Le Disciple (Bourget)/Le Comte André

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Plon (p. 345-370).


VI

LE COMTE ANDRÉ


Au moment où arrivait à Lunéville le billet jeté à la poste par Adrien Sixte, celui à qui le philosophe adressait ce suprême appel, ce comte André de qui dépendait en ce moment le sort de Robert Greslou, était lui-même à Riom. Le hasard voulut que ces deux hommes ne se rencontrassent pas, car le célèbre écrivain, en descendant du train, prit place à l’aventure dans l’omnibus de l’hôtel du Commerce, tandis que le comte avait son appartement à l’hôtel rival, celui de l’Univers. Là, dans un salon meublé de vieux meubles, tendu d’un papier fané, avec des rideaux passés et un tapis rapiécé, et par ce matin de ce vendredi 11 mars 1887, où s’ouvraient les débats de l’affaire Greslou, le frère de la pauvre Charlotte se promenait de long en large. Midi allait sonner à la pendule de cuivre doré, à sujet mythologique, dont s’ornait cette pièce que chauffait à grand-peine un feu allumé dans une cheminée qui fumait. Au dehors, c’était sur la ville une pesée d’un ciel de neige, un de ces ciels d’Auvergne où passe par instant le vent glacial des montagnes. L’ordonnance du comte, un dragon à la physionomie joviale, avait mis un peu d’ordre militaire dans ce salon loué de la veille, et, après avoir remonté cette pendule, allumé ce feu, il achevait de préparer deux couverts sur la table du milieu. De temps à autre il regardait aller et venir son capitaine, qui, tirant sa moustache d’une main nerveuse, mordant sa lèvre, fronçant ses sourcils, portait sur son mâle visage l’expression de l’anxiété la plus douloureuse. Mais Joseph Pourat, c’était le nom de l’ordonnance, s’expliquait trop bien dans sa simple cervelle que le comte fût à peine maître de soi pendant qu’on jugeait l’assassin de sa sœur. Pour lui, comme pour toutes les personnes qui de près où de loin touchaient aux Jussat-Randon et qui avaient connu Charlotte, la culpabilité de Robert Greslou ne faisait pas doute. Ce que le fidèle soldat comprenait moins, connaissant l’énergie de son officier, c’est qu’il eût laissé le vieux marquis se rendre seul à l’audience. « Cela me ferait trop mal… » avait dit le comte, et Pourat, qui disposait les assiettes et les fourchettes, après les avoir essuyées au préalable, par une juste défiance pour la propreté du service de l’hôtel, pensait devant la visible angoisse de son maître : « C’est un bon cœur tout de même, quoiqu’il soit si brusque… Comme il l’aimait !… »

André de Jussat, lui, ne semblait même pas se douter qu’il y eût quelqu’un dans la chambre. Ses yeux bruns rapprochés du nez, qui avaient autrefois étonné, presque gêné Robert Greslou, par leur ressemblance avec ceux d’un oiseau de proie, ne lançaient plus ce regard fier qui va droit sur l’objet, si l’on peut dire, et qui s’en empare. Non, il y avait dans ces prunelles une espèce d’inexplicable reploiement de l’être, presque une honte, comme une peur de montrer la souffrance intime. Enfin c’étaient les yeux d’un homme que l’idée fixe obsède et que l’aiguillon d’une peine intolérable louche sans cesse à la fibre la plus sensible de son âme. Cette peine datait du jour où il avait reçu la terrible lettre par laquelle sa sœur lui révélait son projet de suicide. Une dépêche lui était arrivée presque en même temps, annonçant la mort de Charlotte, et il avait pris le train pour l’Auvergne, précipitamment, sans savoir de quelle manière il apprendrait à son père l’affreuse vérité, mais décidé à tirer de Greslou une juste vengeance. Et le marquis l’avait accueilli par ces mots :

— « Tu as reçu ma seconde dépêche ?… Nous le tenons, l’assassin… »

Le comte n’avait rien dit, comprenant que c’était entre son père et lui un malentendu. Le marquis avait précisé en racontant les soupçons qui pesaient sur le précepteur, et que ce garçon allait être arrêté comme meurtrier. Tout de suite cette idée s’était imposée au frère affolé de douleur : la destinée lui offrait cette vengeance, objet unique de sa pensée depuis qu’il avait lu — avec quel serrement de cœur ! — la confession de la morte et le détail de sa misère, de ses égarements, de ses résistances, de son réveil atroce, de sa funeste résolution. Il n’avait qu’à ne pas montrer la lettre qu’il tenait là dans son portefeuille, et le lâche séducteur de la jeune fille était accusé, emprisonné, condamné sans doute. L’honneur du nom de Charlotte était sauvé, car Robert Greslou ne pouvait pas démontrer la nature de ses relations avec la jeune fille. Le marquis et la marquise, ce père et cette mère si confiants, si pénétrés de l’amour le plus vrai envers le souvenir de la pauvre enfant, ignoreraient du moins la faute de cette enfant, qui devait leur être un désespoir nouveau par-dessus l’autre… Et le comte André s’était tu.

Il s’était tu, — non sans un effort violent sur lui-même. Cet homme courageux, qui possédait, par nature et par volonté, les vraies vertus d’un vrai soldat, détestait la perfidie, les compromis de conscience, tous les biais, toutes les lâchetés. Il avait senti que son devoir était de parler, de ne pas laisser accuser un innocent. Il avait eu beau se dire que ce Greslou était l’assassin moral de Charlotte, et que cet assassinat méritait un châtiment comme l’autre ; ce sophisme de sa haine n’avait pas dominé l’autre voix, celle qui nous défend de nous faire les complices d’une iniquité, et la condamnation de Greslou comme empoisonneur était inique. Une circonstance inattendue et pour lui presque monstrueuse avait achevé de bouleverser André de Jussat ; le silence de l’accusé. Si Greslou avait parlé, racontant ses amours, défendant sa tête au prix de l’honneur de sa victime, le comte n’aurait pas eu pour lui assez de mépris. Mais non. Par un contraste de caractère qui devait paraître plus inexplicable encore à un esprit simple, ce brigand déployait soudain une générosité de gentilhomme à ne pas prononcer un mot dont fût souillée la mémoire de celle qu’il avait attirée dans un si détestable guet-apens. Ce coquin se retrouvait brave devant la justice, héroïque à sa manière. En tout cas, il cessait d’être uniquement digne de dégoût. André se disait bien que c’était là une tactique de cour d’assises, un procédé pour obtenir un acquittement par l’absence de preuves. Mais, d’autre part, il savait, par la lettre de sa sœur, l’existence du journal où le détail de la séduction était consigné heure par heure. Ce journal diminuait singulièrement les chances d’une condamnation, et Greslou ne le produisait pas. L’officier n’aurait pas su expliquer pourquoi cette dignité d’attitude chez son ennemi l’affolait d’une colère qui lui donnait un frénétique désir de courir chez le magistrat chargé d’instruire l’affaire, afin que la vérité parût au jour, et que la morte ne dût rien, non, rien, pas un atome de son honneur posthume au drôle qui l’avait perdue. Quand il se représentait sa sœur, la douce créature qu’il avait aimée, lui, d’une si virile et noble affection, celle du frère aîné pour une enfant fragile et fine, possédée par ce manant, par ce précepteur de hasard, cela lui faisait l’impression d’un outrage si abject infligé à son sang qu’il en défaillait de fureur, comme autrefois, quand il lui avait fallu, pendant la guerre, assister à la capitulation de Metz et rendre ses armes. Il éprouvait alors un soulagement à penser que le banc d’infamie où s’assoient les faussaires, les escrocs, les meurtriers, attendait cet homme, et ensuite l’échafaud ou le bagne… Et il étouffait la voix qui lui disait : « Tu dois parler… » Mon Dieu ! Quelle agonie pour lui que ces trois mois durant lesquels il n’était pas demeuré cinq minutes sans se débattre entre ces sentiments contradictoires ! Au champ de manœuvre, — car il avait repris son service, — à cheval et trottant à grandes allures sur les chemins de Lorraine, dans sa chambre et travaillant sous la lampe, cette question s’était posée devant lui : « Qu’allait-il faire ? » Il avait laissé passer des semaines sans y répondre, mais l’instant était venu où il fallait agir et se décider, puisque dans deux jours — les débats devaient occuper quatre séances — Greslou serait jugé et sans doute condamné. Il y aurait bien du temps encore après cette condamnation. Mais quoi ! le même début intime serait à recommencer alors. Lui, l’homme d’action et pour qui l’incertitude était un malaise intolérable, il en était là, après trois mois, à n’avoir pas pris parti, car en descendant au fond, bien au fond de lui-même, il sentait que son silence actuel n’était encore qu’une résolution momentanée. Il n’avait pas accepté de se taire jusqu’à la fin. Il remettait de parler, mais il ne s’était pas serré la main et donné sa parole qu’il ne parlerait pas. C’était la raison pour laquelle il lui avait été physiquement impossible d’accompagner son père au Palais de Justice pendant cette première séance, dont il allait avoir le compte-rendu, — puisque midi sonnait maintenant à la pendule, douze coups très grêles suivis aussitôt d’un carillon dans le clocher d’une église voisine. Le vieux Jussat ne pouvait tarder à revenir.

— « Mon capitaine, voilà M. le marquis, » dit l’ordonnance, qui avait entendu le roulement d’une voiture, puis son arrêt devant l’hôtel, après un regard jeté par la fenêtre.

— « Hé bien, mon père ? » demanda André anxieusement sitôt que le marquis fut entré.

— « Hé bien ! nous avons le jury pour nous, » répondit le nouvel arrivant. M. de Jussat n’était plus le maniaque brisé dont Greslou s’était moqué si amèrement dans son mémoire. Il avait les yeux brillants, de la jeunesse dans la voix et dans les gestes. La passion de la vengeance, au lieu de l’abattre, le soutenait. Il en oubliait son hypocondrie, et sa parole se faisait vive, impérieuse et nette. « On a tiré au sort ce matin… Sur les douze jurés… J’ai pris leurs noms, » et il consulta ses papiers, « sur les douze jurés, il y a trois cultivateurs, deux officiers retraités, un médecin d’Aygueperse, deux boutiquiers, deux propriétaires, un manufacturier, un professeur, tous des braves gens, des hommes de famille et qui voudront un exemple… Le procureur général est sûr d’une condamnation… Ah ! le scélérat ! que j’ai eu un bon moment, le seul depuis trois mois, à le voir qui arrivait entre deux gendarmes, et de sentir qu’il était pris !… On ne s’échappe pas de ces poignes-là… Mais quelle audace ! Il a regardé dans la salle… J’étais au premier banc… Il m’a vu… Le croirais-tu ? Il n’a pas détourné les yeux… Il m’a regardé fixement, comme pour me braver… C’est sa tête qu’il nous faut, et nous l’aurons. »

Le vieillard avait parlé avec un sauvage accent, et il n’avait pas remarqué la douloureuse expression que son discours avait éveillée sur le visage du comte. Ce dernier, à l’image de son ennemi ainsi vaincu par la force publique, saisi par les gendarmes, comme broyé dans le formidable engrenage de cette anonyme et invincible machine de la justice, avait frissonné d’un frisson de honte, — la honte d’un homme qui a chargé des bravi d’une besogne de mort. Ces gendarmes et ces magistrats, il les employait comme des bravi en effet, comme les ouvriers d’une action qu’il eût tant aimé à exécuter lui-même, de ses mains et sous sa responsabilité !… Décidément, oui, c’était lâche de n’avoir pas parlé. Et puis ce regard lancé par l’accusé au marquis de Jussat, que signifiait-il ? Greslou savait-il que Charlotte avait écrit sa lettre d’aveux à la veille de son suicide ? Et s’il le savait, que pensait-il ? La seule idée que ce jeune homme pût soupçonner la vérité et les mépriser, le marquis et lui, de leur silence alluma la fièvre dans le sang du comte.

— « Non, » se dit-il quand son père fut parti pour la reprise de la séance, après un déjeuner mangé à la hâte et presque sans échanger un mot, « je ne peux pas me taire. Je parlerai ou j’écrirai… »

Il s’assit à la table, et il commença de tracer machinalement ces mots en tête d’une feuille : « Monsieur le président… » Le soir tombait, et cet homme malheureux était encore à cette place, le front dans sa main, n’ayant pas écrit la première ligne de cette lettre. Il attendait les nouvelles de la seconde séance, et ce fut avec un saisissement qu’il entendit son père en raconter le détail :

— « Ah ! mon bon André ! Que tu as eu raison de ne pas venir ! Quelle infamie !… Mais quelle infamie !… Greslou a été interrogé… Il continue son système et refuse de parler… Ce n’est rien… Mais les experts sont venus rapporter les résultats de leur analyse. Notre brave docteur d’abord… Sa voix tremblait, le cher homme, quand il a décrit son impression devant notre pauvre Charlotte, tu sais, à son entrée dans la chambre… Et puis le professeur Armand. Tu n’aurais pas supporté cette horrible chose, cette autopsie de notre ange, étalée là, devant cette salle où il y avait bien cinq cents personnes… Et puis le chimiste de Paris. S’il restait encore un doute, après cela !… La fiole dont le monstre s’est servi était sur la table, je l’ai vue… Et puis… Comment a-t-on osé ? Son avocat, un avocat d’office pourtant, et qui n’a pas l’excuse d’être l’ami de son client… son avocat donc… Mais comment te dire ? Il a demandé si Charlotte était morte vierge, si on l’avait examinée… Il y a eu un murmure de dégoût dans la salle, une indignation de tous… Elle, mon enfant, si pure, si noble, une sainte ! Je l’aurais souffleté, cet homme… Même l’assassin en a été remué, lui que rien ne touche… Je l’ai vu. À ce moment il a pris sa tÊte dans ses mains et il a pleuré… Réponds, est-ce que cela ne devrait pas être défendu par la loi, d’outrager ainsi une victime en plein tribunal ?… Que croyait-il donc ? Qu’elle avait eu un amant ?… Un amant ! Elle, un amant !… »

L’indignation du vieillard était si forte que soudain il fondit en larmes. Le fils, en présence de cette touchante douleur, sentit, lui aussi, son cœur se fondre et les larmes lui venir, et les deux hommes s’embrassèrent sans se dire un mot. « Vois-tu, » reprit le père quand il put parler, « c’est là le côté affreux de ces débats, cette discussion en public sur des choses si intimes, elle qui avait tant de pudeur pour ses moindres sentiments. Je te l’ai dit… Je suis sûr qu’elle a été malheureuse tout l’hiver par l’absence de Maxime. Elle l’aimait, crois-moi, sans vouloir le montrer… C’est bien cela qui a exaspéré la jalousie de ce Greslou… Quand il est arrivé dans la maison, qu’il l’a trouvée si gracieuse, si simple, il a cru pouvoir la séduire, l’épouser. Comment s’en serait-elle doutée, alors que moi-même, qui ai tant d’habitude des hommes, je n’ai rien deviné, rien vu ?… » Et, lancé sur cette route, durant tout le dîner, puis durant toute la soirée, le marquis parla, parla. Il goûtait cette consolation, la seule possible dans certaines crises, de se souvenir à haute voix. Ce culte religieux que leur malheureux père gardait à la morte était pour le fils, qui écoutait sans répondre, quelque chose de tragique en ce moment où il se préparait… à quoi ? Allait-il vraiment porter ce coup terrible au vieillard ? Retiré dans sa chambre, avec ce grand silence d’une ville de province autour de sa méditation, il reprit la lettre de sa sœur, et il la relut, quoiqu’il en sût par cœur toutes les phrases. Il sortait de ces pages, tracées par cette main aujourd’hui à jamais immobile, un soupir si désespéré, un souffle d’agonie si triste et si navrant ! L’illusion de la jeune fille avait été si folle, ses luttes si sincères, son réveil si amer, que le comte sentit de nouveau les larmes couler le long de ses joues. C’était la seconde fois qu’il pleurait dans la journée, lui qui, depuis la mort de Charlotte, avait gardé ses yeux secs et comme brûlés par la haine. Il se dit : » Greslou a tout mérité… » Il resta immobile quelques minutes, et, marchant vers la cheminée, où le feu achevait de s’éteindre, il posa sur la bûche à demi consumée les feuillets de la lettre. Il fit craquer une allumette et la glissa sous le papier. Il vit la ligne de flamme se développer tout autour, puis gagner la frêle écriture, puis transformer cette unique preuve du misérable amour et du suicide de la jeune fille en un débris noirâtre. Le frère acheva de mélanger ce débris aux cendres à coups de pincettes. Il se coucha en disant tout haut : « C’est fait, » et il s’endormit, comme au soir de sa première bataille, du sommeil assommé qui succède, chez les hommes d’action, aux grandes dépenses de volonté, pour n’ouvrir les yeux, lui si matinal d’ordinaire, qu’à neuf heures le lendemain.

— « M. le marquis a défendu qu’on éveillât mon capitaine, » répondit Pourat quand, appelé par son maître, il ouvrit les volets. Le soleil rayonnait dans un azur gai de fin d’hiver au lieu du ciel gris et bas de la veille, « Il est parti, voilà une heure… Mon capitaine sait qu’aujourd’hui on a dû amener l’accusé par le souterrain, tant le monde est exalté contre lui. »

— « Quel souterrain ? » demanda André.

— « Celui qui va de la maison d’arrêt au Palais de Justice… Il paraît qu’on l’emploie pour les grands criminels, ceux qui pourraient être écharpés. Ma foi, mon capitaine, si je le voyais passer, celui-là, je crois bien que j’aurais un peu l’envie de lui tirer dessus avec mon revolver,.. Les chiens enragés, ça ne se juge pas, ça s’abat… Bon, » continua-t-il, « j’ai oublié les lettres de ce matin dans le salon. »

Il revint après une minute, ayant à la main trois enveloppes. André, qui jeta un regard sur les deux premières, devina aussitôt, à l’adresse, de qui elles venaient. La troisième portait une suscription d’une écriture inconnue. Elle avait été adressée à Lunéville, de Paris, puis dirigée sur Riom. Le comte la décacheta et lut les trois lignes que Sixte avait griffonnées avant de prendre le train. Les mains de cet officier si brave et qui ne savait pas le sens du mot peur se mirent à trembler. Il devint pâle comme la feuille qu’il tenait dans ces mains frémissantes, si pâle que Pourat lui demanda lui-même avec épouvante :

— « Mon capitaine est malade ? «

— « Laisse-moi, » dit brusquement le comte, « je m’habillerai seul. »

Il avait besoin en effet de se remettre du coup subit qui venait de le frapper. Il se trouvait donc quelqu’un au monde qui connaissait le mystère de la mort de Charlotte et qui n’était pas Robert Greslou, — car il avait vu des pages de la main du jeune homme, et ce n’était pas son écriture. Ce fut une secousse de terreur comme les hommes les plus courageux peuvent en ressentir devant un fait si absolument inattendu qu’il prend un caractère surnaturel. Le frère de Charlotte aurait vu sa sœur, là devant lui, vivante, qu’il n’aurait pas été terrassé d’un étonnement plus effrayé. Quelqu’un savait le suicide de la jeune fille, et la lettre écrite par elle avant de mourir, et le reste peut-être… Et ce quelqu’un, ce témoin mystérieux de la vérité, que pensait-il de lui ? L’interrogation par laquelle se terminait le billet anonyme le disait assez. Subitement, le comte se souvint de ce qu’il avait osé cette nuit. Il se rappela cette lettre jetée au feu, et la pourpre de la honte lui vint aux joues… Cette résolution, prise la veille, et sur laquelle il avait dormi, il ne pouvait plus la tenir. Qu’un homme eût le droit de dire : « Le comte de Jussat a commis une lâcheté, » cela dépassait, pour ce gentilhomme affamé d’honneur, ce qu’il était capable de supporter. Son trouble de la veille, qu’il avait cru fini, se réveilla de nouveau, rendu plus intolérable par le retour de son père, qui lui dit :

— «  On a entendu les témoins… J'ai déposé… Mais ce qui a été dur, ç’a été de me trouver dans la petite salle, avant l’audience, avec la mère de Greslou… C’est une chance encore qu’elle ne soit pas descendue ici… Elle est à l’hôtel du Commerce, où elle a osé me supplier de venir pour causer avec elle, dans une scène qu’elle m’a faite. Quelle scène !… C’est une figure à ne pas l’oublier, une face sinistre, avec des yeux noirs qui ont comme un feu sombre dans les larmes… Elle a marché sur moi et elle m’a parlé… Elle m’a adjuré de dire que son fils était innocent, que je le savais, que je n’avais pas le droit de déposer contre lui. Oui, la terrible scène, et que le gendarme a dû interrompre !… La malheureuse ! Je ne peux pas lui en vouloir… C'est son fils… Quelle étrange chose qu’un scélérat comme celui-là puisse encore avoir au monde un cœur qui l’aime ainsi, comme j’aimais Charlotte, comme je t’aime !… N’importe !… » continua le cruel vieillard. « Il est une heure… Le procureur général va parler… Puis la défense… Entre cinq et six heures, nous aurons le verdict… Que cela me rassasiera le cœur de le regarder pendant l’énoncé de la sentence !… Ce n’est que juste… Il a tué. Il doit mourir… »

Entre cinq et six heures !… Quand le comte André se trouva seul, il recommença de se promener de long en large, — comme la veille, — tandis que Pourat desservait la table avec le valet de chambre de M. de Jussat. Ces deux hommes ont raconté que jamais leur maître ne leur avait paru plus violemment inquiet que pendant les quelque trente minutes qu’ils étaient demeurés à faire ce service. Leur stupeur fut grande lorsqu’il demanda qu’on lui préparât ses vêtements d’uniforme. En un quart d’heure il fut prêt, et il quittait l’hôtel, lui qui avait refusé de sortir depuis les trois jours qu’il était arrivé à Riom. Un détail fit frémir le brave Pourat. Il constata que l’officier avait pris avec lui son revolver, posé depuis deux jours sur la table de nuit. Le soldat se rappela ses propres discours, et il communiqua ses craintes à son compagnon.

— « Si ce Greslou est acquitté, » dit-il, « le capitaine est homme à lui brûler la cervelle, là, sur place… »

— « Nous devrions le suivre peut-être ?… » répondit le valet de chambre.

Tandis que les deux domestiques délibéraient, le comte suivait la grande rue qui conduit au Palais de Justice. Il la connaissait, pour être venu souvent à Riom dans son enfance. Cette vieille ville parlementaire, avec ses grands hôtels aux hautes fenêtres, bâtis en pierre noire de Volvic, semblait plus vide, plus silencieuse, plus morte encore que d’habitude, tandis que le frère de Charlotte marchait vers la Cour. Puis brusquement, aux abords du Palais, c’était une foule serrée et qui remplissait l’étroite ruelle Saint-Louis par où l’on accède à la salle des assises. L’affaire Greslou avait attiré tous ceux qui pouvaient disposer seulement d’une heure. André eut de la peine à fendre les groupes, composés de paysans venus de la campagne et de petits boutiquiers qui discutaient avec une animation passionnée. Il arriva devant les deux marches qui mènent au vestibule. Deux soldats s’y tenaient, chargés de contenir le peuple. Le comte sembla hésiter, puis au lieu d’entrer il poussa jusqu’au bout de la ruelle. Il se trouva devant une terrasse plantée d’arbres nus, et qui, jetée entre les murs sinistres de la maison centrale et la masse sombre du Palais, domine la plaine immense de la Limagne. Une fontaine en charme d’ordinaire le silence avec le bruit de son eau, et ce bruit restait perceptible encore malgré la rumeur de la foule pressée dans la rue voisine. André s’assit sur un banc, près de cette fontaine. Depuis, il n’a jamais su expliquer pourquoi il était resté là plus d’une demi-heure, ni quelle raison précise l’avait fait se lever, marcher vers l’entrée du Palais, écrire quelques mots sur sa carte, donner cette carte à un soldat pour être portée par l’huissier au président. Il avait la sensation très nette d’agir presque malgré lui, et comme dans un songe. Sa résolution néanmoins était prise, et il sentait qu’elle ne faiblirait plus, quoiqu’il appréhendât avec une angoisse horrible de se retrouver en face de son père, qui était là, par delà ces gens dont il apercevait les têtes penchées, les nuques immobiles, les épaules voûtées. Il éprouva, dans cette agonie qu’il traversait, le seul soulagement qu’il pût ressentir, quand l’huissier vint le prendre. Car, au lieu de l’introduire droit dans la salle, cet homme le conduisit par un couloir jusqu’à une petite pièce qui était sans doute le cabinet du président. Des dossiers y traînaient sur une table. Un pardessus et un chapeau étaient pendus à une patère. Arrivé là, son guide lui dit :

— «  M. le président va vous entendre aussitôt que M. le procureur général aura fini… » Quelle consolation inattendue dans sa peine ! Le supplice de déposer en public et devant son père lui serait donc épargné ! Cette espérance fut de courte durée. L’officier n’était pas depuis dix minutes dans le cabinet du président que ce dernier entrait, un grand vieillard à la face bistrée de bile avec des cheveux gris que l’opposition du rouge de la robe faisait paraître verdâtres. Dès les premiers mots et devant l’affirmation du comte qu’il apportait la preuve de l’innocence de l’accusé :

— « Dans ces conditions, monsieur, » dit le magistrat, sur le visage de qui s’était comme posé un masque de stupeur, « je ne peux recevoir vos confidence… L’audience va être reprise et vous allez être entendu comme témoin, pourvu que ni l’accusation ni la défense ne s’y opposent. »

Ainsi aucune des étapes de son calvaire ne serait évitée au frère de Charlotte ! Il venait se heurter à cette machine impassible de la Justice qui ne tient pas, qui ne peut pas tenir compte de la sensibilité humaine. Il lui fallut s’asseoir dans la chambre des témoins, et se souvenir de la scène qui s’y était passée — si peu d’heures auparavant ! — entre son père et la mère de Greslou, puis entrer de là dans la salle des assises. Il vit le mur nu avec l’image du Crucifié qui dominait cette salle, les têtes tournées vers lui dans une attention suprême, le président de nouveau entre les assesseurs, le procureur général et l’avocat général assis dans leurs robes rouges ; les jurés à gauche du tribunal. Robert Greslou se tenait à droite sur le banc des prévenus, les bras croisés, livide, mais impassible, et du monde se pressait partout, derrière les magistrats, dans les tribunes. Au banc des témoins André reconnut son père et ses cheveux blancs. Cette vue lui serra le cœur, — son cœur qui pourtant ne défaillit pas quand le président, après avoir demandé au défenseur et au procureur général s’ils ne s’opposaient pas à l’audition du témoin, lui fit décliner ses noms et qualités et prêter serment suivant la formule. Les magistrats qui ont assisté à cette scène sont unanimes à dire qu’aucune émotion d’assises ne fut jamais comparable à celle qui saisit toute la salle et qui les saisit eux-mêmes quand cet homme, dont tous connaissaient le passé héroïque par les articles des journaux publiés à l’occasion du procès, commença, d’une voix pourtant ferme, mais où l’on devinait l’atroce douleur :

— « Messieurs les jurés, je n’ai que deux mots à dire. Ma sœur n’a pas été assassinée, elle s’est tuée. La veille de sa mort, j’ai reçu une lettre d’elle où elle m’annonçait sa résolution de mourir, et pourquoi… Messieurs, j’ai cru avoir le droit de cacher ce suicide, j’ai brûlé cette lettre… Si l’homme que vous avez devant vous » — et il montra Greslou de sa main en se tournant à demi vers l’accusé — « n’a pas versé le poison, il a fait pire… Mais ce n’est pas de votre justice qu’il relève, et il ne doit pas être condamné comme assassin… Il est innocent… À défaut d’une preuve matérielle que je ne peux plus vous donner de cette innocence, je vous apporte ma parole. »

Ces phrases tombaient une à une, dans une espèce d’angoisse de toute la salle. On entendit un cri suivi d’un gémissement ;

— « Il est fou, » disait une voix, « il est fou, ne l’écoutez pas. »

— « Non, mon père, » reprit le comte André, qui reconnut l’accent du marquis, et qui se tourna vers le vieillard comme écroulé sur son banc, « Je ne suis pas fou… J’ai fait ce que l’honneur exigeait… J’espère, monsieur le président, que l’on m’épargnera d’en dire davantage. »

Il avait une supplication dans la voix, cet homme si fier, en disant cette dernière phrase, et elle fut si bien sentie qu’un murmure passa dans la foule quand le président lui répondit :

— « À mon grand regret, monsieur, je ne peux vous accorder ce que vous demandez… L’extrême gravité de la déposition que vous venez de faire ne permet pas à la Justice d’en rester sur des indications que notre devoir — un douloureux devoir, mais un devoir — est de vous forcer à préciser… »

— « C’est bien, monsieur, je ferai, moi aussi, mon devoir jusqu’au bout… » Il y eut dans l’accent avec lequel le témoin jeta cette phrase une telle résolution, que le murmure de la foule céda tout d’un coup la place au silence, et on entendit le président reprendre :

— « Vous avez parlé d’une lettre, monsieur, que vous aurait écrite mademoiselle votre sœur… Permettez-moi de dire qu’il est au moins extraordinaire que votre première idée n’ait pas été d’éclairer la Justice en la lui communiquant… »

— « Elle contenait, » dit le comte, « un secret que j’aurais voulu cacher au prix de mon sang… »

Il a raconté plus tard à l’ami qui resta si parfait jusqu’à la fin de ce drame, à ce Maxime de Plane choisi par lui pour frère, que ç’avait été là le moment le plus terrible de son sacrifice, — mais qu’à partir de cette minute, l’émotion fut comme supprimée en lui par son excès même. Les terribles détails de la lettre de la morte, il dut les donner, — et raconter ses propres sensations, et tout confesser de ses agonies. Quant à ce qui suivit, il a déclaré lui-même qu’il s’en rappelait seulement quelques détails matériels, — et les plus inattendus : — le froid sous sa main d’une colonne de fer contre laquelle il s’appuya quand il dut s’asseoir au banc des témoins d’où l’on venait d’emporter son père, qui s’était évanoui aux derniers mots de sa déposition… Il a dit avoir remarqué aussi le traînant accent lorrain du procureur général qui se leva pour abandonner l’accusation… Combien de temps s’écoula-t-il entre cette phrase du procureur, le discours de l’avocat de Greslou, la sortie du jury et sa rentrée avec un verdict négatif ? Il n’a jamais pu s’en rendre compte, non plus que de l’emploi de sa soirée, quand, la salle une fois vidée, le gardien fut venu l’inviter à sortir à son tour. Il se souvient d’avoir marché devant lui très vite et très loin. Des bourgeois de Combronde qui rentraient après les assises le rencontrèrent sur la route de ce village. Il sortait d’une auberge où il avait écrit quelques lettres adressées l’une à son père, l’autre à sa mère, une troisième à son colonel, une dernière à Maxime de Plane. À neuf heures, il frappait à la porte de l’hôtel du Commerce, où M. de Jussat lui avait dit que la mère de l’acquitté était descendue, et il demandait au concierge si M. Greslou était là. Ce garçon avait entendu le récit de la dramatique audience. Il devina, rien qu’à l’uniforme du capitaine, qui se trouvait devant lui, et il eut le bon sens de répondre que M. Robert Greslou n’avait point paru. Malheureusement, il crut bien faire de monter aussitôt chez le jeune homme, qui, sorti de prison depuis une heure, se trouvait avec sa mère et M. Adrien Sixte. Ce dernier n’avait pu résister aux supplications éperdues de la veuve, qui, l’ayant rencontré dans le corridor de l’hôtel, l’avait conjuré de l’aider à raffermir son fils.

— « Monsieur, » dit cet homme à Robert après avoir demandé la permission de lui parler à part, « prenez garde, M, le comte de Jussat vous cherche. »

— « Où est-il ? » interrogea fiévreusement Greslou.

— « Il ne doit pas avoir quitté la rue, » répondit le concierge, « mais je lui ai dit que l’on ne vous avait pas vu ici. »

— « Vous avez eu tort, » répliqua Greslou. Et, prenant son chapeau, il se précipita vers l’escalier.

— « Où vas-tu ? » implora sa mère.

Le jeune homme ne répondit pas. Peut-être n’entendit-il même pas ce cri, tant il avait mis de vitesse à descendre les marches de l’escalier. L’idée que le comte André le croyait assez lâche pour se cacher de lui le bouleversait. Il n’eut pas longtemps à chercher son ennemi. Le comte était de l’autre côté de la rue, qui surveillait la porte. Robert le reconnut et marcha droit sur lui.

— « Vous avez à me parler, monsieur ? » lui demanda-t-il fièrement.

— « Oui, » dit le comte.

— « Je suis à vos ordres, » continua Greslou, « pour telle réparation qu’il vous conviendra d'exiger de moi… Je ne quitterai pas Riom, je vous en donne ma parole. »

— « Non, monsieur, » répondit André de Jussat, « on ne se bat pas avec les hommes comme vous, on les exécute. »

Il tira son revolver de sa poche, et comme l’autre, au lieu de fuir, se tenait devant lui et semblait lui dire : « Osez, » il lui logea une balle dans la tête. On entendit, à la fois, de l’hôtel, le bruit de la détonation, un cri d’agonie, et, quand on accourut, on trouva le comte André debout contre le mur, qui jeta son arme et, croisant les bras, dit simplement, en montrant le corps de l’amant de sa sœur à ses pieds :

— « J’ai fait justice. »

Et il se laissa arrêter sans résistance.

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Durant la nuit qui suivit cette scène tragique, certes, les admirateurs de la Psychologie de Dieu, de la Théorie des passions, de l’Anatomie de la volonté, eussent été bien étonnés s’ils avaient pu voir ce qui se passait dans la chambre no 3 de l’hôtel du Commerce, et lire dans la pensée de leur implacable et puissant Maître. Au pied du lit où reposait un mort, le front bandé, se tenait agenouillée la mère de Robert Greslou. Le grand négateur, assis sur une chaise, regardait cette femme prier, tour à tour, et ce mort qui avait été son disciple dormir du sommeil dont dormait aussi Charlotte de Jussat ; et, pour la première fois, sentant sa pensée impuissante à le soutenir, cet analyste presque inhumain à force de logique s’humiliait, s’inclinait, s’abîmait devant le mystère impénétrable de la destinée. Les mots de la seule oraison qu’il se rappelât de sa lointaine enfance : « Notre Père qui êtes aux cieux… » lui revenaient au cœur. Certes, il ne les prononçait pas. Peut-être ne les prononcerait-il jamais. Mais s’il existe, ce Père Céleste, vers lequel grands et petits se tournent aux heures affreuses comme vers le seul recours, n’est-ce pas la plus touchante des prières que ce besoin de prier ? Et, si ce Père Céleste n’existait pas, aurions-nous cette faim et cette soif de lui dans ces heures-là ? — « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé !… » À cette minute même et grâce à cette lucidité de pensée qui accompagne les savants dans toutes les crises, Adrien Sixte se rappela cette phrase admirable de Pascal dans son Mystère de Jésus, — et quand la mère se releva, elle put le voir qui pleurait.


Paris, septembre 1888. — Clermont-Ferrand, mai 1889.