’appartement de la Marquise…

Dans ce moment, quoiqu’il fût près de minuit, des personnes étrangères mettaient pied à terre au château. N’importe : l’une d’elles est la petite Comtesse de Motte-en-feu ; raison de plus pour qu’on ose proposer à Madame… et pourquoi pas à toute sa compagnie ? de venir voir la curiosité.

C’est La Plante qui, détaché (comme le chat, pour tirer les marons du feu) va, d’après l’instruction du singe Belamour, porter la parole en étouffant de rire. Il ose se montrer au sallon ; il presse pour qu’on daigne se transporter chez M.lle Nicole ? — À quoi bon ? — Il ne répond point ; mais, il nigaude, se tortille, mord son chapeau… veut raconter… s’arrête… se trouble… et s’enfuit enfin, si comiquement (en faisant, pour le coup, retentir, de ses ris, toutes les pieces qu’il traverse) qu’on conclut, pourtant, de tout ce dévergondage, qu’il doit se passer, chez la soubrette, quelque chose de bon à voir.

La Marquise, sa gaillarde amie, deux Cavaliers qui l’ont accompagnée, et Philippine aussi, de retour avec cette société, montent, rencontrent Belamour qui les prie d’entrer sans bruit. — Ils voient !…

Peignez-vous, cher lecteur, cet étrange coup de théatre, dont le piquant est bien moins du ressort de la plume que de celui du pinceau.

Nos dormeurs n’ont rien entendu ! l’explosion même des ris de sept personnes, ne les éveille point encore. On a tout le tems de jouir de leur parfait ridicule. Mais, enfin, Belamour secoue si vivement Nicole ; et La Plante, si durement le pauvre Capucin, qu’il n’y a somnifere capable de résister à cette force. Le brusque réveil des mystifiés ; la soustraction du buste d’Hilarion, qui soudain est englouti par les jupes rabattues dont Nicole a voulu cacher leur commune turpitude ; le mal affreux que fait endurer, à cette fille, le Révérend qui, se sentant pris par la barbe, emploie une main à reconnaître de quelle nature peut être son lien ;… la disgrace de Belamour qui, troussant insolemment, sous le prétexte charitable de vouloir dénater, reçoit, de la furieuse Nicole, un soufflet d’arriere-main si fort, qu’il voit toutes les étoiles du firmament ; la rage, enfin, de la Bacchante martyrisée, qui ne supporte plus un tiraillement perpétuel dont l’impitoyable frocard n’a pas la délicatesse ou le bon sens de lui faire grace en cessant de bouger ; tout cela fournit une seconde scene, non moins originale, non moins réjouissante pour les malins spectateurs. Elle devient enfin tragique pour l’un des personnages muets, puisque, trop confuse, trop irritée pour songer à se délier avec ménagement, la terrible Nicole s’arme de ses grands ciseaux qui pendent par malheur à sa ceinture, et, sans égards pour les accens pathétiques du Révérend, moissonne avec barbarie, non pas dans son propre champ, mais dans celui du pauvre pere. D’un seul coup, que l’Ange gardien d’Hilarion (quoiqu’on l’appelle à grands cris) ne songe point à parer, la plus large, la plus épaisse, la plus considérée des barbes de la Province, est tranchée de biais, avec tant de guignon, que tout le côté gauche du poil conservant à peine deux lignes de longueur, la pointe du menton perd gros comme une lentille de chair-vive, tandis que le bout de l’oreille encore, mâché dans la jointure des branches du fatal instrument, y laisse aussi des traces sanglantes. C’est alors au pusillanime Hilarion de souffrir et de crier comme s’il était égorgé ! Je laisse à penser si c’est de l’intérêt et de la compassion qu’il inspire ? — « Ô fatalité ! le palladium du couvent ! la banniere de la charité des bons Chrétiens, ainsi mutilée, déshonorée, profanée ! Que va devenir Hilarion ? quel compte pourra-t-il rendre à son Ordre, d’un événement aussi fatal ? Jusqu’à quand sera-t-il obligé de cacher sa honteuse face ! Quel sujet capable de l’importante mission à laquelle il cesse d’être propre, réparera les pertes énormes que la chûte de son poil va faire souffrir au couvent ? Ciseaux de Belzébut ! le mal que vous venez de causer est sans remede ».

C’est tout cela que devait exprimer, sans savoir le dire, l’infortuné pénaillon, levant les yeux au ciel, beuglant, et s’attachant plus encore à comparer les deux côtés de sa barbe dégradée, qu’à étancher le sang qui suintait de son menton et de son oreille.

L’assemblée, après des convulsions de rire, se retira plus satisfaite qu’on ne l’est souvent au sortir des salles de spectacle. Nicole, après avoir mis dehors, à coups de pêle, Hilarion, Belamour et La Plante, se barricada pour défaire, à son aise, les nates qui lui restaient, et pour bouder…

Depuis quelque tems on avait, au couvent, contre la conduite du Révérend Hilarion, des soupçons que le Curé prenait soin de fomenter avec une tartufique adresse. Sa Révérence fut citée, épluchée, convaincue de beaucoup de contraventions capitales, scandales, impudicités, etc. Quand il fut sous la férule, toutes les catins de village qu’il avait obligées, se confesserent de ses galantes prouesses. Bref : il fut mis in pace[24].

Quel jeu du sort ! quelle chûte, grands Dieux ! après avoir été Mahomet dans le Paradis terrestre d’une Marquise adorable !


Fin de la sixieme Partie et du second Volume.
  1. Le lecteur fera bien de la franchir, ainsi que presque toute la suite, jusqu’à la fin du Volume, à moins qu’il ne soit persuadé de ce qu’a dit Boileau, d’après Horace :

    Point de monstre odieux
    Qui, par l’art embelli, ne puisse plaire aux yeux.

  2. On trouve encore ici (apparemment pour les mêmes raisons qu’ailleurs) le récit substitué au dialogue. (Notes des Éditeurs).
  3. Il semble que le Docteur veuille ici faire une double allusion au respect que les capucins ont pour l’ordre des Séraphins en particulier. Le fondateur de la capucinerie est distingué des autres saints de son nom par le titre de Séraphique : l’idée d’un Séraphin (d’une Séraphine à plus forte raison) est donc pour un capucin celle du beau par excellence. (Note des Éditeurs.)
  4. Ier volume : 2e. partie. — Ce joujou avait quitté la Marquise, à la mort de son mari, pour entrer en qualité de Demoiselle de compagnie, chez une abbesse vaporeuse et fort difficile à amuser, près de laquelle, au surplus, la douceur et les complaisances de Mademoiselle de Mondesir, réussissaient à merveilles. Elle faisait de grands progrès dans cette condition nouvelle, où, tandis que l’abbesse lui formait le cœur, un directeur fort habile se flattait de lui donner, par le fondement, (c’était sa phrase) le germe des humanités. (Note du Docteur.)
  5. Tout le monde sait que les gens d’un certain ordre ont un médecin à gages, comme un receveur de rentes et un solliciteur d’affaires.
  6. Ce qui prouve que le Docteur ne récite que lorsqu’il ne peut dialoguer avec succès, c’est qu’il saisit la moindre occasion de donner à ses tableaux la forma dramatique. (Note des Éditeurs.)
  7. C’est sur-tout à ce passage que se rapporte l’épigraphe, Soins, etc. — Nous convenons que l’image actuelle est repoussante à faire horreur. — Mais quel homme est en scene ! Ne sait-on pas que nombre de mortes ont été violées, soit par des gardiens affamés de plaisir, soit par des amans engoués jusqu’au délire. La femme qu’une maladie a consumée, et dont la vie s’est éteinte dans un sang absolument dissous, est-elle plus attrayante que celle qu’on peint ici ? Encore une fois, ce ne sont pas des faits ordinaires que le Docteur s’est proposé de décrire : il avait et supposait que ses acteurs, et ses lecteurs même, avaient, comme lui, le diable au corps.
  8. Bienfaitrice ne signifie point ici que la Marquise eût fait un testament dans lequel ces braves domestiques fussent avantageusement traités. Non, l’idée de proposer à leur maîtresse de mettre ordre à ses affaires (ce qui aurait été l’avertir de songer à les récompenser) ne leur était pas seulement venue. Le désintéressement est une branche de la vraie amitié, vertu qui n’est pas incompatible avec quelques penchans libertins. Rarement une gouvernante de Chanoine, fort pudibonde ; un valet de chambre de vieille Comtesse, fort dévot, négligent l’occasion d’une fievre ou d’un rhume ; le notaire est aussi-tôt averti, Les fideles domestiques de notre malade l’aimaient assez pour se persuader qu’elle ne mourrait point ; du moins, l’idée de devoir à ce malheur le moindre avantage, ne les avait point avilis. (Note du Docteur.)
  9. Les Dames croiront sans peine à la bonté du remede administré par le Capucin, et seraient probablement enchantées que l’usage s’établît de tenter ce moyen au défaut des autres. Nul doute que, dans plus d’un cas, il ne fût très-efficace. — (Note du Docteur.)
  10. La Marquise se servait assez souvent de ce mot, au lieu de nommer Belamour.
  11. Il est clair que Mme . la Marquise était infiniment mieux, pendant qu’elle avait ainsi parlé.
  12. À cette énergie on reconnaît que Madame se portait pour lors absolument bien.
  13. Ceci, qui n’est pas une légere épigramme contre le goût dominant du beau sexe pour les Phénomenes virils, nous rappelle l’antiquité dont les monumens érotiques, de tous genres, nous peignent des beautés accomplies prodigues de leurs délicieuses faveurs, pour des Satyres, des Egipans, des monstres, en un mot, cornus, barbus, animaux jusqu’à la ceinture, etc. — Pourquoi donc, dans un tableau moderne, un Capucin ferait-il mal au cœur ! Les Moines sont les Satyres et les Egipans de notre siecle. — C’est le cas de dire : ils n’ont pas le caquet… etc., ils ont ?… certain je ne sais quoi… — Je ne sais quoi, c’est ce qu’on sait très-bien, et dont les Dames font très-grand cas : en un mot, ce qu’avait Hilarion, d’ailleurs vilaine et haïssable créature. (Note des Éditeurs.)
  14. Le Tréfoncier, quoique naturellement généreux, ne donnait cependant pas ses bagues à propos de rien ; mais Nicole avait très-bien gagné celle dont il lui faisait hommage. Il s’était rappellé qu’à sa jolie fête des Boulevards, cette fille avait bien voulu permettre à Mr. Frédéric une gaieté prussienne dont lui-même n’avait pas eu la joie. (V. p. 157 de ce vol.) Cette prétérition lui tenait au cœur : l’occasion s’était présentée de s’en dédommager ; il l’avait saisie. C’était au surplus une dette dont il s’acquittait envers la soubrette qui lui avait fait, de bien bon cœur, le semblant (V. p. 147) de ce dont il aimait tant à faire la réalité. Nicole, pour cet objet, était impayable, depuis que fort apprivoisée sur l’article par l’illustre Belamour, elle commençait à mettre plus que de la complaisance au don de ce genre de faveurs. On a vu (pag. 191 de ce Volume) la Marquise lui en faire l’observation. (Note du Docteur.)
  15. Teinture qui pénetre dans les pores, et résiste même à l’eau pendant deux ou trois jours.
  16. Il y a deux choses à remarquer ici : l’une, l’aigreur de Nicole contre le frere lai ; l’autre, l’envie qu’elle a, dès ce moment, et dans ce qui suivra, de faire prendre le change à son auditeur, afin de mieux servir sa maîtresse. (Note du Docteur.)
  17. Croirait-on que, pour un Hilarion, l’amour-propre d’une femme pût souffrir !
  18. Voilà ce que vaut au sot Turc, la bêtise qu’il a eue de laisser appercevoir, devant une femme qu’il a, le contentement que lui donne l’avant-goût d’une autre fortune. Le dépit de Nicole est petit, mais pardonnable.
  19. La chambre à coucher où le frocard avait violé la Marquise, était, pendant cette maladie, un endroit assez triste ; le pieux Directeur n’y avait été introduit (et n’en était sorti) que par l’escalier dérobé, la nuit et à la faible lueur d’une veilleuse.
  20. Qu’on ne soit pas étonné de voir, presque par-tout, la Marquise aux aguets et se donnant le plaisir de voir sans être vue : chacun a ses faiblesses, telle était la sienne, si c’en est une que cette curiosité qui n’avait jamais pour objet que le plaisir. Bien des curieux épient les actions du prochain avec des vues moins innocentes. (Note du Docteur.)
  21. En peinture, on nomme petite curiosité, (les tableaux bien faits, mais qui ne sont ni d’une composition hardie, ni d’une brillante exécution : en un mot, qui manquent de caractere, — (Note des Éditeurs.)
  22. L’espiegle Nicole, chargée de remettre cet argent, avait trouvé plaisant d’y joindre le décompte que voici, rédigé d’après le rapport que lui avait fait sa maîtresse, au coucher :

    « Quatorze inoculations prophétiques, faites par le R. P. Hilarion-Mahomet, à l’une des houris de son « Paradis, valent ;

    Total :
    Savoir : la 1.re 48. «.
    150 .
    Bonnes… la 2.e. 24. «.
    la 3.e. 24. «.
    Assez bonne. la 4e. 12. «.
    Médiocres. la 5.e. 6. «.
    la 6.e. 6. «.
    la 7.e. 6. «.
    Insipides… la 8.e. 3. «.
    la 9.e. 3. «.
    la 10.e. 3. «.
    Plattes… la 11.e. 1. 10.s
    la 12.e. 1. 10.
    Caprice… la 13.e. 12. «.
    Nulle… la 14.e. 0. «.

    — Il est inutile de faire observer que le prix des travaux du Révérend Pere n’avait pas été évalué sur le pied de la peine que chacun pouvait lui avoir coûté, mais sur celui du plaisir que la Marquise y avait pu prendre. (Note du Docteur.)

  23. Sa treizieme complaisance en était un dont la Marquise s’était fait donner l’étrenne. Quoique les préliminaires en fussent très-difficiles, parce qu’elle avait eu cette fantaisie un peu tard ; quoique l’exécution les mît tous deux à la torture, on avait exigé. Cette horreur, qui tombait justement sur le nombre superstitieux de treize, causait au coupable un effroi mortel. (Note du Docteur.)
  24. La pénitence que désigne ce nom doux et probablement expressif, n’est autre chose que descendre dans un cachot, où, le plus souvent, l’on est muré ; où l’on vit de pain et d’eau ; où l’on pourrit dans ses propres ordures, et cela, presque toujours pour le reste de sa vie.