Le Divorce (Gagneur)/3

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III


Daniel essaya de suivre ce conseil. Il quitta Louise, sous prétexte d’aller en Bretagne lui préparer une habitation à Roscoff, où elle se disposait à passer la saison des bains de mer.

Quinze jours après ce départ, Louise, alarmée depuis quelque temps de la tristesse de Daniel, lui écrivit :

« Mon ami,

« Je pars pour Roscoff, où vous avez eu l’obligeance de me retenir une chaumière ; mais vous ne me dites pas que vous en ayez retenu deux ; c’est là ce qui m’inquiète. La chaumière n’est supportable qu’avec un cœur, et je ne puis me passer du vôtre. Depuis votre départ, je suis obsédée par toutes sortes de diables bleus. Pourquoi nous avez-vous quittés aussi brusquement ? Et puis vos visites plus rares cet hiver, et puis cette seule et unique chaumière, et puis vos lettres laconiques, et puis, et puis… Je me fais tant et tant de questions, je me livre à des suppositions si fantastiques que je n’en dors plus ; et l’idée que vous avez peut-être un secret chagrin m’ôte l’appétit.

« Vous savez que votre amitié est mon seul bonheur en ce monde ; et si je devais la perdre… Mais j’ai tort d’écrire cela. D’abord ce ne sont peut-être que des chimères, que se forge mon esprit inquiet, dans la solitude absolue où je vis depuis votre départ. Auriez-vous quelque projet, quelque affection, que sais-je ? Mon Dieu ! je suis folle. Pardonnez-moi.

« Vous êtes si bon ! j’en abuse pour vous tourmenter. Non, il n’y a rien, n’est-ce pas ? Vous m’aimez toujours comme votre meilleure amie, et vous ne m’abandonnerez pas. Vous viendrez à Roscoff. Je le veux, je le veux, je le veux.

« Vous m’avez tant gâtée, depuis quatre ans, que je ne mets plus de bornes à mes exigences. C’est votre faute.

« D’ailleurs, que deviendrait mon Charlot sans sa petite Juana ? Il la réclame tous les jours. C’est au point que j’en ai des impatiences. Cependant Juana me manque aussi.

« Une idée qui me bouleverse, parce que je connais votre excessive délicatesse : auriez-vous entendu quelque propos sur notre intimité ?

« Mais vous savez mes sentiments à ce sujet : quand on est fort de sa conscience et de son droit, il faut mépriser ce monde injuste et corrompu, ce monde si tolérant pour ceux qui se soumettent hypocritement à ses lois, et si sévère envers ceux qui marchent loyalement devant eux, sans se soucier de ses calomnies.

« D’ailleurs, là-bas, à Roscoff, nous serons heureux, tranquilles, ignorés. Les bruits du monde ne pourront nous y atteindre.

« À bientôt, n’est-ce pas ? très-bientôt. Car vous ne voudriez pas nous causer à tous un immense chagrin.

« Louise. »

Roscoff est un petit port de Bretagne, encore inconnu du monde élégant et joyeux qui, chaque année, se répand sur les côtes de l’Océan.

Roscoff, d’ailleurs, par la sévérité de son aspect, ne plaît guère qu’aux artistes et aux âmes reployées sur elles-mêmes dans une grande pensée, ou dans un grand sentiment ; car Roscoff est à la fois affreux et splendide.

Ville noire. — Mer terrible. — Rochers sinistres.

On arrive à Roscoff, et l’on sent son cœur se serrer. On y reste en voulant fuir.

Un charme secret vous y retient, vous y fixe, et l’on s’aperçoit que ce coin sauvage possède d’attachantes beautés.

Il faut être artiste pour en découvrir les harmonies mystérieuses et les puissants contrastes.

La mer y mugit comme nulle part.

Elle y vit, elle y palpite, elle y a des fureurs léonines, elle y déracine des granits géants, et arrache aux gouffres où elle s’abîme des blocs démesurés, qu’elle vomit sur ses rives.

Et puis, au milieu de cette nature grandiose, âpre, austère, des îles verdoyantes, des baies calmes et chaudes, qui font rêver aux sites colorés de la côte napolitaine ; des cimes de rochers enguirlandées de lierres et de lianes, ouvrant aux amours, dans leurs flancs creusés par la vague, des nids frais et charmants, d’où l’on entend le lot soupirer sur les grèves.

Enfin, le gulf-stream y promène son eau tiède et y nourrit toute une flore terrestre et marine, dont les grâces délicates, les senteurs, les formes exotiques, la luxuriante végétation, jettent un peu de lumière et de sérénité, comme un sourire, dans ce paysage sombre et tourmenté.

C’est là que Louise vint s’établir avec son fils et une seule femme de chambre qu’elle affectionnait particulièrement.

Louise avait prié Daniel de venir l’attendre à la station de Morlaix. Il oublia le conseil de son ami ; il se montra faible une dernière fois. Pouvait-il laisser à Louise les embarras d’un transbordement, d’une installation ?

La vérité, c’est que, depuis quinze jours, il se mourait de ne plus la voir.

— Bah ! se dit-il, je la quitterai demain. Ce sera toujours assez tôt.

Il se trouva donc à Morlaix pour la recevoir.

À l’altération de ses traits, à son embarras, à sa voix émue, au tremblement qu’il éprouva, quand Louise s’appuya sur lui, elle devina qu’elle ne s’était pas trompée, qu’un secret chagrin le torturait ; elle devina qu’il l’aimait, et luttait de toutes ses forces contre cet amour. Aussi n’osa-t-elle pas lui demander de vive voix l’explication des bizarreries qu’elle lui reprochait dans sa lettre.

Le lendemain, le surlendemain, Daniel pensa de nouveau à fuir. Mais son amour ingénieux trouvait de nouveaux prétextes pour rester.

Ils reprirent donc leur existence des années précédentes. Louise évitait les trop longs tête-à-tête le soir, au bord de la mer ; le jour, les enfants étaient là. Elle avait peur, non pas de Daniel, mais d’elle-même. Toutefois, elle ne se rendait pas bien compte encore que cette crainte, mêlée d’attrait, fut aussi de l’amour.

Elle s’était fait une telle habitude de la société de Daniel, de ses attentions, de ses soins, qu’elle ne pouvait passer un jour loin de lui sans souffrir. Maintenant qu’elle avait un ami sur qui s’appuyer, un cœur en qui verser ses peines passées, ses espérances en l’avenir ; maintenant surtout qu’elle était aimée comme elle avait souhaité de l’être, elle avait repris confiance, et croyait au bonheur.

Daniel, en face de cette confiance, de cet abandon, se laissa aller, lui aussi, à l’espoir.

Il avouerait son amour.

Mais, au moment de parler, sa timidité l’emportait. Cet aveu refusait de sortir de ses lèvres.

Il se trouvait laid d’ailleurs, avec son teint basané, avec ses traits fatigués et tristes ; et puis le chagrin avait prématurément blanchi ses cheveux, tandis que Louise était encore si belle !

Elle avait trente ans, c’est-à-dire qu’elle était dans toute la splendeur de la jeunesse, dans l’achèvement de sa beauté. Depuis que Raoul était effacé de son souvenir, son visage, pâli par la souffrance, avait repris ses teintes rosées ; ses yeux, un éclat voilé d’ombre, et son sourire, encore un peu triste, avait recouvré pourtant une grâce juvénile.

Mais ce calme relatif ne dura pas longtemps.

La fièvre le reprit bientôt et la révolte aussi. Il redevint emporté, irascible. Plus intolérable même fut sa souffrance ; car il voulait avouer et il n’avouait pas ; il voulait fuir et il ne fuyait pas.

Et, comme à Paris, dès qu’il était en sa présence, dès qu’il rencontrait son regard calme et son frais sourire, dès qu’il entendait sa voix douce, un peu plaintive, dès qu’il se sentait enveloppé par le charme apaisant que dégageait toute sa personne, il se trouvait soudain rasséréné, plus attendri que troublé.

Toutefois, cet amour entravé était arrivé, comme il l’avait écrit à son ami, à cette période de souffrance aiguë où il devient une véritable maladie morale, une idée fixe, presque une folie.