Le Diable au corps (Nerciat)/7

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Texte établi par [s. n.],  (p. 1-113).





LE DIABLE AU CORPS.


SEPTIÈME PARTIE.


Qui donc étaient ces deux Cavaliers survenus si tard avec la petite Comtesse de Motte-en-feu chez notre Marquise, et qui furent témoins du malheureux échec arrivé, dans la chambre de Nicole, à la barbe d’Hilarion ? — La suite de ces aventures, cher Lecteur, vous fera connaître ces deux personnages qui ne vous sont pas, au surplus, absolument étrangers.

NICOLE, que nous avons
laissée enfermée chez elle, boudant, débarrassée de ses
tresses, mais non tout-à-fait encore des vapeurs de son
Malaga soporifique, s’était, malgré son chagrin, laissée
aller au sommeil. — Il pouvait y avoir environ deux
heures qu’elle reposait et l’effet du breuvage tendait assez
pour lors, à sa fin, pour que le bruit que faisait quelqu’un
se fit entendre : on grattait et frappait alternativement à
la porte.


— Qui va là ?

UNE VOIX, sourde.

Quelqu’un. — Ouvrez, s’il vous plaît ?

(Point de réponse… Un moment de silence, on gratte… on frappe…)

Mademoiselle ?

NICOLE, avec humeur.

Qui est-ce ?

LA VOIX.

Faites-moi la favur d’ouvrir.

NICOLE, en fureur.

Ah ! race de vipere ! si j’ouvrais, ce serait pour te frotter comme il faut. Dis donc, infâme bardache, as-tu juré de ne me laisser aucun repos ?…

LA VOIX.

Chut, chut. — Écoutez-moi.

NICOLE, très-haut.

Va, triple-gueux. Va-t-en emboudiner le derriere de ton excrément de capucin. — Va, seringue de Satan !…

(On gratte : on frappe toujours.)
LA VOIX.

Jé né suis pas cé qué bous pensez. Au contraire…

NICOLE.

Gredins ! ne me forcez pas à me lever. — Vous avez beau, maudits embrenés, être là deux pour chercher à me faire piece. Je me fous de vous.

LA VOIX, d’un ton gai.

Hé, sandis ! C’est pour avoir cet honnur-là qué jé viens. Jé né demande rien autre…

Cette plaisanterie faisait un d’autant plus mauvais effet, à travers la noire humeur dont Nicole était pour le moment dominée, que Belamour, assez facétieux personnage, gasconnait parfois avec beaucoup d’agrément, et pour lors prononçait exactement comme la personne qui se trouvait à cette porte. Comme, au surplus, la voix se voilait à dessein et ne donnait de son qu’autant qu’il en fallait pour être entendue, nulle différence assez frappante pour qu’on pût être sûr que ce causeur n’était point Belamour. — En conséquence, plus de réplique du dedans : dehors, on continue de gratter. — Soudain la porte s’ouvre.

Nicole s’était levée doucement, avait pris la pelle de sa cheminée, et se ruant en même-tems dans le corridor, croyait bien, en alongeant un grand coup de pelle, assommer à travers les ténebres, l’un de ces insolens mystificateurs, qu’elle y supposait. Elle avait fait avec la clef un léger bruit avant que la porte ne s’ouvrît. Elle jugeait donc que ces petits Messieurs auraient un peu reculé : dans ce cas, il convenait qu’elle avançât pour les atteindre. — Mais, au contraire, le pacifique visiteur bien persuadé que, si l’on se levait, c’est qu’on était détrompée, et qu’on ouvrait d’amitié ; ce personnage, dis-je, loin de s’éloigner, se serrait contre la porte, et par bonheur pour son crâne, il en était si près que le terrible coup de pelle l’outre-passa ; frappant la muraille à faux, il n’eut aucun mal : au contraire, un corps tout de charmes se précipitant sur le sien, il se trouva face à face, n’eut qu’un bras à jeter pour assujettir la soubrette, qui, d’ailleurs, surprise ainsi, faillit se trouver mal de frayeur, et lâcha sa pelle, qui fit un bruit diabolique en bondissant sur des carreaux de marbre. Alors :

LA VOIX.

Hé donc ! tout doux, charmante lutine. Honni soit qui viendrait céans pour vous faire du mal.

Ce qui prouvait, en effet, les bénignes intentions du noctambule embrasseur, c’est que, tout en les annonçant de bouche, il les justifiait, titillant déja, de la main qu’il avait libre, un point privilégié que, chez. Nicole, on ne pouvait toucher sans qu’aussi-tôt on éteignit dans son cœur toute colérique passion. — Ô puissance de cette ravissante insulte ! Soudain, muette pour les injures, souple dans les bras inconnus qui la pressent et l’amusent ; ne cherchant nullement à s’en dégager, mais bien plutôt fléchissant, sans y penser, les genoux et se renversant quelque peu… Quelle ouverture ne donne-t-elle pas aux explications qu’on peut être dans le cas de lui donner à-propos d’une aussi singuliere visite ! Elle est au fait de son objet quand un long, gros, dur et brûlant boule-joie vient s’emparer du poste qu’un doigt habile avait préalablement sillonné. Elle est au fait, car on l’a mis tout entier, et c’est alors seulement que tout ce qu’elle sait… c’est que ce n’est point celui de Belamour.

NICOLE, résignée et soupirant.

Sachons donc ce que tout ceci pourra devenir.

                  (Un baiser lui ferme la bouche ; elle est soulevée : on l’emporte dans la chambre.


— À droite,

                  (dit-elle.) En effet, on va trébucher contre un lit ; on l’y renverse ; et, zag-zag, en deux coups de reins le demi-viol est consommé.


Dieu te le rende !

                  (dit-elle en soupirant ;) elle croit apparemment que c’est là tout ce qu’on lui destine : mais elle se trompe : le charme de la premiere accolade est à peine dissipé, que déja s’y lie celui d’une seconde.


— Du moins,

(dit-elle en s’accordant)


fait-il bon n’être pas réveillée pour rien.

                  Et la voilà, d’un cœur !… à la besogne, qui est bientôt achevée.


— Çà, mon ami !

(sentant que tout pourrait bien n’être pas dit encore)


nous ne sommes pas au mieux de cette maniere : puisque le diable s’en mêle et qu’il faut que cela dure, ayons du moins nos aises : chemin faisant, j’aurai peut-être la satisfaction d’apprendre avec qui j’en découds.

LA VOIX.

Jé suis…

NICOLE, interrompant.

Un excellent tapeur d’abord ; et le porteur d’un braquemart adorable.

LA VOIX,, gaiement.

Tout à votre service, la poule, et vous allez voir…

NICOLE, l’imitant.

Comme bon vous semblera, poulet, et que je meure si je mets le moindre obstacle à votre bonne volonté… Vous avez des manieres…

(Elle est déja dans le cas de s’en appercevoir)


qui charmeraient plus difficile que moi.

(Pendant cet agréable colloque elle déshabillait en grande hâte le nocturne visiteur… Elle ne lui laisse pas même sa chemise. Nicole aussi, qui n’est pas à demi-complaisante, a quitté la sienne. — Au lit pour lors, non dedans, mais dessus, voilà nos deux champions qui s’accollent avec fureur, s’enchevêtrent, s’enclouent, se balottent, se trémoussent, se mordent, bondissent, vagissent, se contre-poussent à se disloquer les membres ; se distilent enfin l’un dans l’autre, et meurent de plaisir… La fortunée Nicole, à bon droit curieuse, ouvre déja la bouche pour demander tout de bon qui peut être ce vaillant compere, mais il recommence à limer si vivement, qu’elle conçoit que le moment des explications n’est pas encore arrivé pour lui. — Nous avons déja vu la brave Nicole ne pas vouloir demeurer en reste, en semblable occurence, avec ce bélître d’Hilarion[1]. Bien moins, dans cette très-différente aventure, saignera-t-elle du nez ?)

NICOLE.

Oui !… c’est ainsi ! — Ah, foutre ! Nous verrons qui de nous deux demandera le premier grace… Tu en veux donc, l’ami ! — Tiens… on t’en donnera… là… là… vois-tu… là… là… là… fous… bon… courage… dru, dru, mon fils… ne crains pas de me fatiguer… vas… alonge… vas… toujours… Tu presses le tems !… eh bien :

(Elle le presse
davantage encore.)


Tiens… tiens… tiens… est-ce comme cela… que tu l’aimes !… Prends garde… tu as failli déconner… c’est cela !… Çà, broyons-en… ca…ma…rade… Ha !… ha !… fou… fou… ou… ou… outre !… En voilà… je crois… en… en… en… en voilà… a… a… ah !…

(Soufflant ce dernier sanglot jusqu’au fond de la poitrine de l’indomptable fouteur, elle lui fiche sa langue brûlante. Celle qui l’avait cherchée ferraille avec elle pendant l’indescriptible crise de leur jouissance. Ils ne parlent plus, ils sont foudroyés de plaisir.)

NICOLE, ressuscitant.

Mais, que je suis donc sotte ! J’ai de quoi faire du feu et n’ai pas encore imaginé d’allumer une bougie !

                  (Elle se précipite à bas du lit, court à son briquet et frappe la pierre.)

LA VOIX.

Hé cadédis, à quoi bon cela ! Pose l’amadoue sur les levres dé cé con céleste, il y aura du feu tout dé suite.

                  (Nicole obtient enfin une étincelle et fait de la clarté.)

NICOLE, un peu confuse.

Ah, c’est vous, Monsieur !

                  (C’est que c’est l’une des deux figures mâles étrangères qui s’étaient trouvées à l’amputation de la fameuse barbe.)[2].

LA VOIX, avec feu.

Hé, oui, sandis, c’est moi. Lé Chévalier dé Rapignac, lé plus fortuné gentilhomme du Périgord.

NICOLE, poliment.

Je n’avais pas l’honneur de vous connaître, Monsieur, et je ne pense pas avoir eu celui de vous voir jamais à Paris, chez Madame.

LE CHEVALIER, d’un ton fat.

Qué si, qué si, mon cur. Ta maîtresse mé connaît… mais beaucoup… et démande encore à ta camarade Flipine… démande sulement.

NICOLE.

Certainement, M. le Chevalier, avec un mérite tel que le vôtre…

(Les yeux fixés sur le
boute-joie)
vous devez…
LE CHEVALIER, interrompant.

Oh ! ma fille, moins dé cérémonie, ou jé souffle. Dans l’ovscurité tu mé parais bien plus aimable, sandis ! Jé suis Chévalier, jé lé sais mieux qué personne, mais pour toi jé suis… l’ami, camarade, comme tu disais fort bien pendant qué nous faisions céla. — Eh ! té dis-jé, moi, Madémoiselle ?

NICOLE, riant.

Vous avez l’air d’être un bon enfant !

LE CHEVALIER.

Tu vois.

                  (Il guide de son regard celui de Nicole sur son engin, qu’il expose avantageusement.)

NICOLE.

J’ai fait mieux que de voir, ma foi.

LE CHEVALIER.

Mais, tout n’est pas dit encore. Viens, viens ma luronne, Dame Bénus né té vaut pas, sur mon ame. — Cépendant, jé veux être dans ton lit comme à la guerre, le Dieu-Mars.

(Pendant qu’il parlait, Nicole écoutait, édifiée de voir que la contenance du fier boute-joie ne démentait en rien les propos de l’orateur : en même-tems elle se purifiait des onctueuses attestations de ses ébats précédens et mettait à cette toilette tout le petit art de dévergonderie qui pouvait entretenir les bonnes dispositions du solide Chevalier. — La proposition qui va suivre était dangereuse : elle la risque pourtant.)

NICOLE.

Mon cher Chevalier jugerait-il à propos d’en faire autant ?

                  (Elle fait en même-tems un pas vers lui, le pot-à-l’eau, la cuvette dans les mains, et une serviette sous le bras.

LE CHEVALIER, sautant à bas du lit…

Ah, dé toute mon ame. Lave dé tes belles mains cé pétit monsiur-là…

NICOLE, souriant et lavant.

Pas tant petit, ne vous déplaise.

(Cette seconde toilette se fait le plus gaiement du monde. Pendant que Nicole verse de l’eau sur l’inamollissable engin, le patine, le caresse, et le fait trotter dans sa main de maniere à faire aller, peut-être, au plus loin les choses (si ce n’était ce qui s’est déja passé), l’heureux Chevalier promene ses mains sur les innombrables beautés de la soubrette, baise et bouche, et tetons, et bras, manie les superbes cheveux, affranchis de la coiffe de nuit pendant la bagarre. Descendu enfin le long du rable, il semble saisi d’une inspiration subite, et fait tourner sur elle-même la docile Nicole au moment où

elle pose cuvette et pot-à-l’eau…
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T3-p.11
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T3-p.11
LE CHEVALIER.

Tout est con chez, cette divinité !

En même-tems il tombe à genoux, se fait un masque des superbes fesses de son amie, la saisit aux cuisses, se remet debout, la soulevant de terre et reculant vers le lit. Il s’y jette tout de son long sur le dos, dirigeant pour lors en avant la tête et le haut du corps de la soubrette, et laissant jambes et cuisses par delà les épaules. Dans cette attitude, il a le superbe cul sur les yeux et sa bouche est croisée de cette entaille magique où la Nature a fixé le siege des voluptés. En même-tems, l’intéressant et fier boute-joie se dresse contre les yeux de Nicole, déja provoquée par une langue qui n’est pas la gauche et peu complaisante langue de l’automate Hilarion.

NICOLE, avec transport.

Ah ! c’est bien chez, toi que tout est vit.

Cet éloge est à peine prononcé que déja sa bouche, qui ne veut pas se laisser vaincre de procédés par celle du Chevalier, s’est remplie du frais et rubicon bigarreau dont l’orgueilleux engin est couronné ; la folle fredonne, en cette posture, une espece d’air en remuant les doigts le long de cette étrange clarinette, à laquelle ce doigté ne laisse pas de causer un vif surcroît de plaisir. Elle ne dédaigne point de caresser aussi les ornemens inférieurs, ni même de postillonner légérement ce réduit plus inférieur encore, que la Nature a fait le quiproquo de ne pas rendre absolument insensible aux atteintes variées de la volupté. Ces stimulantes manœuvres ont bientôt conduit l’ardent Chevalier au même degré de prurit que sa langue fait éprouver à Nicole ; ils sont mutuellement électrisés au même instant, et l’élixir de vie que reçoit dans sa bouche l’enchanté fellateur est aussi-tôt quadruplement restitué à celle de l’expirante fellatrice. Deux déterminés ivrognes ne vuident pas leurs verres avec autant de ferveur qu’en ont nos capricieux exaltés à savourer l’huile essentielle de Cythere. L’un et l’autre semblent desirer de tarir les sources où ils viennent de s’abreuver. — Enfin, il est tems d’avoir un moment de relâche. On reprend ses chemises après s’être bien rincé la bouche, d’abord avec de l’eau ; ensuite chacun avec un petit verre d’excellent Marasquin, dont Nicole s’est à propos souvenue d’avoir encore un flacon échappé, par bonheur, à l’intempérance du vilain Hilarion. — Après cette agréable et non moins utile restauration, nos acteurs sont forcés de céder au sommeil, car dès ce moment le Dieu de Lampsaque, qui se trouvait avec raison suffisamment honoré, refusa de seconder leurs desirs ultérieurs. Mais au réveil, qui fut un peu hâté chez le brave Rapignac par Nicole, la premiere en disposition de reprendre le fil du discours, il y eut un nouvel assaut trop semblable aux précédens pour que je doive prendre la peine de le décrire. La seule variation remarquable fut que la luronne, qui pour lors se faisait levretter, étant tombée en crise plutôt que son limeur (non pas maté, mais un peu tari), celui-ci crut qu’elle ne perdrait pas grand’chose à lui laisser darder dans le réduit voisin son essence amoureuse. Ainsi donc, en habile enfileur, il fit à l’improviste une passe de la boutonniere à l’œillet, mais cette tricherie fut si prompte, si adroite, et réussit si bien, graces à l’abondante onction dont la donzelle venait de saucer le succulent braquemart, que la bonne créature de Nicole (assez aguerrie sur l’article, comme nous l’avons dit ailleurs) ne fit que rire du tour et s’y prêta de la meilleure grace du monde. — Après l’affaire :

NICOLE.

Avouez donc que vous êtes un bougre, M. le Chevalier ?

LE CHEVALIER.

Hé, sandis ! qui né lé déviendrait pas en l’honnur dé cé beau cul-là !

NICOLE.

À la bonne heure : mais sans tirer à conséquence.

LE CHEVALIER.

Je vais à l’instant réparer…

NICOLE, se refusant.

Non, mon cher : si vous êtes homme à mettre à tout ceci quelque suite…

LE CHEVALIER, avec feu.

Dé la suite, mon cur ! Qué jé dévienne chien si jé né démure jusqu’au jugement dernier lé trés-humble et fidele foutur dé la sublime Nicole.

NICOLE, avec un baiser.

Eh bien, gardons une poire pour la soif.

LE CHEVALIER.

Cap-dé-bious !

(Il lui fait toucher ses génitoires.)


En voilà deux, mon chou, qui né sont pas poires molles.

NICOLE, riant.

Ce sont des pommes, bijou ; c’est du court-pendu[3]

Laissons les pauvretés que, sur ce ton, purent ajouter deux êtres qui n’avaient pas tout-à-fait reçu leur légitime en esprit, et disons un mot de ce qui se passait ailleurs, pendant qu’ils employaient si bien leurs momens.





Après le coup de théatre de la séraphique barbe immolée chez Nicole, les spectateurs s’étaient dispersés. On avait conduit dans deux appartemens séparés, M. Dupeville (le même dont il a été beaucoup question dans le 1.er Volume de cet Ouvrage) et M. le Chevalier de Rapignac, celui qui vient de paraître sur la scene : Dupeville demeura fort tranquillement chez lui, pendant que le démon de la luxure faisait chercher à l’autre les aventures récemment décrites. Quant à la Comtesse, on ne vint point à bout de lui faire agréer un lit isolé. Soit que cette endiablée eut reposé pendant quelques jours, ce qui ne lui était pas fort ordinaire, soit que l’attrait d’une jouissance, dont elle était privée depuis près de six mois, eut enflammé son imagination capricieuse jusqu’au délire, elle voulut absolument demeurer chez la Marquise et partager son lit. Dieu sait la vie qu’on y mena. La Marquise fut pendant deux heures entieres lutinée et forcée de lutiner. Tous les exercices de la tribaderie la plus sublimée furent repassés, coulés à fond. Jusques au fameux godemiché fourchu, vendu jadis par Bricon, et qui parut solemnellement sur la scene, rien ne fut oublié dans cette chaude reprise de liesse. Cependant, mis et reçu par la petite de Motte-en-feu, du moins ce joujou ne fut pas reçu par la Marquise à cause de sa grossesse : et à cela près tout fut, de part et d’autre, aussi bien rendu que prêté, et la clôture de ces féminins ébats fut un aveu réciproque qu’avec de semblables ressources le beau sexe pouvait fort bien se passer de celui qui se fait tant valoir, impose des loix si gênantes, et va souvent moins loin avec ses moyens de réalité, qu’on ne va, s’en passant, avec les moyens d’illusion. Ces Dames étaient lasses comme des couriers de bénéfices quand le sommeil eut enfin pitié de leur délicatesse. Vers onze heures du matin elles s’éveillerent moulues et se sentant la nécessité de ne pas se presser d’être debout. C’était l’occasion de parler d’affaires, de se confier tout ce qui s’était passé depuis qu’on ne s’était vu ; combien de passades, de caprices n’avoua pas notre petite dissolue au blond-ardent ! Mais la Marquise crut devoir faire mystere de son extrême-onction, et des suites, et de la scene avec Mahomet-Hilarion. Il fut enfin question des motifs pour lesquels trois personnes, qui, quoique connaissances, n’en étaient pas à voyager ensemble, de nuit, pouvaient être ainsi venues au Château :

LA MARQUISE.

Je t’avoue, ma chere, que depuis notre gageure[4], j’avais totalement oublié Mr. de Rapignac. Quant à Dupeville, depuis que je vis à la campagne, j’ignorais s’il était encore au monde.

LA COMTESSE.

La question, en effet, n’est pas bien décidée. Si on appelle vivre, aller, venir, manger, dormir, porter un habit et ne pas pourrir debout, Dupeville vit encore ; mais comme il ne vaut pas même le plus caduc des Soprani, je le dis, moi, mort et très-mort, en dépit des apparences.

LA MARQUISE.

C’est donc fait de lui ? là ; sans appel ? L’opération, dont je me souviens que tu m’as parlé, se fit donc, et…

LA COMTESSE.

L’annulla tout de bon. Au surplus je n’ai pas été curieuse de voir les ruines de sa virilité bistourisée ; mais je tiens du pauvre diable lui-même, qu’il ne peut plus se fourrer nulle part…

LA MARQUISE.

Ouf !

LA COMTESSE.

Il n’y a plus pour lui de crise d’aucun genre. L’imagination, des yeux, des doigts, une langue, voilà les seuls moyens qui lui restent…

LA MARQUISE.

Quoiqu’avec la philosophie de circonstances que peut se forger un homme de bon-sens, ces moyens-là doivent mener encore très-loin, je plains cependant de toute mon ame l’honnête Dupeville…

LA COMTESSE.

Tu ne me demandes plus ce qu’il peut te vouloir ?

LA MARQUISE, froidement.

J’ai pensé qu’il t’accompagnait : rien de plus.

LA COMTESSE.

Brrr ! c’est bien autre chose vraiment ! Il te veut quelque chose : directement et bien sérieusement à toi.

LA MARQUISE.

Nous saurons ce que c’est, apparemment ?

LA COMTESSE.

Ce qu’il y a d’assez plaisant, c’est que Rapignac et Dupeville se sont justement fourré le même projet en tête. L’un et l’autre viennent ici te faire part de leurs vues, et les soumettre à ta décision. Celui que tu favoriseras se propose de rester ; si tous deux échouent, nous les renverrons à Paris, et je te ferai compagnie dans ce champêtre séjour autant que bon te semblera.

LA MARQUISE, l’embrassant.

Ta complaisance me charme. Mais ces gens-là, qu’attendent-ils de moi ?

LA COMTESSE.

Devine.

LA MARQUISE.

Dupeville aurait-il souffert au jeu, ou dans son crédit quelque dommage considérable ? Et serais-je assez heureuse pour pouvoir l’obliger ? Il n’a qu’à dire un mot…

LA COMTESSE.

Sa concurrence avec un Chevalier gascon devait, en effet, te fournir cette idée ; mais elle est sans fondement. — Une autre conjecture ?

LA MARQUISE.

Oh, laisse-moi l’esprit en repos. Ils parleront, ou se tairont : cela m’est tout-à-fait égal, et je n’ai nulle envie de savoir leur secret…

LA COMTESSE.

Je me suis cependant chargée de te l’apprendre ; et je me flattais, par la tournure que j’avais choisie, de piquer un peu ta curiosité. — Serais-tu femme à te remarier ?

LA MARQUISE.

Me remarier, moi ? La ridicule question ! Oh non ! non, ma chere amie. Je ne me remarierai jamais.

LA COMTESSE.

On songe pourtant tout de bon à t’épouser.

LA MARQUISE.

Ces Messieurs ?

LA COMTESSE.

Tous deux, si la loi pouvait le permettre : mais du moins l’un ou l’autre.

LA MARQUISE.

Ils extravaguent ! Moi, grace au ciel, jeune encore, jolie, riche et folle de plaisir ! Moi, renoncer à ma liberté, le plus cher de tous mes biens !… Mais quel démon ennemi de mon repos a pu leur suggérer cette idée ?…

LA COMTESSE.

Là, là : calme-toi. Je ne me serais mêlée d’arranger cette affaire qu’autant qu’elle aurait pu te paraître agréable. N’en parlons plus : tu leur diras tes raisons ; les leurs (je peux te le dire d’avance) sont heureusement en défaut…

LA MARQUISE

Peut-on les savoir ?

LA COMTESSE.

Je ne sais rien taire, moi. — Le bruit s’était répandu que ta petite-vérole t’avait défigurée. À partir de là, chacun de tes aspirans pouvait supposer que tu renoncerais à ta vie mondaine et bruyante. — Elle sera toujours aimable, toujours d’une charmante société, disait Dupeville, je n’ai besoin de rien de plus : elle a du bien, j’en ai deux fois davantage. Nous tiendrions une délicieuse maison…

LA MARQUISE, gasconnant.

Et Monsou dé Rapignac ?

(Naturellement.)


Quel était son calcul ?

LA COMTESSE, gasconnant.

Sandis ! J’ai pitié dé cetté femme-là ! Son acquécident mé fend lé cur. À la flur dé l’âge, sans beauté, délaissée, mélancolique, elle crévérait dé chagrin si quelqué galant homme né vénait générusement à son sécours. Jé vux être cé galant homme-là. Jé né suis pas opulent, par malhur, mais j’ai mes pétites ressources.

LA MARQUISE.

Elles sont en effet connues ; Monsieur vole au jeu. Les eaux, les foires sont ses terres ; l’argent des sots ses revenus ; l’effronterie et l’impunité, les soutiens actuels de sa lucrative industrie.

LA COMTESSE.

Ahye, ahye ! Je vois d’ici que Mons de Rapignac n’épousera point.

(Pendant ce couplet la
Marquise a sonné.)





(Philippine paraît.)

LA MARQUISE, à son amie.

Que veux-tu pour déjeûner ?

LA COMTESSE.

Un consommé : rien de plus.

LA MARQUISE.

J’avais la même idée pour moi.

(À Philippine.)


Allez, Philippine, demander deux consommés… Qu’on fasse vîte…

LA COMTESSE, à Philippine.

Un moment, ma petite.

(Bas à la Marquise.)


Ne pourrait-on pas faire apporter cela par ce drôle de corps qui vint hier soir nous annoncer…

LA MARQUISE.

Par Félix ?

LA COMTESSE.

Félix, ou comme on voudra ; mais pendant mon sommeil cette peste de mine ne m’est pas sortie de l’imagination.

LA MARQUISE, souriant.

Voici le pendant de l’envie de Joujou[5] !

LA COMTESSE.

Ah ! tu m’accorderas que ceci vaut infiniment mieux ?

LA MARQUISE.

Oui, et non :

(À Philippine plus haut.)


— Philippine, que ce soit Félix qui nous apporte le déjeuner.

PHILIPPINE.

Fort bien, Madame.

(Elle sort.)





Pendant que Philippine est absente, la Marquise raconte à son amie ce qu’était Félix avant qu’elle le prît à son service. — Elle ajoute :

LA MARQUISE.

C’est une fleur dans ce moment, mais, bientôt cela ne sera plus rien. Corps frêle, ame commune ; peu d’esprit ; plus d’espiéglerie que de sensibilité ; des goûts affreux : car ce petit garnement est déja bien plus déterminé bardache que Belamour, sans en avoir les aimables qualités, et tout au moins aussi culiste que Boujaron, sans en avoir l’énergie de caractere !

LA COMTESSE.

Et tu gardes cela ?

LA MARQUISE.

Qu’en faire ?

LA COMTESSE, gaiement.

Un présent à Minette. Donne, donne-moi vîte ce précieux galopin.

LA MARQUISE.

Voilà comme vous profitez, du panégyrique que je viens de faire ! Vous n’êtes pas dégoûtée du petit impur ?

LA COMTESSE, l’embrassant.

Ah, bien au contraire ! Tu me vois dans l’enchantement. Je veux, à tout prix, ce Félix. Si tu ne me le cedes pas, je l’enleve ; je me l’attacherai ; je ferai sa petite fortune. Quel plaisir d’avoir une jolie créature qui, d’après ce que tu m’en dis, fera son capital de ce que mes autres chalands ne m’accordent gueres que par complaisance[6]. Je me ferai donc loyoliser à discrétion ! Je ferai loyoliser mes fouteurs tant que bon me semblera ! Quand, vers la fin d’un assaut, je sentirai décliner la vigueur de mon champion, Félix aussi-tôt, appellé comme un corps de réserve, vous enfilera mon gaillard et ressuscitera les desirs…

(Elle chante avec charge :)


Il me semble déja
Que je vois tout cela.

(De la Laitiere et les Chasseurs.)


Que je vais être heureuse !

                  (Elle se jette sur la Marquise et lui fait avec pétulance cent polissonneries.)

LA MARQUISE, gaiement.

Eh bien, eh bien ! Quelle vivacité ! Que diable voulez-vous que je fasse à ce cul scélérat que vous trémoussez, avec tant de grace ! Je n’ai pas, moi, l’honneur d’être M. Félix.

LA COMTESSE.

Qu’il se dépêche donc ce petit bougre-là. L’heureuse rencontre que je fais de lui me décide à me donner enfin un de ces Jokeys qui commencent à devenir à la mode,

LA MARQUISE.

Je les trouve bien ridicules. Cet attirail d’écurie ! ces cheveux plats ! ces chapeaux à la Quaker !…

LA COMTESSE.

Je déteste pour le moins autant que toi toute imitation anglaise, et sur-tout j’en veux aux Anglais eux-mêmes, qui, selon moi, sont d’ennuyeux philosophes et de tristes fouteurs…

LA MARQUISE, avec malice.

Mais, leurs Lords de la cité payent avec assez de magnificence[7].

LA COMTESSE.

Beaucoup mieux que nos marquis, vrais ou faux, quand ils vont à Londres. — Mais cela nous mènerait trop loin. Revenons aux Jokeys. J’aime à la folie ces charmans enfans qui le jour galoppent tant qu’on veut, et la nuit se prêtent comme on l’entend au bonheur de tout le monde. Je te le prédis, l’usage des Jokeys durera[8].

LA MARQUISE.

Nous verrons. Au surplus, tu peux disposer de Félix, et… Si tu veux, je vais te faire tout-à-l’heure, à son sujet, un petit plaisir.

LA COMTESSE, vivement.

Un très-grand, si c’est de le faire entrer sur l’heure en exercice des fonctions que je lui destine.

LA MARQUISE.

C’était mon idée. — Félix dans un moment apportera nos consommés. Laisse-moi jouer la comédie. Tu feras semblant de dormir bien fort ; tu te seras arrangée de maniere que, moi, sortant du lit, je puisse sans affectation laisser à découvert et dans la posture la plus favorable à tes vues, le superbe objet des futurs services de mon petit libertin. Je lui ferai signe de marcher bien doucement, et moi-même je mettrai la plus grande attention à ne faire aucun bruit en passant dans mon cabinet de toilette. Ronfle alors : je gage qu’avant cinq minutes le garnement te manque de respect et que, malgré la liberté du choix, la plus difficile de tes deux bagues est habilement enfilée.

LA COMTESSE.

Aurait-il bien l’esprit de me faire cette gentillesse !

LA MARQUISE.

Éprouve.

LA COMTESSE, avec transport.

Je serais femme à l’adorer.

LA MARQUISE.

Chut. On vient. — C’est lui sans doute : songeons à nos rôles.

                  (La Comtesse se ploye de façon que, la tête enfoncée dans un oreiller, elle a le cul au-delà des bords du lit ; mais elle est encore couverte.





Félix entre, portant les consommés. La Marquise, assise dans le lit, lui fait (d’une mine et d’un doigt sur la bouche) signe de ne faire aucun bruit. Il obéit. Elle-même alors, descend du lit avec beaucoup de précaution, mais, entraînant avec elle par une feinte mal-adresse assez de couverture pour laisser son amie tout-à-fait à découvert. — La Marquise s’enferme dans le cabinet, ou plutôt en fait semblant. Les apprêts du déjeuner sont bientôt faits. Pour lors il est assez naturel que l’amateur Félix, sous prétexte d’attendre de nouveaux ordres, demeure et se livre au délicieux plaisir d’admirer tout ce que la Comtesse livre à ses regards.

Admirer !… c’est bien peu !… Félix soupire !… Un feu dévorant s’allume dans son sang… Le cœur lui bat !… Mais peut-on à son âge dompter de semblables mouvemens !… Réfléchit-on au danger auquel un excès d’insolence expose !… L’homme formé, le sage, verrait-il impunément la fin d’un con rosé, l’orifice un peu mobile d’un cul qui défie, car tout autre qu’un enfant devinerait bien que rien de ce qu’on montre là ne dort. Félix attiré, comme le fer par l’aimant, fait un premier pas bien court ; le second est plus long, plus assuré ; le troisieme le met contre les objets. Il est dans le tourbillon de leur athmosphere électrique ; il en est échauffé, brûlé… Cependant le respect !… la crainte !… Foin de tous deux ! il ose se baisser… poser d’abord un baiser léger comme le zéphyr sur l’une… sur l’autre des ravissantes rondeurs… La Marquise se serait-elle trompée ? car le petit frippon donne aussi par occasion un imperceptible coup de langue le long de ce qu’il peut aborder du sillon-conique… Mais non : cet hommage passager ne change rien à son choix, déja fait tel que la Marquise l’avait prévu… Sur le point de risquer une insigne impertinence, Félix ne respire plus, il est haletant, suffoqué… Cependant, l’instrument du crime est en présence… il touche le but…, mais, à sec ? il se fera trop sentir… on s’éveillera !… De la prudence, Félix ! — En effet : il prend au bout de ses doigts une forte dose de salive, et pour lors, se recommandant à la fortune… il se met à pousser… ô bonheur ! il entre !… tout y est !… et la Dame ne s’est point éveillée ! Elle n’en avait pas eu le prétexte, car cette route est, chez elle, si frayée par gens bien autrement marquans que Mons Félix, qu’il serait là fort à son aise sans le soin qu’on a de l’étreindre, au moyen du ressort infiniment élastique dont le réduit en question est privilégié. Bref, il use assez long-tems et bien délicatement de ces conjonctures favorables. La magie du plaisir opere enfin… Mais, quelle surprise ! Au moment où la chaude éjaculation de l’essence amoureuse avertit la Comtesse que le viol de son postérieur se consomme ; la folle (avec l’adresse et la promptitude d’un chat qui se rue sur la souris) jette ses mains aux deux côtés de la culotte du petit drôle, la saisit, et, maîtresse de lui par ce stratagême, empêche qu’il ne puisse déculer pendant que, riant aux éclats, elle appelle la Marquise à haute-voix, quoique sans nécessité, puisque celle-ci n’avait pas plutôt soupçonné M. Félix d’être à la besogne, qu’elle s’était rapprochée du lit : elle avait très-bien vu tout, à travers un faux rideau de taffetas de Florence. Sommée de paraître, elle l’écarte brusquement, et met ainsi le comble au trouble, à la confusion de l’audacieux enculeur. Le pauvre petit, à demi-mort de plaisir, est achevé par cette nouvelle crise ; il perd connaissance et tombe sur le corps de la Comtesse… Cependant les deux amies l’arrangent sur le lit, lui font respirer des sels, et avaler de l’eau de Cologne mêlée d’eau : ses esprits se raniment… Alors il se roule pour cacher dans les oreillers, sa face humiliée. Il se désole et répand un torrent de pleurs…

LA MARQUISE, d’un ton assez doux.

Vous êtes un joli sujet, Monsieur Félix.

LA COMTESSE, avec bonté.

Laisse-la dire, mon petit ami. Va : tu es un bon enfant, et tu fais cela comme un ange.

(Elle lui donnait en parlant de petits coups du plat de la main sur les fesses, qu’elle lui a dévoilées.)

LA MARQUISE, se gênant
pour ne pas rire.

Il faut avoir infiniment de bonté, Madame, pour…

LA COMTESSE.

Cesse de plaisanter. — C’est pour rire, Félix. Quant à moi, je ne te veux aucun mal. Bien au contraire, Regarde-nous : allons, plus de tristesse…

                  (Elle lui chatouille ses petites génitoires et le reste.)


Voyez, comme le pauvre enfant est rentré en lui-même ; il y a de la cruauté, ma chere.

LA MARQUISE.

Oh bien, arrangez-vous. Puisque l’indignité qu’il vous a faite ne vous irrite pas contre lui, je veux bien aussi lui faire grace des étrivieres ; mais, à bon compte, je le chasse.

                  (Comme Félix n’a point encore osé regarder ces Dames, elle se font des mines d’espiéglerie dont il ne se doute pas. L’arrêt de congé qu’il vient d’entendre, aggrave sa douleur. Il saute à bas du lit, et tombe aux genoux de la Marquise.)

FÉLIX.

Oh, ma chere Dame ! ma bonne maîtresse ! vous me chassez !… Que vais-je devenir ? Mon Dieu, mon Dieu ! que je suis à plaindre !

LA COMTESSE.

Ne crains rien, Félix ; tu ne seras pas malheureux : je te prendrai, moi.

FÉLIX.

Vous êtes bien généreuse, Madame. Mais j’ai tant d’obligations à ma bonne maîtresse !… Faudra-t-il que je la quitte accablé de sa disgrace !

LA MARQUISE, lui souriant
et lui tendant la main.

Seche tes larmes, Félix. C’est une petite malice qu’on t’a faite, et tu aurais été un sot de te conduire autrement.

                  (Il baise avec transport, en se relevant, la main de la Marquise : elle ajoute sans interruption.)


Mais, recevez, mon cher, un utile avis. Vous êtes, pour un enfant, un trop antiphysique, et…

LA COMTESSE, vivement.

Garde-toi bien de donner dans ce qu’elle dit là…

LA MARQUISE, à son amie.

Laissez-moi lui parler. Je l’aime et ce n’est que pour son bien…

LA COMTESSE, interrompant.

Je sens que je l’aime aussi beaucoup, et, c’est pour son bien, que je le prie d’écouter ce que je vais lui dire. — Ici bas, Félix, chacun a son lot. La Nature, mon fils, ne t’a pas outillé de maniere à ce que tu puisses te vouer avec avantage au service des cons ; si tu ne crois pas perdre beaucoup à te passer d’eux, suis ton penchant, crois-moi. Les conistes n’ont à leurs ordres que le tiers de l’humanité ; leurs antagonistes l’embrassent toute entiere. Par goût, les premiers ne toucheront point à tes conquêtes ; par caprice, tu auras droit, de partage tout au moins, dans toutes les leurs…

LA MARQUISE, à son amie.

Charmante morale, en vérité. Mais déjeunons. Vous, Félix, entrez au service de mon amie, cela me fera grand plaisir.

FÉLIX.

Hélas, Madame ! renvoyé de chez vous, si je n’avais pas eu le bonheur de trouver une si aimable condition, j’aurais bien vîte couru reprendre mon froc, ou plutôt me jeter dans la riviere.

LA COMTESSE, lui prenant la main.

Allons, petit fou, point de ces sombres idées. Baise… baise donc.

                  (Pendant qu’il obéit d’un air timide, elle lui glisse deux doubles louis dans la main. — À la Marquise :)


Il est donc à moi ?

LA MARQUISE.

Nous en sommes convenues.

LA COMTESSE, à Félix.

Sur ce pied tu vas me servir, et quand je partirai tu me suivras à Paris…





PHILIPPINE, interrompant.

Mesdames ? Un de ces Messieurs fait demander comment vous avez passé la nuit ? et si vous trouvez bon qu’il vienne en ce moment vous présenter ses hommages ?

(Sourire réciproque de ces Dames.)
LA COMTESSE.

Il ne faut pas s’informer si ce compliment précieux est de la part de Dupeville.

LA MARQUISE.

Le recevrons-nous, ce beau parleur ?

LA COMTESSE.

Sans doute.

LA MARQUISE, gasconnant.

Et M. dé Rapignac, Philippine ?

PHILIPPINE.

On n’a pas encore entendu parler de lui.

LA MARQUISE.

Et Nicole ? l’avez-vous vue ?

PHILIPPINE.

J’ai voulu lui dire bon jour chez elle : mais j’ai eu beau frapper, il n’a pas été possible de me faire entendre.

LA MARQUISE.

Et Belamour ?

PHILIPPINE.

On ne l’a pas vu non plus de toute la matinée…

(Un Laquais vient remettre à la Marquise un billet.)





LA MARQUISE, prenant le papier.

De quelle part ?

LE LAQUAIS.

Je l’ignore, Madame. — Un paysan est là, qui me l’a remis et attend la réponse.

LA MARQUISE, ouvre le billet,
le lit avec attention, hoche la tête et dit en souriant :

L’extravagante !

(Au Laquais.)


Retirez-vous, je vais faire répondre.

(Le Laquais sort.)





LA MARQUISE.

Allez, Philippine, dire à cet émissaire que je veux parler tout de suite à la personne qui m’écrit. Tout de suite, entendez-vous ?

(Philippine sort.)


Laissez-nous aussi, M. Félix. Voilà des suites de vos jolis tours, pourtant.

(Félix interdit suit
Philippine.)





LA COMTESSE.

Qu’est-il donc arrivé ?

LA MARQUISE.

Cette pauvre Nicole[9] à qui la tête tourne ! c’est elle qui m’écrit : écoute.

(Elle lit le billet.)

« Madame, après ce qui s’est passé sous vos yeux, je ne dois pas espérer que vous daigniez me garder à votre service. Je me retire donc, et vous prie d’agréer mes très-humbles excuses du scandale que j’ai causé, quoique bien innocemment, dans votre maison… » — Assurément, elle est fort innocente ; ce sont ces bandits de Belamour et Félix qui sont les seules causes du scandale.

LA COMTESSE, gaiement.

Mais ils nous ont bien fait rire. Il faut leur pardonner.

LA MARQUISE, gaiement.

Tous deux ont de grands droits à votre indulgence, Madame la Comtesse.

LA COMTESSE.

Si vous n’étiez pas une ingrate, vous les jugeriez comme moi, M.me la Marquise. — Mais voyons le reste du billet…

LA MARQUISE, lisant.

« Oubliez-le…

(Le scandale.)


                  oubliez-le, de grace : et ne vous souvenez que de mon inviolable attachement ; que de mon zele pour votre service ; et du plus profond respect de votre très-humble et très-obéissante servante,

Nicole Culchaud. »
LA COMTESSE.

Certes, sa seule signature eut pu lui tenir lieu de justification.

LA MARQUISE.

Aussi n’ai-je pas contre elle le moindre ressentiment, et serais-je très-fâchée qu’elle quittât mon service.

LA COMTESSE[10].

En vérité, ma chere, tu es née coiffée. Les meilleurs cœurs du monde se sont, je crois, donné rendez-vous pour venir te servir ! Philippine ! Nicole ! Belamour ! Félix !… jusqu’à ta livrée, tout cela t’aime et se conduit à édifier !

LA MARQUISE.

D’abord, je tache de bien choisir. Après cela, je fais de mon mieux pour contribuer au bonheur de tout ce petit monde. Les bons maîtres font assez ordinairement les bons domestiques.

LA COMTESSE.

Je fais infiniment pour tout ce qui m’entoure… et cependant, il n’y a gueres que Zamor sur qui je puisse vraiment compter.

LA MARQUISE, avec amitié.

Parfois trop bonne et même un peu familiere ? Un moment après, capricieuse et mortifiante dans les accès d’humeur ?…

LA COMTESSE, avec amitié.

Tu as raison : il faut que je me corrige. — Va, je ne gâterai point Félix, je te le jure.

LA MARQUISE.

Ah ! tu n’as déja pas trop mal commencé. — Mais, voici Dupeville…

LA COMTESSE.

Et ta Nicole aussi.

Dupeville, quoique Nicole soit à trois pas derriere lui, attend, en homme de la vieille cour, qu’elle puisse entrer la premiere. Elle refuse le pas ; Dupeville la prend par la main et la fait entrer avec lui.





Nicole, honteuse de paraître devant les témoins de sa capucinale aventure, se tient à l’écart, tandis que Dupeville (qui, pour ne la point humilier, a fait semblant de ne pas la reconnaître) prend à la fois une main à chacune de ces Dames et les porte ensemble à sa bouche.

LA COMTESSE, à son amie,
d’un ton espiegle.

Vous voyez, Madame ? On ne veut point faire de jalouse.

(À Dupeville.)


Comment te portes-tu, mon pauvre invalide ?

DUPEVILLE, s’inclinant.

Vous êtes infiniment bonne. — Très-bien…

(La Marquise se leve ; il ajoute :)


Mais gênerais-je ici quelqu’un ?

LA MARQUISE.

Point du tout, mon cher. Permettez seulement que je dise un mot à cette fille.

LA COMTESSE, bas à Dupeville.

C’est celle d’hier soir.

                  (Dupeville ne répond que par une mine analogue à la douceur de son caractere.)

LA MARQUISE, avec bonté.

Gardez-vous de songer à me quitter, Nicole ; je vous aime ; vous m’êtes attachée : c’est assez pour que tout puisse être oublié. Prenez le tems que vous jugerez nécessaire pour vous remettre des secousses qu’une mystification, qui m’a déplu, doit vous avoir fait éprouver. Je ne veux de vos services que lorsque vous vous sentirez en état de m’en rendre sans trop prendre sur vous. Jusques-là, vivez avec les autres, ou dans votre particulier, comme vous le trouverez bon ; mais la paix avec tout le monde ? — Allez.

                  (Nicole attendrie jusqu’aux larmes, tombe aux genoux de sa maîtresse, et les lui baise.) — (En silence.)


Va, ma chere Nicole, tu me fais mal… Embrasse-moi… Va-t-en.

(Nicole sort.)





Philippine revient agitée, tremblante…

PHILIPPINE.

Justes Dieux ! — Madame ?… Je n’en puis plus… La respiration me manque… M. Belamour et M. de Rapignac…

LA MARQUISE, troublée.

Eh bien ?

PHILIPPINE, avec oppression.

Au fond du jardin, Madame… des épées !… ils se coupent la gorge…

LA COMTESSE, émue.

Quel conte nous fait-elle, du moins !

LA MARQUISE, agitée.

Dupeville ? Courez, mon cher. Voyez ce que c’est…

DUPEVILLE.

J’y vole.

À peine a-t-il fait un pas, qu’on voit de loin Rapignac soutenu sous les bras par Belamour.

LA COMTESSE, avec pitié.

Hélas ! il n’est plus tems.

LA MARQUISE, tremblante.

Grands Dieux ! qu’est-ce que tout ceci veut dire ?

Le Chevalier de Rapignac et Belamour se sont battus. Celui-ci a donné au premier un grand coup d’épée dans la poitrine ; il le ramene vers le pavillon, tenant sur la blessure un mouchoir qu’on voit très-ensanglanté. Les Dames, Dupeville, les gens, tout le monde va au-devant de ces ennemis, excepté Philippine, demeurée dans l’anti-chambre pour secourir Nicole qui vient de s’y trouver mal, à la vue de Rapignac qu’elle croit mort, ou peu s’en faut, et que les ébats de la nuit lui ont rendu trop cher, pour qu’elle ne prenne pas à lui le plus vif intérêt.

BELAMOUR, s’adressant à
tout le monde avec une extrême agitation.

Du secours ? du secours, par pitié !…

(À la Marquise.)


Permettez, Madame, que Félix prenne sur-le-champ le meilleur de vos chevaux, et vole à Paris pour y chercher votre chirurgien ?

                  (La Marquise a fait un signe de consentement ; Félix est déja dans l’écurie Belamour poursuit.)

En attendant, je prie qu’on le couche : de mon côté, je vais chez le premier venu…

LA MARQUISE, à Belamour, avec effroi.

Mais vous, malheureux ! vous perdez aussi du sang…

BELAMOUR.

Ah ! plût à Dieu qu’il ne fût pas plus blessé que moi !

                  (En effet, il n’a qu’une piqûre peu profonde dans la main dont il a tenu son épée. — Il court chez le chirurgien du lieu. — On transporte Rapignac dans une chambre haute. Comme il passe avec tout son cortege devant la piece où Nicole s’est trouvée mal ; celle-ci, peu maîtresse de ses mouvemens, court à lui, et veut le serrer dans ses bras : on l’en empêche ; elle a cependant le soulagement de voir qu’il respire encore et qu’il marche même avec le secours des bras dont il est soutenu.

LA MARQUISE.

Je me perds dans la confusion de tous ces intérêts…

LA COMTESSE.

Nous serons sans doute éclaircies.

L’esculape villageois demeurait fort près du château et se trouvait chez lui par bonheur ; il paraît donc au bout de quelques minutes, amené par Belamour. Dupeville assiste au pansement et ne tarde pas à venir rapporter que le bon homme, assez peu versé dans les secrets de son art, ne décide point encore si le coup d’épée sera mortel ou non. À bon compte, on a fait une copieuse saignée, pendant laquelle le pauvre Rapignac a perdu tout-à-fait l’usage de ses sens. — Félix est déja sur le chemin de Paris, galoppant à toutes jambes. Les avis sont très-partagés sur le compte du vainqueur. La Comtesse et Dupeville voudraient qu’il partît à tout hasard ; mais il brûle de rester ; la Marquise conçoit la possibilité de le cacher, et de le soustraire à toutes poursuites. — À la question d’où vient cette querelle avec Rapignac ? il répond qu’elle est fondée sur des griefs bien éloignés, qu’il pourra mettre au jour dans un moment moins critique. En attendant, il prie qu’on le plaigne et ne l’accuse point d’être dans ses torts.





La petite Comtesse et Dupeville s’établirent à la campagne de notre Marquise, ne voulant pas la laisser seule à travers l’embarras et les alarmes que lui causait l’aventure fâcheuse de Belamour. — Le Chevalier de Rapignac fut pendant plusieurs jours entre la vie et la mort, mais un mieux imprévu fit enfin connaître que sa blessure ne serait point mortelle. En attendant, Belamour avait refusé de s’écarter, non-seulement par attachement pour sa bonne maîtresse, mais parce que le Tréfoncier, homme de beaucoup de crédit, s’était fait fort de parer aux mauvaises suites quelconques dont le coiffeur pourrait être menacé à l’occasion de sa querelle. Le tems, qui, comme on sait, remédie à tout, avait peu à peu ramené sur la scene la gaieté, la paix et les plaisirs. La petite folle de Motte-en-feu, toujours dans son élément par-tout où il se trouvait des hommes et des femmes, passait délicieusement son tems, ayant à ses ordres sa bonne amie, deux filles charmantes, Belamour, Félix, et jusqu’à Dupeville qui, tout inutile qu’il était, trouvait encore de l’emploi, près de la plus active des capricieuses. Tous les matins cette dévergondée quittait de bonne heure son lit, pour venir dans celui de son amie, la lutiner et lui faire cent contes extravagans, toujours couronnés par quelque viol, quand elle n’obtenait pas avec réciprocité la satisfaction de ses desirs fantasques. — Ce fut pendant un de ces tête-à-têtes libertins, qu’il y eut entre ces Dames l’entretien qui suit :

LA MARQUISE.

Sais-tu bien, Madame la Comtesse, que Limefort et Rapignac ensemble n’abymeraient pas une femme autant que tu le pourrais, si l’on te laissait faire ?

LA COMTESSE, gaiement.

Sois moins charmante et l’on ne t’abymera pas.

(Elle lui donne un baiser.)
LA MARQUISE.

Déja ce pauvre Félix n’a plus que les os et la peau.

LA COMTESSE.

Il n’en est que plus leste, et je l’en aime mieux.

LA MARQUISE.

Fort bien ! — Et ma Philippine, qui tousse pendant une grosse demi-heure toutes les fois qu’elle sort de votre appartement !

LA COMTESSE.

Je lui conseille de se plaindre ! C’est moi qui fais la cour à cette petite morveuse : la voilà bien malade de la souffrir ! Se plaindrait-elle de moi ?

LA MARQUISE.

Bien au contraire ; tu te fais adorer. Mais tu me la tueras avec tes tendres complaisances.

LA COMTESSE, ironiquement.

Qu’elle me prévienne donc, et se défasse, au même jeu, d’une aussi dangereuse ennemie que je parais l’être pour sa délicatesse.

LA MARQUISE.

Je t’abandonnerais plus volontiers sa camarade Nicole : c’est une fille de fer. Voilà ce qui te conviendrait.

LA COMTESSE, soupirant.

Ah, sans doute ! — Mais elle a un bien vilain défaut, cette chere Demoiselle.

LA MARQUISE.

Un défaut ? Quel est-il ?

LA COMTESSE.

Celui des passions. Cette fille est-elle un moment sans amour et sans jalousie !

LA MARQUISE.

En effet : je ne cesse de lui en faire la guerre.

LA COMTESSE.

Présentement encore, elle est si possédée de Rapignac, qu’elle ne peut me souffrir. — Je voulais, il y a quelques jours, attirer Mademoiselle dans mon lit, où je méditais de la surprendre agréablement par l’intromission du plus fort et du mieux organisé de nos godemichés : pas pour un diable, il n’y eut pas moyen de la décider à se coucher.

LA MARQUISE, ironiquement.

Voyez un peu !

LA COMTESSE.

J’eus beau prier. — Néant. — Je fis voir mon attrayant préparatif. — Elle me rit au nez. — Je lui courus sus. — Elle se defendit, et, comme elle est de la force d’un Turc, elle rendit tous mes efforts inutiles. Daigna-t-elle seulement me marquer la moindre amitié !

LA MARQUISE, gaiement.

Je te plains de toute mon ame ; et blâme, en vérité, très-fort cette maussade créature.

LA COMTESSE.

Elle se pique aussi, pour notre cher Belamour, de la plus complette aversion.

LA MARQUISE.

C’est différent : Belamour a des torts.

LA COMTESSE.

Quant à mon petit Félix, que cette humoriste-là s’avise encore de l’appeller canulle et de le faire montrer au doigt par la valetaille, je ferai souvenir la princesse de son araignée[11] et de ses nattes.

LA MARQUISE, riant.

Voilà du plus fin dépit, ou je n’ai pas l’honneur de m’y connaître. — Mais, pourquoi n’aurais-tu pas un peu d’indulgence pour les escapades monastiques, toi qui, si j’ai bonne mémoire, voulais me raconter, un jour, que tu t’étais parfaitement bien trouvée d’être tombée, jadis, dans un essaim de moines !

LA COMTESSE.

Jadis, jadis ! Ne dirait-on pas que j’ai cent ans, et que cette aventure date de l’autre siecle ! Sachez, Madame, qu’il n’y a pas plus de dix mois de ce dont je vous parlais. Mais, pardieu, je n’avais pas à faire à des capucins. Je le dois cette histoire : sur ma parole, elle t’amusera…

LA MARQUISE, avec dédain.

Fais-m’en grace, mon cœur ; car de tout tems j’eus pour cette moinaille un dégoût[12]

LA COMTESSE.

Fort sot, Madame. — Et je vais vous en faire convenir.

LA MARQUISE, froidement.

Contez, donc.

LA COMTESSE.

Dès l’âge de seize ans, un concours de circonstances, qu’il est inutile de déduire ici, m’avait fait avoir des bontés pour Dom Ribaudin…

LA MARQUISE, gaiement.

Dom Ribaudin. Voilà bien un vrai nom de moine !

LA COMTESSE.

D’accord : et d’autant mieux que ce nom burlesque avait seul décidé de la vocation du personnage. Il descendait d’honnêtes gens, jusqu’à lui voués aux petits tribunaux de judicature. Un beau transport militaire l’ayant surpris, il s’était fait pourvoir d’un emploi dans la milice. Être cu-blanc[13] et se nommer Ribaudin, c’était prêter beaucoup à la plaisanterie. On le vexait : il se fâcha, se battit et fut blessé. À la suite de ces disgraces, changer de nom, c’eut été montrer de la faiblesse ; s’appeller de même, c’eut été s’exposer à de nouveaux périls : cesser de servir était donc le plus court. De milicien à moine, il n’y a qu’un pas. Ribaudin, un beau jour, troqua son blanc uniforme contre le scapulaire de St. Bernard, et bien il fit ; car, maintenant, il se félicite infiniment de ce trait de sagesse.

LA MARQUISE.

Allons, Je vois d’avance que ce moine est supérieurement dans votre estime : sachons ce que vous allez faire de lui.

LA COMTESSE.

Lors de mon dernier voyage en Provence, je traversais la Bourgogne. À certain village, ma voiture s’arrête devant la Poste, pour changer de chevaux. Je venais de passer une chaise menée au petit trot par deux jumens potelées, luisantes comme le marbre. Qui chariait-on ainsi ? Un saint religieux. — Nos regards se rencontrent, comme il me passe à son tour. — Que vois-je ! (s’écrie-t-il.) Mademoiselle de Condor, si je ne me trompe ? (Tu remarqueras qu’il m’avait perdue de vue et ne savait nullement qu’on m’eût donné un époux dont j’étais déja veuve.)

LA MARQUISE.

Fort bien.

LA COMTESSE.

— Oui, Dom Ribaudin (ripostai-je gaiement.) Mais Minette de Condor est aujourd’hui la Comtesse de Motte-en-feu. — À la bonne heure : quant à moi, toujours Ribaudin pour vous servir. — S’il y entendait malice, il faisait bien ; car ma premiere idée, très-involontaire, avait été que cette rencontre pourrait bien aboutir à quelques nouveaux services de la part de l’honnête Bernardin. Il m’avait beaucoup plu dans le tems de nos folies. Je le trouvais encore tout-à-fait à mon gré, et je jeûnais depuis trois jours !

LA MARQUISE.

Depuis trois jours ! Je conçois qu’après un si long carême le diable en personne vous eût donné de l’appétit.

LA COMTESSE, gaiement.

Vous m’injuriez ! Eh bien, vous ne saurez pas mon histoire. — J’ai fini.

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! vous mourez d’envie de me la raconter. — J’écoute… et je te veux tant de bien…

(Un baiser.)


que, pour la premiere fois de ma vie, je vais m’occuper avec intérêt d’un moine, puisqu’il a pu te paraître agréable.

LA COMTESSE, la caressant.

Voilà ce qui s’appelle bien réparer ses torts. — Je poursuis donc. — Qu’êtes-vous devenu depuis si long-tems, Révérend ? D’où venez-vous ? où allez-vous ? — Je suis supérieur d’un couvent à deux lieues d’ici : je reviens de Cîteaux, et je vais retrouver mes moines. — Et moi, je vais voir mes grands parens à Aix : on change mes chevaux. — Ah ! pardon, M.me la Comtesse : mais j’espere que vous serez un peu moins pressée de vous éloigner. Votre ancien et dévoué serviteur n’aura pas eu le bonheur de vous retrouver si près de son séjour actuel, sans se flatter que vous daigniez un moment l’embellir ?

LA MARQUISE.

Comment donc ! Mais ce moine a de l’usage ! Un galant homme ne s’exprimerait pas mieux !

LA COMTESSE.

Il y a moines et moines, ma bonne amie. Un frocard, à besace, un vil mendiant, sorti de la lie du peuple, élevé dans la bassesse de ses parens et passant à celle du capuchon, n’a rien de commun avec les religieux de quelque ordre décent et riche. Ceux-ci, pour l’ordinaire, assez bien nés, jetés dans une carriere douce, où rien ne leur est refusé, où même ils peuvent cultiver d’heureuses dispositions, si la Nature leur en accorde, de tels moines peuvent être et sont quelquefois très-aimables.

LA MARQUISE.

Et je conçois que Dom Ribaudin était l’un de ces aimables-là ?

LA COMTESSE.

Des plus distingués même. — Je souscris sans me faire prier au desir qu’il me témoigne de m’enlever un moment. Je partage sa voiture ; la mienne suit avec notre monde, nous allons. Chemin faisant, le Prieur me conte qu’il commande plutôt en ami qu’en supérieur, huit moines que lui-même s’est choisis parmi ceux de ses confreres qu’il a le plus affectionnés, et dont le plus âgé n’a pas quarante ans ; qu’ils sont tous unis, gais, et fous de plaisirs de toute espece ; que, dans un local immense, chacun d’eux a ses petites aisances particulieres et vit comme il lui plaît, quand il juge à propos de ne point paraître ; que, d’ailleurs, la maison jouissant d’un revenu plus que suffisant, et les commensaux ayant réduit à presque rien la charge de leurs devoirs, il ne s’occupent jour et nuit que des moyens de varier leurs propres amusemens et ceux des gens qui viennent les visiter. En un mot, que formant plutôt une famille qu’une communauté, ils mangent à table tonde, reçoivent et même logent des femmes, le tout sans indécence et sans tracasserie. Il ne tient donc qu’à moi de présumer que Dom Ribaudin me conduit au Paradis-terrestre.

LA MARQUISE.

Reste à me le prouver.

LA COMTESSE.

En effet, à la réception dont on m’honore, je reconnais à l’instant que mon introducteur est chéri de ses moines, et qu’une jolie femme, venue sous ses auspices, peut, chez eux, se regarder comme dans un empire où tout va lui être soumis. Dom Ribaudin ne m’en avait pas imposé non plus quant à leur extérieur. Tous ces enfans gâtés de Saint-Bernard avaient de la figure, quelques agrémens, et pas un n’avait cet air conventuel qui donne, sur-tout aux gens-du-monde, un préjugé, parfois outré, contre le froc en général.

LA MARQUISE.

On verra, je gage, sortir quelque jour de la plume de ma chere Minette un beau volume intitulé l’Amie des Moines.

LA COMTESSE, riant.

Si tu veux bien me permettre de continuer, tu verras que je traite, du moins assez amicalement, ceux-ci dans la société. — On m’entoure, on me fête, on me cajole ; je suis jonchée de fleurs, et plutôt portée que promenée par-tout. — L’heure du dîner arrive enfin. Chere ample, succulente, délicate ; vins exquis. Je suis seule femme, à la vérité, mais plusieurs étrangers, militaires et bourgeois, complètent une table de dix-huit couverts… Vous bâillez ? Madame ! Eh bien : si ce bulletin de Cocagne ne vous amuse pas, bientôt du moins celui de Lampsaque dissipera votre ennui.

LA MARQUISE.

Faites donc vîte, car vous savez que je fais peu de cas des détails de la table.

LA COMTESSE.

J’abrege. — Tout le monde boit si bien que tout le monde est du moins en gaieté. Quant à moi, je suis, il faut que je l’avoue, un peu plus qu’en pointe. Bourgogne, Champagne, S.-Émilion, Malvoisie de Madère, Tokai, j’avais pris de tout cela, raisonnablement assez : ce qui faisait au bout du compte un peu trop. J’avais été presque polissonne à table, ce qui peut-être fit baisser un peu le thermometre du respect avec lequel on avait cru devoir me traiter d’abord : mais j’y gagnai du moins de paraître plus aimable cent fois…

LA MARQUISE.

Madame est modeste.

LA COMTESSE.

Il n’y avait certainement pas un seul de mes hôtes qui n’eût donné beaucoup pour passer un moment tête-à-tête avec moi, et j’avais assez adroitement partagé mes attentions, mes mines, mes œillades, mes douceurs même, pour que chacun pût croire qu’avec lui particuliérement, ce tête-à-tête me ferait le plus grand plaisir. Au sortir de table, j’étais si diablement en rut que j’aurais fait appel au premier qui se serait trouvé sous ma main… Dom Ribaudin avait beau jeu pour tourner à son profit ces dispositions devinées… — Ce sera bien chez moi (dit-il, me tirant à l’écart) que l’adorable Minette daignera prendre son café ? — J’entends (répondis-je comme une petite folle) fort et bouillant, je vous prie. — N’en doutez pas… — Et je sentis en même-tems qu’il pressait contre ma main quelque chose qui m’annonçait le plus bouillant desir. Mon œil aussi-tôt lance un éclair du côté de la porte… À travers un mouvement assez confus de tout le monde qu’il y avait là, nous nous éclipsons.

LA MARQUISE.

J’ai failli dix fois t’envoyer faire… Je vois enfin que tu y vas.

LA COMTESSE.

Et de grand courage. — Nous prenons tête-à-tête, et bien vîte, un café digne de la bouche des Dieux. Le Prieur, plus bouillant encore après notre libation, me fait une agacerie ; je la lui rends au double : il risque une licence, j’enchéris et je le trouve d’une force !… Un canapé commode nous offre ses coussins : la paille ne vole pas plutôt à la flamme que nous à notre objet : deux gouttes d’eau ne sont pas plutôt confondues… Le boute-joie de feu n’est pas plutôt où je languissais de l’avoir, que les flots de nos réservoirs prolifiques s’échappent et nous noyent de bonheur. La partie est un éclair, la revanche ne dure gueres : ce n’est qu’au tout que, commençant à filer un peu le plaisir, nous nous ménagions pour le coup une jouissance indicible.

LA MARQUISE.

Je finis par te pardonner cet honnête Prieur ; il fait parfaitement bien les choses.

LA COMTESSE.

Il avait commis une faute, cependant : c’était de laisser la porte ouverte. Pendant que nous procédions à ce tout si délicieusement savouré, le pere Procureur, verni sans malice, avait traversé la premiere piece, et, sur la porte de celle où nous étions, il attendait la fin de notre chaude séance. Lorsqu’elle fut achevée, gêne et pudeur à part, l’acteur et le spectateur, intimes amis, ne rient-ils pas aux éclats ! Moi, toujours à peu près ivre de vin et qui l’étais complétement de volupté, je ne suis point déconcertée ; je fais chorus avec eux et ris aussi comme une extravagante. Ce joyeux transport mettait bien sans doute le Procureur dans le cas de solliciter quelque petite portion de mes bonnes graces. La demande est une attaque assez vive ; ma réponse, une chûte immodeste sur le propice canapé. Mon nouvel athlete est un grivois de cinq pieds huit pouces, leste, fait au tour, ex-dragon. Une et deux fois tout d’un il me tape !… Ah !

(Elle baise ses doigts.)


Cela ne se décrit point ; il faudrait y avoir passé.

LA MARQUISE.

Mais ne me fais-tu pas des contes en l’air, petite diablesse ?

LA COMTESSE, avec feu, et
d’un ton sérieux.

Si je te ments que jamais vit ne me fasse l’honneur de m’entrer au corps.

LA MARQUISE.

Oh ! c’en est trop. Ce serment dans ta bouche vaut celui des Dieux par le Styx : je ne doute plus de rien. — Poursuis.

LA COMTESSE.

Le Prieur, assis à côté de nous, regardait. Quand nous avons fini, ne voilà-t-il pas ce merveilleux patron qui, se pavanant sur nouveaux frais, m’attire sur lui face à face et s’alonge sur le bord du siege, les jambes passées entre les miennes ! Comment se défendre de l’enfourcher ? Je le fais de la meilleure grace du monde et m’enferre sans perdre une ligne du plus formidable braquemart. Le Procureur alors, regrettant sans doute d’avoir si-tôt désemparé, puisque j’étais ainsi d’humeur à pousser plus loin les choses, se plaint qu’on l’a frustré ; son ami, par forme d’indemnité, me trousse jusqu’au-dessus des reins et lui désigne mon attrapant postérieur…

LA MARQUISE.

Voilà de l’insolence, par exemple, et tout ce que pourrait se permettre le plus effronté coureur de bordels.

LA COMTESSE.

Le trait était, je l’avoue, un peu cavalier. Mais Dom Ribaudin avait bien ses petites raisons pour se le permettre. Il savait, d’ancienne date, qu’une apostrophe à l’œillet tandis que je donne la boutonniere, ajoute toujours à mon bonheur. Nous avions travaillé quelquefois ensemble à trois. C’était donc en vue de m’obliger en même-tems que son ami, qu’il s’avisait de lui ménager cette consolation.

LA MARQUISE.

Je n’ai plus rien à dire.

LA COMTESSE.

Dom Procureur, d’abord un peu timide, s’avoisine cependant, caresse délicatement du plat de la main ma blanche et ferme mappemonde… Il ose même glisser un doigt furtif le long du sillon. — Eh ! vas donc, grand nigaud (lui dit alors d’une voix mâle l’impatient Prieur.) Moi, la tête perdue, je répete comme un perroquet : eh ! vas donc, grand nigaud. Je fais mieux ; suspendant un instant la cadence avec le fortuné Ribaudin, je tiens la bague immobile et livre de la sorte un facile accès. — Qu’un moine a, pour cela, d’intelligence et d’adresse ! Zest, zest, je suis empalée.

LA MARQUISE, l’imitant.

Zest, zest. Ma petite mignonne ! Mais savez-vous bien que tout cela est d’un libertinage épouvantable !

LA COMTESSE.

Attendez la fin ; vous moraliserez ensuite à votre aise. — Dom Procureur n’avait pas pensé plus que nous à fermer la porte. Or, le Cellérier et le maître des hôtes qui, pendant nos ébats, c’étaient débarrassés du reste des convives, venaient, à leur tour, apportant plusieurs carafons des plus excellentes liqueurs. Pas le moindre obstacle pour arriver jusqu’à nous. — Quelle est leur surprise ! Quel coup de théatre piquant pour le Prieur, sur-tout, qui seul a la face tournée de leur côté ! — Eh ! vîte, mes amis (leur crie-t-il de bonne humeur) entrez, et fermez enfin la porte, car le diable ne manquerait pas de nous amener à la file toute la communauté. Moi, toujours plus égarée, et qui pour un empire n’aurais pas voulu qu’on me dérangeât, je répété encore comme l’écho ; eh ! vîte : entrez et fermez la porte. — Et je continue d’aller un train de chasse entre mes deux encloueurs. — La rareté du spectacle ne manque pas d’attirer fort près les nouveaux témoins. Je ne m’amuse pas à leur parler, car ma langue s’est aussi-tôt remise à ferrailler avec celle de Dom Prieur, mais mes bras alongés vers eux et le mouvement impatient de mes doigts indiquent à ne pouvoir s’y méprendre, que je ne demande qu’à multiplier mes bontés. À peine sont-ils à ma portée, de droite et de gauche, que les saisissant à la ceinture…

LA MARQUISE.

Jolies manieres, en vérité !

LA COMTESSE.

Quand on a le diable au corps !… Je les attire et fais mettre à chacun un genou sur le canapé. Pour lors, ils ne me laissent pas toute la peine de mettre en liberté leurs fougueux engins, déja bien impatiens de se donner carriere. Ils sont au grand jour ; je m’en empare et vous les étreins !

Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T3-p.60
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T3-p.60
LA MARQUISE.

Une ouvriere animée de ce zele ferait la fortune d’un bordel.

LA COMTESSE.

Quoique vous en puissiez penser et dire, j’avais raison. Quand on prend du galon, on n’en saurait trop prendre. — Ce surcroît de possession m’exalte, me met hors de moi ; je ne suis plus une simple femme, je suis une démoniaque en délire, dont Priape et Bacchus brassent le sang ; je sanglotte ; je siffle comme un serpent ; je jure ; je mords ; je broye à grands coups de mon croupion convulsif les deux fouteurs, qui me le rendent bien, je te le jure. Mais le jeu de mes mains est tout différent : avec une délicate adresse elles font mousser intérieurement chez mes acolytes le fluide de vie, mais je me garde bien de le faire monter trop à la hâte dans ses brûlans canaux… J’attends, pour consommer ma docte manœuvre, que la tempête du plaisir soit également préparée par-tout. J’en devine l’instant. Alors, je m’abandonne moi-même, tous mes gens sont électrisés, pompés ; quatre jets du divin élixir dardent ensemble et dedans et dehors. Je noye le Prieur ; la bordée du Cellérier se dirige vers ma gorge, mais celle du maître des hôtes me frappe comme un trait au visage ; un de mes yeux en est rempli… — C’est le Jourdain, dit-il, qui remonte vers sa source. — Cette galanterie monacale termine agréablement et par des éclats de rire la vive scene qui vient de se passer.

LA MARQUISE.

Respirez de grace un instant, et laissez, si vous pouvez, ces pauvres religieux reprendre haleine.

LA COMTESSE.

Aussi, vais-je vuider avec eux quelques verres de liqueur. — L’eau-de-noyaux d’Anfoux la plus vieille, le Marasquin le plus consommé parfument la cellule, théatre de nos voluptueux travaux…

LA MARQUISE.

Le bordel monacal, l’expression est plus correcte.

LA COMTESSE.

Le verre à la main, je fais tête encore à mes champions aussi vigoureusement que j’avais pu le faire sur le canapé. Cette nouvelle libation n’aidera pas à dissiper mes premieres fumées, mais en les augmentant, au contraire, elle va…

LA MARQUISE, interrompant.

Jour de Dieu ! Je frémis pour ces braves moines et pour vous.

LA COMTESSE.

Chacun, voyez-vous, a sa maniere d’être. — Tous les sens, j’en suis sûre, ont chez moi des fils qui aboutissent à la région du plaisir amoureux. Entends-je de la bonne musique ? je desire : vois-je un tableau galant ? mon sang s’agite : touche-je une peau humaine, mâle ou femelle ? je suis en feu. L’odeur même d’une rose, d’un œillet me fait pâmer de plaisir. Ai-je bu ? je suis dévorée ; je convoite tout ce qui peut me tomber sous la patte, et le foutre est pour lors la seule eau que je sache mettre dans mon vin.

LA MARQUISE.

La confession est modeste, en vérité !

LA COMTESSE, gaiement.

Pour achever, chere bégueule, je te dirai qu’après que j’eus pris au moins un verre de chaque liqueur, mon œil humide et tendre se fixant sur les galans dispensateurs de ces stimulans breuvages, semblait leur dire : j’ai trop peu fait pour vous. — Ils soupirent, comme pour dire : il est vrai. — Je soupire à mon tour. — Si l’on pouvait oser (dit à basse-voix le fougueux maître des hôtes) ?… — Nous oserions (ajoute le brûlant Cellérier.) — J’avais d’avance les yeux tournés vers le fameux canapé. Le Prieur, intelligent et bon compagnon, conçoit que c’est le moment d’entretenir le Procureur de quelque chose… de bien important apparemment, et qui exige qu’ils passent ensemble dans un arriere-cabinet. Cette retraite nous met fort à notre aise. — « Vous qui m’avez donné dans l’œil (dis-je, en riant, au maître des hôtes) postez-vous là ». — En même-tems je le fais tomber dans le canapé. Je suis d’abord indécise… Lui ferai-je face ? ou bien, lui tournant le dos, le favoriserai-je à la maniere de Berlin ? Dans ce moment je remarque que le Cellérier a les dents moins belles et d’ailleurs un boute-joie moins distingué… C’est donc le maître des hôtes qui primera. Je l’enfourche et lui passe mes bras autour du cou : il le desirait ainsi. Cette préférence réfléchie le flatte et double ses moyens. Il s’élance avec le plus fier courage dans la lice orientale ; l’occidentale n’est pas moins vivement enfilée par le luxurieux Cellérier. Celui-ci fournit assez vîte sa tâche ; j’ai fait aussi la mienne ; mais le maître des hôtes, aux ressorts apparemment plus rétifs, est encore bien loin du dénouement. Je ne veux pas essuyer un affront ; je me trémousse sur le personnage à l’assommer, à briser le meuble, à faire écrouler le plancher. Cette excessive mobilité n’empêche pas le Prieur, de retour, grand Cartésien et pénétré d’horreur pour le vuide, de me ficher à la volée son infatigable boutoir dans le moule dilaté que le sobre Cellérier venait de laisser libre… Foutre ! si l’on mourait de plaisir, j’aurais expiré sans doute au moment où mon enconné finissait sa tardive mais quadruple besogne. Quels feux ! quels flots ! C’était justement comme je jetais les miens. L’agréable postillon que me donnait Dom Ribaudin faisait merveilles. J’étais, ils étaient aux cieux. Nous fondîmes comme la cire sur un brasier : nous pâmâmes, nous roulâmes et demeurâmes bien (au dire des témoins) quatre minutes sans donner signe de vie. — Quand nous reprîmes connaissance, ils commençaient à craindre que nous n’eussions tout de bon rendu les derniers soupirs…

La Comtesse cessant de parler est assez étonnée de ce que la Marquise ne change rien à son attitude, qui est celle d’une personne profondément occupée, ou complétement distraite. — D’où vient cela ? — De ce que la Marquise ayant très-attentivement suivi les détails de tant de prouesses, a senti son tempérament s’allumer ; qu’elle a, sous la couverture, établi son doigt où vous savez, et qu’elle se clitorise à force. La Comtesse, qui se doute du cas, écarte brusquement la couverture et le met au grand jour. Mais la Marquise est trop en train pour qu’un peu de honte lui fasse interrompre son électrique opération. Elle la précipite au contraire, en tournant vers la petite amie une face riante. La Motte-en-feu, vivement excitée par cette agacerie, jette un bras autour du cou de la Marquise et lui met dans la bouche une langue brûlante. En même-tems elle se clitorise aussi de maniere à rattraper bientôt celle qui l’a devancée. Leurs bonds, leurs accens, leurs petits mots énergiques annoncent l’approche du sublime instant. — Dupeville paraît.





Dupeville voyant ces Dames ainsi grouppées, est frappé du plus agréable étonnement ; il s’arrête et éleve les mains au Ciel, en laissant échapper un profond soupir. C’est l’instant où la belle Marquise est tout-à-fait dans la crise du plaisir. — Après le dernier accent :

LA MARQUISE, de bonne humeur.

Vous êtes sans façons, Dupeville.

LA COMTESSE, continuant.

Foutre ! ne le gronde pas ; il ne pouvait survenir plus à-propos. —

(À Dupeville.)


Approche, mon inutile ; un coup de langue ici.

— Comme elle se clitorise une cuisse en l’air, la main passée par-dessous, il ne s’agit que de retirer cette main, dès que Dupeville a pris, avec le plus vif empressement, un siege et s’est placé contre le lit. L’attitude de la Comtesse le met le plus commodément du monde à portée de rendre le service exigé.) — Au moment d’agir :

DUPEVILLE.

Ô ravissant bijou ! Quel doux et triste souvenir n’ai-je pas de tes bontés[14] !

LA COMTESSE.

C’est fort bien : mais à l’ouvrage, Mr. l’élégiaque.

                  (Elle reçoit avec ardeur la bienfaisante langue sur son brûlant clitoris, et se trémousse avec la derniere vivacité…)


— Plus fort ?

(Il obéit.)

Plus vîte ?

(Il obéit.)


— Un doigt à franc-étrier ?

(Il obéit.)
LA MARQUISE.

Polissonne !

LA COMTESSE, assez haut.

Ah foutre !… fou…ou…tre ! voilà du plaisir…

LA MARQUISE.

Mais, paix donc, petite vilaine… — Elle devient jureuse comme un fiacre !

La Comtesse ne tient compte de cette morale : elle se livre avec fureur à son doux passe-tems ; rend, par la vivacité de ses mouvemens, la tâche de son complaisant assez difficile, et continue :

LA COMTESSE.

Ha !… ha !… foutre ! je cou… cou… cou… ou… oule. Je fonds… Je meurs…

                  (Sanglots : accens : convulsions. — Dupeville aussi, vers la fin de cette cérémonie, a fait entendre les expressions d’une émotion très-vive ; il est haletant, exalté.)

LA MARQUISE

Comment donc ! on dirait, par ma foi, qu’il y met aussi du sien !

DUPEVILLE, avec transport.

Ah, oui ! du mien, Madame : et beaucoup.

LA MARQUISE.

Comtesse, tu m’as donc menti ? Il n’est donc pas tout-à-fait si nul…

LA COMTESSE.

C’est à lui de répondre.

DUPEVILLE, avec feu.

J’accourais justement, mes reines, pour vous annoncer… Vous me voyez au comble de la joie… car je sens encore mieux. C’est un prodige ! oui, je suis le plus heureux des mortels.

LA COMTESSE, à son amie.

De quoi diable s’agit-il !

DUPEVILLE.

Cette nuit…

LA MARQUISE, froidement.

Ah ! c’est un rêve !…

LA COMTESSE, à son amie.

Chut.

(À Dupeville.)


— Cette nuit ?…

DUPEVILLE.

Cette nuit à jamais mémorable, pour la premiere fois, depuis mon affreuse opération…

LA COMTESSE, vivement.

Eh ! parle, parle donc enfin de quelque chose, verbiageur éternel.

DUPEVILLE.

Cette nuit, à travers les délices d’un songe extatique, j’ai retrouvé ma si long-tems absente humanité. Je vous avais, adorable Marquise ; il est vrai qu’en même-tems un mal cuisant m’a réveillé. Mais, ô félicité ! j’étais vraiment homme, je… je… en un mot…

LA COMTESSE.

Tu bandais ? Est-ce là ce que tu veux dire ?…

DUPEVILLE, l’embrassant.

Eh oui, charmante interprête…

LA COMTESSE, gaiement.

Holà. C’est de ce côté

(lui montrant la Marquise)


que doit se diriger votre galant transport. Voilà la Sainte à qui le miracle est dû…

DUPEVILLE, avec feu.

Miracle inespéré qui me rend à la vie !

LA COMTESSE.

Un vers ! C’est tout de bon, ma chere, il est inspiré ! — Après ?

DUPEVILLE.

J’eusse douté du prodige si, bien éveillé et pendant plus d’une demi-heure, je n’en eusse eu la ravissante confirmation… C’est un supplice cependant, car…

(Il fait la grimace de quelqu’un
qui souffre beaucoup.)
LA MARQUISE.

Mais, quel galimathias nous faites-vous là, mon pauvre Dupeville ? Vous êtes châtré, mon ami ?

DUPEVILLE.

Ah ! par grace, permettez, qu’il m’en reste du moins une de bonne ; d’ailleurs le fort de mon désastre n’était pas là…

LA COMTESSE, à la Marquise.

On se donnerait au diable avant que d’avoir, par ses aveux, la solution claire de cette énigme. Sachons par nous-mêmes ce qu’il en est, ma fille ?

(À Dupeville.)

Çà, Monsieur, les voiles au vent : faisons vîte ?

DUPEVILLE, obéissant.

Je brûlais de recevoir cet ordre.

(Il est debout et produit un vit arqué vers la terre et dont le gland est défiguré. — Cet étrange objet tourné du côté gauche, attendu que (vu l’effet des cicatrices et des autres accidens qu’il a subis) il ne peut s’étendre en ligne droite. — Cette difformité cause aux deux amies un rire convulsif.)

DUPEVILLE.

Je tombe d’accord du ridicule, mais…

(Il le présente)


daignez toucher.

(Avec un transport de joie.)


Je suis redevenu homme… et je sens à l’effervescence de mon sang…

LA COMTESSE, touchant.

En vérité, je crois que si l’on voulait l’éprouver… il entrerait.

LA MARQUISE, touchant.

Mais !… nul doute.

DUPEVILLE, à genoux.

Ah, divine Marquise ! Que n’êtes-vous généreuse assez pour essayer si le plus beau songe de ma vie ne pourrait pas se réaliser !

LA COMTESSE.

Bravo, Dupeville.

(À la Marquise.)


La proposition est galante, mon cœur, et ne peut que te flatter.

LA MARQUISE.

Es-tu folle !… Cela est monstrueux.

LA COMTESSE.

Mais cela bande, Madame, et me paraît parfaitement guéri.

LA MARQUISE, minaudant.

C’est une persécution. On dirait qu’ils se sont donné le mot…

LA COMTESSE.

Ah ça ! moins de bégueulerie…

(À Dupeville.)


Empoigne-moi là, mon ami.

(À la Marquise.)


Dépêchez-vous, ou je tranche la difficulté…

LA MARQUISE.

Que veux-tu dire ?

LA COMTESSE.

Que je me le fais mettre, moi…

(À Dupeville.)


Je ne suis pas si fiere ?

DUPEVILLE.

Vous êtes un ange.

LA COMTESSE, à la Marquise.

Eh bien ? est-ce vous, ou moi ?

LA MARQUISE.

Comme tu voudras.

LA COMTESSE, à Dupeville.

Choisissez ?

DUPEVILLE.

Dans quel embarras vous plaisez-vous à me jeter ! Hélas ! peut-être à travers ce débat étrange, verrai-je s’évanouir le fragile moyen que j’ai de le terminer ! — Toutes deux célestes, toutes deux adorées…

LA COMTESSE, avec douceur.

Il me touche !… Çà, ma fille, c’est à toi qu’il l’avait demandé. Tu dois te prêter à l’épreuve.

LA MARQUISE.

À la bonne heure… mais… s’il me rate ?

DUPEVILLE, avec véhémence.

Ne craignez rien : ou je me perce à vos yeux.

LA COMTESSE.

Nigaud ! tant d’attraits et mon aide ne te donnent-ils pas de l’assurance !… Oui, Monsieur… mon aide, car je prétends me mêler de tout ceci. Or tenez-vous pour dit que s’il vous reste une seule étincelle de tempérament vous sortirez de votre engagement avec honneur.

LA MARQUISE.

On ne peut être plus claire…

(Elle se postait sur le dos… mais la Comtesse juge qu’en levrette cela ira mieux. Son conseil est suivi : la Marquise change d’attitude. Son amie se charge de nicher elle-même le courbe et difforme boute-joie, qui, en effet, pénetre.) — La Marquise gaiement :


Pas mal… Mais l’effet intérieur est vraiment plaisant.

DUPEVILLE, avec exaltation.

Ô sort ! reçois mes ferventes actions de grace.

LA COMTESSE.

Eh Monsieur, foutez et ne déclamez point.

(D’une main, tour-à-tour elle lui patine les génitoires, et lui chatouille l’orifice de l’œillet, tandis que, de l’autre main, elle excite à sa racine tout ce qui n’est point entré chez son amie. La résurrection de Dupeville est décidée et se consomme. Mais, au moment de finir, il a éprouvé une cruelle douleur occasionnée, chez lui, par l’obstacle que quelques carnosités intérieures apportent à l’émission du fluide prolifique. Au surplus le plaisir l’emporte enfin sur le mal. Dupeville, après avoir à peine prouvé qu’il est rentré dans tous ses droits naturels, tombe dans un complet anéantissement. C’est alors que son boute-joie ramolli fait une aussi ridicule que triste figure, dont les amies rient aux éclats. Sur ces entrefaites Philippine survient : à la vue du gisant et débraillé Dupeville, elle veut fuir ; mais la Comtesse la rattrape, l’amene vers le lit, prend un maintien tragique et lui dit d’un ton ampoulé :


Viens apprendre à mourir[15]





Le Chevalier de Rapignac se rétablissait à vue d’œil et parlait déja de retourner à Paris, s’appercevant très-bien que la Marquise et son amie faisaient de lui peu de cas, et l’abandonnaient à peu près aux soins de sa subalterne conquête. Belamour se conduisait fort bien avec cet ennemi vaincu ; cependant leur réconciliation n’avait pas l’air d’être parfaite. Les deux Dames croyaient si bien connaître le coiffeur pour un garçon doué du meilleur naturel, quelles s’étaient persuadées que Rapignac avait eu tous les torts. La difficulté même qu’elles trouvaient à tirer de Belamour des lumieres au sujet de sa querelle, était pour elles une preuve de plus de l’avantage que leur favori devait aussi moralement avoir sur son suspect antagoniste. Un jour pourtant elles devinrent si pressantes et mirent tant d’apparence de vérité à le menacer de leur disgrace s’il ne leur révélait ce qu’elles étaient si curieuses de savoir, qu’enfin il s’y décida. Ce fut, par occasion, l’histoire abrégée de toute, sa vie que leur fit le candide Belamour. À ce qu’on a déja vu dans la 4me. Partie de cet ouvrage, voici ce qu’il ajouta :

BELAMOUR.

On peut, apparemment, bien aimer quelqu’un et lui souffler sa maîtresse. C’est du moins ce que fit, assez plaisamment, certain jeune officier, dont Mme. la Marquise se souviendra peut-être que je lui ai parlé ; le même qui, tandis que j’étais malade chez mon inhabile chirurgien, me pressait d’entrer à son service[16]

LA MARQUISE.

Au service de l’officier, c’est-à-dire ?

BELAMOUR.

Oui, Madame. — Cet espiegle était le frere de Mme. la Comtesse.

LA COMTESSE, à son amie.

Mon pauvre Baron.

(À Belamour.)


Oui : je me souviens que nous nous sommes, à ce sujet, souvent moqués de toi !

(À la Marquise.)


Ce nigaud de Cascaret disait tout à mon frere. Dès que celui-ci sut que son petit mignon et la belle prétendue de l’esculape étaient en arrangement, il conçut le hardi projet de commencer la donzelle…

LA MARQUISE.

Le petit scélérat !

LA COMTESSE.

Pour cela, mon rusé de frere sachant que les rendez-vous avaient lieu dans une mansarde vacante tout le jour, où, sans feu, sans lumiere, on s’abouchait…

BELAMOUR, interrompant.

C’était sous les combles. Un poëte qui louait ce réduit et payait assez, mal, désertait dès le matin, pour éviter le cordonnier, la blanchisseuse ; et, claquemuré tout le jour vers le poële du Café, ne rentrait que bien tard furtivement ; il retrouvait alors sa clef vers Nicole : celle-ci, la lui gardant, avait l’air de faire une bonne action ; car elle mettait de la sorte le pauvre diable à l’abri des apostrophes de la mere qui ne l’appercevait jamais sans qu’elle le tourmentât des demandes de son loyer et de l’énumération des créanciers qui avaient paru pour lui pendant le courant du jour. Cet homme était bien éloigné de soupçonner combien, au contraire, il nous obligeait.

LA COMTESSE.

C’était bien la peine de m’interrompre pour faire part à Madame de ce triste détail ? Laissez-moi parler, Monsieur. — Mon frere donc conçut à merveilles que quand la belle passion des novices amans serait à son point de maturité, il ne s’agirait que d’écarter habilement le héros de l’aventure et de figurer à sa place. C’est ce que l’événement justifia. — L’on fut enfin d’accord de faire si bien que l’inévitable épouseur ne trouvât plus qu’à glaner. Le jour, le moment sont fixés ; l’heure sonne. Déjà la tendre Nicole s’est emparée du poétique manoir ; Cascaret va monter à son tour… Mais la mere se trouve là, qui le prie d’une commission ! Ce contre-tems, bien entendu, ne venait que d’une menée de Monsieur mon frere. Cascaret, pourtant, ne prévoit rien de fâcheux : dans quelques minutes il pourra se retrouver près de sa chere Nicole… Point du tout : il n’a pas mis plutôt le pied hors du logis, que quatre escogriffes de sémestriers-recruteurs l’entreprennent, le retardent, le vexent, le traînent au cabaret et veulent presque le forcer à servir le roi…

LA MARQUISE.

Et ces drôles, je gage, étaient de même apostés par le malicieux Baron ?

LA COMTESSE.

Comme vous le dites. — Pendant ce tems-là, mon très-cher frere vêtu d’un vieil habit de Cascaret, s’est heureusement coulé dans la mansarde. C’était pour conclure qu’on était là. — Ainsi sans plus de préliminaires, le soi-disant Cascaret se met au grand-œuvre ; l’accomplit avec plein succès, au très-grand contentement de la résignée Nicole, qui, dès ce début (dit la chronique), décéla les brillantes dispositions qu’elle a si bien perfectionnées depuis : assignation pour le lendemain. — Va. — Tope. On se quitte… on se reprend : — Il est tems de reparaître là-bas, dit la raison. — Encore deux minutes, dit le tempérament… L’heureux usurpateur est le plus sage et défile le premier. L’initiée le suit un moment après. Mais ! qu’est-ce à dire ! Point de Cascaret ! Une mere bien inquiete ! — D’où venez-vous, ma fille ? — De faire là-haut le lit de M. Platin que la servante avait oublié. — On ne voit jamais sa clef ! Cependant il ne doit pas craindre les voleurs… — Mais ce Cascaret me tracasse… — Maman ? — Sans doute. Je ne comprends pas où le pauvre garçon peut demeurer si long-tems… — Je le crois chez M. le Baron, maman. — La pécore !… — Cependant Nicole n’était pas si sotte. Elle avait très-bien entendu s’ouvrir et se refermer la porte du Baron rentré chez lui. — Ah ! ceci me chiffonne (continue la mere). Il y a quelque chose là-dessous. Monsieur commencerait-il, si jeune, à songer au cotillon !… Ah ! le voici, enfin ! Bonté divine ! une heure entiere pour mettre, à deux cents pas de la maison, une lettre à la poste ! — Que signifie ceci (pensait tout bas la nouvelle déflorée), avec qui donc ai-je été là-haut ?…

(À Belamour.)


Remerciez-moi. Je viens de vous épargner la honte de confesser votre ridicule aventure.

(À son amie.)


N’est-ce pas, ma chere, que Nicaise[17] qui va chercher un tapis, n’est pas plus idiot que celui-ci qui manque son rendez-vous pour ne pas retarder une fichue lettre ?

BELAMOUR.

Aussi ma sottise fut-elle assez chérement payée. — Je fus bien étonné, j’en conviens, quand au lieu de voir sur la physionomie de ma Nicole l’expression du regret, on du moins de notre bonne intelligence ordinaire, j’y vis au contraire un trouble, un embarras !… Je conte ma maudite rencontre ; mes tribulations ; les violences de mes garnemens : au lieu d’intéresser, je m’apperçois qu’on hausse les épaules, qu’on a l’air d’être furieuse contre moi ! Cela me fâche : je brusque la mere, je donne au diable la commission, les contre-tems, les recruteurs et jusqu’à l’écrivain quelconque de la funeste missive. — Tout doux, s’il vous plaît, Mr. Cascaret (riposte avec aigreur la mere, grande partisane de son fringant locataire. — La lettre était supposée de lui.) M. le Baron serait à bon droit très-choqué s’il savait… — Quoi donc ? de quoi s’agit-il ? que dit-on ici de moi ? (C’était le Baron lui-même qui survenait radieux.) — Rien, Monsieur (dit la mere, en souriant.) — Rien, dit la fille, d’un ton embarrassé. Rien, dis-je à mon tour avec humeur… Et nous voilà tous à nous taire, faisant une assez triste figure. Nicole n’y tient plus : tandis que sa mere a le dos tourné, la pauvre fille hausse les bras, renverse la tête, mord avec rage son mouchoir et s’évade. En même-tems, je vois sourire avec malice le cruel Baron, qui, pour faire diversion, court sur la mere, la lutine, lui dit des gaudrioles ; la fâche ; la fait rire ; lui prend les mains et, — Allons : déridons-nous donc, ma belle commere ; (il avait eu la complaisance de tenir avec elle un enfant.) Çà, Cascaret, ton violon ? et joue-nous une sauteuse[18], mon ami. — Je n’avais garde. Lui, sans se déconcerter, la chante, fait tourner la maman, la saisit, l’enleve, et me promene par-dessus la tête tout ce que ne peut manquer de montrer une danseuse sans caleçons, entre les bras d’un sauteur mal-adroit ou malin.

LA MARQUISE.

Eh ! voilà toujours une petite consolation. — C’est pourtant un drôle de corps que ce Baron ?

LA COMTESSE.

Voilà comme il était. Le plus charmant fou du monde.

BELAMOUR.

Mais un bien diabolique ami.

LA COMTESSE, à son amie.

N’en crois rien, ma chere. C’est un ingrat : et tu seras de cet avis quand on t’aura conté quelles suites heureuses eut pour Monsieur un tour… après tout bien pardonnable.

LA MARQUISE.

À bon compte le pucelage de sa belle est raflé.

BELAMOUR.

Voilà le mot, Madame. Semblable aubaine est trop rare pour qu’on se console aisément de la manquer.

LA MARQUISE.

Voyons pourtant comment cela fut réparé, selon Madame.

BELAMOUR.

— Vous êtes un joli garçon (me dit Nicole que je trouvai le moment de joindre à l’écart après le souper.) Vous êtes cause qu’il s’est passé de belles affaires ce soir. — Quoi donc ? — Ne me parlez de votre vie. — Comment ! au lieu de me plaindre… Tendre amie ! (Je voulais embrasser : on me repousse rudement.) — Allez, Monsieur : il n’est plus tems… Si je savais que vous fussiez capable d’y avoir donné les mains… — Donné les mains ! À quoi, je vous prie ! Daignez vous expliquer.

Elle m’avoue tout. — Je demeure stupéfait. — J’entre en fureur. Pour la premiere fois de ma vie les affreux sentimens du soupçon et de la jalousie se font jour dans mon cœur… — Moi ! capable de donner les mains à cette abomination ! Mademoiselle, c’est bien plutôt vous, qui d’accord, pour me trahir, avec un perfide ami… — Le plus vigoureux souflet me coupe la parole, et des flots d’imprécations me sont prodigués. La mere entend quelque Bruit, accourt ; j’ai le nez saignant : elle suppose que j’ai tenté de faire quelque insulte à sa fille. Car celle-ci bouillait de colere, et jamais elle ne fut maîtresse de composer sa physionomie, sur laquelle sont durables les expressions de ses sentimens violens…

(À la Marquise.)


Eh bien, Madame ? Est-ce déja du bonheur que ce qui suit ma récente disgrace ?

LA MARQUISE.

Des coups, des injures dans votre situation ; tout cela pouvait n’être que de l’amour travesti. — Mais, le Baron ? je suis impatiente de savoir ce qu’il devient après sa bonne-fortune.

BELAMOUR.

Il était aux aguets, et, d’après le mic-mac qu’il vit résulter de la trahison, il sentit apparemment que sa propre intervention serait nécessaire pour le rétablissement de l’harmonie… Comme, pour aller me coucher, il fallait que je passasse devant sa porte, il m’attendait. — Un mot, Cascaret (dit-il d’un ton fort amical.) Je ne voulais ni répondre, ni m’arrêter. Il me prend la main. — Parbleu, l’ami, tu me donneras une minute d’audience. Ne crois pas que je te laisse aller dormir toute une nuit sur cette terrible rancune. Toi, bouder le meilleur de tes amis ! en serais-tu bien capable ! — À ces mots, que je pris pour une insultante ironie, s’il eût été mon égal !… Cependant il insiste. — Viens, mon doux Cascaret !

LA COMTESSE.

Ces petits Messieurs se cajolent : voilà de leur style. Ne dirait-on pas une jolie femme qui parle à quelque amant ?

(Belamour sourit.)
BELAMOUR.

Je suis bon diable : notre liaison avait été jusques-là… bien étroite. À l’âge que nous avions alors on n’a, dans le genre pénible, que des premiers mouvemens… M. le Baron avait de l’esprit : il fascina le mien, laissa glisser mes reproches, me prouva presque, qu’au contentement près d’un vain amour-propre, il ne m’avait rien dérobé : me promit que, dès le lendemain, il ferait ma paix avec Nicole ; que, désormais, il serait le protecteur de notre amour ; que son appartement serait à nos ordres ; et que tandis que je m’y vengerais de son espiéglerie, dans les bras de la fille, il irait à ses risques et périls, occuper la mere. Ce n’est pas au surplus ce que je trouvais de plus méritoire à son bon procédé, car Mme. Culchaud, âgée à peine de 39 ans, était encore de bien bon aloi. — Qu’en penserais-tu, Cascaret, (me disait d’un ton goguenard mon bon apôtre de Baron) si, pour te tranquilliser à l’avenir sur le compte de ta Nicole, je me rabattais de bien bonne foi sur la mere ? Hein ? — Eh, mais ! si le cœur vous en dit ? — Cette diable de femme m’a déja deux ou trois fois répété que, dans son pays, de compere à commere il n’y a pas grand chemin à faire pour se trouver quelque chose de plus. Je vois qu’il faut en découdre. Eh bien, demain pour l’amour de toi… Cela est encore rond et ferme. À propos, ce soir… remercie-moi donc, je t’ai fait voir le dessous des cartes ? Çà, franchement, qu’as-tu observé ? — J’avais bien l’esprit assez libre pour faire attention à cela ! — Tu mens : j’ai très-bien remarqué ton regard s’enfournant sous les jupes de ma fraîche commere. Allons, avoues que tu as vu un cul superbe ? une fourrure des plus fournies… — Il me fit rire : nos yeux se rencontrerent avec attendrissement ; il m’embrassa ; je lui pleurai sur la face… Jamais il ne voulut souffrir que je montasse à ma chambrette… Je partageai son lit…

LA COMTESSE.

Vivent les bons caracteres.

LA MARQUISE.

Ou plutôt vivent les enfans de la joie. Cette bonne mere réunit tout, éteint toutes les haines. Ne t’ai-je pas conté le raccommodement de cette même Nicole dont il est question, avec ma Philippine, et Dieu sait qu’elles étaient bien plus envenimées l’une contre l’autre. Eh bien : un doux moment passa l’éponge sur tout et fixa pour jamais le retour de la plus parfaite amitié. C’était vous cependant, Mme. la Comtesse, qui graces à votre ânerie[19]

LA COMTESSE, gaiement.

Chut, chut : Belamour ne doit pas savoir cela…

LA MARQUISE, gaiement.

Je puis du moins observer devant lui que le brouillonage est chez vous tant soit peu vice de famille. L’insatiable ardeur de votre sang…

LA COMTESSE.

Va te promener avec ta fichue morale. — Poursuis, notre ami.

BELAMOUR.

En effet : Mr. le Baron tint parole. — Le lendemain, dès la pointe du jour, Madame Culchaud étant sortie, selon son usage, pour entendre la sainte messe, et la servante ayant aussi pris le chemin du marché, mon médiateur trouva bon que nous descendissions ensemble à la chambre basse où Nicole occupait, dans une vieille alcôve assez sombre, un lit, jadis occupé par son pere, à côté de celui de Mme. Culchaud. La bonne fille ne dormait pas : elle pensait peut-être au quiproquo de la veille, à son injustice envers moi… Notre arrivée la troubla beaucoup et la mit à bon compte fort en colere… Mais, cette passion, avait deux objets : auquel donnera-t-elle la préférence pour lui adresser sa violente éruption ! Je suis un sot ; j’ai blessé l’amour ; mais je suis aimé : le Baron est un vaurien, mais bien intéressant ; et, la veille, il a donné bien du plaisir. — Tandis que, balancée entre ces réflexions, elle promene, muette, sur nous deux ses regards étonnés et farouches, le bon hypocrite de Baron tombe à genoux… fait, avec une enflure théatrale, son acte de contrition plus humble que sincere ; proteste de mon innocence ; plaint mon malheur ; et conclut que celle que j’idolâtre et qui m’aime, doit me rendre un bien qui m’était destiné, que je mérite, auquel il renonce lui-même, puisqu’il s’en est rendu trop indigne. En un mot, c’est son propre pardon qu’il sollicite et la double satisfaction de voir faire le prompt et complet bonheur de son plus parfait ami.

LA MARQUISE.

Voilà, par exemple, à quoi la pudeur enfantine de Mlle. Nicole ne se prêtera jamais ?

BELAMOUR, souriant.

Vous allez voir ! — C’est peut-être un charme que la présence de deux assez beaux garçons autour du lit d’une jeune fille, dont le tempérament vient de s’allumer. — Nicole adoucie, décontenancée, persuadée par la rapide éloquence du Baron ; émue de mon attendrissement, de mes larmes et de mes caresses…

LA COMTESSE.

Allons, verbiageur éternel, dites, sans tant de préparation, qu’après s’être très-faiblement défendue, et n’avoir que, pour la forme, insisté sur la retraite du Baron, qui pourtant demeura, non-seulement votre tendre amie se laissa baiser, mais qu’elle ne s’effaroucha, même pas de ce que mon frere, pour mettre le comble à sa négociation, guida de sa propre main votre amoureuse pine dans le brûlant canal de sa félicité…

(À la Marquise).


Je sais tout cela, moi… Qu’il ose me démentir.

BELAMOUR.

Il n’y a pas un mot à rabattre…

LA MARQUISE.

Fort bien. De bonne foi, je fais grace au Baron que j’avais eu d’abord envie de détester : c’est le meilleur enfant du monde.

LA COMTESSE.

Écoute le reste, tu l’aimeras encore mieux.

BELAMOUR.

Notre négociateur, en tirant les rideaux sur nous, avait offert de demeurer de garde… À peine avions-nous goûté les premieres délices de l’amour complétement heureux, que nous entendîmes le Baron courir en s’éloignant, et tout aussi-tôt dire :…

« Eh quoi ! vous voilà ma commere ! Parbleu, vous m’épargnez la peine de courir, comme les autres, après vous ». — Pourquoi donc, M. le Baron ? Qu’est-il arrivé ? — Un grand homme sec est venu très-pressé de vous parler de choses, à ce qu’il dit, fort intéressantes. Il ne reste qu’une heure en ville, ou il a beaucoup à faire ; il repassera ; s’il ne vous voit pas cette fois, il ne pourra revenir que dans deux mois !… Mademoiselle votre fille est allée aux Cordeliers ; Cascaret aux Bernardines ; moi-même j’allais aux Carmes tâcher de vous trouver… Mais dans quelle église étiez-vous donc ? — Dieu me soit en aide, je n’ai pas encore entendu la sainte messe. N’ai-je pas eu le guignon de rencontrer la commere Cornu !… — Qui ! la preneuse de lavemens ? — La même ; elle m’a retenue : et c’était pour m’en dire de ce pauvre M. Cascaret !… Bon Dieu ! la vilaine femme ! peut-on ainsi déchirer le prochain… Mais vous dites donc que c’était un grand homme sec ! — Oui. — Je sais à peu près ce que c’est ? quarante ans, n’est-ce pas ? — N’a-t-il que cela. — Il pourrait bien en avoir cinquante. Laid ? — Ignoble. — Oui, oui : j’y suis. Oh bien ! qu’il aille se promener, je ne veux point de lui. — Comment ! serait-ce un adorateur ? Eh dame ! croyez-vous donc qu’on n’en aurait pas, si l’on voulait ? — Il faut vouloir, ma commere… — Pendant cet imbroglio, l’on était entré dans notre chambre, Mme. Culchaud quittait son mantelet, ses gants et changeait ses souliers contre des mules. — En vérité, Mme. Culchaud… — Mme. Culchaud ! Toujours Mme. Culchaud ! Eh ! M. le Baron, ce mot de commere que j’aime tant vous entendre dire, vous écorche-t-il donc la bouche ! — Ah ! pardon, ma chere commere (et nous entendons un gros baiser.) Tenez : savez-vous ce que je pensais tout-à-l’heure en vous voyant vous mettre à votre aise ? — Qu’est-ce que c’est ? — Que je ne vois à personne cette grace d’embonpoint qui vous sied si bien ; que vous paraissez avoir la gorge d’une fille de quinze ans. — On serait bien fâchée de l’avoir comme ça ? — Quand je dis de quinze ans, c’est pour la blancheur et la fermeté : et cette croupe ! Là, sans fausse modestie, vous avouerez qu’elle a de quoi faire donner au diable… tous vos compères ?… Je parie que cela est d’un rond !… (Il promenait apparemment ses mains) d’un dodu ! d’un succulent ! ah ! — Allons donc, petit compere, bride en main. — C’était un heureux coquin que ce M. Culchaud, de posséder une si belle femme ! — Ne croyez pas badiner : il y a dix ans que je valais bien nos grandes Dames d’ici. — Que dites-vous là, ma commere, vous valiez : vous valez, vous surpassez, vous… — Finissez donc, petit engeoleur. — Que lucifer me torde le cou si je plaisante. Faut-il vous parler vrai, ma chere commere, il y a long-tems que… Mais non ; vous vous fâcheriez. — Dites toujours ; on verra. — Pensez-y bien : si je dis quelques sottises, c’est vous qui m’aurez en quelque façon défié… — Baste ! un compere a bien des droits. J’écoute. — Je pensais donc que, si vous pouviez être femme à commérer un peu, je serais votre homme moi. — Tout de bon ? — Ah ça, ne vous moquez pas de moi, je parle sérieusement, au moins. — Et si je vous prenais au mot ? — Je vous prendrais à la motte, ou le diable m’emporte… Un ah fi donc, compere, qui suivit aussi-tôt, nous assura que le cher Baron faisait en ce moment une vive incursion dans les pays bas maternels. Parbleu, continuait-il baisottant et se secouant comme un démon, je suis donc un goguenard moi ! un insolent, qui, sans avoir de véritables sentimens, chercherais à mettre en train une honnête veuve, une respectable commere, pour m’en tenir à éprouver sa vertu ! Oh bien, Mme. Culchaud, vous allez voir si je suis galant homme ou non. — Le bruit du chiffonnage redoublait : les petits mots de bienséance de la part de la Dame devenaient moins imposans, elle riait… Un pouf sur son lit, nous avertit enfin de sa défaite, que confirma sur l’heure, le craquement le plus bruyant d’un vieux bois de lit exempt depuis long-tems d’être mis à pareille épreuve. Cette bonne scene nous mit en gaieté ; nous imitâmes, et je vous avoue que pendant notre besogne, qui ne faisait pas moins gémir notre lit que le voisin, j’admirai la présence d’esprit de ma Nicole, qui prit à dessein la cadence de sa mere, afin de ne point nous trahir. Ce concert de couchettes était si plaisant, que le propice Baron crut devoir dire, afin de nous avertir, il y a de l’écho dans cette chambre. Nous faillîmes éclater, et nous ne nous en empêchâmes qu’en nous portant bien vîte mutuellement une main sur la bouche. — Ce qui ne fut pas moins dangereux pour le sérieux d’où dépendait notre sûreté, c’est l’incroyable conversation de l’autre couple ; les vieilles galanteries bourgeoises dont la reconnaissante Mme. Culchaud gratifiait son chef enfileur ; les exclamations indicatives par lesquelles elle nous convainquit que si, pour lors, elle était dévote, ci-devant du moins elle avait été une fieffée coquine. — Vive une maman ! (continuait le Baron en lui claquant la fesse.) — N’est-ce pas ? — Une morveuse comme votre fille, par exemple, je ne donnerais pas un écu pour lui en faire autant. — Il faut un peu d’acquis, compere : cela est vrai. Le pauvre défunt, qui s’y connaissait, trouvait que je faisais cela comme une divinité. — Que la peste m’étouffe, ou pour connaître le suprême plaisir de la chose, il faut avoir enfilé ma commere Culchaud. — Ces ébats consommés, la prudente mere se souvint qu’après l’avoir long-tems cherchée, sa fille et Cascaret devaient revenir. — Grand merci, petit compere, dit-on avec un baiser de clôture. Il y avait long-tems que j’en avais envie… — Avec moi ? — Et avec qui donc, Poulet ? Mais me seras-tu fidele ? — Ah ! j’en réponds : que les cieux, la terre, l’enfer… que la foudre… — Un autre baiser fut le prix de ces amoureuses imprécations : après quoi la fortunée commere proposa de manger une rôtie-au-sucre. Le Baron la trouva fort à propos. — Mais (dit-il) faisons-la copieuse, maman, car votre fille et Cascaret se sont donnés bien du mouvement après vous ; il faut aussi qu’ils se restaurent. — Nous pouvions compter sur l’adresse de notre ami pour les moyens de retraite. Aussi la fîmes-nous avec tout le succès possible : nous savions ce qu’il fallait dire et donnâmes les couleurs qu’il convenait au mensonge officieux de notre beau-pere-impromptu.





Excusez, cher lecteur, si c’est maintenant le traducteur de cet ouvrage qui vous demande un moment d’attention.

Peut-être l’histoire de l’impur Belamour vous amusait-elle, et souhaitiez-vous d’en voir la suite racontée par lui-même comme ce que vous en avez déja vu ? Mais un accident fâcheux arrivé au manuscrit original, d’après lequel je travaillais ; c’est-à-dire, l’épanchement de toute une bouteille d’encre empêche que votre curiosité ne puisse être complétement satisfaite. Une quarantaine de feuilles, plus ou moins gâtées, sont demeurées si peu lisibles, que j’ai totalement abandonné la tâche de m’y reconnaître. Au surplus, vous ne perdez pas beaucoup à cette lacune. Ce que j’ai pu déchiffrer ne m’a montré que des faits en tout semblables à ceux que vous avez lus. Les goûts et les mœurs de Cascaret vous sont connus ? Voici pourtant un extrait succinct, où je vous transmettrai tout ce que j’ai pu recueillir moi-même.

D’abord : il est arrivé que Nicole, graces à sa double passade, guérie de ses préjugés et de son amour, persiste à la vérité dans le refus d’épouser son antipathique prétendu, mais consent à se rendre chez son parrain[20]. Elle attrape celui-ci, qui se persuade d’avoir tout de bon moissonné la précieuse fleur d’un pucelage. Les deux mille écus sont comptés, mais au lieu de les porter en dot à l’avide esculape, elle en jouira, fixant d’ailleurs sa demeure, tant à la ville qu’à la campagne, chez le parrain généreux. Si cet homme par hasard était un pere et couchait ainsi sciemment avec sa bâtarde, tant pis pour lui : et la faute en serait sur-tout à Madame Culchaud, qui tolere leur arrangement. Quant à Nicole, elle ignore ou feint d’ignorer cette paternité. Cascaret, sans maîtresse, au moyen de l’absence de Nicole, suit volontiers à Paris, le jeune Baron qui lui fait presqu’aussi-tôt avoir sa sœur la Comtesse de Motte-en-feu (pour lors, comme vous savez, Mademoiselle de Condor.) À cet endroit du récit de l’historien, la Comtesse ne manque pas de sommer la Marquise d’avouer que, de la sorte, le Baron s’est bien agréablement acquitté, et même avec usure envers le dupé Cascaret, car il est (comme nous avons vu ailleurs) en tiers de leur incestueuse intimité[21].

Bientôt un Commandeur très-vicieux, oncle de nos jeunes gens, leur enleve leur utile complice. Cascaret fait avec cet amateur (d’ailleurs très-brave homme) une campagne de mer ; se conduit bien, fait preuve de courage et gagne de l’argent : c’est sous le nom de Saint-Amand qu’il court cette glorieuse partie de sa carriere. De retour en France, son protecteur le place comme lieutenant dans un régiment de dragons, dont le Colonel, intime ami du Commandeur, est de même un zélé pygolâtre. C’est ici que M. de Saint-Amand manque l’occasion de s’élever. Il fait, à la vérité, très-bien son service ; il est aimable, ses talens lui méritent des succès ; mais incapable de couvrir du moins d’un voile d’hypocrisie ses lubriques inclinations, et ayant contracté l’habitude de laisser payer ses complaisances, il se fait bientôt, dans son corps, une réputation au-dessous de l’équivoque. Rapignac, après un semestre, arrive, et reconnaît M. de Saint-Amand pour l’être venu coiffer, à Dijon, dans un bordel. Éclat affreux : l’infortuné Saint-Amand est chassé. Son inhumain délateur lui refuse le collet, sous prétexte qu’un gentilhomme tel que lui, n’est pas fait pour se mesurer avec un garçon perruquier. Le charmant exclus est plaint, regretté ; mais il lui convient de partir sans vengeance ; il passe en Allemagne. C’est là qu’on le voit parcourir un cercle assez monotone, et vivre de ses différens métiers. Un petit prince le ramene à Paris au bout de quelque tems. Pour lors il s’habille en femme et sert plusieurs Dames, de celles qui, capables de pénétrer bientôt le secret de son véritable sexe, sont faites pour en profiter, et ne point le trahir. Dans une maison entr’autres, il courait le plus grand danger s’il ne venait à bout d’être en même-tems cher à Monsieur, cher à Madame, les deux époux croyant, chacun, posséder exclusivement le ravissant objet de leur inclination. L’état de César chez Nicomède était moins piquant et peut-être plus vil. De chez ces gens là, Mademoiselle Justine (Cascaret féminisé se nommait ainsi) passe au service d’une Comtesse qui donnait à jouer. Rapignac fréquente ce tripot, n’y reconnaît point celui dont il a causé la perte ; mais en est parfaitement reconnu. La réputation de M. de Rapignac ne flaire pas comme beaume. Justine prend à tâche de l’observer, s’assure qu’il a de faux dés sur lui ; suscite un accusateur ; est cause qu’on se rue sur Rapignac ; qu’on le fouille ; qu’il est trouvé coupable et jeté par les fenêtres, heureusement sans qu’il se rompe le cou. Voilà le prêté bien rendu. Justine, contente jusqu’à nouvel ordre, se tient coi, de peur d’esclandre, et parce qu’elle se trouve bien chez sa charmante Comtesse. Mais le diable qui se plaît à tout déranger, répand ses malignes influences sur cette maison d’opulence et de volupté. Tracassée par la police, la jolie Dame est en fuite, Justine n’échappe à des événemens très-fâcheux qui la menacent elle-même, qu’en faisant une courte absence, après laquelle, on reparaît avec des habits masculins et sous le nom d’Hector. — C’est sur-tout ici que l’encre répandue a fait un grand ravage… J’ai déchiffré avec bien de la peine, en deux endroits, le titre de Tréfoncier ; comme je ne l’avais vu nulle part ailleurs dans cette partie, je suppose que la connaissance d’Hector avec cet aimable Comte (que nous avons vu et verrons encore en scene) était assez nouvelle et que, jusqu’alors, Justine-Cascaret ne l’avait point fréquenté. Nous savons enfin qu’Hector avait servi la présidente de Conbannal, et que celle-ci venait de mourir quand notre héros fut agréé de la Marquise.

Vous comprenez fort bien, maintenant, cher lecteur, comment Belamour, en habit d’homme, se retrouvant avec son ennemi capital, sentit se réveiller toute sa haine et voulut être vengé ? Rapignac, avec les vues qui l’avaient amené chez la Marquise ; ne pouvait sans se perdre, se prévaloir une seconde fois de ce qu’il était gentilhomme ; (ce qu’à part de sa qualité de frippon, on ne laissait pas aussi de lui contester.) Il était donc de son intérêt qu’il agît dans cette circonstance comme un galant homme. Vous savez ce qu’il lui en a coûté.

Il résulte de tous ces détails que Belamour était du moins sensible et franc du collier ; et que, sans l’habitude honteuse de son multiforme libertinage, il eût été fait pour figurer avec bien, de l’avantage sur le théatre du monde.

Quand il eut achevé le récit de ses aventures, ces Dames le louerent beaucoup, le consolerent et lui pronostiquerent du bonheur. Elles prophétisaient sans le savoir, et vous en jugerez, cher lecteur ; puisque, par miracle, la maudite bouteille n’a point défiguré la fin du roman de notre intéressant hermaphrodite.

Me voici enfin au courant de mon original, et c’est le Docteur qui va poursuivre…





La Marquise, la Comtesse et l’honnête Dupeville se promènent ensemble dans une galerie au bout de laquelle, par une grande croisée ouverte, l’on a vue sur l’avenue du château. Dupeville apperçoit le premier une voiture à six chevaux, qui s’avance du meilleur train, précédée et suivie de quelques gens à cheval.

DUPEVILLE, à la Marquise.

Voici certainement, Madame, une brillante visite pour vous.

(Ces Dames s’approchent de
la croisée.)
LA COMTESSE, une lunette à la main.

Eh ! c’est par ma foi le cher Comte,

(Le Tréfoncier.)


Je reconnais son grand coquin de valet-de-chambre et son piqueur Smith.

(À la Marquise.)


C’est le Comte, ma chere ; c’est bien lui.

                  (Elle saute au cou de son amie avec une pétulante vivacité.)

LA MARQUISE.

La petite folle !

(Elle se sert de la lunette.)


Elle a raison : c’est le cher Comte lui-même.

Dupeville peu connu du Comte et fort discret, se dispose de vouloir laisser ces Dames seules avec lui. La Marquise dit à Dupeville des choses honnêtes, pour l’engager à ne point se retirer.





UN LAQUAIS, annonçant.

Monsieur le Comte, Mesdames.

LA COMTESSE, lui sautant
la premiere au cou.

Eh ! bonjour donc, divin revenant.

                  (Elle lui donne cinq à six baisers, qu’il rend de bien bon cœur.

LA MARQUISE, l’embrassant.

Soyez, le bien venu, notre féal. —

(Après l’avoir embrassé.)


M. Dupeville ne vous est pas inconnu, sans doute ? En tout cas vous aurez, mon cher Comte, bien du plaisir à faire son agréable autant qu’estimable connaissance.

(Politesses réciproques entre Dupeville et lui.)

LA COMTESSE.

Quel bon vent t’amene ici, mon cher scélérat ?

LE COMTE.

Le compliment est vraiment neuf !

(À Dupeville.)


Monsieur ? vous êtes, sans doute, au fait des tournures de notre chere impertinente ? et les douceurs dont elle daigne m’honorer ne vous persuaderont pas que je puis en être digne ?

(Il continue.)


Imagineriez-vous, célestes amies, que je viens vous demander asyle ! que je fuis, du moins pour quelques jours, mon hôtel souillé de crimes ! et que je souhaite de trouver parmi vous à oublier de mortels chagrins auxquels il semblait que ma position assez heureuse dût m’exempter d’être en butte ?

LA MARQUISE, alarmée.

Grand Dieu ! que dit-il ? Que vous est-il arrivé, mon précieux ami.

LE COMTE, prend un siége,

(Tout le monde s’assied autour de lui.)

Que le ciel confonde, que les enfers engloutissent le plus maudit garnement dont on puisse se faire une idée. Un Bricon ! un va-nu-pieds, que par la plus insigne charité j’avais ramassé dans les boues de la Westphalie. Un traître, comblé de mes bienfaits…

LA MARQUISE, avec intérêt.

Eh bien, eh bien ?

LE COMTE.

Cet infâme, pour remercîment, ne voulait rien moins que piller ma maison, m’ôter la vie.

(Mouvement général d’indignation et d’horreur.)


D’accord avec une dénaturée Miss Sara Tompson, la mieux traitée des nymphes de mon petit Sérail[22], il devait m’empoisonner, enlever mon argent, ma vaisselle, mes bijoux et passer avec cette furie en Angleterre. Zinga, la chere Zinga, mon génie tutélaire, sait heureusement un peu d’Anglais. Mes forcenés ne s’en doutaient pas ; ils ont imprudemment parlé de quelque chose devant elle, qui, toujours attentive à mes moindres intérêts, s’est bien gardée de laisser soupçonner qu’elle y comprît rien. Elle a tout su et s’est hâtée de me prévenir. J’ai douté d’abord ; cependant, je me suis abstenu de manger de certaine croûte aux champignons, avec laquelle, en effet, j’aurais avalé la mort. Je l’ai fait éprouver ; elle était horriblement empoisonnée : j’ai pris les mesures nécessaires ; mes monstreux assassins sont au pouvoir de la justice.

                  (La Marquise et la Comtesse paraissent glacées d’effroi, et se regardent.) Dès que le Comte s’est tû, elles sautent l’une et l’autre au cou de leur ami, versent des larmes d’attendrissement, et lui donnent mille baisers. Le Comte, touché jusqu’au fond du cœur, leur rend avec usure toutes ces amitiés.

LA MARQUISE, affectée.

Eh bien, Comtesse ?

LA COMTESSE, tristement.

Eh bien, ma chere. Il est clair que nous avons eu l’une et l’autre un monstre indigne du jour, et que l’un de nos heureux aura les os brisés sur un échafaud.

LE COMTE.

Rassurez-vous, mes bonnes amies, je me suis à propos souvenu de vos relations avec l’infernal Bricon, et j’ai fait ce qu’il fallait pour que les criminels ne subissent point un supplice public.

LA MARQUISE.

En serez-vous le maître ?

LE COMTE.

On m’a promis de donner une telle forme à la procédure, que les malheureux pourront n’être condamnés qu’à finir leurs jours hors du Royaume. Bricon sera mis sur quelque vaisseau destiné pour les Indes : la barbare Miss ira faire manger à qui bon lui semblera, dans Londres, des croûtes aux champignons. — Mais chassons au loin d’affreux souvenirs. Je viens ici, vous ai-je déja dit, pour ressusciter, en partageant vos amusemens : vous ne m’entendrez plus sonner mot de mon horrible aventure. Aidez-moi, de grace, belles et réjouissantes amies, à me la faire totalement oublier.

LA MARQUISE.

Vous ne nous serez pas moins utile, quant aux consolations ; nous n’avons pas laissé, mon cher, que d’avoir aussi, comme vous savez, nos petites adversités.

LE COMTE.

À propos ! Je viens aussi pour cela. — Nous savons enfin ce que c’est que votre Rapignac. Mais dites-moi d’abord quel a été le sujet de sa querelle avec mon bien-aimé Belamour ?…

LA MARQUISE, raconte en
peu de mots, ce qu’on en a lu dans l’argument par
lequel débute cette partie.

— Et vous ? que nous apprendrez-vous de ce scrupuleux gentilhomme ?

LE COMTE.

Que c’est un faquin. Je me rappellais fort Bien de l’avoir vu, faisant flores chez plus de vingt coquines du moyen vol… Mais pardon. Marquise. J’oubliais, comme un étourdi, que c’était aussi votre plus que Tire-six.

LA MARQUISE.

Allez, allez, Monsieur le mauvais plaisant.

LE COMTE, d’un ton sérieux.

Ah, parbleu ! c’est dommage que je n’aye pas été instruit plutôt. — Peu de jours avant qu’il ne vînt chez vous, ce croquant ne m’a-t-il pas fait l’honneur de me voler au jeu quelques centaines de louis. Dupe de son apparence militaire, je voulais, tout encaloté que je suis, le tracasser et me faire peut-être une affaire d’honneur avec lui ; quelqu’un d’honnête, qui se trouvait là, me fit signe ; je fus prudent : il alla dire deux mots à l’oreille de mon escroc, qui, fort troublé, fit un salut profond, et plia bagage aussi-tôt, emportant mes propos et mes louis d’or. Je n’ai pu revoir qu’hier l’officieuse personne… Devinez ce que c’est que ce Monsieur de Rapignac ?

LA COMTESSE.

Armons-nous de courage. Encore quelque gredin ?

(La Marquise baisse les yeux.)
LE COMTE.

Ce drôle dont le vrai nom est Rapin, fut jadis tambour, puis tambour-major dans un régiment Piémontais. Une folle de ce pays-là qui s’y était servie de lui et qui se trouvait avoir ici du crédit pendant un ministere aussi prodigue de graces mal appliquées, que depuis on l’a vu avare des graces les plus légitimes ; cette intrigante, disons-nous, fit de son Hercule un capitaine de dragons à la suite. Mais Mons Rapignac ne sut point se maintenir dans son corps ; il en fut honteusement congédié. Depuis, il a continué de vivre d’escroqueries, soutenues parfois de fausse bravoure et toujours de la plus intrépide arrogance. Voilà ce que c’est que votre quidam.

LA COMTESSE.

Eh bien, ce joli Monsieur daignait faire à Madame l’honnur de l’épouser.

LE COMTE.

Excellent parti ! Ça, ça, ma chere Marquise : Sans complimens, deux lignes sur une carte pour M. le Chevalier, et qu’il ait avant le soir, à sortir de cette honnête demeure, où ses pareils ne sont pas faits pour avoir accès.

LA COMTESSE, gaiement.

Bride en main. Comte. Il faut un peu plus ménager le sensible cœur…

(Elle fait des mines et charge.)
LE COMTE.

De qui ?

LA COMTESSE, chargeant.

De Mlle. Nicole, possédée, tout au moins, d’amour pour votre coupeur de bourse.

LE COMTE, riant.

Mlle. Nicole, fille à grands sentimens ! c’est à mourir de rire.

DUPEVILLE[23].

Si j’osais avoir un avis dans tout ceci, Mesdames, je demanderais la permission de le mettre au jour.

LA COMTESSE.

Parle, parle, notre ami : puisque la compatissante Nature a trouvé bon de te replacer dans la classe des hommes, tu peux avoir ici voix au chapitre. Nous t’écoutons.

DUPEVILLE.

Il est très-vrai qu’un homme, qui, tel que ce Rapignac, en impose avec impudence, est peu fait pour demeurer sous le même toît avec ces Dames ; mais cet aventurier est malheureux… À peine convalescent… on l’a reçu. À ces titres, on lui doit, sinon quelques ménagemens, du moins un peu de pitié… D’ailleurs s’étant flatté d’épouser Madame…

LE COMTE.

Pour cette seule audace, il mériterait de périr sous le bâton.

LA MARQUISE, souriant.

Allons, méchant : taisez-vous. On dirait que votre argent perdu vous tient encore au cœur ! — Dupeville ? poursuivez.

DUPEVILLE.

Trompé dans la plus séduisante espérance ; blessé par un juste retour de la justice céleste ; perdant à la fois toutes ses enveloppes ; à peine en état de se déplacer, il serait vraiment trop à plaindre si Madame le congédiait ignominieusement. Ne vaudrait-il pas mieux tempérer la rigueur de sa disgrace ? Me permettrait-on d’avoir avec lui quelques minutes d’entretien ? Je viendrais sans doute à bout de le déterminer à partir sans qu’il se doutât que son décri fût aussi complet, et sur-tout qu’il fût parvenu jusqu’à Madame…

LA MARQUISE.

Bien, Dupeville ; vous avez le cœur excellent.

LE COMTE.

Et tout-à-fait raison : je regrette à présent de n’avoir pas d’abord pensé de même.

LA COMTESSE, à Dupeville.

Va, mon ami, tu es digne, avec tes louables sentimens, que ta pauvre humanité cesse d’être tournée en tire-bouchon, et puisse s’apparier quatre fois par jour.

LA MARQUISE.

L’extravagante ! Voyez, Dupeville, faites pour le mieux et débarassez-nous de Rapignac à l’amiable.





LE COMTE.

Et mon brave Hector ?… Ne peut-on lui faire compliment de sa victorieuse embrochade ? Où donc se cache-t-il ?

LA MARQUISE, sonnant.

Qu’à l’instant il soit à vos ordres.

(Un peu bas.)


Mais du moins n’allez pas, comme un certain jour, oublier que vous ne seriez point seuls ensemble ? et faire des infamies ?…

LE COMTE, un peu bas, et riant.

Ah ! — La Comtesse ne le souffrirait pas. Elle demanderait la préférence.





LA COMTESSE, qui a disparu
un moment quand Dupeville est parti, rentre et entend
qu’on parle d’elle.

De quoi s’agit-il ?

LA MARQUISE.

De rien, puisque tu n’as pas entendu ; autrement je craindrais que deux fort beaux yeux ne devinssent la proie de tes griffes.

LA COMTESSE.

Bon. Quelque gaillardise à mes dépens ? Cela ne m’offense pas, moi. Des mots ne frappent que l’air. Mais si tout-à-l’heure Monsieur venait… à me rater, par exemple, ce serait autre chose…

LE COMTE.

Vous rater ?…

LA COMTESSE.

Au contraire, ne pas me rater. Car, destiné, comme vous l’êtes, mon très-cher, à me le mettre tout de suite, je me flatte de n’avoir qu’à me louer de vous.

LA MARQUISE, au Comte étonné.

On n’est pas de cette folie.

(Belamour paraît.)





LA COMTESSE.

Ah ! voici fort à propos l’aimable[24]. Tant mieux : nous allons faire partie quarrée.

                  (Voyant que Belamour est empressé de saluer son patron, elle le pousse vers lui.)


Ça, faisons vîte, que vos cœurs s’épanchent en mutuelles tendresses, Messieurs, et revenez, à nous…

                  (Le Comte tend avec amitié la main à Belamour.)

BELAMOUR, lui baisant la main.

Ah, mon cher protecteur ! Quel bien pour moi, quand je me retrouve quelque part avec vous.

LE COMTE, avec amitié.

Je te retrouve aussi toujours avec beaucoup de plaisir. — Mais regarde.

                  (Il lui fait remarquer la Comtesse, qui, parderriere, fait des mines d’espiéglerie.)


On se moque de nous.

LA COMTESSE, haussant les épaules.

C’est qu’en vérité, je ne connais rien de si bête au monde que deux bougres qui se font des complimens.

(À la Marquise.)


Mais, que penses-tu, ma chere, de l’avis que j’ouvrais tout-à-l’heure ? Il n’est pas, ce me semble, à dédaigner. Nous avons été sages, trop sages aujourd’hui. Dans cet instant je me sens… je ne sais trop à propos de quoi, beaucoup de goût pour Monsieur…

(Elle sourit au Prélat.)

Je lui jette le gant, j’espere qu’il voudra bien le ramasser. Crois-moi, fais de même avec l’aimable, et foutons ici tous quatre à qui mieux mieux. —

                  (Belamour aussi-tôt a passé le bras sous les reins de la Marquise. Elle s’appuie tendrement sur lui.)

LE COMTE.

À vos ordres, Madame la Comtesse. Mais daignez encore y penser. Bien éloigné de prévoir la suprême faveur qui m’attendait ici, j’ai fait avant de partir mes tendres adieux à ma chere bienfaitrice : et, franchement, je vaux bien peu de chose à l’heure qu’il est.

LA COMTESSE, sonnant.

Eh bien, Monsieur, on vous fera valoir. Oh, le grand mal-adroit qui, se proposant de venir ici, ne conçoit pas qu’il convenait auparavant de ne point tirer ainsi sa poudre aux moineaux !

(Un laquais paraît. À cet homme.)


Que Félix monte ici sur-le-champ.

(Le laquais se retire.)
LA MARQUISE, gaiement.

Je vois votre idée, Madame la Comtesse… Mais en vérité, sais-tu que tu deviens d’une…

LA COMTESSE, courant lui
mettre la main sur la bouche.

Chut, chut : point d’invectives, ni de morale.

(Très-vîte,)


Cela sera : Félix viendra, l’enfilera, le ranimera, le Comte bandera, me le mettra, déchargera ; ma bonne amie verra tout cela, s’en amusera, et son propre compte s’y trouvera.

LE COMTE, l’imitant.

Ra, ra, ra, ra, ra : Quel diable de galimathias nous fait-elle ! —

(Félix paraît).


Ah, Ah ! voici encore un nouveau visage.

LA COMTESSE, gaiement.

C’est celui qui…

                  (Elle fait la carricature de le seringuer.)


C’est un utile secours que je veux bien vous ménager, afin que vous puissiez sortir de votre engagement avec honneur.

LE COMTE, les yeux fixés sur Félix.

Il est assez joli garçon.

LA COMTESSE.

Félix ? il s’agit d’enfiler Monsieur.

LE COMTE, presque sérieux.

Madame plaisante apparemment.

                  (Pendant ce colloque, déja Belamour a bravement renversé la Marquise sur une chaise longue et lui donne bien du plaisir.

LA COMTESSE, avec humeur.

Voyez, avec vos sottes façons, combien nous perdons de tems, nous autres ; ça, venez-vous ?

                  (Le Comte ne marquant pas beaucoup d’empressement, elle est fort piquée, s’arrange et dit :)


Vous êtes un impertinent, cher Prélat ? Viens, mon petit Félix.

                  (Elle s’empare du petit Jokey assez honteux de la publicité de cette bonne fortune. À peine est-il à la besogne que l’impur Prélat se met à l’agacer ; talonne ses jolies fesses et n’est pas éloigné de vouloir faire quelque chose de plus. La Comtesse lui dit alors avec humeur.)


Ah ! du moins, vous voudrez bien nous laisser en paix ?

                  (Le Comte, tout de bon en rut, va pour lors du côté de Belamour. La Marquise n’est pas plus complaisante pour son mâle caprice et le prie de ne point troubler leurs ébats. Le pauvre Comte, ainsi maltraité par-tout, revient à la Comtesse, prend Félix par les épaules, le débusque, l’écarte et se met en devoir de lui succéder. — (Elle alors :)

Quoi ! vous vous ravisez ? À la bonne heure, si le dépit vous ramene, le dépit aussi va faire… que je vous prends, et…

(Elle s’enfile.)


Allez… allez tout de bon et ne pensez pas en être quitte pour une frime.

                  (Elle s’attache fortement à lui et le secoue avec la derniere activité. En même tems, d’un coup-d’œil furtif, elle fait signe à Félix qu’il ait à loyoliser le Prélat.)

Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T3-p.112
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T3-p.112
FÉLIX, obéissant à sa maîtresse.

Monseigneur veut-il bien me permettre ?

(On ne lui répond qu’en riant de sa naïveté. Le pauvre petit s’exécute, sachant bien que ce qu’il fait là n’est, dans ce moment, que remplir un de ses devoirs domestiques. Le Comte se trouve parfaitement bien de cet accessoire. Il redouble de caresses avec sa lubrique partenaire, à qui, tout de bon, il donne (comme il en reçoit) infiniment de plaisir. La Marquise, expédiée depuis quelques instans, s’est approchée, pour regarder de bien près ce qu’on fait à son amie. Belamour, qui ne s’en tient pas ordinairement à une seule politesse, et que séduit l’attitude de la Marquise, enfile celle-ci brusquement en levrette.)


Fin de la septieme Partie.

  1. Voyez la fin du 2e. Volume.
  2. Voyez, la fin du 2e. Volume.
  3. Une espece de pomme, qui tient de fort près au bois de l’arbre, se nomme, dans la Province de Nicole, Court-pendu et même, par contraction, Capendu. — C’est à ce fruit que se rapporte l’espece de pointe qu’elle a voulu faire.
  4. Voyez le 1er. Volume, page 27 et suiv.
  5. Voyez le 1er. Volume, page 99.
  6. On se souvient que la Comtesse avait déja les mêmes vues sur Boujaron. Cette femme ne s’écarte jamais de ses plans.
  7. Ce couplet et le suivant se rapportent à deux époques de la vie de ces Dames. La Comtesse avait mis à contribution un soi disant Lord qui n’était que le fils d’un riche marchand. Et le Marquis, mari de notre héroïne, s’était fait huer à Londres, pour avoir proposé 50 louis à la premiere actrice du principal théatre de cette capitale. — Quant à nos faux-titrés, on sait qu’ils ne courent le monde que pour faire des dupes, et leur plus grand soin est de rançonner leurs bonnes fortunes.
  8. La prédiction est accomplie.
  9. La Marquise aurait été un peu moins alarmée sur le compte de Nicole, si elle avait su quelle bonne nuit lui avait fait passer M. de Rapignac. Au surplus, la délicatesse de cette fille mérite bien quelque éloge.
  10. N’en déplaise au docteur, ceci fait longueur ; mais peut-on prendre sur soi de mutiler l’ouvrage d’autrui ?
  11. Voyez la fin du 2e. Volume.
  12. Ici, la Comtesse aurait beau jeu si elle savait l’histoire de la recommandation de l’ame et ses suites ; mais sachant seulement que son amie est grosse, et supposant qu’elle ignore peut-être elle-même de quelle part, elle est à cent lieues du plus simple soupçon de ce que nous savons, et dont la Marquise est trop humiliée, pour qu’aucun de ses confidens, non plus qu’elle-même, ait osé en parler, sur-tout à la Comtesse, connue pour l’être le moins capable de garder un secret. — Note du Docteur.
  13. Sobriquet dont on gratifiait autrefois les officiers de milice, et qui donnait lieu journellement à des querelles avec les officiers de vieux corps.
  14. Allusion à l’aventure racontée par la Comtesse, pag. 92 du 1er. Volume.
  15. Hémistiche d’Alzire.
  16. Voyez le 2e. Volume, page 30.
  17. Voyez le Conte de la Fontaine.
  18. Danse bourguignonne fort allègre.
  19. Voyez, le 1er. Volume, page 240 et suiv.
  20. Voy. le 2e. vol. Pag. 32.
  21. Voy. le 2e. vol., Pag. 60.
  22. C’est l’Erigone Anglaise, dont il est question dans la note de la page 105 du 2e. volume.
  23. Encore un de ces passages faisant longueur, que je trancherais impitoyablement, s’il ne développait pas avec quelque intérêt, l’excellence du naturel de la Marquise.
  24. On se souvient que Belamour était souvent ainsi désigné par ces Dames.