Le Docteur Oméga/XIII

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 215-223).


CHAPITRE XIII

VERS LA TERRE


Pendant un mois, le docteur Oméga envoya vers la Terre près de cinq cents dépêches, mais nous ne reçûmes aucune réponse.

Je finissais par perdre encore une fois confiance et me demandais même si ce fameux télégramme du grand Helvétius n’avait pas été imaginé de toutes pièces par notre ami dans le but de relever nos énergies chancelantes. Selon moi il était inadmissible que les communications ne se renouvelassent plus… Puisque nos appareils étaient si sensibles, si bien construits, pourquoi n’enregistraient-ils rien ?

Enfin… un soir la sonnerie vibra doucement et le docteur, fou de joie, s’installa devant sa tablette. Je vis le levier se lever et frapper à petits coups la bande de papier qui se déroulait sur le récepteur, puis il s’arrêta.

Je m’attendais de la part du vieux savant à une de ces démonstrations joyeuses qui ne manquaient jamais d’accompagner ses expériences lorsque celles-ci réussissaient, mais à mon grand étonnement, il ne bougea pas plus qu’une statue. Il paraissait consterné…

— Qu’y a-t-il ? interrogeai-je timidement.

Le savant ne me répondit pas… Les yeux fixés sur la bande du récepteur, il semblait hypnotisé par les signes qu’il y lisait…

Enfin, se redressant d’un bond, il s’écria :

— Cette dépêche vient de Bohême… je lis parfaitement le mot « Prague »… mais quant aux autres phrases, je ne puis les comprendre… ah ! quel malheur de ne pas connaître la langue tchèque !…

J’avais autrefois fait un assez long séjour à Kladno chez un de mes amis, ingénieur métallurgiste, et je possédais un peu la langue du beau pays de Bohême…

— Indiquez-moi, dis-je, docteur, quelles sont les lettres représentées par ces traits…

Il me les transcrivit sur le dos de son calepin et je parvins, sans trop de difficultés, à traduire cette phrase :

« Vous prétendez être dans la planète Mars… Seriez-vous…

Mais, bien que je m’y appliquasse avec ardeur, je ne pus interpréter le reste de la dépêche…

Nous reçûmes ensuite d’autres communications qui demeurèrent pour nous incompréhensibles…

Il y avait parfois des intermittences fréquentes dans ces transmissions télégraphiques et, comme je m’en étonnais beaucoup, le docteur m’expliqua que nos messages ne parvenaient point toujours dans les régions habitées et cela à cause de la position relative de Mars et des modifications constantes de la surface du globe terrestre.

Enfin… une nuit, il nous arriva une communication très nette, très précise, signée encore une fois du nom d’Helvétius.

Voici ce que disait le grand savant anglais :

« Ai reçu dépêche… apprends avec plaisir qu’êtes dans Mars… Pourquoi revenez-vous pas ? Amis très inquiets. »

À ce mot d’ « amis », le docteur Oméga se prit à sourire…

Des amis ? mais il n’en avait jamais eu ! il n’avait jusqu’alors rencontré sur son chemin que des gens qui le traitaient de fou, qui riaient de sa mise extravagante ou des confrères envieux qui s’efforçaient toujours de le rabaisser, et ne s’occupaient de lui que pour critiquer ses découvertes…

Et voilà maintenant qu’il avait des amis… Bien plus… ces amis étaient inquiets… Ils attendaient avec impatience, peut-être avec angoisse, son retour sur la Terre !

D’autres que le docteur Oméga se fussent grisés… Mais ce vieillard était trop sceptique pour s’illusionner. Très calme, il laissa tomber cette phrase qui résumait bien en son laconisme brutal le cas qu’il faisait de ces subites protestations d’amitié :

— Réussissez… vous aurez beaucoup d’amis… échouez… vous serez seul…

— C’est un peu la pensée d’Ovide que vous nous servez là, fis-je remarquer.

Le savant sourit, et me prenant les mains, m’attira vers lui en disant :

— J’exagère… monsieur Borel… car même si j’avais échoué, je sais que je n’aurais pas été seul… puisque vous et Fred me restiez… Vous êtes les deux seuls amis qui comptiez dans ma vie… Quant aux autres, ce sont des quantités négligeables…

— Enfin… vous devez être heureux quand même d’avoir bouleversé de fond en comble cette loi de la gravitation que l’on croyait immuable… vous avez dépassé Newton… vous êtes le plus grand homme…

Le docteur m’arrêta :

— Attendez, dit-il… que nous soyons revenus en France pour m’encenser…

— Alors, vous croyez que vous retournerez sur la Terre ?…

— J’en suis sûr…

— Cependant… la répulsite…

— On nous en fournira…

— Mais qui ?

— Helvétius.

Je fis un bond en arrière…

— Voyons, m’écriai-je… vous plaisantez !… cette découverte, vous seul en connaissez le secret…

Le docteur sourit avec indulgence :

— Il me suffira, répondit-il… d’en envoyer télégraphiquement la formule…

— Et vous croyez qu’on pourra, grâce à une simple formule, reconstituer exactement ce métal merveilleux ?…

— J’en suis sûr… et tenez… je vais immédiatement expédier sur Terre des messages très précis dans lesquels je livrerai ma découverte… Je m’étais bien promis de ne la faire connaître que dans mon testament… mais il n’y a pas à hésiter… il le faut…

Et, pendant dix jours, le docteur lança dans l’espace près de deux cents télégrammes dont je me rappelle parfaitement la rédaction, moins celle, très compliquée, de la formule de la répulsite…

« Sommes prisonniers dans Mars à cent milles au sud des mers de glace, Cosmos détruit… Construisez nouveau Cosmos avec enveloppe répulsite et venez à notre secours. Voici formule… Oméga. »

Ces messages expédiés, le docteur se frotta les mains et nous dit :

— Maintenant… mes amis, nous n’avons plus qu’à attendre… Sur les deux cents télégrammes, il est impossible qu’il n’y en ait pas un qui soit reçu et compris… Patientons… d’ailleurs… je me tiendrai toujours en communication avec la Terre… et je serai ainsi au courant des diverses tentatives auxquelles on va se livrer en vue de notre délivrance.

Ce soir là… je m’endormis presque rassuré… et je fis des rêves délicieux…

Nous étions revenus sur le globe terrestre… une foule énorme nous acclamait… et un gros monsieur vêtu de noir, chauve et barbu — un ministre sans doute — nous remettait au docteur, Fred et moi d’énormes croix d’honneur en diamants, dont les rubans rouges claquaient joyeusement au vent comme des oriflammes de victoire…

Mais je fus arraché à ce songe enchanteur par des hurlements épouvantables, des cris affreux et des piétinements saccadés…

Me levant d’un bond, j’allumai une petite lampe portative et sortis de ma case métallique…

Le docteur était là devant la porte, rouge de colère, la figure marbrée de plaques bleues, les vêtements en désordre… D’un œil voilé de larmes il contemplait les restes de son télégraphe sans fil…

Ses électrodes gisaient fracassées, ses fils, son antenne, son manipulateur, son récepteur, tout cela ne formait plus qu’un amas de choses informes, des miettes pour mieux dire… Le désastre était complet… irréparable…

Et ceux qui avaient détruit notre précieux appareil l’avaient fait avec une telle habileté qu’il était maintenant impossible d’utiliser aucun de ses débris… La table de fer sur laquelle était installé le télégraphe avait été enlevée, car elle était trop solide pour être mise en pièces… Le grand mât qui supportait l’antenne avait disparu…

Nos gardiens, ces hideux Mégalocéphales que nous traitions en amis, étaient, à n’en pas douter, les auteurs de ce méfait… d’ailleurs leur attitude étrange, embarrassée, les trahissait.

Au lieu de se tenir devant notre case, comme ils avaient l’habitude de le faire chaque nuit, ils s’étaient réfugiés dans un coin et nous observaient sournoisement.

— Ce sont eux !… ce sont eux qui ont fait le coup, hurlait le docteur en montrant le poing aux Martiens… misérables !… lâches !… monstres !… bandits !…

Fred allait s’élancer sur les gnomes et les mettre en bouillie, mais je le retins… En cet instant tragique et douloureux, je fus le seul qui conserva son sang-froid… Tuer les Martiens, c’était s’exposer à de cruelles représailles… On nous avait pardonné le meurtre de quelques individualités dépourvues d’intelligence… on ne nous pardonnerait pas la mort des Mégalocéphales… Razaïou nous ferait mettre à la torture… mutiler… Peut-être même donnerait-il l’ordre de nous brûler avec les rayons verts…

Je parvins à grand’peine à calmer le docteur… Sa rage tomba enfin, mais il s’affaissa sur le sol et s’évanouit…

Pendant que nous cherchions à le faire revenir à lui, une tablette de fer lancée par un Mégalocéphale vint tomber à nos côtés…

C’était un message de Razaïou…

Il contenait ces mots en martien :

« Barônioniz Babazeïos îrvettir maïano Razaïou sûliez oïodoûm nhâtonoï orônos. »

Ce qui voulait dire :

« Il déplaît au grand Razaïou de voir les Babazeïos lancer des rayons dans l’espace. »

Le docteur avait repris ses sens… Je lui montrai la tablette :

Il la lut et murmura :

— J’aurais dû m’en douter…

Puis comme je lui demandais s’il pensait pouvoir un jour reconstruire clandestinement les appareils détruits, il me répondit en secouant lentement la tête :

— Non… mon ami… il ne faut pas y songer.

— Alors… m’écriai-je affolé… nous sommes perdus !

— Peut-être, fit le vieillard en regardant fixement la Terre, dont le globe lumineux commençait à pâlir sous les rayons du jour naissant…

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