Le Diable aux champs/2/Scène 9

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Calmann Lévy (p. 87-91).



SCÈNE IX


Sur le chemin de Mireville à Noirac.

JENNY, seule, marchant vite. — Je vous avoue que j’ai peur… Je ne suis pas habituée à marcher comme cela, le soir, dans la campagne, et je crains toujours de m’égarer. Si je voyais un loup, je perdrais la tête ; mais on dit qu’il n’y en a pas dans ce pays-ci. Il fut un temps où j’aurais été avec vous à travers le feu, un temps où le feu n’aurait pas osé me brûler, où les loups n’auraient pas osé me manger. C’était le temps où vous m’aimiez… À présent, je suis toute seule sur la terre. — Ah ! mon Dieu ! à qui est-ce que je croyais parler ? Je suis toute seule, en effet ; je ne pourrai donc jamais me déshabituer de m’entretenir dans ma pensée avec lui, comme s’il était là ? Qu’est-ce qui vient donc sur le chemin ?… Ah ! c’est Florence. Cela me rassure de voir quelqu’un !

FLORENCE. — J’allais vous chercher, mademoiselle Jenny.

JENNY. — Ah ! de la part de madame ? Elle est inquiète de moi ?

FLORENCE. — Non, c’est moi qui étais inquiet de vous.

JENNY. — Je vous en remercie, car je conviens que je n’étais pas bien rassurée. Voilà les jours qui deviennent courts !

FLORENCE. — Je serais venu plus tôt au devant de vous, si je m’étais senti libre ; mais j’attendais le coucher du soleil pour quitter mon ouvrage, et il me semblait que ce soir il faisait bien des façons pour se retirer ? Aimez-vous mieux marcher seule, ou serez-vous moins fatiguée si je vous donne le bras ?

JENNY. — Je vous donnerais le bras bien volontiers ; mais voyez, dans ces chemins pierreux, je crois qu’il est plus commode de ne pas marcher deux de front.

FLORENCE. — Est-ce que madame de Noirac vous envoie souvent comme cela, seule, dans la campagne ?

JENNY. — Non, c’est la première fois.

FLORENCE. — Si elle recommence, vous devriez lui représenter qu’une jeune fille est exposée dans ces chemins peu fréquentés, et à l’approche de la nuit surtout. Est-ce que vous venez de loin ?

JENNY. — Oh ! non, ce n’est pas bien loin ! Comment saviez-vous de quel côté j’étais ?

FLORENCE. — Parce que je vous ai vue partir ; j’ai pris la même direction, et le bon Dieu a fait le reste.

JENNY. — Et comment avez-vous su que c’était madame qui m’envoyait ?

FLORENCE. — Parce que j’étais bien sûr que vous ne sortiez pas ainsi seule pour votre plaisir.

JENNY. — Oh ! si je n’étais pas poltronne et qu’il n’y eût aucun danger pour moi, je courrais bien volontiers le jour et la nuit, car j’ai de bonnes jambes ! J’étais habituée à trotter, à Paris, et c’est bien beau, la campagne ! C’est bien plus beau que Paris.

FLORENCE. — Ah ! n’est-ce pas ?

JENNY. — Quand je suis arrivée ici, ce grand château, ce grand ciel, ces grands terrains, tout cela m’effrayait. Je n’étais jamais sortie de Paris, moi, et je ne croyais pas pouvoir vivre ailleurs. Mais, dès le lendemain, je me suis aperçue que la campagne, c’est vraiment le paradis, et, à présent, je ne voudrais plus jamais la quitter.

FLORENCE. — Mais la campagne doit vous rappeler cependant…

JENNY. — Elle ne me rappelle rien du tout.

FLORENCE. — Vous dites que vous n’êtes jamais sortie de Paris ! Vous n’alliez jamais vous promener le dimanche à Montmorency, avec…

JENNY. — Avec Gustave ? jamais ! Je n’avais pas le temps ; j’allais voir ma pauvre vieille tante, aussitôt que le magasin était fermé, et Gustave venait le soir manger des marrons avec nous. Nous faisions une partie avec ma bonne tante, et Gustave s’en allait à dix heures.

FLORENCE. — Ah ! je suis heureux… pour vous, que la campagne ne vous rappelle aucun souvenir attristant. Comme c’est beau, n’est-ce pas, de voir les étoiles et tout l’horizon.

JENNY. — Et comme l’air sent bon ici ?

FLORENCE. — Aimez-vous à entendre chanter tous ces oiseaux, tous ces insectes ?

JENNY. — Moi ? oh ! j’aime même à écouter chanter les grenouilles. Il me semble qu’elles se racontent tant de choses intéressantes ! Elles en disent tant, et elles se dépêchent tant !

FLORENCE. — La grive cause mieux et a bien plus d’esprit : L’entendez-vous ?

JENNY. — Comment, c’est une grive qui chante si bien que ça ? Le joli air ! ça ressemble à une chanson, et je crois que je pourrais la chanter.

FLORENCE. — Que croyez-vous qu’elle dise ?

JENNY. — Mon Dieu, je crois qu’elle dit ce que nous disons : « Le ciel est beau, les étoiles brillent, et l’air sent bon ! »

FLORENCE. — Oui, voilà ce qu’elle dit, je le crois aussi. Je crois que la nature ravit de joie tous les sens de toutes les créatures, et que les plantes elles-mêmes…

JENNY. — Les feuilles, les fleurs ? vous croyez ?

FLORENCE. — Regardez ces grandes marguerites sauvages qui sortent leurs figures blanches des broussailles, à côté de vous.

JENNY. — Oui, elles ont l’air de bayer aux étoiles, comme moi ! ah ! quelles sont jolies !

FLORENCE. — Les voulez-vous ?

JENNY. — Non ! si elles sont contentes, pourquoi les déranger ?… À propos, monsieur Florence, avez-vous pensé au bouquet de madame, à l’heure de son dîner ? Je n’y étais pas…

FLORENCE. — J’y ai pensé, et je le lui ai envoyé par mon confrère le potagiste, commis, il s’intitule.

JENNY. — Ah ! mon Dieu ! cela lui aura déplu, à madame ! Elle prétend que les bouquets de monsieur Cottin sentent toujours l’oignon !

FLORENCE. — Bah ! l’oignon est une senteur de haut goût qui doit être saine pour les femmes nerveuses.

JENNY. — Monsieur Florence, je ne vois qu’une chose à vous reprocher, c’est que vous parlez de madame un peu légèrement, et c’est injuste : vous ne la connaissez pas.

FLORENCE. — Si fait, car je connais ses pareilles, et toutes ces dames-là sont les mêmes. C’est comme leurs adorateurs : qui a vu un lion les a tous vus. Et cependant hommes et femmes de ce genre-là cherchent à se faire remarquer et affectent des goûts excentriques ; mais comme ils se copient tous les uns les autres, il n’y a rien de surprenant ni d’original en eux.

JENNY. — D’où donc connaissez-vous comme cela les gens du monde ? Vous avez donc déjà fait, comme on dit, beaucoup de maisons ?

FLORENCE. — Non, c’est la première où je sers ; mais je suis observateur, et les êtres humains ne sont pas plus mystérieux que les plantes. Savez-vous à quoi madame de Noirac a employé le temps de votre absence ?

JENNY. — Non !

FLORENCE. — À tirer au pistolet, à cheval, sur des têtes disposées dans le manége. — Et puis un caprice ! « Monsieur Florence, venez ici… » C’était pour avoir un spectateur ; monsieur Gérard ne lui suffisait pas. On a fait son effet sur lui ! Moi, j’ai été sournois, j’ai fait comme un homme blasé sur les exercices de l’hippodrome, et je n’ai pas seulement regardé en lui parlant. — Madame veut des fleurs autour du manége, sur les talus ? on en fera mettre ; et me voilà parti !

JENNY. — Mon Dieu, comme vous paraissez enclin à dénigrer madame ! Ce n’est pas bien, et nous ne serons plus amis si vous continuez. Madame ne pense pas du tout à faire de l’effet. Elle s’amuse, voilà tout. Laissons cela ! J’aime mieux écouter la grive et regarder le ciel.