Le Diable aux champs/3/Scène 5

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Calmann Lévy (p. 126-132).



SCÈNE V


À l’autre bout de la place du village


DAMIEN, EUGÈNE, MAURICE, PIERRE, COTTIN,

avec un chariot traîné par un gros cheval ; une douzaine de paysans les suivent et les entourent. Les gens du village sortent de chez eux pour les regarder. MYRTO s’approche aussi. GERMAIN arrive de son côté, avec

d’autres paysans.

MAURICE. — Halte ! Garde à vous ! En manœuvre ?

DAMIEN. — Allons donc, vous autres, vous n’entendez donc pas ?

EUGÈNE. — Silence dans les rangs, quand l’officier commande !

MAURICE. — Allons, recommençons ça…


      En manœuvre !
      Déchaînez !
      Au levage !
      Pompe à terre !
      Ôtez le chariot !

MYRTO, à Germain. — Qu’est-ce qu’on fait donc là, mon bonhomme ?

MAURICE. — C’est l’instruction des pompiers de la paroisse, mam’selle.

MYRTO. — Comment, vous avez des pompiers dans votre village ! Vous êtes riches, à ce qu’il paraît ?

GERMAIN. — Ah ! si c’était vrai que nous fussions riches, nous ne le serions pas longtemps, au train dont on nous galope ! Monsieur le maire ne s’est-il pas imaginé de nous faire acheter une pompe, parce que, de vrai, le feu prend souvent en campagne, et qu’on ne sauve rien, faute de secours !

MYRTO. — Eh bien, il a eu raison, votre maire.

GERMAIN. — Oui, mais faut que la commune paye ça ? On y était tous consentants, dans le conseil ! Il a parlé de huit cents francs ! Dame ! on disait : C’est cher, mais on en aura pour son argent. Eh bien, voyez donc ce qu’on nous a envoyé !

MYRTO. — C’est donc mauvais ? Ça ne va pas ?

GERMAIN. Si ! ça va bien ! Mais pas plus gros que c’est ! Dire qu’une machine comme ça, qu’un seul chevau peut traîner, coûte tant d’argent ! C’est pas possible ! Le gouvernement s’entend avec le maire et le curé pour nous écorcher. Ah ! on peut bien dire qu’ils ont inventé ça pour nous pomper notre argent.

MYRTO. — Ça paraît joli, pourtant, la machine ! Moi, je n’y connais rien. Est-ce que vous vous y connaissez, vous ?

GERMAIN. — Nenni, c’est la première que je vois.

MAURICE. — C’est très-mal exécuté, tout ça. C’est à refaire. Si vous causez toujours, si vous faites de l’esprit à chaque commandement, vous n’apprendrez jamais.

GERMAIN, s’approchant. — Vous ne pouvez donc pas en jouir, de vos pompiers ?

EUGÈNE. — Ce n’est pas facile. Ils sont bien gentils, mais ils n’écoutent pas.

PIERRE. — Dame ! on vient là pour s’amuser, et vous nous faites marcher comme des chevals ! On n’est pas des soldats !

MAURICE. — Si fait, mes enfants. Autour de la pompe, il faut vous soumettre à la discipline. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas apprendre à vous servir de la pompe ?

PIERRE. — Dame ! oui, on voudrait apprendre.

GERMAIN. — Faut apprendre ! Diantre, ça a coûté assez cher ; faut, pour le moins, que ça serve !

COTTIN. — C’est pas tout ça. Faut recommencer et faire mieux, car nous avons travaillé, sauf votre respect, mes amis, comme de vrais…

DAMIEN. — C’est le mot ! Recommençons. Sergent, avancez. Où est le chef de pompe ? Premier servant, ici. Allons ! voilà le second servant qui ôte ses sabots !

EUGÈNE. — Tais-toi donc ! Si tout le monde commande, comme personne n’obéit…

MAURICE. — Allons…


      Démarrez !
      Ôtez la lance !

Pas comme ça donc ! Est-ce qu’on s’y prend comme ça ?

LE BORGNOT. — Ah ! que c’est donc malaisé de faire attention !

MAURICE. — Oui, il n’y a que ça de difficile !


      Développez !
      Fixez l’établissement !
      Prenez vos dispositions !
      Manœuvrez !

MYRTO. — Ça commence à m’ennuyer, tout ça ! (À Germain.) Dites donc, mon brave homme, si vous voyez passer monsieur de Mireville se rendant au château, voulez-vous m’avertir, là-bas, vous savez, la maison blanche ? Vous aurez pour boire !

GERMAIN. — Ma fine, mam’selle, je n’aurai pas grand’peine à le gagner, car voilà monsieur le marquis qui vient, postant sur son chevau.

MYRTO. — Arrêtez-le, courez après lui ! Qu’il n’entre pas au château sans me parler.

GERMAIN. — Courir !… Oh ! vous êtes plus jeune que moi pour courir !

MYRTO, courant vers Gérard. — Gérard, c’est moi ! Écoutez-moi !

(Gérard fouette son cheval et passe.)

MYRTO. — Tu ne m’écoutes pas !… Du mépris, toi aussi ? Oh ! je me vengerai !

GERMAIN, à Maniche, qui s’approche. — Eh bien, ma fille, voilà ton homme qui pompe… Dame ! s’y prend-il bien, lui !… Il n’est point maladroit, mon fils Pierre !

MAURICE. — Pierre, mon ami, si vous vous y prenez comme ça, vous vous ferez casser les jambes. Allons !

    Armez la pompe ! Amarrez !

MANICHE. — Ça me paraît qu’il est savant, monsieur Maurice.

GERMAIN. — Ah bien oui, savant ! Ils apprennent ça tout de suite dans les livres. Tiens, vois ! il a son livre dans la main ! avec des images, encore ! J’en saurais bien autant, moi, si j’avais appris à lire !

MAURICE, à Damien. — Si ça ne fait pas damner, de voir des lambins comme ça !

DAMIEN. — Ils n’apprendront jamais. Au premier incendie, ils se blesseront tous ou casseront la pompe avant de s’en servir.

MAURICE. — Oui, si le malheur arrive demain ; mais avec un peu de temps et de patience, nous viendrons à bout d’en former quelques-uns. Sacristi ! ce n’est pourtant pas malin le peu qu’on leur demande ! Mes amis, ce n’est pas ça ; il faut encore recommencer.

PIERRE. — Diantre, j’en ai chaud ! Comment donc que tu fais, toi, Cottin, pour ne point t’échauffer ?

DAMIEN. — C’est qu’il écoute.

MYRTO, revenant, à Germain. — Ils n’ont pas encore fini ? (À Marguerite.) Eh bien ! est-il prêt, votre déjeuner, que vous êtes là à regarder ?

MARGUERITE. — Je m’y en vas. Ah çà ! vous voulez des œufs, du fromage, des poulets, du vin, des fruits…

MYRTO. — Oui, oui, et je paye d’avance. Tenez !

MARGUERITE. — Un louis d’or ? Ah ! c’est trop, mam’selle.

MYRTO. — Allez toujours.

MAURICE. — Flèche à terre… Enchaînez… En avant, marche !… Sergent, faites remiser la pompe à la mairie.

(Marguerite part en courant.)

MYRTO. — Eh bien ! monsieur, est-ce fini, vos exercices hydrauliques ?

MAURICE, riant. — Pardon, madame, mais, sous les armes, le militaire français ne connaît que son devoir.

MYRTO. — Vous avez là un joli grade !… capitaine ?

MAURICE. — Non ! je ne commande encore que vingt-quatre hommes qui n’en valent pas deux. Je dois cet honneur à ma supériorité dans l’art de lire couramment le Manuel du pompier.

MYRTO. — Et ça vous amuse ?

MAURICE. — Pas du tout.

MYRTO. — Eh bien ! pourquoi le faites-vous ?

MAURICE. — Parce qu’il faut bien se rendre utile, ne fût-ce que dans son village.

MYRTO. — Mais tous ces pétrats à qui vous rendez service ont l’air de recevoir l’instruction malgré eux ?

MAURICE. — C’est toujours comme ça.

MYRTO. — Voyons, je vous ai invité à déjeuner avec moi ce matin, venez-vous ? Où sont vos amis ?

MAURICE. — Les voilà qui reviennent de conduire la pompe.

MYRTO. — Ils sont donc pompiers aussi eux ?

MAURICE. — Oui, pompiers volontaires. Mais puisque vous nous faites l’honneur de vouloir déjeuner avec nous, ne serait-il pas plus simple à vous, qui n’êtes pas installée ici, de venir chez nous, qui le sommes un peu plus ?

MYRTO. — Non ! ce ne serait pas convenable.

MAURICE. — Nous inviterions le curé !

MYRTO. — Le curé ! tiens, ça m’amuserait. Eh bien ! un autre jour. En attendant, venez, messieurs ; mon déjeuner est commandé ; il sera frugal, mais il s’agit de causer avant tout.

DAMIEN. — Ah !

MYRTO. — Oui, j’ai beaucoup de choses à vous dire ! Connaissez-vous madame de Noirac ? Lequel de vous lui fait la cour ?

EUGÈNE. — Aucun de nous ; nous ne lui avons jamais parlé.

MYRTO. — Tiens, vraiment ? Elle a des jolis garçons comme vous à sa porte et elle ne vous a pas encore invités ?

MAURICE. — Elle est ici depuis peu, et d’ailleurs nous ne sommes ni de sa caste, ni de son opinion, probablement.

MYRTO. — Ah ! oui, elle vous méprise ! Vous aimez à rire, n’est-ce pas ? des artistes ! Eh bien ! venez, je veux commencer par vous et vous raconter quelque chose…

MAURICE. — Vous offrirai-je mon bras ?

MYRTO. — Oui, mais plus vite que ça ; j’aime à marcher vite.

MAURICE. — Nous courrons, si vous voulez !

MYRTO. — Suivez-nous, suivez-nous, messieurs ! Qui m’aime me suive.

EUGÈNE, à Damien. — Dis donc, elle est bonne, cette lionne-là ? Étions-nous bêtes, hier soir ?

DAMIEN. — Mais non ! nous disions : C’est une dame du faubourg Saint-Germain qui fait la folle, ou une demoiselle du quartier Breda qui fait la dame.

EUGÈNE. — Que diable veut-elle nous conter ?

DAMIEN. — Maurice y va d’un train ! Ne faudrait-il pas ramener la pompe pour arrêter l’incendie ?

EUGÈNE, riant. — Volons au secours de l’innocence !

(Ils partent en suivant Maurice et Myrto à la course.)

PIERRE, revenant. — Ah ! que ça donne chaud ! Dites donc, père, qu’est-ce que c’est que c’te dame-là qui nous regardait ?

GERMAIN. — Ça ? c’est une couratière qui vient voir les artistes.

PIERRE. — Est-ce qu’elle t’a parlé, Maniche ? Je ne veux pas que tu causes avec cette fille-là.

MANICHE. — Ma fine, je crois que tu as raison, mon Pierre.

GERMAIN. — C’est égal, huit cents francs une pompe comme ça, c’est cher.

PIERRE. — Bah ! vous n’en payez pas gros pour votre part, mon père.

GERMAIN. — Non, mais ça fait de la peine de voir dépenser tant d’argent à la fois ! Dire qu’on aurait seize bonnes boisselées de terre pour une machine qui ne pèse pas une cuvée de vendange !

COTTIN. — Et si ça vous sauve une grange de trois mille francs ?

GERMAIN. — Oui, si ça la sauve !…

LE BORGNOT. — Moi, j’en suis content, de la pompe : j’ai ma maison qui est couverte en chaume !