Le Dialogue (Hurtaud)/145

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 202-209).


CHAPITRE XI

(145)

De la providence de Dieu vis-à-vis de ceux qui sont dans la charité parfaite.

Je te parlerai maintenant des parfaits et des dispositions de ma providence, pour les conserver en leur état, pour éprouver leur perfection et la développer incessamment ; car, en cette vie, nul n’est si parfait qu’il ne puisse le devenir davantage. Voici un des nombreux moyens que j’emploie pour promouvoir leur progrès.

Ma Vérité elle-même a dit : C’est moi, la vigne véritable ; mon Père est le laboureur ; vous, vous êtes les rameaux (Jn 15, 1).

Celui qui demeure en lui, qui est la vigne véritable issue de moi le Père, en s’attachant a sa doctrine, celui-là porte fruit. Pour que votre fruit soit plus abondant et plus savoureux, je vous laboure par les nombreuses tribulations, les affronts, les injures, les outrages, les mépris, les reproches, par les paroles, par les faits, par la faim, par la soif, suivant qu’il plaît à ma bonté, et suivant la mesure que chacun est capable de porter. La tribulation est le signe démonstratif, qui fait juger de la perfection ou de l’imperfection de la charité dans une âme. Les injustices et les épreuves que je ménage à mes serviteurs exercent leur patience et avivent le feu de leur charité, par la compassion qu’elles provoquent en eux, pour l’âme de celui qui leur fait injure ; car ils sont plus sensibles à l’offense qui m’est faite et au dommage de leur persécuteur qu’à leur propre injure.

Ainsi font ceux qui sont dans l’état de grande perfection et pour qui tout est moyen de progrès ; aussi est-ce pour leur avancement que je dispose tout ce qui leur arrive. Je mets en eux une faim du salut des âmes qui les aiguillonne sans cesse, et leur fait frapper jour et nuit à la porte de ma miséricorde, dans un complet oubli d’eux-mêmes, comme je te l’ai expliqué à propos de l’état des parfaits. Or plus ils se perdent ainsi, plus ils me trouvent.

Et où me cherchent-ils ? Dans ma Vérité, en suivant parfaitement la voie de sa douce doctrine. Ils ont lu son doux et glorieux livre, et ils y ont appris que, pour obéir à mon commandement et montrer combien il aimait mon honneur et le genre humain, il a voulu courir, à travers les supplices et les opprobres, à la table de la très sainte Croix, où par son sacrifice il a fait sa nourriture de la race humaine ; c’est ainsi que, par sa passion et par son amour des hommes, il m’a témoigné à moi-même tout l’amour qu’il avait de ma gloire.

Mes Fils bien-aimés, eux aussi. ceux qui sont parvenus à cet état de la grande perfection, me démontrent, par leur persévérance, par leurs veilles, par leurs humbles et constantes prières, qu’ils m’aiment, Moi, véritablement, et qu’ils ont bien étudié le livre de ma Vérité, puisqu’ils en pratiquent la sainte doctrine, en supportant tout, souffrances et labeurs, pour le salut de leur prochain. Car ils n’ont point d’autre moyen que celui-là, de me prouver l’amour qu’ils ont pour moi. Tout autre moyen que l’on pourrait imaginer, pour me témoigner de l’amour, reposerait sur ce moyen principal qui est la créature raisonnable. Comme je te l’ai dit ailleurs, tout le bien que l’on peut produire s’accomplit par l’intermédiaire du prochain, parce qu’on ne peut vraiment faire le bien que dans la charité, qui est l’amour de moi-même et du prochain. Tout ce qui est fait en dehors de la charité n’est pas vraiment un bien, quelque vertueux que soient par ailleurs les actes accomplis. De même aussi, d’ailleurs, l’on commet le mal, par l’intermédiaire du prochain, par le manque de charité.

Tu comprends par là que c’est par ce moyen que je leur ai déterminé, que mes serviteurs prouvent leur perfection et l’amour pur qu’ils ont pour moi, en s’employant sans relâche, et à travers toutes les souffrances, pour le salut du prochain. C’est pourquoi je les émonde par les tribulations, pour qu’ils produisent des fruits plus abondants et plus suaves. Le parfum de leur patience monte jusqu’à moi.

Quelle suavité et quelle douceur dans ce fruit i Et combien profitable à l’âme, qui porte ainsi la douleur sans faiblir ! si elle le pouvait voir, il n’est pas de souffrance qu’elle ne recherchât avec empressement et qu’elle ne reçût avec allégresse. C’est pour procurer ce grand trésor à mes fils bien aimés, que je leur impose le fardeau de grandes souffrances, pour ne pas laisser se rouiller en eux la vertu de patience. S’ils ne la tenaient ainsi en continuelle activité, quand viendrait le temps de l’exercer, ils la trouveraient toute recouverte de cette rouille de l’impatience qui ronge l’âme.

Parfois, j’use avec eux d’un agréable stratagème pour les maintenir dans l’humilité. Je laisse s’endormir en eux toute leur puissance affective, au point que ni dans leur volonté ni dans leur sensibilité, ils n’éprouvent aucune impression contraire à la vertu, sinon comme le peuvent faire des personnes endormies ; je ne dis pas mortes, car dans l’âme parfaite la sensibilité peut sommeiller, ellene meurt pas et même, si l’âme se relâche de l’exercice ou de l’ardeur du saint désir, elle se réveillera plus violente que jamais. Que nul donc, si élevé qu’il soit en perfection, ne se croie assuré du côté des sens : tous ont besoin de demeurer dans une sainte crainte de moi-même. Nombreux sont ceux qui tombent misérablement et qui ne seraient pas tombés, s’ils avaient eu plus de défiance. Je dis donc que, chez ces parfaits, il semble parfois que leur faculté de sentir soit endormie. Parce qu’ils ont supporté de grandes épreuves sans en être émus, ils seront portés à croire qu’ils ne sont pas susceptibles d’être tout à coup troublés par le plus petit incident, par la moindre bagatelle, dont ils seraient les premiers à rire. Et les voilà soudain qui se sentent si vivement affectés au dedans d’eux-mêmes, qu’ils en demeurent stupéfaits. C’est ma providence qui a ménagé cette expérience, pour l’avancement de l’âme : elle la ramène ainsi dans la vallée de l’humilité. Plus prudente désormais, l’âme se dresse contre elle-même avec une rigueur impitoyable, poursuivant de sa haine et accablant de ses reproches cette révolte de ses sens. Ce châtiment a pour effet de plonger la sensibilité en un sommeil plus profond.

A quelques-uns de mes grands serviteurs, ma providence prouve sa vigilance, en leur laissant cet aiguillon que connut le cher apôtre Paul, mon vase d’élection. Bien qu’il eût reçu la doctrine de ma Vérité dans l’abîme du Père éternel, je ne voulus point éteindre en lui les rébellions de la chair. Ne pouvais-je cependant délivrer Paul et mes serviteurs de ces révoltes des sens ? Oui, assurément. Pourquoi donc ma providence ne le fait-elle pas ? Pour leur procurer un sujet de mérite, et pour les maintenir dans la connaissance d’eux-mêmes qui leur inspire la véritable humilité. C’est encore pour les rendre miséricordieux à l’égard du prochain, et compatissants à leurs peines sans aucune dureté. Ils auront en effet bien plus de compassion pour ceux qui sont dans la souffrance et dans la tribulation, s’ils font eux-mêmes l’expérience des mêmes épreuves. Leur amour s’en accroît d’autant, et ils courent vers moi, tout oints de la véritable humilité et embrasés du feu de la divine charité. C’est par ces moyens, et une infinité d’autres, que je les achemine à l’union parfaite, comme je t’ai dit. Ils parviennent ainsi à une union si complète, et à une connaissance si pleine de ma bonté, que, bien qu’encore dans un corps mortel, ils n’en goûtent pas moins le bonheur des immortels, et tout en demeurant dans la prison du corps, il leur semble qu’ils en sont sortis. Comme ils m’ont ainsi beaucoup connu, ils m’aiment davantage, et qui aime beaucoup, se tourmente aussi beaucoup ; aussi, leur tourment s’accroît-il en même temps que leur amour. Et quel tourment endurent-ils donc ? Ce ne sont ni les injures qu’ils ont subies, ni les souffrances de leur corps, ni les assauts du démon, ni aucune autre contrariété qui leur pourrait advenir à eux personnellement. Rien de tout cela ne les peut affliger. S’ils se lamentent, c’est des offenses qui me sont faites à moi, en voyant et en éprouvant que je suis digne d’être aimé et servi ; c’est de la perte des âmes, qu’ils voient s’enfoncer dans les ténèbres du monde, et tomber dans un tel aveuglement. Car dans cette union que l’âme a contractée avec moi par sentiment d’amour, elle regarde et connaît en moi l’ineffable amour que j’ai pour mes créatures ; elle voit qu’elles représentent mon image, et elle s’éprend d’amour pour elles pour l’amour de moi. De là l’intolérable tourment qu’elle éprouve quand elle les voit se séparer de ma bonté. si grande est cette douleur que toute autre peine ne lui semble plus rien en comparaison, et qu’elle demeure insensible à toutes les autres souffrances, comme si ce n’était pas elle qui les endurât.

Une autre attention de ma providence, est de me manifester moi-même à mes serviteurs. Je leur fais voir en moi, avec une grande tristesse, les iniquités et les misères du monde, la damnation des âmes en général et en particulier, selon qu’il plaît à ma bonté, pour les faire progresser dans l’amour et dans la peine. Stimulés ainsi par le feu du désir, ils crient vers moi avec une ferme confiance, éclairés par la lumière de la très sainte foi, pour demander mon assistance en faveur de tant d’infortunés. Ainsi, du même coup, ma divine providence pourvoit aux besoins du monde, vaincue qu’elle est par les doux désirs tourmentés de mes serviteurs, et eux-mêmes en retirent avantage, par la connaissance plus profonde qu’ils y trouvent et par l’union plus parfaite qu’ils font avec moi.

Tu le vois donc bien, nombreuses sont les voies et bien variés les moyens par lesquels je conduis les parfaits. Tant qu’ils sont en cette vie, ils sont toujours capables de progresser dans la perfection et de mériter davantage. C’est pourquoi, sans cesse je m’emploie à les dépouiller de tout amour-propre désordonné, spirituel ou temporel, et je les travaille par de nombreuses tribulations, pour qu’ils produisent un fruit plus abondant et meilleur. Le déchirement qu’ils endurent en voyant que l’on m’offense et que les âmes perdent la grâce, éteint en eux tout autre sentiment, tellement que toutes les peines de cette vie leur paraissent, auprès de cette douleur, moins que bagatelles. Dans cet état, ils n’ont plus aucune recherche personnelle ; tribulation ou consolation, tout leur est égal. Ce n’est pas leur satisfaction dont ils sont avides, ce n’est pas d’un amour mercenaire qu’ils m’aiment, en vue de leur propre plaisir : ce qu’ils veulent uniquement, c’est la gloire et l’honneur de mon nom.

Tu peux donc voir, ma très chère fille, que ma providence s’étend à toutes mes créatures raisonnables, que les moyens qu’elle emploie sont admirables, et les occasions qu’elle ménage infiniment variées. Les hommes de ténèbres ne les connaissent pas, car les ténèbres ne sauraient être accueillantes à la lumière. Seuls les peuvent apercevoir, ceux qui possèdent la lumière, et plus ou moins parfaitement, suivant le degré de leur lumière. Cette lumière se trouve dans la parfaite connaissance que l’âme a d’elle-même, qui la fait s’insurger contre les ténèbres, avec une haine qui la prend tout entière.