Le Diable au corps (Nerciat)/8

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Texte établi par [s. n.],  (p. -171).





LE DIABLE AU CORPS.


HUITIÈME PARTIE.


Les désœuvrés du bon ton, très-curieux en ville, comme on le sait, sont encore plus curieux à la campagne. On recevait donc, à celle de la Marquise, tous les papiers publics, journaux et affiches. Dans ces dernieres, un jour on trouva cet article :

« On a quelque chose de très-intéressant à communiquer, à un jeune homme qui, élevé pendant son enfance dans un hospice d’orphelins, en Bourgogne, apprit le métier de perruquier, fut connu sous le nom de Cascaret, et doit s’être apellé depuis Hector. Il a servi différentes personnes des deux sexes en qualité de coiffeur, et on le suppose actuellement à Paris. — S’adresser à Mr. Le Franc, notaire à Saint-Germain-en-Laye ; et à Paris, à Mr. Bonneserre, procureur au Parlement, Place Maubert. »

Cette annonce, qui regardait sans équivoques le cher Belamour, devint au château, le canevas de nombreuses conjectures. — « Ce ne peut être que pour quelque chose d’heureux, (disaient la Marquise et la Comtesse.) Il faudra voir (disait le Prélat.) — Je voudrais (disait à son tour le prudent Dupeville) que M. Belamour, avant de se déclarer, fit sonder le terrain. Sa carriere n’a pas été sans traverses ; que sait-on s’il n’a pas quelques ennemis, qui, peut-être, ne cherchent à s’orienter que pour pouvoir adresser plus sûrement leurs coups. » — Cette ouverture, sans persuader, se fit cependant remarquer, et l’on fut unanimement d’avis qu’il fallait se conduire comme le souhaitait Dupeville. Il offrit de faire lui-même et avec beaucoup de circonspection, les démarches nécessaires. On le loua de cette complaisance et l’on conclut qu’il fallait en profiter. Sa médiation avait déja parfaitement réussi, relativement au Rapignac, qui, chambré par cet honnête personnage, était convenu de tous ses torts à l’égard du ci-devant Saint-Amand ; avait avoué qu’il n’était pas fait (lui-même c’est-à-dire) pour se mettre désormais au niveau de la société de la Marquise ; avait consenti à faire retraite, et laissé volontairement un écrit bien humble par lequel demandant pardon de ses prétentions ridicules, il priait que, pourvu qu’il se conduisît bien, on daignât ne pas lui nuire dans l’opinion publique ; ce qui lui avait été verbalement accordé. Quel homme avec un aussi bon esprit que celui de Dupeville, pouvait mériter mieux la confiance de Belamour dans sa vraiment singuliere position !

Laissons l’honnête négociateur partir et suivre, à Paris, le fil des intérêts du vainqueur de Rapignac. Il était tems que la Marquise, déja grosse de huit mois, s’occupât des préparatifs de ses couches. Elle eut pour lors, le courage de s’abstenir de toute folie galante. Elle vint même à bout d’enchaîner à certain point, la prodigieuse tribaderie de la petite Comtesse, qui n’osa plus, ni la provoquer, ni presque risquer de lui faire venir l’eau à la bouche, en lui laissant appercevoir ses propres fredaines. Cette incorrigible libertine, réduite au cher Zamor, pour le fond de ses amusemens solides, et à Félix, pour les caprices, n’avait que très-rarement, pour ragoût, quelque passade avec Philippine ou Belamour. — « Jamais (disait-elle en soupirant) elle n’avait vécu d’un régime aussi sobre. Mais elle aimait la Marquise, et croyait lui être nécessaire jusqu’après ses couches ; c’en était assez pour qu’elle se fixât près d’elle à la campagne, oubliant les nombreuses ressources de plaisir qu’elle abandonnait en vivant hors de Paris.

Son amie avait pour l’individu qui devait résulter de la capucinale accointance, un plan arrêté, que tout ce qui s’était passé depuis avait fort contrarié. Ce plan, résultat de la plus secrete méditation, n’avait été communiqué à personne. Jusqu’ici les intéressés eux-mêmes n’avaient point été consultés. L’aimable Marquise avait projetté, puisqu’il faut enfin le dire, de marier avec Belamour, Nicole, qu’on aurait à moins de ce que nous savons, jugée fort amoureuse de lui. Pour leur assurer de l’aisance, leur maîtresse se proposait de leur donner la propriété d’un joli domaine détaché de l’une de ses terres ; et pour être à son tour payée de ce sacrifice, elle comptait les prier d’adopter, en se mariant, l’enfant qu’elle mettrait au jour… Mais Nicole et Belamour s’étaient, comme on sait, mortellement brouillés : mais la soubrette s’était engouée de cet escroc de Rapignac : mais quel obstacle encore allait peut-être s’élever du côté de Belamour !

Nicole, pressentie, déclara net qu’elle épouserait plutôt le diable que l’insolent qui l’avait nattée avec l’humiliant Hilarion. Cependant, comme une confidence en valait une autre ; 1°. Nicole assura que son goût pour le chevalier de Rapignac était absolument éteint, parce que ce vil personnage, pendant sa maladie, avait tâché de lui faire adopter des projets méprisables et qui décélaient une ame ingrate. 2°. Nicole avoua d’avoir fait une nouvelle conquête à la fête du village voisin. Un certain M. de Fortbois, à la vérité, le plus indigent houbereau de vingt lieues à la ronde, âgé de cinquante ans et fort laid, mais susceptible de ces violens transports d’amour qui toujours intéressent les femmes ; et non moins épris, disait-il, des vertus de Nicole, que de ses incomparables attraits, avait déja dix fois offert de la conduire au pied des saints autels. Nicole, à la maniere dont elle faisait cette franche confidence, ne permettait pas à la Marquise de douter que le même sort dont sa soubrette n’était point tentée, à condition de devenir Me. Belamour, ne la comblât de bonheur dès qu’il s’agirait de devenir Mme . de Fortbois.

« — Mais, Nicole ? Monsieur de Fortbois adopterait-il ?… — Je dois le voir ce soir ; demain, Madame en saura des nouvelles. »

— Mr. de Fortbois avait trop d’amour et de misere pour refuser le triple don que lui présentait son heureuse étoile, il était tant soit peu philosophe, d’ailleurs. « Dès que cet enfant, dit-il, n’est pas de vous, ma belle nymphe, et qu’avec un cœur neuf vous m’apportez en mariage des beautés immaculées[1], pourquoi rougirais-je d’adopter ; que dis-je, je le dois, puisque votre propre aisance dépend d’un acte aussi simple de ma volonté toute soumise à mon immense amour.» — Ce n’était pourtant qu’à six lieues de Paris qu’existait ce parfait bon-homme ! et qu’on dise, après cela, que la corruption de l’espece humaine est universelle.

Jamais accord ne fut battu plus chaud, ni conclusion plus brusquée. Nicole avait tant de peur que quelque méchant ne vint à désabuser son futur sur le chapitre des vertus et des beautés immaculées ; Fortbois tant de peur que Nicole et le domaine ne vinssent à lui échapper ; la Marquise avait tant à cœur de se débarrasser de sa future capucinaille, qu’en moins de huit jours, tout fut fait, cimenté, consommé ; et, déja depuis trois semaines, la vertueuse Nicole s’honorait du noble nom de Mme . de Fortbois, quand sa ci-devant maîtresse, avec plus de douleur que de danger, mit au monde… (Précieuse fécondité !) deux gras, lourds et très-vivans marmots, laids à faire peur. Deux !… Fortbois se gratta l’oreille et fut sur le point de demander un domaine de plus. D’ailleurs, certain songe, très-fou, que sa femme avait fait à ses côtés et pendant lequel, il lui était échappé des mots qui décélaient tout au moins une grande théorie de l’antipode de la continence, l’avaient tant soit peu désenchanté sur le compte de Mme . Fortbois ; mais, les magots séraphiques étant morts, par bonheur, au bout de huit jours, cet incident inespéré, remit du beaume dans le sang du chatouilleux époux. Riche, sans plus avoir de charge ; cajolé par sa moitié, qui songeait de loin à se préparer les moyens de le bien attraper ; peu s’en fallut qu’il ne se persuadât d’avoir rêvé lui-même ce qui d’abord l’avait si grièvement blessé. Ce fut du moins sur ce ton qu’il fit confidence à sa femme des erreurs du sommeil de l’un ou de l’autre. Utile leçon pour Mde. de Fortbois, qui, dès-lors, eut soin de donner pendant le jour au déclinant époux son mince contingent, et trouva moyen de faire lit à part.

Et Belamour ? — Qu’opéraient en sa faveur les soins de l’officieux Dupeville ? — Voici ce dont il s’agissait ?

Une certaine Dlle. Julie, fille d’un riche banquier, jadis militaire, s’était fait faire un enfant dans son couvent, (il faut apparemment que cela soit pratiquable) ; sur le point d’accoucher, elle s’était laissée enlever. L’amant, jeune officier des plus pauvres, croyait bien au moyen de tout cela, s’assurer d’une honnête fortune. Mais le pere, qui n’était brin endurant, courut après ces fugitifs, et les atteignit près des frontieres. L’amant, pour lors, offrit de s’exécuter, c’est-à-dire, d’épouser, sous condition que le pere ferait un avantage considérable à Mlle. Julie : l’aigrefin n’avait pas d’autre objet. Malheureusement, celui du banquier était tout-à-fait différent ; quelqu’un qui n’avait pas le sou, n’était pas fait, selon lui, pour devenir son gendre. — Discord, mauvais propos, emportement, querelle : par malheur, le banquier avait été dans son jeune tems un très-habile ferrailleur ; de sa premiere botte il perfora de part en part et mortellement, le pauvre diable de sous-lieutenant : ce dont, à la vérité, l’instant d’après, le vainqueur parut avoir un déplaisir sincere. En conséquence, pour réparer autant qu’il était en son pouvoir le malheur dont il venait d’être cause, il trouva bon que le mourant, qui souhaitait aussi de s’en aller avec la conscience nette, acquittât, avant d’expirer, la dette de l’honneur et fut in extremis marié avec sa chere Julie. Celle-ci donc, épouse avec le consentement de son pere, fut veuve le lendemain, et le sur-lendemain, mere d’un beau garçon, dont la naissance était, comme l’on voit, très-légitime. Toutefois il ne plut point au peu compâtissant banquier de rien changer aux vues qu’il avait dès long-tems conçues pour sa fille. Il mit secrétement le nouveau-né dans une maison d’enfans trouvés et condamna la veuve à faire, dans un couvent moins accessible, une retraite de deux années ; après quoi, certain Robin riche et sot, lui fut présenté comme devant l’épouser, ce qu’elle trouva bien plus agréable que de languir dans un cloître, où son rôle de désespérée, (qu’elle croyait devoir soutenir par esprit de conséquence) commençait à lui devenir fort à charge. Bien entendu que l’honnête magistrat ne savait pas un mot ni du rapt, (tenu secret, ou peut-être oublié,) ni de l’enfant dont le grand-pere seul, avait eu connaissance.

Mademoiselle Julie, par son mariage, était devenue Présidente. Pour lui faire honneur, son époux avait ajouté à son nom de Jobin, celui de Conbannal, de l’une des possessions qui composaient son honnête patrimoine. Madame la Présidente de Conbannal est la même Dame qu’on a vue dans le premier volume, vouloir être avec notre Marquise, de moitié[2] d’une gageure avantageuse, et la même encore qu’Hector avait l’honneur de servir quand elle mourut[3]. Le tendre fruit qu’elle avait eu du premier lit était… notre Belamour.

Il faut avouer que pendant une vie des plus joyeuses, Madame la Présidente s’était on ne peut pas moins rappellé l’enfant de son premier mari. Le second n’avait pas eu l’esprit de lui en faire, ou pour mieux dire, personne n’avait eu cet esprit-là. Sur ce pied, Madame de Conbannal, qui par hasard n’avait point de parens de son chef et ne goûtait qui que ce fût de la famille du feu Président, se trouvait fort embarrassée de sa fortune au moment de mourir. Ce fut alors que, la peur de l’enfer lui faisant repasser dans sa mémoire tous les détails de sa vie pécheresse, elle avisa tout-à-coup que peut-être avait-elle sur la surface du globe un légitime héritier. Des papiers de famille, qu’elle n’avait jamais daigné lire, furent épluchés ; on y trouva, de la main du banquier, certaine note où ce qui pourrait aider à retrouver quelque jour son petit-fils était consigné. Un testamment fut fait en conséquence, mais trop secrétement pour que l’Hector qui était pour lors au service de la malade, pût savoir un mot des dispositions qui devaient bientôt après enrichir l’heureux Belamour.

L’annonce qu’on a vue plus haut, fait comprendre au lecteur que l’honnête notaire avait fait, après le décès de Mme . de Conbannal, ce qu’il fallait pour découvrir les traces de l’obscur héritier. Dupeville abouché avec Mr. Le Franc, avait fait le reste, et graces à leurs prudentes mesures, aucun obstacle ne put empêcher qu’au bout d’un mois, Bonneaventure Lebeau (c’était le nom qu’avait eu le pere,) Cascaret, Saint-Amand, Hector, Belamour n’entrât en possession d’une fortune d’environ 6,000 liv. de rente, (Madame de Conbannal avait dissipé le reste) et d’un considérable mobilier, le tout bien net et parfaitement inattaquable.

Voici donc à cette époque notre cher Belamour noble, riche et succédant volontiers au nom de Conbannal qu’il n’était point indigne de porter, vu les qualités que nous avons appris à lui connaître.

Après avoir donné le tems convenable aux regrets dont il devait à plus d’un titre honorer la mémoire de sa tendre bienfaitrice. Monsieur de Conbannal pensa vîte à faire de sa fortune un usage louable et qui participât de la reconnaissance dont il était pénétré pour son adorable maîtresse. Elle aimait infiniment sa camériste Philippine : il venait de prendre pour cette charmante créature un goût vif, dans lequel, au surplus, il entrait peut-être un peu de dépit contre cette Nicole si fiere, si dédaigneuse, et qui s’était si fort pressée de devenir Madame de Fortbois. En un mot, Monsieur de Conbannal offrit sa main à Philippine, qui, ne l’eût-elle pas trouvé d’ailleurs fort joli garçon, l’eût volontiers épousé pour ses autres avantages.

Ce n’était pas sans regret que la Marquise voyait ainsi sortir de son service trois personnes qu’elle aimait et dont elle avait été si contente : mais leur bonheur la consolait. D’autres filles-de-chambre, un autre coiffeur furent engagés ; toutefois avec le dessein de les tenir absolument sur le pied de domestiques, et de ne les admettre jamais dans cette familiarité dangereuse, dont, par miracle, leurs prédécesseurs n’avaient point abusé.

La Marquise, heureusement née, avait naturellement de la dignité ; la fougue du tempérament, la mauvaise compagnie, dans laquelle feu son mari l’avait fait vivre, pouvaient l’avoir entraînée bien au-delà des bornes du libertinage ordinaire et tolérable ; mais, devenue libre et s’étant parfois avisée de réfléchir, elle avait fait sans s’en douter bien des pas vers l’amendement, et déja sa tête était à moitié guérie quand le reste allait encore un train du diable, comme si cette femme eût été vraiment incorrigible. À la voir figurer dans une fête dont nous ne pouvons nous dispenser de dire tout-à-l’heure quelques mots, tout le monde croirait que notre éloge est une mauvaise plaisanterie. Qu’on lise cependant jusqu’au bout et l’on sera forcé de rendre à notre aimable Marquise, un peu plus de justice.





La petite Comtesse, quoiqu’aussi douée d’un excellent cœur, ne voyait cependant pas de trop bon œil la désertion des aimables créatures que nous venons de voir faire fortune. Se promenant un soir, à la chûte du jour, et s’introduisant dans un cabinet de verdure, au fond du jardin, la Comtesse parlait de ces événemens à son amie à peu près dans ces termes.

LA COMTESSE.

Ça, ma chere, dis-moi, quand te proposes-tu de marier aussi tes deux laquais, ton cuisinier, ton cocher et ton suisse ? Je ne vois plus guere, dans ta maison, que ces gens-là d’anciens visages.

LA MARQUISE.

Je ne compte plus marier personne.

LA COMTESSE.

Cela est heureux ! Mais ce qui ne l’est pas, c’est que tu viens de te donner deux filles gothiques…

LA MARQUISE.

Je suis, en vérité, charmée qu’elles ne soient pas de ton goût.

LA COMTESSE, imitant son ton.

Je vous suis, en vérité, fort obligée.

(Naturellement.)


— Tenez, Marquise, je vous parle franchement : vous ne m’aimez plus.

LA MARQUISE, avec ironie.

Assurément ! parce que je ne parais pas songer, en me choisissant des gens, à former un sérail exprès pour contenter les caprices de Madame !

LA COMTESSE.

Ce n’est pas tout-à-fait cela qui me choque. Mais vous-même, ma chere, vous devenez avec moi d’une glace ! Vous a-t’on ! Vivons-nous maintenant ensemble comme dans ce bon tems !… Ah !…

(Elle baise ses doigts).


où tout était commun entre nous : où nous nous passions, avec tant d’amitié, les excellens fouteurs qui pouvaient nous tomber sous la patte !… où…

LA MARQUISE, lui prenant la main.

Écoute, ma tendre amie : crois que, sans compliment, je suis toujours et serai la même à ton égard. Mais ne peut-on s’aimer, ne peut-on être heureuses sans donner dans ces travers prodigieux, dont le souvenir que tu viens de mettre au jour nous fait à toutes deux un honteux reproche ! Les excès…

LA COMTESSE.

Je n’en connais point, Madame. On n’a jamais assez de plaisir.

LA MARQUISE.

Je ne suis pas de cet avis. On peut en avoir trop et perdre par-là le charme du desir, plus précieux que le plaisir lui-même. Quant à moi, je suis incapable, il est vrai, de varier dans mes goûts : les délices que j’aimais me seront toujours infiniment cheres ; mais, sans rien changer au fond de mes habitudes, je me propose assurément de changer beaucoup à leur forme. En un mot, désormais je veux du choix, des bornes et du mystere.

LA COMTESSE.

Fort bien : c’est-à-dire, de la politique, de la bégueulerie et de l’hypocrisie. Miséricorde ! vous êtes, ma chere Marquise, une femme noyée !

LA MARQUISE.

Tu verras le contraire. Essaye toi-même d’être moins extravagante ; et tu me béniras, dans peu, de te l’avoir conseillé.

LA COMTESSE.

Belle morale hors de saison, ma chere. Deviens hétéroclite autant qu’il te plaira ; je n’empêche. Quant à moi, dusse-je effaroucher ta naissante pruderie, je te déclare que je veux enchérir encore, s’il est possible, sur mes précédens ébats. Je vais m’en donner mieux, ou si tu veux, pis que jamais. Hommes, femmes, filles, enfans ; qualité, roture ; maîtres, valets ; beauté, laideur, et jusqu’à la vieillesse, mon insatiable tempérament va tout mettre à contribution, et si la France ne suffit pas, l’Europe, les quatres parties du monde seront forcées de l’alimenter. Je suis honteuse quand je pense que jamais encore je n’ai eu le noble courage d’essayer à quel point une femme de ma trempe peut s’élever en gloire, et combien de vits elle peut mater, tarir, annuller. Oui ; dix, vingt, trente fois, cent fois, par jour, si je puis, je veux être branlée, gamahuchée, foutue, enculée, et…

LA MARQUISE.

Mais, paix donc, paix donc, insensée ! sais-tu bien que tu n’es plus simplement libertine ; que bien plutôt tu deviens maniaque, nymphomane ; oui, ton état est, j’en tremble, une dangereuse maladie.

LA COMTESSE, exaltée.

Malade, moi !

(Avec emphase :)

Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans, et vous saurez, si j’ai de la santé de reste pour pomper jusqu’à la moelle de vos os… Mais c’est toi d’abord que j’attaque…

(Elle commence à polissonner.)


Toi, qui prétends me prêcher, au lieu de me donner du plaisir… tu vas payer pour les déserteurs, et te ressentir de ce que, graces à la romanesque bienfaisance, il n’y a plus ici figure humaine pour assouvir la rage de mes desirs.

(Elle s’est déja mise à fourrager avec la plus extrême pétulance. La Marquise, qui n’a pu, sans être fort égayée, voir le ridicule des rodomontades de sa folle amie, n’a presque point eu de force pour résister. Son commencement de conversion n’est point à l’épreuve d’une tentation aussi forte que celle qui lui est suscitée par son habilissime séductrice. Celle-ci se met avec transport à la gamahucher. Le sérieux, qu’occasionnent toujours les approches du plaisir suprême, succede enfin chez la Marquise à l’enjouement ; elle est résignée, s’enflamme, s’égare et jouit. — Après cette délicieuse crise, elle embrasse tendrement la Comtesse et lui dit :)

LA MARQUISE.

Comment t’en vouloir, quand tu combats avec de telles armes ma vacillante philosophie ! Mets-toi là, mon cœur : que je te rende, s’il est possible, le bien inexprimable dont tu viens de me faire jouir.

LA COMTESSE, souriant.

Eh non, non ; Madame est trop sage.

LA MARQUISE.

Point de raillerie : viens, mon ame, que je te donne du plaisir.

LA COMTESSE, l’embrassant.

Soit. Mais, dans ce cas, fais ce qui peut m’être agréable.

                  (Elle tire de sa poche un godemiché d’une forme gigantesque).


Tiens. — Laisse-toi ceindre de ces attaches, et puis tu fourbiras ton amie à la faire expirer.

LA MARQUISE.

D’où te vient cette monstrueuse machine ? Quoi ! tu peux te résoudre à souffrir une véritable torture ! car, en effet, il y a là de quoi mourir.

LA COMTESSE, achevant d’attacher.

Ah, point de réflexion morale, et songe à contenter mon envie.

                  (La Marquise ne peut s’empêcher de rire quand elle se voit décorée de cet énorme outil qui l’est lui-même de deux ampoules grosses comme des œufs et couvertes de poil. Cette mascarade donne, en effet, la plus étrange mine à ses pays-bas.)

LA COMTESSE.

De quoi ris-tu. Apprends que ce respectable joujou fut fabriqué d’après les proportions exactes que j’avais notées de celui du très-vénérable Dom Ribaudin…

                  (Elle se met en posture et chante d’un ton badin en écartant les cuisses :)


Il était là : là, là, là, là.[4]

LA MARQUISE, lui touchant
légerement l’orifice inférieur et riant :

Il était là ?

LA COMTESSE.

Sans doute :

LA MARQUISE.

Messaline !

                  — (Elles rient comme des folles. La Marquise met, avec les petites graces d’un amant, le formidable simulacre, à son amie, qui lui rend bien tendrement ses caresses.)

LA COMTESSE, avec sentiment.

Ah ! tu l’animes par le charme de ta magie ! Il vit… C’est un ange qui me fout…

(Elle ferme les yeux.)


Dieux ! est-on heureuse comme je la suis !…

                  (Elle porte en même-tems une main sur les testicules qui contiennent une espece de ressort, lequel pressé fait l’effet du piston d’une seringue et darde à travers le cylindre du godemiché une dose de lait dans le brûlant vagin de la Comtesse. À chaque jet elle laisse échapper un accent passionné. Au fort de la crise, elle profere deux ou trois fois le mot énergique qu’on sait lui être familier en pareille circonstance. La Marquise, par de délicieux baisers, tâche de compléter l’illusion de ces ébats postiches. Quand ils sont consommés, on entend un rire masculin à travers le feuillage ; la Marquise un peu confuse, se dégage et va se jeter, encore armée, sur le banc de gazon qui fait face. La Comtesse, qui a très-bien reconnu la voix du cher Tréfoncier, ne s’est point effrayée et n’a presque pas changé d’attitude.

LA COMTESSE.

Comment ? ce diable d’homme était-là !

LE COMTE, entrant.

Pour vous servir…

                  (Voyant que la Marquise essaye de quitter le godemiché.)


Eh non : de grace, une minute. Trouvez bon que je voye en place et bien à mon aise l’effigie du vénérable boute-joie de Dom Ribaudin.

LA MARQUISE, le laissant
approcher.

Méritez-vous bien, Monsieur l’espion, qu’on ait pour vous autant de complaisance ?

                  (Elle a pourtant celle de le mettre à même de voir aussi bien que l’obscurité du soir peut le permettre.)


Eh bien ? qu’en dites-vous ?

LE COMTE, avec un geste admiratif.

Bacco ! quel échantillon !

LA MARQUISE.

Voilà pourtant ce que Madame vient d’éberger sans lui faire grace d’une ligne.

LE COMTE, allant toucher d’un
doigt chacune des deux loges
de la Comtesse, chante :

Il était là : il était là.

                  (Elle ne fait que lui donner en riant une petite taloche sur les doigts. Il continue, en parlant à la Marquise :)


Dieu me damne, ce n’est que de cet instant qu’il me paraît possible de croire à sa passade avec votre bayard à longues oreilles.

LA COMTESSE, à son amie.

Il croit me persiffler, ce beau Prélat ? À son aise. Je viens de m’en donner : je suis encore dans le crépuscule du plaisir. On ne peut me mettre de mauvaise humeur.

LE COMTE, à la Marquise.

Il faut pourtant avouer que notre folle amie est bien aimable.

LA MARQUISE.

On n’a pas un meilleur caractere.

LA COMTESSE, gaiement.

Si bon, que si le cœur en disait au cher Comte…

(Elle prend la posture la plus expressive).
LE COMTE, plaisamment.

Ah ! quel audacieux oserait, sans intervalle, se mettre à rivaliser avec l’image de Dom Ribaudin !

LA COMTESSE.

Venez, venez, mauvais railleur, vous me devez bien cette amende honorable pour vos impertinences.

LA MARQUISE, ayant porté la main sur la culotte du Comte.

Je t’assure, ma chere, qu’il en meurt d’envie, et qu’il est pour le coup venu sans avoir fait ses adieux au petit nez d’ébene…

LE COMTE,, après quelques
lazzis, s’approche de la
petite Comtesse et l’enfile.

Excusez du peu…

LA COMTESSE.

Comment donc ! vous êtes superbe aujourd’hui…

(À la Marquise.)


Mais écoute ;

(Elle rit :)


il me vient une excellente idée…

(Au Comte.)


Suspends un moment, mon cher.

(Il obéit.)
(À la Marquise.)


Avance ici, mon cœur.

(Elle acheve de la délivrer du godemiché dont une attache s’était nouée ; puis elle le présente au visage du Comte, et voyant que ce qu’elle imagine peut s’exécuter, elle se met avec une envie de rire démesurée à faire au Prélat un masque de la lubrique effigie. Elle ne lui laisse que le nez de libre pour respirer ; la bouche est fermée et montre à la place une trompe défigurante avec laquelle le caprice de la Comtesse est qu’on enfile la Marquise, qui va pour cet effet avoir la complaisance de se placer à genoux, cuisse deçà, cuisse delà, pardessus le visage de son amie, et le cul faisant face au Prélat. Tandis que la Comtesse explique bien ses intentions, elle attache solidement derriere la tête du complaisant Comte les cordons de sa nouvelle museliere ; il trouve enfin lui-même quelque chose de piquant à cette extravagante combinaison. C’est tout de bon un point de vue charmant que cette jolie mine de la petite Comtesse enchâssée dans les deux cuisses d’albâtre et couronnée du superbe cul de son amie ; la toison brune de celle-ci qui se confond avec le toupet doré de l’autre, forme le plus agréable contraste. Quand tout est disposé, le Prélat reprend son opération inférieure et réelle, et pousse chez la Marquise avec le menton, le redoutable godemiché, qui ne s’y loge pas sans quelque difficulté, mais qui cependant fait enfin son office, au moyen d’un léger mouvement de la tête semblable à celui d’une pagode. Pour lors, chacun travaille et s’entr’aide : c’est quelque chose de ravissant pour la lascive Comtesse, que de voir aller et venir à deux doigts de ses yeux ce fier outil dans l’orifice de corail de la Marquise. Le Comte sent aussi tout le prix de ces deux hémisphères de neige rosée qui, à chaque mouvement, reviennent assez près de lui pour qu’il en sente la voluptueuse chaleur. La Marquise, de son côté, s’exalte, se retrace la scene du couvent où sa petite amie fut si vigoureusement fêtée. Elle se peint un prieur d’une beauté proportionnée à ce qu’elle connaît de lui, et s’en croit à son tour exploitée… Les imaginations sont montées à tel point que cette ridicule passade a tout l’effet de la plus galante jouissance. Jamais la Comtesse n’avait donné tant de plaisir à son capricieux enfileur. Jamais elle-même n’avait été aussi contente de lui. Elle était bien assurée qu’il n’avait point triché cette fois, et que bien fidélement leurs prolifiques onctions s’étaient confondues : ce qui du côté du Comte, était bien plus souvent feint qu’exécuté. La Marquise aussi parfaitement amusée, ne peut s’empêcher de s’écrier en dardant certain élixir dont deux gouttes tombent sur le front de son amie : « Ah ! fortuné Ribaudin ! que tu dois être aimable ! »

Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T3-p.136
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T3-p.136





Au retour de cette agréable promenade, le Tréfoncier se souvint d’une lettre, qu’il avait mise en poche deux heures auparavant, sans la lire.


— Ah, ah ! (dit-il en l’ouvrant) c’est l’illustre maman Couplet qui m’écrit ! que peut-elle me vouloir. — Voyons, voyons (dit impatiemment la petite Comtesse.)

LE COMTE, lit ce qui suit.

« Monseigneur ? seriez-vous curieux d’être aussi d’une fête d’un genre… peut-être tout-à-fait neuf, que, Dieu aidant, je donnerai après-demain, vendredi, dans le pavillon que vous savez, près de Choisy, et qui sera honorée de la présence de plusieurs brillans amateurs, actuellement les coryphées de mes nombreuses pratiques. Si le cœur vous en dit, Monseigneur, ayez la bonté de me le faire savoir demain, au plus tard à midi, et de joindre un mandat de vingt louis à votre réponse. Je vous vois d’ici reculer en vous écriant : Vingt louis ! la chere Couplet se moque du monde. — Vingt louis, Monseigneur, tout autant ; et, si vous souscrivez, vous avouerez, après, que vous aurez eu du plaisir pour mille. Rapportez-vous en sur ce point à la scrupuleuse probité de celle qui ne vous trompa jamais et qui prend la liberté de se dire avec un profond respect. Monseigneur, votre… etc. »

Qu’en pensez-vous, mes belles amies ?

LA MARQUISE.

Qu’avant de financer, il conviendrait de savoir quel est le dessein de cette fête ; avec quelles gens il s’agit de vous faire rencontrer.

LE COMTE.

Vous avez raison : en pareil cas, il serait à propos que chaque souscripteur eût sous les yeux une maniere de prospectus. — Pour ne pas risquer d’acheter chat en poche…

(Il sonne,)


je vais à Paris.

(Un domestique paraît.)


Dites à mes gens que je veux ma voiture avant dix minutes.

(Le domestique se retire.)


Je confesserai la Couplet, et demain, si vous voulez me donner à dîner, je vous rendrai bon compte de ce dont on me fait ici l’ouverture.

LA MARQUISE.

Vous serez impatiemment attendu.

LA COMTESSE.

Songez, mon très-cher, que s’il s’agit de faire de grandes prouesses, comme ceci m’en a tout l’air, je veux en être, moi. — Quant à la Marquise, il n’y faut plus penser : elle se réforme !

(Elle sourit).
LA MARQUISE.

Madame persiffle !… etc.

La voiture du Prélat fut bientôt prête. Il ordonna d’aller le plus grand train et d’arrêter, rue des Déchargeurs. — C’était celle où demeurait la Couplet. — Le lendemain le Comte, très-exact, fut de retour à deux heures. En abordant ces Dames :

LE COMTE, avec vivacité.

Vive l’admirable, la sublime, l’inappréciable Couplet. Par ma foi, l’apperçu de sa fête est un éclair de génie, et pour la seule idée qu’elle a eue de m’en mettre, je lui aurais volontiers donné dix louis de plus.

LA COMTESSE.

Contez, contez-nous cela, délicieux ami !

LE COMTE.

Oh non ! sur la plupart des objets je ne pourrais vous instruire qu’en gros. Il convient que vous ayez le plaisir de la surprise.

LA MARQUISE, avec feu.

Nous en sommes donc ?

LE COMTE.

Si vous daignez y consentir.

LA COMTESSE.

Je respire. — Sa question me fait espérer qu’elle tient encore au plaisir.

LE COMTE.

Vendredi, nous en aurons de plus fortes preuves…

LA MARQUISE.

La fête ? La fête ? Qu’est-ce que c’est ?

LE COMTE.

Local enchanteur, que je connais. Vingt cavaliers, vingt Dames : deux à deux, quatre à quatre, en nombre pair ; enfin, comme au château de Cutendre. Promenade, en attendant que tout le monde soit réuni ; concert ensuite et feu d’artifice. Souper exquis et magnifique. Toute la nuit, danses, jeux et folies. Au point du jour chacun à petit bruit défilera…

LA MARQUISE.

Voilà qui est à merveilles : mais la société ?

LE COMTE.

J’ai vu la liste. Les hommes sont presque tous des étrangers de marque ou, du moins, décens et riches. Les Dames, j’en connais une demi-douzaine ; tout cela convient pour la circonstance, et, d’après la parole que Couplet m’a donnée, je crois que le reste ne gâtera rien ; ainsi nous pouvons ne point appréhender de nous trouver absolument en mauvaise compagnie. Quant à notre entrée là bas, comme il nous faut être pairs, j’ai pris d’avance la liberté d’arranger la chose. L’une de vous paraîtra sous l’escorte du Palatin Morawiski, le meilleur ami que j’eus en Italie et que je viens de retrouver, grace à la liste ; l’autre voudra bien se laisser mener par votre très-humble serviteur.

LA COMTESSE.

Cher Comte ? ce sera moi. Je n’ai pas l’avantage de connaître votre Palatin. Donnons ce chaperon à la Marquise et soyez le mien.

LE COMTE.

Votre lot ne sera pas le meilleur, ma chere Comtesse. Morawiski, je vous le jure, est l’un des plus beaux et des plus aimables cavaliers que nous ait fourni sa nation, dont vous savez, que la noblesse jouit à juste titre d’une haute réputation de politesse, de galanterie et de magnificence : au surplus, il ne s’agit que d’avoir mis le pied dans l’Eden : dès qu’on y sera, chacun sera libre de se faufiler à son gré, car… j’outre-passe ici les bornes de la discrétion qui m’était recommandée, mais vous ne jaserez point ?

LA COMTESSE.

Nous saurons nous taire.

LE COMTE.

Eh bien, le fin mot de la partie est que chaque Dame sera toute à tous : chaque homme, tout à toutes.

LA COMTESSE, avec exaltation.

Toute à tous ! J’aime ce noble cri de guerre ! Ah oui : j’y serai fidelle. Qu’un affreux prodige mure chez moi toutes les portes du plaisir, si je dérobe à la loi : ou mon peu de charmes et la vivacité de mes agaceries manqueront leur succès, ou je ne quitterai point la lice sans que chaque champion ait fait tout au moins un coup de lance avec moi ?

LA MARQUISE.

Comme elle y va ! Tout doux, l’amie : et les autres donc ?

(Au Comte.)


Madame suppose apparemment qu’il ne doit y en avoir que pour elle !

LE COMTE, baisant la main
de la Marquise.

Charmant souci ! Il est, pour demain, d’un bien heureux présage ! — Mais si nous nous dépêchions de dîner ? car il est indispensable d’aller coucher tous à Paris, où notre présence sera nécessaire pour différens préparatifs.

                  (La Marquise sonne et ordonne qu’on hâte le dîner. — Le Comte continue).


À propos ! J’oubliais de vous faire part d’un accident fâcheux arrivé à quelqu’un que je crois être ou du moins avoir été de votre connaissance !

LA COMTESSE.

Si vous le nommiez…

LE COMTE.

Le Vicomte de Molengin, garçon d’esprit, fort aimable ?

LA MARQUISE.

Nous le connaissons… comme cela.

LE COMTE.

Mélomane outré ? et, disait-on, le plus mauvais bandeur du Royaume ?

LA COMTESSE.

Nous en savons quelque chose.

(Haussant les
épaules.)


Et vous qualifiez cela d’homme aimable !

LA MARQUISE.

Au surplus qu’a-t-il fait ?

LE COMTE.

Il est mort.

LA MARQUISE.

Mort !

LA COMTESSE, souriant.

Il est mort en entier ?

LE COMTE.

Voici son histoire. Cet équivoque personnage, ennuyé de ne pouvoir employer agréablement l’un des plus distingués boute-joyes que la Nature eut jamais fabriqués, avait mis sa confiance dans un Docteur Italien, fieffé charlatan, dit-on, mais qui, d’abord, avait si bien ressuscité le Vicomte, que celui-ci se flattait tout de bon d’avoir enfin retrouvé ce qui lui manquait depuis si long-tems. Devenu presque vigoureux par artifice, le pauvre diable a bientôt abusé de cet état heureux. Malgré les pianò perpétuels de l’esculape ultramontain, c’était chaque jour quelque nouvelle aventure galante mise tellement quellement à fin. Bref, avant-hier… Que diable allait-il faire dans cette galere ! il s’était donné le régal d’une nymphe subalterne des coulisses Italiennes… il y a rendu l’ame avec la seconde bordée de son fluide génital.

LA COMTESSE.

Peste ! le bel effort qu’il avait fait ! deux fois !

(Elle hausse les épaules).
LE COMTE.

L’héroïne de cette tragédie étant l’une des plus zélées besogneuses en sous-ordre de chez la Couplet, j’ai pu savoir de celle-ci quelques détails. — La donzelle, après une premiere enfilade assez péniblement consommée, croyait en être quitte et pouvoir se délasser des fatigues d’un jour assez occupé. Elle se proposait donc de dormir et tournait le dos. Point du tout : à peine assoupie, elle se sent éveiller par une atteinte d’une douteuse vigueur, assez active pourtant pour que, ne voulant pas désobliger un homme qui paye, elle se croye nécessitée à donner quelques facilités. On pénetre ; elle reçoit tout ce qu’on peut lui mettre, et pour ne manquer à rien, elle berce de son mieux, quoique mourant de sommeil, le demi-roide engin, qu’elle reconnaît bien s’être planté là plutôt par vanité, qu’à l’instigation de quelque pressant desir. Cependant, comme au bout d’environ dix minutes, l’opération n’avançait point, la belle se lasse de cadencer ; le sommeil la surprend, et si fort que, tout d’une piece, elle dort jusqu’à l’apparition d’une fille-de-chambre chargée de venir faire jour à neuf heures du matin.

Au réveil, quelle surprise de se trouver encore enfilée !… Le premier mouvement est d’en rire et de vouloir complimenter l’infatigable bandeur. Point du tout : c’est qu’il n’y a plus de Vicomte ! Un cadavre froid et déja roide n’obéit plus à aucun mouvement ; la pauvre fille ne peut qu’à peine se dégager du bras immobile et pesant qui la tient enlacée : une horreur réelle succede alors à l’illusion du plaisir : la maîtresse, la soubrette, également pénétrées d’effroi, jettent les hauts cris et perdent la tête. On accourt : leur innocence ne peut être suspecte, mais on ne vient point à bout de les rassurer. L’infortunée chanteuse, saisie d’un tremblement convulsif, est bientôt privée de l’usage de ses sens… Heureusement pour elle, arrive, à travers la bagarre, son. répétiteur de chant, personnage acteur, habile dans plus d’un genre, et qui connaît sur-tout à fond, les ressources du tempérament de son écoliere… Il vous la saisit évanouie, la transporte dans une piece voisine, s’enferme avec elle, et lui administre, sans perdre un instant, une, deux et trois fois de suite la sublime électricité. Ce puissant secours la ranime enfin ; elle respire, ouvre les yeux, reconnaît son bienfaiteur, lui parle, l’embrasse… Elle est sauvée.

Pendant cette cure, la dépouille mortelle du pauvre Molengin a été enlevée et transportée dans son hôtel. Sur certains individus, l’impression des sens a seule du pouvoir. La nymphe des chœurs n’ayant plus sous les yeux l’hideux objet de son effroi, se rassure. Un déjeûner solide est servi. Ce nouveau topique acheve de la rétablir… Pour la clôture, le médecin et la malade vident un flacon de Madere à la santé du défunt : et, mieux encore, dans l’effervescence d’un unanime attendrissement sur son malheureux sort, ils retournent au boudoir et consomment une quatrieme passade pour le repos de son ame.

LA COMTESSE.

C’est faire, en vérité, trop d’honneur à ce fichu bandalaise. Toute sa vie, pourtant, il eut du bonheur le beau Molengin ! Mourir en foutant ! quelle félicité ! ô sort ! si je te suis chere, daigne un jour me favoriser d’un trépas aussi desirable !…





On est servi : ces Dames et le Prélat vont oublier en faisant une chere exquise, la lugubre anecdote de Molengin. — Le Comte, à son ordinaire, est charmant et fait des histoires à mourir de rire. Les sacrifices à Bacchus sont assez multipliés pour que les trois convives soient tout au moins en pointe, quand il est question de partir. Le retour à Paris se fait le plus gaiment du monde, non sans donner à la maligne engence des laquais matiere à de gaillardes réflexions sur ce qui pouvait se passer dans la voiture.





Le moment impatiemment attendu de se rendre à cette campagne où l’on devait si bien s’amuser était sur le point d’arriver. Le Palatin Morawiski, présenté chez la Marquise par le Prélat, y avait dîné. Ce Polonais, homme superbe à la vérité, mais ayant un certain air de gravité fiere et de recueillement qui décelait plus de penchant à l’ambition qu’aux folies voluptueuses, ne produisait pas sur l’ame et les sens de la Marquise, l’impression que l’introducteur s’était promise. À peine au moment du Champagne l’étranger parut-il s’humaniser, et pour lors, la transition fut si brusque, si affectée, qu’il sauta aux yeux des trois convives que cet homme venait de se dire :

Il convient cependant que je sois enfin sémillant et gai.

— La petite Comtesse, à côté du Prélat, lui serrait de tems en tems la main pardessous la nappe, pour lui faire comprendre combien elle le préférait pour menin, à son peu naturel ami. Au surplus, celui-ci n’avait rien dit, ni fait qui ne fût marqué au coin des plus nobles manieres et du savoir-vivre le plus raffiné. — La fin du repas n’eut pas été bien amusante, si le Comte, qui depuis le matin avait en poche la liste des acteurs de la future fête enrichie de notes rapides qu’y avait jetées l’officieuse Couplet, n’eût tiré ce papier de sa poche et proposé d’en faire lecture. Ces Dames témoignerent que cela leur ferait grand plaisir. Le Tréfoncier se mit donc à lire ce qui suit. —

« Les Messieurs et les Dames qui honoreront ce soir de leur présence ma petite fête, ayant bien voulu consentir à s’y rendre sans fracas en nombre pair, je me suis assurée d’avance de l’ordre que cet arrangement produira. Il en résulte que l’on verra se réunir à… les personnes ci-dessous désignées.

1er . couple. Monsieur le Comte…

(Parlé.)


— C’est moi. —

(Lu.)


avec Mme . la Comtesse de Motte-en-feu. —

(Parlé.)


(On nous a dispensés de notes.)

(Lu.)


— 2e. couple. M. le Palatin Morawiski — Madame la Marquise…

LA MARQUISE.

C’est nous : sans notes apparemment ?

LE COMTE.

Sans notes. —

(Il continue de lire.)


— 3e. couple. Le Comte Chiavaculi — Ladi Où-veut-on ! —

(Parlé.)


— Il y a certainement ici quelque faute d’ortographe. Je gagerais que le nom de cette Anglaise s’écrit autrement. Voyez :

                  (Il montre ce nom écrit comme il est imprimé plus haut : nous ignorons comment il s’écrivait en Anglais.)

LA COMTESSE.

Les notes ?

LE COMTE, lit.

Le Comte Chiavaculi est un Seigneur Napolitain, auquel il manque la moitié de chaque jambe ; on aura le plaisir d’apprendre de bouche à Monseigneur l’histoire de cet accident[5]. Cet Italien a l’infamie d’abhorrer ce que les Dames ont de plus attrapant et n’aime de leur sexe que ce qu’il a de commun avec le masculin, dont, en revanche, il est idolâtre. Je ne sais comment suffire aux prodigieux besoins et caprices de cet original. Au surplus, il est opulent et prodigue ; et je l’ai d’autant plus volontiers inscrit au nombre de mes acteurs de ce soir, qu’il doit donner pour son compte, à la compagnie, la moitié d’un bien étrange spectacle. Ladi, qui peut-être l’est un peu de contrebande, est du moins une Dame fort riche. Elle se dit malade, quoiqu’elle fasse à tort et à travers des excès qui supposent celui de la santé. Elle surpasse en luxure et en complaisance mes plastrons les plus infatigables. Elle veille, boit, jure, se bat au besoin avec ses amans et ses domestiques…

LA MARQUISE.

Voilà une jolie petite personne et de bien bonne compagnie, en vérité ! — Faites-nous grace du reste de son article.

LE COMTE, lit.

4e. couple. Sir John Kindlowe, — Mlle. d’Angemain. Note. Sir John, frere de Ladi, est un marin des plus bruts, mais beau comme le dieu Mars : dans l’Inde, où les femmes sont très-précoces, il a pris la manie des enfans ; à Paris, il lui en faut de 11 à 13 ans au plus, et, ce qui me fait enrager, c’est qu’il est assez, connaisseur en pucelages ; je suis aux expediens pour lui en fournir de véritables. Au surplus, il s’accommode de tout. Cet Anglais sera le second acteur principal du spectacle, dont j’ai déja parlé. — Mademoiselle d’Angemain est une fille de condition pauvre, mais parfaitement élevée, un peu passée quoique jeune ; elle fait peu d’heureux : mais pour tous les apprêts du bonheur, elle a des talens si rares que mes infirmes les plus désespérés ne passent jamais par ses mains sans se trouver en état de faire gagner l’avoine à quelqu’une de mes filles…

LA COMTESSE.

Il me vient une idée. Comte ? c’est d’arranger cette magicienne avec l’ami Dupeville : l’œuvre serait méritoire. C’est dommage de laisser ce talent au bordel.

LE COMTE.

J’aime qu’on se souvienne ainsi de ses amis…

LA MARQUISE.

Elle a raison. Dupeville a besoin d’une compagne. Il a le cœur excellent. Nous ferons la fortune de cette Demoiselle, Après ?

LE COMTE, lit.

5e. couple. — Le Baron Immer-Steiff : — la Vicomtesse de Chaudpertuis. —

(Parlé.)


— Sans notes ; mais je les connais tous deux ; le Baron est un grand, gros et gras Bavarois, bon buveur, bon fouteur. (Pardon, cela m’est échappé.) Mais, pardieu, la chere Vicomtesse, (à qui j’ai eu l’honneur de rendre quelques hommages) aura bientôt fait d’ajouter une lettre au nom du pauvre diable[6].

LA COMTESSE.

Cela nous passe : allez.

LE COMTE, lit.

6e. couple. Monsieur Lecker. —

(Parlé.)


— Je le connais aussi : c’est le fils d’un riche Banquier de Dresde. —

(Il lit.)


et Madame de Condouillet : note : elle fait l’étroite, et prétend n’admettre aucun homme de forte proportion à l’abordage. Mais, dix heures du jour sur le dos, elle lasse à la gamahucher trois chiens, son laquais, son coiffeur et son maître de musique.

LA MARQUISE.

La Couplet se moque des gens, quand elle veut nous mêler avec ce monde-là.

LA COMTESSE.

Point d’humeur, Madame. De quoi s’agit-il enfin ? de libertiner : nous faut-il pour cet objet, la compagnie de vestales, de bégueules prétendant aux mœurs !… Laissez-la dire, Comte, et poursuivez :

LE COMTE.

Peste ! voici du grand ! —

(Il lit.)


7e. couple. — Le Prince de Lowenkraffe : — la Princesse de Stolzinskoff. — Note : le Prince est un Seigneur Danois, diplomatisé à Vienne, gourmé comme le Comte de Tufiere[7] ; bravache sur le chapitre de la vigueur, mais, comme à titre d’homme d’importance et d’allié d’Hercule, il a voulu se frotter à la Princesse en question, cet homme trop infatué de ses avantages, est tombé comme une mauvaise épître… D’arrogant vainqueur, il est devenu un ridicule esclave, humilié dix fois par jour par le service non secret de trois géants domestiques, dont l’insatiable Princesse fait son amusement journalier. Cette Dame au surplus est unique pour la haute stature, la perfection des formes, la blancheur et la finesse de la peau ; mais elle a contre elle une fierté dédaigneuse si superlative, et son tempérament égoïste est si mal en proportion avec les ressources ordinaires que fournit notre bon pays, qu’elle est repoussante pour tous nos amateurs et n’en peut attacher un seul à son char.

LA MARQUISE.

Eh bien, Comtesse ? celle-ci vous dégote, ma fille.

LA COMTESSE.

Je ne me pique pas d’être un môle de luxure contre lequel doivent se briser tous les desirs. J’aime à les faire naître, à les fomenter, à les satisfaire, à les ressusciter. J’en fais gloire. Personne ne sortit jamais humilié de mes bras, ni méditant le projet ingrat de n’y plus revenir. Sur ce pied, j’ose me préférer à celle qu’on m’oppose. Au reste, je la verrai ce soir, je prendrai sa mesure, et n’hésiterai pas à la défier si je la trouve digne de ma colere : on saura qui de nous deux a plus de talent et d’intrépidité.

LE COMTE.

Magnanime dévouement, ma chere Comtesse : d’avance je parie pour vous…

LA MARQUISE, à la Comtesse.

Je suis enchantée d’avoir pu te piquer, puisque cela nous vaut d’avoir vu dans tout son jour la portée de ton insigne émulation…

LE COMTE, interrompant.

Voilà qui est fort bien : mais si nous nous jettons ainsi dans les égarées, notre lecture ne finira jamais.

LA MARQUISE.

Nous écoutons.

LE COMTE, lit.

8e. couple. Le Marquis Dietrini : — Mlle. de Nimmernein. Note. — Le Marquis, beau, jeune et riche Florentin, serviteur des Dames à posteriori, sans cependant les négliger sur le pied courant. — Mlle. de Nimmernein…

(Parlé.)


(Celle-ci je la connais à fond. Voyons ce qu’en dit la note.)

(Lu.)


Blonde parfaite, à qui l’horreur d’épouser un vieillard puant et bossu fit déserter l’Allemagne.

(Parlé.)


(Le fait est véritable.)

(Il lit.)


— Elle est douce comme un agneau, se pâme dès qu’on la touche, se laisse violer tant qu’on veut ; devient, par une suite de sa constitution physique et morale, la victime de tous les caprices. Fille d’esprit, instruite, ayant des talens, tout lui convient, comme elle convient à tout le monde. Avec les gens froids, elle raisonne ; avec les enjoués, elle rit ; boit avec les buveurs ; jure et fait tapage avec les militaires : en un mot, joue, veille, hausse et baisse tous les tons, selon que l’exige la scene dans laquelle elle se trouve chargée d’un rôle.

(Parlé.)


— Ce portrait est parfaitement ressemblant : toutefois comme dans les momens décisifs, elle ne se mêle de rien et ne partage point la besogne, bien des gens pourraient ne pas goûter son indolente jouissance. J’ai eu le premier, à Paris, ce chef-d’œuvre germanique. Tête-à-tête avec Mademoiselle de Nimmernein dans ma petite maison des boulevards, je la mets nue… Oh ! sans hyperbole, je crois voir respirer Galathée après le dernier coup de ciseau de Pygmalion. Ivre de desir, je la renverse à moitié sur le bord d’un grand lit : à mon approche, elle devient rose de la tête aux pieds : immobile, elle m’attend, me reçoit, me laisse faire sans se donner autre peine que celle de déployer en crucifix deux bras de proportion divine et de soupirer en murmurant, her ïésus !… mein Gott ! Ses entrailles frémissent… Je me sens à la nage, et voilà deux grands yeux bleus fermés, ma nymphe morte, distillant après ma retraite, l’humeur bouillante où je venais d’être noyé…

Cependant je me rappelle qu’une lettre d’affaires très-importante exige de ma part une prompte réponse : j’écris trois pages et reviens à ma beauté. Elle na pas changé d’attitude ; un baiser profond à travers deux rangs de perles lui fait pousser un soupir. — Que d’attraits ! m’écriai-je, pénétré d’admiration et semant par-tout mes brûlantes caresses. Mais quoi ! ne pourrais-je donc pas jouir de l’aspect enchanteur de tout ce que me dérobe votre pose actuelle ! Je n’ai pas achevé que déja la charmante Nimmernein s’est roulée sur le ventre, les jambes pendantes, le rable horizontal et les fesses en valeur. Nouveau prodige de perfection ! Je me sens renaître mille fois plus épris. Je baise et presse les superbes cheveux, je rends hommage à la chûte de reins… miraculeuse ! Un cul d’albâtre, enfin, comment ne pas le dévorer ! Je le traite comme les plus belles joues, comme la plus jolie bouche… Faut-il tout vous dire ? Entraîné par un charme irrésistible, j’attaque, sans dire gare, ce cul divin et le viole sans obstacle. — Sodan ! (se contente-t-on de me dire d’une voix douce comme un flageolet) macht hurtig, mein hertz ; es tadz mir veh !

LA COMTESSE.

Ce qui signifiait ?

LE COMTE.

Oui-dà ! fais vîte, mon cœur ; cela me fait mal.

LA MARQUISE, souriant.

Voilà qui est à merveilles. Mais si nous nous jettons comme cela dans les égarées, jamais la lecture ne finira.

LE COMTE, lui baisant la main.

J’ai tort. —

(Il lit.)


9e. couple. M. le Bailly de Foutsept ; Madame la Comtesse d’Ogreval. Note. Le Bailly à la vérité, quoiqu’approchant de la cinquantaine, va loin quand il s’y met ; mais cela ne lui arrive qu’une fois par semaine : c’est aujourd’hui son jour. Madame d’Ogreval, qu’il entretient, n’observe pas le même régime ; le jour de travail de son ami en est un de repos pour elle. Ils se mettent réciproquement la bride sur le cou pour cette nuit, où probablement Mme . d’Ogreval fera des siennes.

10e. couple. Le Chevalier de Saint-Bernard : Madame Durut : (note) cousin et cousine. Le cavalier, entre nous, est un moine en dignité, qui garde l’incognito ; sa parente, le chef-d’œuvre de l’embonpoint, est une délicieuse bourgeoise, veuve d’un négociant avare et millionnaire. Comme elle fait en tout l’opposé de son mari, elle met actuellement autant d’activité à dissiper le trésor, que l’harpagon en mit à l’amasser. Sa fureur est de faire la grande Dame et la protectrice des talens. Elle soudoye deux abbés, beaux esprits, un violon de l’opéra, un peintre en galanteries, et, sous main, elle soutient, bon an mal an, dans Paris, quatre ou cinq Gardes du corps.

LA MARQUISE.

Cette femme pourra bien mourir à l’hôpital.

LE COMTE, lit.

11e. couple. — M. Cazzoforté ; — Madame de Brisamants. — Note. C’est un arrangement fait d’hier. L’italien a les vertus et les allures d’un crocheteur : je lui ai lâché cette bacchante pour l’assouplir.

LA COMTESSE.

On pourra lui donner ce soir une petite leçon.

LE COMTE, lit.

12e. couple. — Le Commandeur Pottamico : M.lle de Pinamour. — Note : nouvel arrangement encore. Gens délicats : petits besoins, petits plaisirs filés et rares…

LA MARQUISE.

Ces gens-là seront bien déplacés ce soir ! ils m’affadissent ! Passez.

LE COMTE, lit.

13e. couple. — Mr. Vanhuren : M.me de Foutencour. —

(Parlé.)


(Encore une de mes connaissances.) Note : Vanhuren est un laid et lourd Hollandais, qu’ont enrichi trois grosses banqueroutes : par goût, il n’aime que le dernier ordre des coquines ; mais comme il s’est mis en tête de faire agréer, par notre Gouvernement, je ne sais quel plan de manufacture, il a desiré de connaître quelque intrigante capable d’appuyer son projet. À cet effet, je l’ai arrangé avec cette brûlante haridelle de Foutencour, aux grands airs, à la langue dorée, et qui, pour avoir violé, par-ci, par-là, quelques jeunes présentés, croit tenir à tout. Son véritable crédit, pourtant, porte sur les sous-ordres et valets de Versailles, dont il n’est aucun qui ne la sache par cœur, l’ayant eue à leurs trousses depuis dix ans, pour mille sollicitations, sur le succès desquelles elle ne refusa jamais des à-comptes, sauf à faire des ingrats, et à tromper l’espoir de ses commettans…

LA MARQUISE.

Ah, ah ! M.me Couplet s’amuse à médire. C’est passer un peu les bornes de la simple instruction.

LE COMTE, souriant.

La lecture ne finira jamais. —

(Il lit.)


14e. couple. — Mr. de Bout-à-fond : M.me de Forgésy. — Note : Bout-à-fond, gentilhomme de province, à prétentions auprès des femmes à tempérament. Celles à qui je l’ai fourni, s’en louent assez : il cherche à gagner quelque place ou à faire un mariage. — M.e de Forgésy, jolie veuve, passablement riche, lui conviendrait. Mais elle m’a dit, en confidence, qu’elle compte l’essayer pendant six mois, afin de pouvoir être bien sûre de ne pas faire un pas de clerc, en épousant un homme dont les soins pourraient manquer de suite.

LA COMTESSE.

Peste ! quelle prévoyance !

LE COMTE, lit.

15e. couple. — Le Vicomte de Phalhardi : la Baronne de Matevits. —

(Parlé.)


(Encore une des miennes !)

(Lu.)


Note. — Le Vicomte, j’en suis bien sûr, a fourbi, depuis 12 ans, plus de 4000 créatures humaines. Jamais il ne voit la même deux fois, il en change tous les jours, et en voit plutôt deux qu’une. Jouant à ce jeu dangereux avec un bonheur incroyable, jamais il n’eut la moindre menace de mal vénérien…

LA COMTESSE, interrompant.

On dit qu’il y a des êtres inaccessibles à sa contagion.

(Montrant la Marquise.)


Elle, moi, bien d’autres en sont des exemples.

LE COMTE, avec un soupir.

Ah ! que ne puis-je aussi me citer ! Mais !… loin d’ici souvenirs funestes. Voyons le reste du Vicomte. —

(Il lit.)


Cet enragé, depuis que l’eau d’un certain médecin a pris faveur, s’est jetté dans la plus vile classe des malheureuses. La halle au bled, la rue St.-Honoré, le boulevard même, il a tout écumé. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, dès qu’il rentre en bonne compagnie, cet homme est charmant. On n’a pas plus de politesse, plus d’égards pour les femmes honnêtes, plus de ce qui sait entraîner tous les suffrages. — La Matevits (que je lui prête, et qu’il ne se piquera pas de baiser plus d’une fois) est une brune de cinq pieds 5 pouces, qui met sa gloire à momiser[8] ses pratiques. Je n’ose l’employer avec des gens à petite santé, car je craindrais de commettre des assassinats. — Elle aime aussi les femmes.

LA COMTESSE.

Bonne connaissance : je veux lui faire amitié.

LE COMTE, lit.

16e. couple. — Le Chevalier de Pinnefiere : M.lle des Ecarts. — Note : le Chevalier bande comme un Carme, lime sans relâche et ne finit jamais. Sa compagne, fille du grand genre, susceptible de passions outrées, ardente comme un volcan, compte, dans son roman, vrai quoiqu’à peine croyable, six enlevemens et trois lettres de cachet. Deux fois elle s’est échappée par séduction ; la troisieme, elle a mis, en douceur, le feu au couvent, et s’est tirée d’affaire à travers ce désastre. Elle a coûté la vie à trois adorateurs, mécontens de ses mauvais procédés, et que des rivaux plus heureux ont mis sur le carreau. Certain infidele a reçu de l’héroïne elle-même, un grand coup d’épée, en duel. M.lle des Ecarts, enfin majeure, sans famille et jouissant d’une fortune honnête, vit sans éclat, et l’on ne pense plus à ses folies.

LA MARQUISE.

Je ne sais plus, en vérité, si j’ose être de cette partie ! Quel choix de gens !

LA COMTESSE.

Vas te faire lanlaire avec tes scrupules. — Comte ? ne lui laissez, pas le tems de nous dire des pauvretés. Allez.

LE COMTE, lit.

17e. couple. — Le Vidame de Pillemotte. — M.me de l’Enginiere. — Note : un Gascon des mieux faits, des plus amusans, des plus vains et des plus gueux. M.me de l’Enginiere l’entretient…

(Parlé.)


Je connais encore cette bretteuse-là. — Sortant une nuit, avec elle, d’une maison de jeu, et n’ayant pas ma voiture, j’acceptai l’offre que M.me de l’Enginiere me faisait de me ramener ; mais comme son équipage était (à dessein, je crois) une désobligeante[9], dans le fond de laquelle on me fit asseoir, force me fut d’avoir la Dame sur mes genoux : elle avait eu la précaution de se trousser jusqu’aux hanches. Un instant après, elle trouva que mes breloques la blessaient. Pour s’en délivrer, elle eut la distraction de me déboutonner complétement ; je compris, en homme du monde ce que cela voulait dire, et… je m’exécutai. La chose se passait tout au mieux : on m’avait fourré-là : nous ne cessions point de parler de la société que nous quittions, des événemens du jeu, des nouvelles du jour. — Pourtant, lorsque M.me de l’Enginiere, au-delà des ponts, comprit que nous approchions de mon hôtel : « Il est tems de penser à nous, dit-elle, et voilà ma diablesse à se trémousser sur moi de maniere à me faire craindre que la voiture ne se défonçât. — L’ardeur brûlante de cette Messaline m’entraînait, je réalisai. — Ça, me souffla-t-elle dans l’oreille, comme on arrêtait pour me descendre, ne rentrez pas à la vue de votre livrée, sans vous bien envelopper de votre redingotte. » Je ne savais d’abord ce que pouvait signifier ce conseil. Mais, après l’avoir, à tout hasard, suivi, je fus au fait lorsqu’aux lumieres, je me vis souillé, du haut en bas, d’un déluge menstruel. Je n’y songe point encore sans effroi, moi l’ennemi juré de cette saloperie, et qui suis bien dans mon état, quant à l’horreur que me cause du sang ainsi versé.

LA MARQUISE.

Voilà, sans contredit, la plus impudente coquine…

LE COMTE.

D’autant mieux qu’elle riait aux larmes en me quittant… N’y pensons plus…

(Il lit.)


18e. couple. — Dom Plantados : Madame de Curival. Note : cette Dame est la femme d’un vieux Colonel Suisse, chez, lequel Dom Plantados, grand personnage (fier et poltron, quoique Portugais) est trop circonspect pour mettre le pied : on ne se voit que chez moi. Je soupçonne M.me de Curival, qui n’est plus de la premiere nouveauté, de ne s’attacher le flegmatique et hautain Plantados, qu’au moyen de quelque goût honteux qu’il aurait, et que je connais, à son amie, bien du penchant à contenter. Il est vrai que le ravage des couches a furieusement gâté les charmes antérieurs, et que les autres sont, au contraire, d’une beauté surprenante. Cette femme-là me fait gagner beaucoup d’argent. L’époux sourcilleux est pour quelques jours à Versailles, ce qui donne de la marge pour ce soir.

LA MARQUISE.

Ces pauvres maris ! comme on les dupe !

LE COMTE, lit.

19e. couple, — M.r Eselsgunst[10] : M.me de Caverny.

LA COMTESSE.

Quels diables de noms !

LE COMTE, lit.

Note : — Eselsgunst est un Allemand qui tient, par je ne sais quel fil, au corps diplomatique.

(Parlé.)


C’est le chargé d’affaires de deux ou trois de nos petits Souverains germaniques.

(Il lit.)


Cet homme est monstrueusement emmanché, et je lui crois, quoiqu’il en doute, une atteinte de Satyriasis. — 11 pouces de long, sur 7 pouces 6 lignes de circonférence.

LA COMTESSE.

Charmant ! — Ah, parbleu, Me. de Caverny, vous nous le prêterez, ne vous en déplaise, un moment ce soir.

LE COMTE, lit.

M.me de Caverny, femme des plus jolies, penchant vers le sentiment, et qui, malgré cela, n’a pas laissé de distribuer, chez moi, ses largesses à plus de cent personnes. Il faut du pain. Eselsgunst l’entretient mesquinement, mais au défaut de l’utile, on trouve chez lui l’agréable ; c’est à quoi la sensible Caverny tient encore plus qu’à l’argent. Un rapport de conformation assez rare, fait que ces deux êtres s’aiment beaucoup, et la Dame ne s’est pas très-volontiers décidée à se trouver-là ce soir. Mais, à l’argument sans réplique que son amant veut y recueillir de quoi mander quelque chose à sa cour par le courier prochain, elle s’est rendue, et c’est ce qui vous procurera le plaisir de la voir.

LA MARQUISE.

Ces détails commencent à me fatiguer. Est-ce tout ?

LE COMTE.

Encore un article : —

(Il lit.)


20e. couple. — Le Chevalier de Pasimou : Madame des Clapiers.

(Parlé.)


Je les ai fureté tous deux, ces Clapiers-là. J’en connais peu d’aussi logeables…

LA MARQUISE.

Vaurien, taisez-vous. —

(À la Comtesse.)


Il va nous faire encore quelque commentaire saugrenu.

LE COMTE.

Vous m’attaquez ! Eh bien, pour vous faire enrager, j’ajoute, avec fondement, que je crois avoir aussi pratiqué ce Pasimou, tandis qu’il portait la soutane. Voyons la note :

(il lit.)


le plus beau jeune homme qu’on puisse voir, et peut-être le plus aimable. Ci-devant abbé,

(Parlé.)


Tout juste ; c’est le même.

(Il lit.)


c’est maintenant un excellent officier.

(Parlé.)


J’en suis fort aise.

(Il lit.)


Il a quelques défauts.

(Parlé.)


Je lui ai connu celui d’être un peu bardache : mais tant d’honnêtes gens le sont !

(Il lit.)


Les femmes ont soin de lui…

(Parlé.)


Les hommes, quand cela lui plaira, seront fort à son service.

LA MARQUISE.

Insupportable homme, finirez-vous ?

LE COMTE.

Là, là : je promets de ne plus y mettre un mot du mien.

(Il lit.)


Les femmes ont soin de lui, mais il est si galant, si complaisant, et fait tant d’honneur à leur libéralité, qu’aucune n’est mécontente. C’est, en un mot, le phœnix des hommes à bonnes fortunes. —

(Parlé.)


C’est tout.

LA MARQUISE.

J’aime ce Pasimou à la folie. Voilà comment il eût fallu que fussent tous nos Cavaliers de ce soir.

MORAWISKI.

Et toutes nos Dames, comme vous.

                  (Il prend en même-tems et baise amoureusement la main de la Marquise.)

LE COMTE, parodiant avec la Comtesse.

Ou comme elle.

LA COMTESSE, souriant.

Peste ! j’en suis aussi ! —

(À Morawiski.)


Écoutez-donc, mon cher Palatin ? vous avez bien fait de dire enfin quelque chose, car je vous croyais en léthargie.

MORAWISKI.

Daignez m’excuser ; mais de si grands et si chers intérêts viennent quelquefois me distraire de ce qui m’attache le plus, que je fais alors la sottise d’envoyer mon ame en Pologne, tandis que ma personne matérielle demeure où l’on me voit.

LA COMTESSE.

À la bonne heure ; mais comme votre langue en fait partie, et qu’elle doit savoir dire de jolies choses, gardez-nous-la, s’il vous plaît.

LA MARQUISE.

Pendant que nous nous amusons de balivernes, le tems se passe…

(Elle regarde à sa montre.)


Plus de cinq heures ! et j’ai, je ne sais combien de petites choses à faire avant de partir. —

(Au Comte.)


Y pensez-vous donc, méchant homme, de nous avoir ainsi mises en retard avec votre scandaleuse gazette ! —

(Elle se leve et va s’occuper des petits soins qu’elle vient d’annoncer. La Comtesse et les deux Cavaliers vont, en l’attendant, prendre l’air sur une terrasse. — Bientôt après, on monte dans un carrosse à six chevaux, et l’on vole au rendez-vous du pique-nique.)


Fin de la huitieme Partie.
  1. Il paraît que ce Monsieur de Fortbois était un grand connaisseur.
  2. Voyez le 1er . Vol., pag. 30.
  3. Voyez le 1er . Vol., pag. 188.
  4. De la Laitiere et tes Chasseurs, opéra comique.
  5. Comme ce détail ne se trouvait nulle part dans l’ouvrage du Docteur, on s’est informé de ce Comte Chiavaculi, et voici ce qu’on a recueilli concernant cet infortuné personnage. — Beau comme un ange à l’âge de 20 ans, il eut le malheur de s’amouracher d’une bégueule. N’ayant pu séduire ce Dragon de Vertu, l’ardent jeune homme imagina la réussite du viol, et, pour cela, certaine soubrette achetée avait laissé complaisamment entr’ouverte une fenêtre de la chambre à coucher. À l’heure où le Tarquin présomptif suppose sa cruelle bien endormie, il tente l’assaut ; mais elle s’éveille au plus léger bruit, s’élance hors du lit, voit un homme sur le point d’enjamber chez elle, se trouble, s’irrite, le repousse si malheureusement pour lui, que, renversé avec son échelle, il y demeure engagé par les deux jambes qui se brisent au-dessous des mollets. — Avant que, d’après l’alarme donnée au-dedans, on n’ait été voir dehors ce qui pouvait s’y passer, surviennent deux coquins ; ceux-ci trébuchent, trouvent un homme évanoui, le dégagent, non pour lui donner du secours, mais pour pouvoir le dépouiller plus à l’aise dans un cul-de-sac peu distant. C’est là que le pauvre diable, abandonné sans vêtemens, et devant y passer une nuit longue et froide, a tout le tems de déplorer sa passion funeste et de maudire, avec sa barbare amante, tout le sexe qui donne de l’amour. Il sent que sa vie est en danger, et fait vœu, s’il échappe à la mort, de n’avoir de ses jours rien à démêler avec les femmes. Le jour lui procure enfin des soulagemens, mais trop tardifs : on ne peut le sauver à moins qu’il ne consente au sacrifice de ses jambes incurables. — Le Comte guéri, devient dévot outré. Au bout de deux ans, la nature trop long-tems réprimée se révolte, prend le dessus. Du respect qu’on a pour le vœu cité naît le goût palliatif des gitons. On s’y livre ; il croît ; il devient une passion, une rage enfin. Tous les pareils du Comte n’ont pas à donner d’aussi bonnes excuses de leur dépravation. (Note du Traducteur.)
  6. Immer-Steiff, en allemand, signifie toujours roide. — En ajoutant un N à Immer, c’est Nimmer, qui signifie jamais.
  7. Le héros du glorieux de Destouche.
  8. Dessécher, réduire à l’état de momie. C’est apparemment ce qu’a voulu dire la Couplet.
  9. Voiture à une seule place, il y en a peu.
  10. Eselsgunst, signifie, en Allemand, bel attribut de l’âne.