Le Docteur Quesnay/4

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Félix Alcan (p. 221-296).


TABLEAU ÉCONOMIQUE.




I. Quesnay et Marmontel. — II. L’Ami des hommes. — III. Les Questions intéressantes sur la population. — IV. Le Tableau économique. — V. Les Éditions successives du Tableau. — VI. Objet du Tableau. — VII. Les Maximes. — VIII. Commentaire de Maximes.


I.


L’attentat de Damiens, qui servit de prétexte pour arrêter le mouvement philosophique, fit sortir un moment Louis XV de son indifférence coutumière et persuada à Mme de Pompadour qu’elle avait mieux à faire que de s’occuper de bagatelles. Profitant de cette disposition d’esprit, Quesnay entreprit de faire prévaloir auprès du Gouvernement les vues qu’il avait exposées dans l’Encyclopédie.

Il avait alors pour élève, ou soi-disant tel, Marmontel qui l’écoutait sans conviction, avec l’espoir d’utiliser son crédit.

Un Irlandais, du nom de Patullo, venait de faire un petit Essai sur l’amélioration des terres[1], qu’il voulait dédier à Mme de Pompadour. Quesnay trouva l’épître maladroite et pria Marmontel de la refaire. L’auteur des Contes moraux se tira habilement de sa mission et introduisit dans l’Épître un résumé élégant de la doctrine économique du docteur, un résumé à l’usage des dames. On y lit :

« Parmi les arts qui ont ressenti les effets de votre protection, vous avez distingué l’agriculture comme le plus intéressant et le plus négligé de tous… Le ciel, en vous donnant une âme élevée et bienfaisante, proportionna vos lumières à vos sentiments ; vous aimez le bien de l’humanité et vous le voyez dans ses grands principes. Les arts même que l’on nomme agréables ont dû surtout l’accueil qu’ils ont reçu de vous à leur utilité politique, à leur liaison cachée, mais intime, avec les premières causes d’un règne heureux et florissant. Si telles ont été vos vues sur des arts de simple décoration, de quel œil considérerez-vous cet art de premier besoin ; cet art, le nourricier des arts et qui les tient tous à ses gages… On ne peut sans étonnement comparer l’importance de l’agriculture avec l’abandon où elle est réduite…

» Ce sont les richesses du laboureur qui produisent les riches moissons. Il n’y a point de secret pour fertiliser les campagnes, sans des travaux qui les préparent, sans des troupeaux qui les engraissent, sans des bestiaux qui les labourent, sans un commerce facile et avantageux qui assure au laboureur la récompense de ses soins, la rentrée de ses fonds et un bénéfice proportionné aux risques de ses avances.

» Que n’est-il permis, Madame, de développer à vos yeux ces idées élémentaires de l’économie politique ? Vous verriez les produits de la terre se diviser dans les mains du laboureur en frais de culture et en revenus ; les frais se distribuer aux habitants de la campagne ; les revenus se répandre, par les dépenses des propriétaires, dans toutes les classes de l’État. Vous verriez ces mêmes richesses, après avoir animé le commerce, la population, l’industrie, retourner dans les mains du cultivateur, pour être employées à la reproduction. Vous reconnaîtriez que c’est à la plénitude de ce reflux périodique des revenus de l’État vers leur source qu’on doit attribuer leur renouvellement perpétuel et que c’est à cette circulation ralentie, interrompue ou détournée qu’on doit attribuer leur épuisement. Mais ces détails seraient superflus pour qui embrasse le système du bien public dans tous ses rapports et dans toute son étendue. Il vous suffit d’être pénétrée de ce grand principe de Sully :

« Que les revenus de la nation ne sont assurés qu’autant que les campagnes sont peuplées de riches laboureurs ; que les dons de la terre sont les seuls biens inépuisables ; et que tout fleurit dans un État où fleurit l’agriculture. »

La citation de Sully était apocryphe ; mais l’épître produisit un très bon effet. Quesnay en fut enchanté ; Mme de Pompadour en la lisant versa des larmes[2]. On les versait alors facilement.


II.


Dans le courant de l’année précédente Quesnay avait fait la connaissance du marquis de Mirabeau, qui venait de publier les trois premières parties de l’Ami des Hommes ou Traité de la Population. L’édition de cet ouvrage, datée de 1756, n’avait été distribuée qu’au printemps de 1757. Un exemplaire en ayant été envoyé à Quesnay[3] ; il écrivit sur une marge :

« L’enfant a tété de mauvais lait ; la force de son tempérament le redresse souvent dans les résultats, mais il n’entend rien aux principes. » Le mauvais lait venait surtout de l’Essai sur le commerce de Cantillon dont, nous l’avons dit, Mirabeau possédait le manuscrit depuis longtemps.

L’Ami des hommes eut un énorme succès[4]. L’auteur écrit comme Montaigne et pense comme Montesquieu, disait-on. L’ouvrage était pourtant très mal ordonné, et il était écrit dans ce style que l’auteur a défini lui-même, « un style fait en écailles d’huîtres et si surchargé de différentes couches d’idées qu’il aurait besoin d’une ponctuation faite exprès pour le débrouiller[5] ». Mais le livre était amusant quelquefois, intéressant d’autres fois.

Mirabeau voulait prouver que la multiplication des hommes n’est jamais nuisible et il fut plus conséquent avec lui-même que beaucoup de partisans de l’accroissement de la population, car il eut onze enfants.

« Combien de gens voudraient soutenir, demandait-il, attendu qu’ils tiennent dans l’État le haut bout, que l’homme est plus heureux étant au large comme on est aujourd’hui que s’il se trouvait serré par ma nouvelle peuplade !

» La mesure de la subsistance est la mesure de la population », affirmait-il, et par subsistance, il entendait la nourriture, les commodités et les douceurs de la vie.

» Plus vous avez d’hommes, concluait-il, plus vous faites rapporter à la terre et plus vous la peuplez. Partout où il y a des hommes, il y a des richesses. « Tant vaut l’homme, tant vaut la terre, dit un proverbe bien sensé ; il s’ensuit de là que le premier des biens, c’est d’avoir des hommes et le second de la terre. »

La thèse était banale ; les arguments parfois contradictoires ; mais le livre était émaillé d’une foule de hors-d’œuvre présentés avec originalité, quoique dans une langue archaïque, — « marotique », disait Quesnay.

En économie politique, Mirabeau avait encore moins d’érudition que le docteur et il ne remédiait pas toujours par la pénétration l’insuffisance de ses connaissances.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, des paradoxes à peine reliés entre eux s’accumulaient sur les finances, la justice, le Gouvernement, les mœurs, la religion, le luxe, la centralisation, la dette publique, l’intérêt de l’argent.

Dans la troisième, supérieure aux deux autres, Mirabeau traitait de l’échange dont il avait bien saisi les effets. Au sophisme de Montaigne : « Le profit de l’un fait le dommage de l’autre », il opposait le principe : « Nul ne perd que l’autre ne perde. » Il observait que si l’Angleterre était brusquement réduite à la situation misérable de la Corse, ce serait un malheur pour l’humanité. Et il condamnait les prohibitions commerciales, « invention plate et absurde », ainsi que la réglementation du commerce des grains, « autre invention damnable ».

Allant enfin au devant des accusations d’internationalisme qui sont adressées en tous temps aux partisans de la liberté commerciale, il déclarait que « l’amour de la patrie est plus que compatible avec l’esprit de fraternité ».

Les sentiments humanitaires dont le marquis faisait ainsi étalage, malgré ses instincts aristocratiques, avaient contribué au succès de l’ouvrage. Voltaire toutefois ne fut pas séduit : « L’Ami des hommes, ce M. de Mirabeau qui parle, qui décide, qui tranche, qui aime tant le Gouvernement féodal, qui fait tant d’écarts, qui se blouse si souvent, ce prétendu ami du genre humain n’est mon fait que quand il aime l’agriculture[6]. »

Quesnay ne pouvait accepter le point de départ de l’Ami des Hommes. Il estimait que l’accroissement du nombre des hommes peut augmenter la puissance militaire des États, mais n’en augmente pas nécessairement la richesse. Néanmoins, comme il avait trouvé dans les développements du livre des idées conformes aux siennes, au sujet de l’agriculture et des échanges, on conçoit qu’il ait voulu connaître Mirabeau qui, de son côté, par ambition personnelle[7] ou fraternelle, devait désirer d’entrer en relations avec le médecin de Mme de Pompadour.

Quesnay fit prier l’auteur de venir le voir à Versailles ; dans l’entrevue qui fut chaude, il lui déclara qu’il avait mis la charrue devant les bœufs et que les écrivains dont il s’était servi étaient des sots. Mirabeau se rebiffa, puis, dans une nouvelle entrevue, le soir même, il s’inclina devant la supériorité du sarcastique docteur.

Celui-ci reconnaissait au fond que l’Ami des Hommes avait du mérite. Lorsqu’il en parla au frère de Mirabeau, il fut beaucoup moins sévère que lorsqu’il s’était adressé au futur disciple :

« Je vois bien qu’il va un train de chasse sans regarder derrière lui ; il fait bien, car il n’y a pas un mot à ôter dans son livre. »

L’ouvrage fut remis à Mme de Pompadour ; Mirabeau eut la naïveté de demander à Quesnay si la favorite l’avait lu. « Elle l’a sur sa table, répondit, celui-ci, mais cela est un peu abstrait pour les dames. » Mme de Pompadour n’en déclara pas moins, lorsqu’elle en eut l’occasion, que l’Ami des hommes avait fait beaucoup d’honneur à son auteur.

Les deux hommes ne tardèrent pas à se lier intimement. Ils se ressemblaient peu pourtant : Mirabeau, jeune encore[8], avait l’imagination et l’exubérance méridionales, les allures et les sentiments aristocratiques ; Quesnay, sexagénaire, avait le ton du médecin aux origines paysannes, et des « instincts subordonnés ».

Mirabeau se mit néanmoins à sa remorque, le copia, le prit pour correcteur, travailla avec lui pendant de longues années sans apporter beaucoup de vues tirées de son domaine propre à l’œuvre commune.

Mais se mettre « docilement aux pieds d’un autre », se traiter « en jouvenceau quand on a quarante-deux ans », étouffer sa vanité lorsqu’on a publié un livre applaudi, faire profiter de la popularité qu’on a conquise un homme que l’on connaît à peine et qui vous a reçu avec des bourrades est un sacrifice peu commun. Mirabeau l’accomplit sans réticences, donnant à Quesnay le titre d’homme de génie, allant ensuite jusqu’à l’appeler « le Sage par excellence, l’auteur et l’inventeur de la science, le Confucius de l’Europe, l’aigle audacieux sous les ailes duquel les plus grands hommes se cachent comme des roitelets[9] ».

Quesnay, qui ne pouvait écrire publiquement, avait besoin de disciples. Il encouragea Mirabeau, comme il avait encouragé Marmontel, non sans administrer de temps en temps à son nouvel élève des coups de férule.

De son écriture rapide, serrée, formée de longues pattes de mouches et pénible à déchiffrer, le Marquis couvrait le papier sans arrêt, ayant quelquefois de la verve, mais rencontrant rarement la précision sur son chemin. Il envoyait copie de ses élucubrations à Quesnay qui révisait le texte ou remplissait les marges d’additions et de critiques, avec une petite écriture droite, ferme, lisible. Le docteur économisait la place et mettait quelquefois ses observations sur des bouts de papier ; l’un d’eux est une bande de la Gazette de France à son adresse[10].

On y trouve des réflexions, telles que celles-ci :

« Tout ceci est vague et instruit fort peu. — Le morceau est bien étoffé, mais j’en redoute la longueur. Il est même arrangé dans un ordre inverse. — Quoique ce morceau soit un peu errant, la masse en est bonne… mais cela est bien long… »

« Vous êtes franc et généreux sur les autres États, pourquoi laisser apercevoir de l’intérêt et du faible pour la noblesse ? Voulez-vous la rendre honorable, ne parlez que de ses devoirs et non de son état et de ses droits. Mais ne les bornez pas à la valeur militaire ; le courage n’est qu’une des vertus cardinales ; séparé des autres ce n’est qu’une vertu instrumentale. La vertu générale du noble est le zèle patriotique en tout genre et éclairé sur le bien de l’État. »

La collaboration des deux hommes commença dès qu’ils furent en relations. Tout ce qui a été publié depuis lors par Mirabeau porte trace de la griffe de Quesnay[11].

Ainsi, la quatrième partie de l’Ami des hommes parue en 1758[12], avec la réédition du Mémoire sur les États provinciaux (publié pour la première fois en 1750), renferme un Dialogue entre le surintendant d’O et l’auteur, une Introduction au Mémoire et des Réponses aux Objections[13] qui avaient passé sous les yeux de Quesnay. Elle se termine par un opuscule auquel celui-ci avait collaboré : les Questions intéressantes sur la populations, l’agriculture et le commerce, destinées aux Académies et Sociétés savantes pour obtenir les renseignements statistiques sur l’agriculture. Ces questions avaient été préparées par un nommé Marivelt dont on ne sait rien d’autre, et augmentées par Quesnay qui y avait ajouté des interrogations sur des sujets d’économie politique pure sous une forme telle que les réponses y étaient contenues, à la manière de Berkeley.


III.


Arrêtons-nous un instant sur ces Questions intéressantes. Elles visent le climat des provinces, la culture des terres, la population, les grains, les bestiaux, la culture industrielle, la vigne, l’arboriculture et les forêts, la navigation, les usages locaux, le commerce des denrées, la population urbaine, enfin les richesses.

Toutes sont conformes aux idées exposées par Quesnay dans l’Encyclopédie, mais ont en général un aspect plus théorique. Citons les suivantes :

« M. de Colbert qui avait cru que la culture des terres pouvait se soutenir sans le commerce extérieur des grains, en aperçut lui-même le dépérissement ; mais trop prévenu en faveur du commerce de marchandises de main-d’œuvre, il était persuadé que la nation serait dédommagée par ce commerce postiche de petite mercerie qui nous a si longtemps séduit, qui ne peut être une ressource que pour de petits États maritimes bornés à un petit territoire, et qui nous a fait perdre de vue le commerce de propriété ou des denrées du crû que M. de Sully regardait avec raison, il l’a prouvé par les succès de son ministère, comme le commerce essentiel d’un grand royaume situé avantageusement pour la navigation…

» Dans un État, tout se réduit à l’homme et à sa conservation ; sa conservation consiste dans sa défense et dans sa subsistance. Sa subsistance consiste dans les biens qui lui sont nécessaires pour exister et ceux dont il peut jouir pour sa conservation et pour son bonheur…

» Les biens sont ou gratuits ou commerçables. Les biens gratuits sont ceux qui sont surabondants et dont les hommes peuvent jouir partout et gratuitement ; tel est l’air que nous respirons, la lumière qui nous éclaire, etc. Les biens commerçables sont ceux que les hommes acquièrent par le travail et par échange ; c’est ce genre de biens que nous appelons richesses, parce qu’ils ont une valeur vénale, relative et réciproque les uns aux autres et en particulier à une espèce de richesse que l’on appelle monnaie, qui est destinée à représenter la valeur vénale de toutes les autres richesses…

» Si la monnaie formait la richesse des nations, il serait facile à un souverain d’enrichir son royaume ; il pourrait, avec celle qu’il tire annuellement de ses sujets, acheter de la matière d’argent et la faire monnayer…

« S’il serait avantageux de distribuer les terres aux paysans, pour les cultiver par le travail des bras, ou s’il est plus profitable qu’elles soient affermées à de riches fermiers qui les font labourer par des animaux et qui ont les bestiaux nécessaires pour se procurer les fumiers ?… Ne doit-on pas préférer les manières de cultiver qui épargnent les travaux des hommes, qui coûtent moins de frais et qui procurent plus de productions et plus de profit, ou plus de richesses dans l’État ? N’en est-il pas de même de tous les ouvrages qui peuvent s’exécuter avec le moins de travail d’hommes et moins de frais ?…

» S’il est vrai que les écoles soient nuisibles dans les campagnes ; s’il ne faut pas que les enfants des fermiers et de ceux qui exercent le commerce rural, sachent lire et écrire pour s’établir dans la profession de leurs pères, pour pouvoir mettre de l’ordre et de la sûreté dans leurs affaires et dans leur commerce et pour lire les livres qui peuvent étendre leurs connaissances sur l’agriculture ?…

» Si on doit éviter d’acheter de l’étranger dans la crainte qu’il n’enlève notre argent ; si nous ne devons avoir avec l’étranger qu’un commerce actif pour enlever son argent, ou s’il est plus avantageux pour le progrès de notre commerce et pour faciliter le débit des denrées de notre crû d’entretenir avec les étrangers un commerce réciproque ?…

» Si de deux royaumes, l’un était plus peuplé et si l’autre avait à proportion plus de revenu, toutes choses étant d’ailleurs égales, quel serait le plus puissant ? N’y aurait-il pas plus d’aisance dans l’un de ces royaumes et plus de besoin dans l’autre ; si l’un ne soutiendrait pas mieux les dépenses de la guerre que l’autre ; … si l’autre pourrait suppléer aux dépenses par sa grande population, surtout depuis que l’artillerie a fort augmenté les dépenses de la guerre et qu’elle devient formidable ? »

Cette dernière question réfutait les principes qui avaient servi de base à l’Ami des hommes. Mirabeau se borna à la reproduire sans signaler à ses lecteurs la contradiction qui existait entre son livre et les vues de Quesnay[14].

Au contraire, dans la cinquième partie de son ouvrage[15], il inséra un Mémoire sur l’agriculture pour la Société d’économie politique de Berne qu’il avait conçu dans les idées du docteur et parla avec admiration du Tableau économique, dont nous allons bientôt nous occuper, « nouvel anneau de Logistile, dont l’effet sur tout esprit d’une bonne trempe doit être de dissiper les vapeurs, les délires et les prestiges dont la fausse science des règlements et des prohibitions a pendant un temps préoccupé les meilleurs esprits. »

Enfin, dans la sixième partie, qui suivit de près la précédente, il fit son acte définitif de contrition en y insérant, avec l’Essai sur la voirie, une Explication du même Tableau économique. Il n’était plus que le reflet de Quesnay.

À la fin de l’Ami des hommes, Mirabeau avait annoncé à ses lecteurs qu’il brisait sa plume : « Ici finit la carrière de l’Ami des hommes. Ses cheveux grisonnent. Il a dépassé le midi de l’âge et ce n’est pas au public à en supporter le déclin. » Ce serment ne fut pas tenu. Le 12 juin 1759, le Marquis écrivait à son frère : « Tant que mon tempérament me permettra d’écrire, j’écrirai ; tant que l’âge et la décence me souffriront aux lieux où l’on peut dire avec fruit, j’y paraîtrai et je dirai. »

Et l’année suivante : « Je t’avoue que, sans l’exemple de l’opiniâtre et tenace docteur, dont le zèle studieux, apostolique en ce genre et continuel jusqu’à la manie, ne se relâche pas un seul instant, je serais tenté de laisser tout là ; mais cet homme qui voit mieux qu’un autre et de plus près, toutes les impossibilités morales, la série, la postérité et l’opiniâtreté d’icelles, travaille constamment, ni plus ni moins, et sûrement ne verra pas le fruit de son travail, qui sera grand un jour, et j’aurais honte d’avoir moins de persévérance que lui[16]. »

Dès l’année 1759, Mirabeau avait fait une réponse à un opuscule de Forbonnais : Lettre d’un correspondant de province à son banquier. En 1760, il publia la Théorie de l’impôt et, jusqu’à la fin de sa vie, beaucoup d’autres ouvrages qui eurent de moins en moins de lecteurs. Il ne put jamais s’empêcher d’écrire et quand il écrivit, ne sut jamais se borner.


IV.


Peu de temps après avoir fait la connaissance du marquis de Mirabeau, l’opiniâtre et tenace docteur avait composé l’œuvre extraordinaire à laquelle nous avons fait allusion et dont on croyait l’édition définitive perdue ; mais le hasard en a mis dans nos mains un exemplaire.

Le Tableau économique fut imprimé au château de Versailles, à l’Imprimerie royale ; « sous les yeux de Louis XV », a dit le marquis de Mirabeau ; « des épreuves en furent tirées par le roi en personne », ont dit Grandjean de Fouchy et d’autres.

Dans une dédicace[17] préparée pour Mme de Pompadour, à la veille de sa mort, Du Pont de Nemours a écrit aussi : « Vous avez fait faire chez vous et sous vos yeux l’impression du Tableau économique et de son Explication. »

Dans des Mémoires écrits sous la Terreur[18] et qui viennent seulement d’être imprimés, Du Pont de Nemours a été plus précis.

Quand Quesnay eut lié toutes ses idées, raconte-t-il, il voulut les faire connaître au roi et à Mme de Pompadour, sans que ni l’un ni l’autre s’aperçussent que leur médecin songeait à leur donner des leçons, « ce qui l’eût fait durement remettre à sa place ». Il insinua à Mme de Pompadour que, pour amuser le roi, il serait bon qu’il eût des outils de différents arts. On acheta de superbes outils de tourneur, avec lesquels le roi fit des tabatières de bois pour toute la cour. Quesnay parla ensuite d’imprimerie ; on fit fondre de magnifiques caractères ; on se procura des formes admirables, des composteurs en or et le reste à l’avenant ; l’imprimerie du roi fut installée dans les petits appartements et Quesnay fut chargé de la diriger. Louis XV et la favorite s’amusèrent à ce nouveau travail. Un ami du docteur insinua alors que ce serait lui faire plaisir que d’imprimer un de ses écrits. Mais il fallait un ouvrage inconnu, qui restât secret et qui donnât en même temps l’occasion de déployer toutes les ressources de l’imprimerie avec des notes, de l’italique, des petites et grosses capitales.

Quesnay dressa son Tableau en le faisant suivre d’une série de Maximes qu’il couvrit faussement du nom de Sully, ainsi que Marmontel l’avait fait déjà dans l’épître dédicatoire du livre de Patullo. Il présenta son opuscule à Louis XV en lui disant : « Sire, vous avez vu dans vos chasses beaucoup de terres, de fermes et de laboureurs… Vous allez imprimer comment ces gens-là font naître toutes vos richesses. » Louis XV, qui avait pris plus de goût à l’imprimerie qu’aux ouvrages de tour, composa environ la moitié de la copie de Quesnay et revit les épreuves à plusieurs reprises. Il était trop indolent, M. de Loménie l’a fait remarquer avec raison et Du Pont de Nemours le reconnaît, pour appliquer sérieusement son esprit à un travail aussi extraordinaire que celui de son médecin, mais il remarqua en les imprimant les phrases osées qui s’y trouvent et dit : « C’est dommage que le docteur ne soit pas du métier ; il en sait plus long qu’eux tous. »

L’édition sortie des presses royales était « très belle », a dit Du Pont[19] ; « magnifique », a dit Baudeau ; elle fut tirée à très petit nombre ; aucune bibliothèque publique n’en possède aujourd’hui, croyons-nous, d’exemplaire. Elle avait été si soigneusement séquestrée, a dit Grandjean de Fouchy, que la famille de Quesnay n’en avait pas un.

On ignore la date exacte de l’impression. Baudeau a parlé de novembre ou décembre 1758. Du Pont, deux fois, a dit comme Baudeau[20] ; une autre fois, après avoir consulté Quesnay et Mirabeau, il a émis des doutes ; Quesnay tenait pour le mois de décembre 1758 ; Mirabeau pour l’année 1759 et pas pour le commencement de l’année ; tous deux étaient également affirmatifs.

On n’était enfin, jusqu’ici, qu’à moitié fixé sur le Tableau même. M. Stern, de Zurich, rendant compte[21] de la publication par M. Oncken, des Œuvres de Quesnay, s’est demandé si un exemplaire ne se trouvait pas dans les papiers du marquis de Mirabeau conservés aux Archives Nationales. M. S. Bauer a eu la curiosité de venir de Vienne regarder dans ces papiers et y a vu, en effet, une épreuve du Tableau, corrigée à la plume, avec deux lettres de Quesnay y relatives, et, à l’occasion du bicentenaire du docteur, la British economic association a fait reproduire en fac-simile l’épreuve conservée aux Archives. Elle renferme un tableau gravé, un tableau imprimé, des explications, des maximes « extraites des Économies royales » avec notes à l’appui.

Mais cette épreuve ne cadre pas exactement avec les descriptions, analyses ou reproductions qui ont été faites du travail du maître au XVIIIe siècle, soit dans la sixième partie de l’Ami des hommes, soit dans la Philosophie rurale, soit dans la Physiocratie, soit dans les Éphémérides du citoyen, soit enfin dans les Observations économiques de Forbonnais. Ces ouvrages ne cadrent pas non plus tous entre eux. Nous nous trouvons donc obligé de donner des indications un peu détaillées à leur sujet.

C’est un an environ après avoir reçu l’Ami des hommes que Quesnay adressa à Mirabeau une première épreuve du Tableau économique.

Mirabeau ne comprit pas grand’chose au travail de sa « nouvelle conquête ». Il l’a avoué dans la cinquième partie de l’Ami des hommes[22] ; une lettre de Quesnay qui se trouve aux Archives nationales[23] confirme cet aveu.

« Mme la marquise de Pailly me dit que vous êtes encore aujourd’hui empêtré dans le zizac (lisons zigzag). Il est vrai qu’il a rapport à tant de choses qu’il est difficile d’en saisir l’accord ou plutôt de le pénétrer avec évidence. On peut voir dans ce zizac ce qui se fait, sans voir le comment, mais ce n’est pas assez pour vous. »

Et Quesnay, se mettant, selon son habitude, à la portée de son interlocuteur, lui expliqua le mécanisme du Tableau.

La lumière finit par se faire dans l’esprit du marquis. C’est à la fois pour faire profiter de sa peine les nombreux lecteurs de l’Ami des hommes et par des motifs tout personnels qu’il publia son Explication. Voici ce qui nous le fait supposer.

En 1773, à l’une des réunions d’économistes qui se tenaient l’hiver chez l’aristocrate disciple, Du Pont de Nemours a prononcé un discours où on lit :

« Pendant longtemps, l’illustre inventeur de la science économique fut comme la voix prêchant dans le désert. Il était encensé par l’intérêt qui voulait profiter de son crédit, il n’était compris par personne. Une dame d’un mérite distingué, dont la raison est d’autant plus sage et le goût d’autant plus sûr que la supériorité de son esprit est fondée sur les qualités de son cœur, devina le prix de ces découvertes et de ces recherches qu’avaient méconnu tant d’hommes d’État et de beaux esprits. Elle empêcha la formule du Tableau économique d’être prodiguée dans le Mercure. Elle sentit que le génie créateur auquel nous devons cette formule pouvait être utilement secondé par l’éloquence patriotique de l’Ami des hommes et concourut à lier intimement dans leurs travaux ces deux bienfaiteurs du genre humain[24] ».

Quelle était cette dame d’un mérite distingué ? L’éditeur du discours de Du Pont a cité le nom de Mme de Pompadour sans faire attention que l’orateur parlait d’une personne vivant en 1773. Ce ne peut être que Mme de Pailly, qui présidait habituellement aux dîners des économistes, devant qui parlait probablement Du Pont, et dont il est question dans la lettre de Quesnay.

En 1759, cette sensible marquise, jeune alors, exerçait peut-être déjà sur Mirabeau une influence toute particulière. Sans être capable de comprendre les calculs du docteur, elle pouvait se flatter d’en avoir deviné le prix et inspirer à son adorateur l’ambition de supplanter, auprès du médecin de la favorite, Marmontel, qui avait obtenu tout récemment la fructueuse direction du Mercure.

Quesnay trouva bientôt que son nouveau disciple lui demandait un peu trop de conseils pour la rédaction de son Explication.

« Je me suis aperçu que mes misérables brouillons vous rendaient paresseux ; lui écrivit-il. Pensez à votre tour. Vous en savez autant que moi par principes, soyez de plus marchand en détail. Je me suis occupé autant qu’il est en moi des calculs…, développez-en les mystères par le raisonnement ; cela vous va mieux qu’à moi qui ne vise qu’aux résultats. Cependant je pourrai mettre en addition ce que vous aurez oublié. »

« J’ai été très content du premier chapitre et de la première moitié du second », avait-il dit au commencement de sa lettre. « L’ordre manque dans la suite ; le style y est faible, obscur et bas ; ce n’est encore qu’un croquis d’idées qui ne peut servir que de remémoratif à l’auteur pour retrouver ses matériaux, les façonner, les mettre en place et construire nettement, solidement et en bel aspect. »

Atténuant ensuite la crudité de ses critiques, Quesnay terminait par ces mots :

« Au reste, ce qui va, va bien pour compléter votre gloire immortelle. C’est ici le grand œuvre de votre intelligence. Pensez-y bien. »

L’assistance du maître n’empêcha pas l’Explication de l’Ami des hommes d’être peu goûtée du public. Les deux collaborateurs s’en rendirent compte, car, dès que les circonstances le leur permirent, ils rédigèrent une explication beaucoup plus détaillée. Tel fut l’objet de la Philosophie rurale ou Économie générale de l’agriculture, réduite à l’ordre immuable des lois physiques et morales qui assurent la prospérité des empires, parue en 1763.

Une lettre d’envoi au Margrave de Bade[25] des Éléments, extraits de cet ouvrage par le marquis de Mirabeau, renseigne sur le succès qu’il avait obtenu et sur les conditions dans lesquelles il avait été préparé :

« Je prends la liberté d’envoyer à Votre Altesse les Éléments de la Philosophie rurale, imprimée à Paris en 1763. L’inventeur du Tableau économique, M. Quesnay, et le maître primitif de la science, dont j’étais le seul élève alors, se servit de moi pour le grand développement explicatif du Tableau et de toutes ses conséquences, tel enfin qu’on peut dire que c’est le trésor de la science. Les circonstances ne permettant pas alors d’imprimer, il se chargea du manuscrit et l’enrichit de plusieurs matériaux de toute espèce, tables de progression, etc., de manière que tout est dans cet ouvrage ; mais une impression furtive et nullement suivie, ajoutant à l’imperfection du manuscrit, la profondeur des déductions et à la manière abstraite de les rendre, a rendu cet ouvrage quelquefois peu intelligible et toujours noyé de détails et trop profond pour le courant des lecteurs. »

Les dossiers des Archives nationales permettent de déterminer la part de collaboration de Quesnay à la Philosophie rurale ; elle est considérable. Mais, de l’aveu même des Physiocrates, l’ouvrage est profondément obscur.


Après la mort de Mme de Pompadour, fut fondé le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances ; Quesnay donna de nombreux articles à cette revue et en particulier une nouvelle analyse du Tableau économique (juin 1766). Du Pont, en raison de sa brièveté, l’a jugée la plus facile à saisir de celles qui avaient été faites, et l’a insérée dans le recueil d’œuvres de Quesnay, intitulé Physiocratie, paru en 1767[26].

Dans un Avertissement, le disciple éditeur s’exprima ainsi :

« Les Maximes que je remets aujourd’hui sous les yeux du public et leurs notes ont été imprimées pour la première fois avec le Tableau économique au château de Versailles, au mois de décembre 1758. Les mêmes maximes ont été imprimées environ deux ans après et la plupart des notes fondues dans l’explication donnée à la fin de l’Ami des hommes par le marquis de… qui, depuis, a encore cité les maximes en entier dans son immense et profond ouvrage, la Philosophie rurale. »

D’un autre côté, l’adversaire des Physiocrates, Forbonnais, qui avait fortement critiqué le système de Quesnay dans la Gazette du Commerce, publia en 1767 deux volumes sous le titre de Principes et observations économiques, où on lit à propos du Tableau :

« Cette table célèbre parut pour la première fois, il y a cinq ou six ans, dans un petit cahier d’impression de format in-4o, qui ne fut communiqué qu’à un petit nombre de personnes. À la suite d’une explication succincte qui ne contenait que l’analyse du système de richesse nationale déjà produit dans l’article Grains de l’Encyclopédie, l’auteur donnait un petit développement de ce même système par vingt-quatre maximes… Ce développement était intitulé Extraits des économies royales de M. de Sully, soit que l’auteur se crût rempli de son esprit, soit qu’il voulût accréditer son système sous ce nom vénéré. » Les critiques qui suivent cette description prouvent, très nettement à notre avis, que Forbonnais avait le Tableau économique en mains.

D’après lui, le Tableau était donc suivi de 24 maximes. C’est le nombre que l’on trouve dans l’Ami des hommes et dans la Philosophie rurale. Du Pont, dans les Éphémérides de 1769, a parlé aussi de 24 maximes. Cependant, il y en a 30 dans la Physiocratie et 30 aussi dans un grand tableau gravé qui fut publié en 1775, au début du ministère de Turgot[27] ; dans la Physiocratie, les maximes sont en outre rangées dans un autre ordre que dans les ouvrages de Mirabeau.

L’épreuve reproduite par la British economic association[28], ne renferme, au contraire, que vingt-trois maximes, avec des notes beaucoup plus sommaires[29]. Notre exemplaire contient les 24 maximes de l’Ami des hommes et, à peu de choses près, les notes de la Physiocratie.

D’où proviennent les différences que nous venons de signaler ?

En ce qui concerne la Physiocratie, nous avons eu l’occasion de montrer ailleurs[30] que Du Pont de Nemours n’était pas un très fidèle éditeur et que, soit pour mettre de l’unité dans les doctrines physiocratiques, soit pour éclaircir les textes, il modifiait les copies de ses amis. Il agit ainsi pour les Réflexions sur les richesses de Turgot, pour beaucoup d’autres ouvrages du ministre de Louis XVI[31], pour un travail du Margrave de Bade[32]. Il a pu opérer de même pour le Tableau de Quesnay et y ajouter, avec l’agrément formel ou tacite du maître, des maximes nouvelles pour tenir compte des opinions que soutenaient les économistes en 1767. La doctrine physiocratique était, nous le répétons, en évolution constante ; Quesnay et ses disciples la modifiaient chaque jour.

Quant à l’épreuve existant dans les papiers de Mirabeau et reproduite en fac simile, les lettres de Quesnay montrent qu’elle n’était pas la première :

« J’ai tâché de faire un tableau fondamental de l’ordre économique, lit-on dans une première lettre, pour y représenter les dépenses et les produits sous un aspect facile à saisir et pour juger clairement des arrangements et des dérangements que le Gouvernement peut y causer ; vous verrez si je puis parvenu à mon but. »

Et dans une autre lettre :

« Je vous enverrai une seconde édition augmentée et corrigée comme c’est la coutume ; ne craignez pas ; ce livret de ménage ne deviendra (pas) trop volumineux. J’en fais imprimer trois exemplaires pour voir cela plus au clair ; mais je crois que sa place serait bien à la fin de votre dissertation pour le prix de la Société de Berne, si vous l’en trouvez digne, avec un préliminaire de votre façon. La dissertation elle-même est déjà un bon préliminaire. Mais comme vous y avez trouvé de l’embarras, vous serez par cette raison plus clair que moi à prévoir ce qui peut arriver, parce que vous avez été arrêté vous-même. Dans ma seconde édition, je pars d’un revenu de 600 livres pour faire la part un peu plus grosse à tout le monde ; car elle était trop maigre en partant d’un revenu de 400 livres, ce qui revenait trop au malheureux sort de nos pauvres habitants du royaume d’atrophie ou de marasme qui, pour comble de malheur, est tombé sous la conduite d’un médecin qui n’épargne pas les saignées et la diète sans imaginer aucun restaurant. Je n’en dirai pas davantage, trop digne citoyen, de crainte de réveiller en vous des sentiments trop affligeants. Respirez du moins dans le silence de votre campagne. Vale. »

C’est l’édition modifiée avec un revenu de 600 livres qui existe aux Archives Nationales.

Les allusions de Quesnay semblent viser les mesures financières de Silhouette[33] qui datent du mois d’avril 1759 ; il parle du concours ouvert par la Société économique de Berne ; or, les mémoires devaient être parvenus avant le 1er janvier 1760 ; Mirabeau était à la campagne, c’est-à-dire après l’hiver. On peut conjecturer de là que Quesnay avait fait tirer la première épreuve de son Tableau à la fin de 1758, qu’il fit tirer la seconde épreuve « corrigée et augmentée », au printemps de 1759, et ainsi s’explique la contradiction signalée par Du Pont entre le dire du maître et celui de Mirabeau quant à la date de publication du Tableau, l’un ayant songé à la première épreuve, l’autre aux épreuves subséquentes. Quesnay avait l’imprimerie royale à sa disposition ; il pouvait facilement faire opérer des tirages successifs de son travail pour « voir plus clair ». Il a commandé une troisième édition comme il en avait commandé une seconde, et l’a communiquée non plus seulement à Mirabeau, mais à un petit nombre de personnes, ainsi que le dit Forbonnais. C’est l’exemplaire que nous avons sous les yeux. Il est d’un aspect moins magnifique que l’exemplaire de la seconde édition, mais il est plus volumineux ; le livret de ménage a été augmenté[34]. Les corrections faites à la plume sur la seconde épreuve ont été introduites dans le texte ou placées dans un erratum imprimé.


VI.


Dans quelque édition que ce soit, la lecture du Tableau économique ne satisfait pas l’esprit. Grimm a dit que Quesnay était obscur par système. Même en tenant compte des circonstances extraordinaires dans lesquelles le Tableau fut préparé, l’assertion n’est guère plausible. On ne peut s’empêcher d’être clair quand on a l’habitude de l’être. Mais le Tableau économique est des plus obscurs.

Nous n’entreprendrons pas d’en donner une explication complète ; où Quesnay, où Mirabeau, où Baudeau ont échoué, il serait dangereux de s’aventurer. Nous nous bornerons à des indications générales suffisantes pour en faire saisir l’objet.

Quesnay, voulant rendre visible le système qu’il opposait au système mercantile, dressa un schéma de la circulation des richesses, en s’inspirant — M. Hector Denis l’a justement fait remarquer — du mécanisme de la circulation du sang. L’économiste ne pouvait oublier le médecin.

Le royaume qu’il considère est un royaume agricole parvenu au plus haut point de perfection économique. La terre donne tout ce qu’elle peut donner, une fois les gênes et les prohibitions supprimées.

Les propriétaires recueillent le produit net ; mais ils ont, pour satisfaire à leurs besoins, à acheter des objets fabriqués à l’industrie ou classe stérile, et des produits agricoles à l’agriculture ou classe productive. La classe stérile a, de son côté, à faire des achats à la classe productive et celle-ci à la classe stérile. Le produit net passe ainsi de la classe des propriétaires aux deux autres classes et de l’une de ces dernières à l’autre.

La part qui va à la classe stérile sert à payer les frais de confection des objets fabriqués sans rien produire au delà ; celle qui va à la classe agricole se reconstitue en produit net nouveau qui retourne aux propriétaires. Dans quelle proportion ? Quesnay suppose que 100 d’avances à la terre peuvent donner 100 de produit net, comme en Angleterre, dit-il.

« On voit dans le Tableau », écrit-il à Mirabeau avant d’avoir porté le point de départ de ses calculs à 600 livres, « que 400 livres d’avances annuelles pour les frais de l’agriculture produisent 400 livres de revenu, et que 200 livres d’avances employées à l’industrie ne produisent rien au delà du salaire qui revient aux ouvriers ; encore le salaire est-il fourni par le revenu que produit l’agriculture.

» Ce revenu se partage par les dépenses du propriétaire à peu près également ; la moitié retourne à l’agriculture pour les achats de pain, vin, viande, bois, etc. ; les hommes qui reçoivent cette moitié de revenu et qui en vivent sont employés aux travaux de la terre ; ces travaux font renaître la valeur de cette même somme en productions de l’agriculture. Ainsi le même revenu se perpétue.

» Les colons vivent de cette même somme, mais leur travail, par les dons de la terre, produit plus que leur dépense et ce produit net est ce que l’on appelle revenu. »

Quesnay, continuant son explication, dit encore :

« L’autre moitié du revenu du propriétaire est employée par celui-ci en achat d’ouvrages de main-d’œuvre pour ses entretiens de vêtements, ameublement, ustensiles et de toutes choses qui s’usent ou qui s’éteignent sans reproduction renaissante de ces mêmes choses. Ainsi le produit net du travail des ouvriers qui les fabriquent ne s’élève pas au-delà du salaire qui fait subsister ces ouvriers et qui leur restitue leurs avances. Il n’y a là que des dépenses pour nourrir des hommes qui ne produisent que pour leur dépense et celle-ci est payée par le revenu produit par l’agriculture. C’est par cette raison que je la nomme dépense stérile.

» Chaque somme de 200 livres arrivée à l’agriculture et à l’industrie se distribue jusqu’au dernier sol. Les ouvriers de l’industrie dépensent la moitié de leur salaire en marchandises de main-d’œuvre dont ils ont besoin pour leur entretien et l’autre moitié retourne à l’agriculture pour l’achat de leur subsistance. On voit la même chose du côté de l’agriculture. Les colons emploient pour leur subsistance la moitié de la somme qu’ils reçoivent et portent l’autre moitié à l’industrie pour les marchandises de main-d’œuvre nécessaires pour leur entretien ».

Ainsi, selon l’hypothèse du schéma, les partages successifs du produit net se font toujours par moitié ; sur 600 livres de revenu, chiffre du texte définitif du tableau, 300 vont à l’agriculture, 300 à la classe stérile. Les 300 livres de l’agriculture se divisent en 150 conservées par l’agriculture et qui reconstituent 150 livres de produit net ; les 300 de la classe stérile se divisent aussi en 150 qui vont à l’agriculture pour reconstituer un produit net et en 150 qui sont consommées en frais de toute sorte, et ainsi de suite.

En d’autres termes, dans l’hypothèse de Quesnay, l’agriculture reçoit en avances annuelles et reconstitue en produit net un demi, plus un quart, plus un huitième, plus un seizième, etc., du produit net primitif. Comme la somme de ces fractions est égale à l’unité, l’agriculture reconstitue autant de produit net qu’elle en reçoit.

Dans une autre hypothèse, au cas, par exemple, où la classe stérile recevrait plus de la moitié du produit net, la richesse primitive serait absorbée en consommations sans être reconstituée. Le pays s’appauvrirait. Et, d’une manière générale, toute somme qui ne serait pas employée à la reconstitution du produit net serait perdue pour la richesse nationale.

« Le zizac bien connu, ajoutait Quesnay, abrège bien des détails et peint aux gens des idées fort entrelacées, que la simple intelligence aurait bien de la peine à saisir, à démêler et à accorder par la voie du discours ».

Quesnay se faisait illusion. Son schéma est maladroitement dressé. Le lecteur se trouve en présence de trois colonnes de chiffres intitulées : agriculture, propriétaires, classe stérile, avec des lignes pointillées qui vont de l’une à l’autre, sans qu’il sache pourquoi. Les Explications qui suivent ne lui expliquent pas le mécanisme de ce va-et-vient. Il doit trouver lui-même la clef des hiéroglyphes qu’il a sous les yeux.

Quesnay, étonné de voir que Mirabeau ne parvenait pas à le comprendre, lui écrivit :

« Votre répugnance pour les hiéroglyphes arithmétiques est ici fort déplacée. Les grands appareils de calcul accablent, il est vrai, l’intelligence des lecteurs, mais le commun d’entre eux ne s’attache qu’aux résultats qui les rendent tout d’un coup fort savants ; ceux qui étudient sérieusement et qui approfondissent ne s’en tiennent pas là ; ils démêlent, ils vérifient, ils concilient toutes les parties numéraires d’une science si multiple. C’est pour eux qu’il faut travailler… ; les autres lecteurs qui ne lisent que pour s’amuser et babiller sans jugement et qui ne sont d’aucun poids dans la société m’intéressent peu… »

Quesnay reconnut si bien l’utilité de travailler pour les lecteurs ordinaires qu’il collabora à l’Explication de l’Ami des hommes et qu’il s’efforça ensuite de traduire en français ses hiéroglyphes dans la Philosophie rurale et dans son Analyse du Tableau économique.

Les Explications du Tableau étaient destinées à évaluer la richesse probable de la France au cas où elle serait gouvernée selon les principes du gouvernement économique. Ce serait aller loin que d’en discuter les chiffres. Disons seulement que les 600 livres se transforment en 600 millions sans que l’auteur en donne la raison, que l’évaluation de la richesse totale possible du pays atteint 60 milliards, chiffre qui pouvait passer pour fantastique au XVIIIe siècle et que les éléments du calcul sont empruntés pour la plupart à l’Essai sur les monnaies de Dupré de Saint-Maur.

Disons aussi que Quesnay n’était pas un calculateur sans défaut. Forbonnais a été jusqu’à l’accuser d’ignorance et de légèreté. Ce double reproche était excessif. Quesnay examinait avec sagacité les données dont il se servait et il en reconnaissait lui-même l’insuffisance puisqu’il avait donné à Marivelt son concours pour une enquête à ouvrir sur l’état de l’agriculture ; mais il laissait passer des erreurs de calcul qui déroutaient parfois ses lecteurs.

Les Maximes ou Extraits des Économies royales et les notes qui les accompagnent sont la partie la plus suggestive du travail sur lequel nous donnons des détails.

On y voit nettement le but de Quesnay. Il ne demande pas de substituer à la protection réglementaire en faveur de l’industrie une protection réglementaire en faveur de l’agriculture. Il estime que les gouvernants sont moins aptes que les particuliers à choisir la nature du travail à faire et des marchandises à vendre. Il se montre le défenseur résolu de la libre franchise, autrement dit du libre échange. Il veut que les gouvernants détruisent les obstacles et les gênes qui s’opposent au développement de la production agricole ; s’il demande que l’impôt soit unique, direct, susceptible d’être augmenté dans les temps critiques et toujours payé par les propriétaires, c’est pour que les fermiers, dégagés de l’arbitraire des collecteurs, puissent sans crainte améliorer la culture. Il veut aussi que le taux de l’intérêt de l’argent soit limité légalement, pour que l’État n’emprunte pas à des taux usuraires qui attirent les capitaux à Paris et les détournent des emplois agricoles ; mais là se borne son désir de réglementation.

Il précise, dans les Maximes ajoutées à son Tableau, les vues contenues dans les articles donnés à l’Encyclopédie ou préparés pour elle. Le Trésor public était alors aux abois ; la finance faisait la loi. Quesnay faisait la guerre à la finance avec autant d’ardeur qu’aux prohibitions.


VII.


Voici, au surplus, ces Maximes telles qu’elles figurent dans l’édition définitive du Tableau, sans les repeints de la Physiocratie.

Toutes ne sont pas parfaitement claires en la forme ; mais avec quelque connaissance des doctrines de nos premiers économistes et des faits du temps, il est facile d’en saisir le sens.

I. Que la totalité des 600 millions de revenu entre dans la circulation annuelle et la parcoure dans toute son étendue ; qu’il ne se forme point de fortunes pécuniaires ou du moins qu’il y ait compensation entre celles qui se forment et celles qui reviennent dans la circulation ; car autrement, ces fortunes pécuniaires arrêteraient le cours d’une partie de ce revenu annuel de la nation et retiendraient le pécule ou la finance du royaume, au préjudice de la rentrée des avances, de la rétribution du salaire des artisans, de la reproduction du revenu et de l’impôt.

II. Qu’une partie de la somme des revenus ne passe pas à l’étranger, sans retour en argent et en marchandises.

III. Que la nation ne souffre pas de pertes dans son commerce réciproque avec l’étranger, quand même ce commerce serait profitable aux commerçants en gagnant sur leurs concitoyens dans la vente des marchandises qu’ils rapportent ; car alors l’accroissement de fortune de ces commerçants est un retranchement dans la circulation des revenus, qui est préjudiciable à la distribution et à la reproduction.

IV. Qu’on ne soit pas trompé par un avantage apparent du commerce réciproque avec l’étranger, en jugeant simplement par la balance des sommes en argent, sans examiner le plus ou moins de profit qui résulte des marchandises mêmes que l’on a vendues et de celles que l’on a achetées ; car souvent la perte est pour la nation qui reçoit un surplus en argent, et cette perte se tourne au préjudice de la distribution et de la reproduction des revenus. Dans le commerce réciproque des denrées du crû que l’on achète de l’étranger, et des marchandises de main-d’œuvre qu’on lui vend, le désavantage est d’ordinaire du côté de ces dernières marchandises, parce qu’on retire beaucoup plus de profit de la vente des denrées du crû.

V. Que les propriétaires et ceux qui exercent des professions lucratives ne soient pas portés, par quelque inquiétude qui ne serait pas prévue par le Gouvernement, à se livrer à des épargnes stériles, qui retrancheraient de la circulation et de la distribution une portion de leurs revenus ou de leurs gains.

VI. Que l’Administration des finances, soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du Gouvernement, n’occasionne pas de fortunes pécuniaires, qui dérobent une partie des revenus à la circulation, à la distribution et à la reproduction.

VII. Que l’impôt ne soit pas destructif ou disproportionné à la masse du revenu de la nation ; que son augmentation suive l’augmentation du revenu ; qu’il soit établi immédiatement sur le produit net des biens-fonds et non sur les denrées, où il multiplierait les frais de perception et préjudicierait au commerce ; qu’il ne se prenne pas non plus sur les avances des fermiers des biens-fonds ; car les avances de l’agriculture d’un royaume doivent être envisagées comme un immeuble qui doit être conservé précieusement pour la production de l’impôt et du revenu de la nation, autrement l’impôt dégénère en spoliation et cause un dépérissement qui ruine promptement un État.

VIII. Que les avances des fermiers soient suffisantes pour que les dépenses de la culture reproduisent au moins cent pour cent, car si les avances ne sont pas suffisantes, les dépenses de la culture sont plus grandes à proportion et donnent moins de produit net.

IX. Que les enfants des fermiers s’établissent dans les campagnes pour y perpétuer les laboureurs ; car si quelques vexations leur font abandonner les campagnes et les déterminent à se retirer dans les villes, ils y portent les richesses de leurs pères qui étaient employées à la culture. Ce sont moins les hommes que les richesses qu’il faut attirer dans les campagnes ; car plus on emploie de richesses à la culture des grains, moins elle occupe d’hommes, plus elle est prospère, et plus elle donne de produit net. Telle est la grande culture des riches fermiers, en comparaison de la petite culture des pauvres métayers qui labourent avec des bœufs ou avec de vaches.

X. Que l’on évite la désertion des habitants qui emportent leurs richesses hors du royaume.

XI. Que l’on n’empêche point le commerce extérieur des denrées du crû, car tel est le débit, telle est la reproduction.

XII. Que l’on ne fasse pas baisser le prix des denrées et des marchandises dans le Royaume ; car le commerce réciproque avec l’étranger deviendrait désavantageux à la nation. Telle est la valeur pénale, tel est le revenu. Abondance et non-valeur n’est pas richesse. Disette et cherté est misère. Abondance et cherté[35] est opulence.

XIII. Que l’on ne croie pas que le bon marché des denrées soit favorable au menu peuple, car le bas prix des denrées fait baisser leur salaire, diminue leur aisance, leur procure moins de travail ou d’occupations lucratives et diminue le revenu de la nation.

XIV. Qu’on ne diminue pas l’aisance du bas peuple ; car il ne pourrait pas assez contribuer à la consommation des denrées qui ne peuvent être consommées que dans le pays et la reproduction et le revenu de la nation diminueraient.

XV. Qu’on favorise la multiplication des bestiaux ; car ce sont eux qui fournissent aux terres des engrais qui procurent de riches moissons.

XVI. Que l’on ne provoque pas le luxe de décoration, parce qu’il ne se soutient qu’au préjudice du luxe de subsistance qui entretient le débit et le bon prix des denrées du crû et la reproduction des revenus de la nation.

XVII. Que le Gouvernement économique ne s’occupe qu’à favoriser les dépenses productives et le commerce extérieur des denrées du crû et qu’il laisse aller d’elles-mêmes les dépenses stériles.

XVIII. Qu’on n’espère de ressources pour les besoins extraordinaires de l’État que de la prospérité de la nation et non du crédit des financiers, car les fortunes pécuniaires sont des richesses clandestines qui ne connaissent ni roi, ni patrie.

XIX. Que l’État évite les emprunts qui forment des rentes financières, qui chargent l’État de dettes dévorantes et qui occasionnent un commerce ou trafic de finance, par l’entremise des papiers commerçables où l’escompte augmente de plus en plus les fortunes pécuniaires stériles, qui séparent la finance de l’agriculture, et qui la privent des richesses nécessaires pour l’amélioration des biens-fonds et pour la culture des terres.

XX. Qu’une nation qui a un grand territoire à cultiver et la facilité d’exercer un grand commerce des denrées du crû, n’étende pas trop l’emploi de l’argent et des hommes aux manufactures et aux commerces de luxe, au préjudice des travaux et des dépenses de l’agriculture ; car, préférablement à tout, le Royaume doit être bien peuplé de riches cultivateurs.

XXI. Que les terres employées à la culture des grains soient réunies, autant qu’il est possible, en grandes fermes exploitées par de riches laboureurs ; car il y a moins de dépense pour l’entretien et réparation des bâtiments, et à proportion beaucoup moins de frais et beaucoup plus de produit net dans les grandes entreprises de l’agriculture que dans les petites ; parce que celles-ci occupent inutilement et aux dépens des revenus du sol un plus grand nombre de familles de fermiers qui ont peu d’aisance par l’étendue de leurs emplois et de leurs facultés pour exercer une riche culture. Cette multiplicité de fermiers est moins favorable à la population que l’accroissement des revenus ; car la population la plus assurée, la plus disponible pour les différentes occupations et pour les différents travaux qui partagent les hommes en différentes classes est celle qui est entretenue par le produit net.

Toute épargne faite à profit dans les travaux qui peuvent s’exécuter par le moyen des animaux, des machines des rivières, etc., revient à l’avantage de la population et de l’État, parce que plus de produit net procure plus de gains aux hommes pour d’autres services ou d’autres travaux.

XXII. Que chacun soit libre de cultiver dans son champ telles productions que son intérêt, ses facultés, la nature du terrain lui suggèrent, pour en tirer le plus grand produit qu’il lui soit possible. On ne doit point favoriser le monopole dans la culture des biens-fonds, car il est préjudiciable au revenu général de la nation. Le préjugé qui porte à favoriser l’abondance des denrées de premier besoin, préférablement à celles de moindre besoin, au préjudice de la valeur vénale des unes ou des autres est inspiré par des vues courtes qui ne s’étendent pas jusqu’aux effets du commerce extérieur réciproque, qui pourvoit à tout et qui décide du prix des denrées que chaque nation peut cultiver avec le plus de profit. Ce sont les revenus et l’impôt qui font les richesses de premier besoin dans un État pour défendre les sujets contre la disette et contre l’ennemi, et pour soutenir la gloire et la puissance du monarque et la prospérité de la nation.

XXIII. Que le Gouvernement soit moins occupé des soins d’épargner que des opérations nécessaires pour la prospérité du Royaume ; car de trop grandes dépenses peuvent cesser d’être excessives par l’augmentation des richesses. Mais il ne faut pas confondre les abus avec les simples dépenses ; car les abus pourraient engloutir toutes les richesses de la nation et du souverain.

XXIV. Que l’on soit moins attentif à l’augmentation de la population qu’à l’accroissement des revenus ; car plus d’aisances que procurent de grands revenus sont préférables à plus de besoins pressants de subsistance qu’exige une population qui excède les revenus et il y a plus de ressources pour les besoins de l’État quand le peuple est dans l’aisance et a plus de moyens pour faire prospérer l’agriculture.


VIII.


Il faudrait bien des pages pour commenter ces Maximes et pour déterminer la part d’erreur et la part de vérité qu’elles renferment.

Nous nous bornerons à appeler l’attention sur quelques-unes d’entre elles.

Quesnay traite durement les fortunes pécuniaires[36] et il entend par là, non les fortunes employées aux entreprises d’agriculture, de commerce et d’industrie ou aux augmentations de biens-fonds, mais « celles qui tirent des intérêts de l’argent ou qui sont employées aux acquisitions de charges inutiles, de privilèges, etc. ». « Ce sont, dit-il en note dans son édition définitive, des fortunes rongeantes et onéreuses à la nation. » « Elles ne connaissent ni roi, ni patrie », a-t-il dit dans le texte des maximes.

Au milieu de la guerre de Sept Ans, il était imprudent de s’attaquer à la finance.

Or, dans l’année qui suivit l’impression de la dernière édition du Tableau parut la Théorie de l’impôt où Mirabeau reprit la thèse de son maître avec la collaboration de ce dernier. On sait ce qui arriva. Dénoncé par les fermiers généraux pour avoir dit qu’il n’y avait pas de services sans argent et que le roi n’avait pas d’argent pour payer les services, le marquis fut mis à la Bastille. Grâce à Mme de Pompadour, il n’y resta que cinq jours[37], mais l’œuvre qu’il poursuivait avec Quesnay fut suspendue[38].

Du Pont de Nemours, rendant compte des travaux des Physiocrates, a dit, pour l’année 1761 : « Elle s’est écoulée dans le silence. Après le malheur arrivé à l’auteur de la Théorie de l’impôt, le respect des économistes pour le Gouvernement leur fit croire ce silence conforme à ses vues. »

Le contrôle général était pourtant occupé par Bertin qui réalisait ou préparait des réformes dans le sens physiocratique. C’est sous son ministère que fut instituée la Société d’agriculture de Paris et d’autres société du même genre. C’est peu de jours après sa démission de contrôleur général que fut enregistrée au Parlement la Déclaration du 25 mai 1763, autorisant le transport des grains de province à province sans payer de droits, et bientôt suivie de l’édit de juillet 1764, qui rendit en principe le commerce des grains entièrement libre.

Quesnay aurait pu, comme tant d’autres personnes à la Cour, obtenir un intérêt dans les fermes pour lui ou pour les siens ; bien au contraire, « dans le temps où les profits des fermes étaient ouverts à la commensalité, a écrit le marquis de Mirabeau à son frère, il a lié ses enfants à la glèbe et yceux relégués dans les campagnes. J’ai été témoin qu’il laissa à peine mettre le pied à terre à un sien petit-fils qu’on lui amenait du Nivernais. Je n’aurais pas, dit-il, sauvé le père de l’infection de la capitale, si j’avais voulu y ramener le fils. »

Le docteur fit plus ; il présenta les opérations des financiers comme une cause de ruine, dans l’écrit qu’il fit imprimer par le roi, et il retoucha l’ouvrage du marquis de Mirabeau où les fermiers étaient traités de vampires. Il dut se sentir indirectement visé par la dénonciation qui atteignit son ami. Par là, peut s’expliquer la disparition des exemplaires non distribués du Tableau économique. Par prudence, ils furent séquestrés et probablement détruits[39].

Quesnay a touché dans ses Maximes à des faits d’ordre religieux, cette fois en termes voilés. Dans l’une d’elles, il vise les annates, prélèvement du pape sur le revenu des bénéfices dont il avait l’investiture[40] ; dans une autre, les effets de la Révocation de l’Édit de Nantes[41], sur lesquels il s’était étendu longuement dans l’article Hommes.

Dans d’autres maximes, il a repris les idées qu’il avait déjà développées dans l’Encyclopédie, au sujet de l’influence des capitaux sur la production agricole[42] et au sujet de la réglementation du commerce des grains[43] ; il a rectifié celles qu’il avait émises au sujet de la population agricole : elle doit, dit-il, diminuer à mesure que croissent les richesses ; il a ajouté, dans l’édition définitive de son Tableau, toute une maxime[44] et la moitié d’une autre[45] pour répondre à l’accusation lancée aux économistes d’être les défenseurs de la cherté du pain parce qu’ils demandaient la liberté de l’exportation du blé.

S’élevant aussi à nouveau contre l’abominable devise des exacteurs : « Il faut que le paysan soit pauvre pour l’obliger à travailler », il a dit dans les notes de cette édition définitive : « Les ministres dirigés par des sentiments d’humanité, par une éducation supérieure…, rejettent avec indignation les maximes odieuses et destructives qui ne servent qu’à la dévastation des campagnes. Ils n’ignorent pas que ce sont les richesses des habitants des campagnes qui font naître les richesses de la nation. »

Et il a formulé cette devise audacieuse :

« Pauvres paysans, pauvre royaume », qui fut accentuée dans la Physiocratie, en y ajoutant « Pauvre royaume, pauvre roi ».

Quant à l’impôt direct et unique, c’est dans les maximes du Tableau et dans les notes à l’appui que Quesnay en a exposé nettement les bases.

Persuadé que toutes les sommes détournées des emplois agricoles étaient comme perdues puisqu’elles ne contribuaient pas à la reconstitution du produit net, il ne voulait pas qu’elles fussent accumulées dans les mains des prêteurs de l’État, ni qu’elles sortissent du royaume sans compensation ; il ne voulait pas non plus que leur formation et leur emploi fussent gênés par le fisc.

« L’impôt bien ordonné, dit-il en note dans son édition définitive, c’est-à-dire l’impôt qui ne dégénère pas en spoliation, doit être regardé comme une partie du revenu détachée du produit net des biens-fonds d’une nation agricole… Il ne doit pas porter sur les avances du laboureur, ni sur les hommes de travail, ni sur la vente des marchandises… Sur les avances, ce serait une spoliation qui éteindrait la reproduction, détériorerait les terres, ruinerait les fermiers, les propriétaires et l’État. Sur le salaire des hommes de travail et sur la vente des marchandises, il est arbitraire et les frais de perception surpasseraient l’impôt, retomberaient sans règle sur les revenus de la nation. L’imposition sur les hommes de travail n’est qu’une imposition sur le travail, de même qu’une imposition sur la terre ne serait qu’une imposition sur les dépenses de la culture. L’imposition sur les marchandises est une surcharge qui réduit le peuple à une épargne forcée sur la consommation. »

Et faisant allusion à la Dîme royale de Vauban, Quesnay ajoutait :

« L’impôt en nature n’aurait aucun rapport avec le produit net ; plus la terre est médiocre et plus la récolte est faible, plus il est onéreux et injuste. »

La plupart de ses autres maximes sont dirigées contre le mercantilisme ; mais le docteur oubliant le principe : l’argent n’est pas la richesse, qui était pourtant son point de départ, a émis à plusieurs reprises des opinions voisines des erreurs qu’il s’efforçait de dissiper. Témoin ce passage paradoxal tiré de ses notes :

« On doit distinguer les biens qui ont une valeur usuelle et qui n’ont pas de valeur vénale d’avec les richesses qui ont une valeur usuelle et une valeur vénale. Par exemple, les sauvages de la Louisiane jouissaient de beaucoup de biens qui n’étaient pas des richesses. Mais depuis que quelques branches de commerce se sont établies entre eux et les Français, les Anglais, les Espagnols, etc., une partie de ces biens est devenue richesse. Ainsi l’administration d’un royaume doit tendre à procurer à la nation la plus grande abondance possible de productions et la plus grande valeur vénale possible, parce qu’avec de grandes richesses, elle se procure par le commerce toutes autres sortes de richesses et de l’or et de l’argent dans la proportion convenable. »

Et ailleurs : « Une nation agricole doit favoriser le commerce extérieur actif des denrées du crû par le commerce extérieur passif des marchandises de main-d’œuvre qu’elle peut acheter à profit de l’étranger. Voilà tout le mystère du commerce : à ce prix ne craignons pas d’être tributaires des autres nations. »

Il a dit de même dans les Maximes : « Telle est la valeur vénale, tel est le revenu[46]… Le bas prix des denrées fait baisser les salaires, ce qui diminue le revenu de la nation[47]. »

Ce sont là des contradictions dont on ne saurait s’étonner dans la bouche d’un précurseur. Combien d’économistes plus modernes n’ont pas erré quand ils ont parlé de la richesse !

Mais, ainsi que nous l’avons dit si souvent déjà, Quesnay n’a jamais demandé l’intervention du gouvernement pour soutenir le prix des produits.

Pour les denrées du crû, il réclamait la liberté de l’exportation ; celle de l’importation n’était pas en cause.

Pour les produits manufacturés, il voulait la liberté complète : « Qu’on laisse aller d’elles-mêmes les dépenses stériles, » dit-il dans ses maximes.

Et lorsqu’il révisa la Théorie de l’impôt du marquis de Mirabeau, il eut l’occasion de s’expliquer plus nettement à ce sujet dans une note qu’il mit en marge du manuscrit de son ami. Mirabeau demandait la suppression des droits de douane, mais songeant à l’acte de navigation de Cromwell, il faisait exception pour les relations avec les pays ayant une politique de commerce exclusive, c’est-à-dire avec l’Angleterre ; il voulait lui appliquer la loi du talion.

« Je ne reconnais pas ici les principes prospères et fermes de M. le Marquis, écrivit Quesnay. Cette peine du talion n’est autre chose que gêne pour gêne ; ainsi double gêne au préjudice du commerce… Que nous importe si un acheteur est Anglais, Français, Hollandais, etc. ? Veut-on faire payer la sortie de nos marchandises à cause que l’étranger nous en fait payer l’entrée chez lui, ce serait les accabler d’une double charge qui pèserait sur la vente au préjudice du vendeur ; ce serait donc diminution du débit. Veut-on faire payer l’entrée des marchandises de l’étranger parce qu’il fait payer chez lui l’entrée des nôtres ? Sur qui tombera cette entrée ? Ce sera pour la plus grande partie sur nous. N’est-ce pas là battre notre cheval parce que notre voisin l’a battu ? »

Mirabeau fit disparaître dans son ouvrage le passage que le docteur incriminait ; le libre échange sans restrictions devint une des bases de la doctrine physiocratique.

Beaucoup d’autres points de cette doctrine se précisèrent peu à peu lorsque les économistes eurent à discuter avec leurs adversaires. C’est pour tenir compte des modifications qu’elle avait déjà subies en 1767, que les maximes du Tableau économique furent complétées dans la Physiocratie.

Celles qui furent alors ajoutées sont les suivantes[48] :

1) Que l’autorité souveraine soit unique et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers. Le système des contre-forces dans un gouvernement est une opinion funeste qui ne laisse apercevoir que la discorde chez les grands et l’accablement des petits.

2) Que la nation soit instruite des lois générales de l’ordre naturel, qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait.

3) Que le souverain et la nation ne perdent jamais de vue que la terre est l’unique source des richesses et que c’est l’agriculture qui les multiplie.

4) Que la propriété des biens-fonds et des richesses mobilières soit assurée à ceux qui en sont les propriétaires légitimes ; car la sécurité de la propriété est le fondement essentiel de l’ordre économique de la société.

17) Que l’on facilite les débouchés et le transport des productions et des marchandises de main-d’œuvre par la réparation des chemins et par la navigation des canaux, des rivières et de la mer.

18) Qu’on maintienne la liberté du commerce, car la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l’État consiste dans la pleine liberté de la concurrence[49].

Aucune de ces interpolations n’est contraire aux opinions que Quesnay avait alors adoptées ; mais plusieurs d’entre elles diffèrent de celles qu’il professait dix ans auparavant.

Il n’avait dit nulle part en termes absolus que la terre est l’unique source des richesses et n’avait parlé que pour les pays agricoles, reconnaissant que les pays maritimes pouvaient s’enrichir par le commerce[50].

Il n’avait que très incidemment émis des vues sur les lois naturelles de l’ordre social et n’avait nullement songé au despotisme légal. Le Mercier de La Rivière ne s’était pas encore installé en robe de chambre dans son entresol pour écrire, à côté de lui, l’Essai sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Quesnay, en terminant ses Extraits des maximes de Sully, avait parlé sans doute de « l’autorité tutélaire », mais il n’avait pas attaché à cette expression l’importance que ses disciples lui attribuèrent ensuite.

Bien au contraire, dans les notes marginales d’un Essai sur la monarchie du marquis le Mirabeau qui, selon toute vraisemblance, doit dater de 1758, car on trouve en tête le dialogue qui figure dans la quatrième partie de l’Ami des hommes, il avait, pour indiquer à son disciple les questions à élucider, manifesté en politique théorique des sentiments très éclectiques :

« Il n’y a point, en ces matières, d’universel a parte rei. Tout est espèce, tout est individu dans la nature.

» La République ne doit pas être mise, en général, en opposition avec la monarchie sans distinction des États… La monarchie est un corps organisé qui change constamment de tête, ce qui rend ce genre de gouvernement fort redoutable… Le gouvernement monarchique peut-il être régulier, peut-on espérer de l’uniformité dans une suite de princes si différents par la capacité, par les passions ?… La constitution d’une bonne monarchie, établie sur les qualités requises dans une suite de monarques, est une monarchie idéale et la vérité est moins l’incapacité du souverain que l’abus de l’autorité confiée à des ministres qui est redoutable. Comment les prévenir ?… »

Lorsque fut dressé le Tableau économique, la doctrine physiocratique, telle qu’elle nous a été transmise par ses derniers défenseurs, n’était pas encore entièrement constituée. Mais elle prenait un corps et c’est ce qui explique l’enthousiasme des disciples pour ce travail obscur. En perdant son aspect mystérieux, le Tableau n’a pas gagné en intérêt ; il conserve toutefois un rang important dans l’histoire économique parce qu’il dénote un grand effort[51] et parce que, plus qu’aucun autre écrit, il a contribué à assurer le triomphe de l’école libérale sur l’école mercantile et réglementaire ; il a été le drapeau autour duquel se sont groupés les Physiocrates.

Les propos très osés qui se trouvent dans les Maximes lui donnent en outre le caractère d’une œuvre de circonstance, qui a dû influer sur l’esprit des gouvernants. À cette époque, les donneurs de conseils étaient nombreux, mais ils étaient guidés par des vues empiriques ou naïves[52]. À leur tête était le Parlement qui, rétabli en septembre 1757 sous la présidence d’un des Molé, faisait sentir aux ministres le besoin qu’ils avaient de lui pour l’établissement de nouveaux impôts :

« Vous avez vu d’autres tableaux ces jours-ci, avait écrit Quesnay à Mirabeau en lui envoyant la première épreuve du Tableau. Il y a de quoi méditer sur le présent et sur l’avenir. Je suis de la dernière surprise que le Parlement ne présente d’autres ressources pour la réparation de l’État que dans l’économie ; il n’en sait pas si long que l’intendant d’un seigneur qui dépensait plus qu’il n’avait de revenu et qui le pressait de lui trouver des ressources ; celui-là ne lui dit pas : épargnez ! mais il lui représenta qu’il ne devait pas mettre les chevaux de carrosse à l’écurie et que, tout étant à sa place, il pourrait dépenser encore davantage sans se ruiner. Il paraît donc que nos remontrants ne sont que des citadins bien peu instruits sur les matières dont ils parlent et sont là d’un faible secours pour le public.

» Votre dernière lettre remarque bien que les efforts des particuliers sont fort stériles ; mais il ne faut pas se décourager, car la crise effrayante viendra, et il faudra avoir recours aux lumières de (la) médecine. Vale. »

La préoccupation de Quesnay est visible ; elle se retrouve dans une des Maximes[53]. À la politique d’expédients que suivaient les ministres, à la politique terre à terre que préconisait le Parlement, il voulait opposer une politique à longue portée ayant pour but d’augmenter les ressources du Trésor par l’augmentation de la richesse du pays. Il voyait venir la crise effrayante et cherchait les moyens de la conjurer. On ne peut s’empêcher de rapprocher sa lettre prophétique du propos que tint chez lui, dans son entresol, son disciple préféré, Le Mercier de la Rivière, et que nous avons déjà rapporté, et aussi de cette réflexion que Du Pont de Nemours fit à Mirabeau fils en 1779 : « À la mort de M. de Maurepas, tout sera en confusion. Le roi aura le hoquet, et qui sait ce qui arrivera ?[54] »


  1. 1758, in-12. Plusieurs fois réimprimé et traduit à l’étranger. Du Pont (Notice abrégée) met par erreur le livre à l’année 1759. Barbier l’a attribué faussement à Quesnay ; Marmontel parle, dans ses Mémoires, de Patullo.

    Barbier attribue tout aussi faussement à Quesnay l’Essai sur l’administration des terres, 1759 (par Bellial des Vertus, d’après le privilège). On rencontre dans cet ouvrage des phrases telles que celle-ci : « La véritable richesse d’un État consiste dans le nombre de ses habitants. » L’auteur dit qu’il a séjourné dans le Poitou en 1740. Il est inconnu. (Correspondance littéraire, 1er octobre 1759.) Sur le dos de l’exemplaire de la Bibliothèque nationale, quelqu’un a mis le nom de Quesnay ; de là probablement l’erreur de Barbier que M. de Lavergne a depuis longtemps relevée.

  2. Marmontel, Mémoires. — Du Pont de Nemours Sur les Mémoires de Marmontel.
  3. C’est le 26 mai 1757 que Mirabeau en envoya un exemplaire à son amie, la comtesse de Rochefort ; c’est à peu près à la même époque qu’il dut en faire remettre un à Quesnay, car il parle pour la première fois de celui-ci à son frère le bailli dans une lettre du 29 juillet et il en parle comme d’une nouvelle conquête. — Loménie, les Mirabeau.
  4. Il rapporta 85.000 francs aux libraires.
  5. Lettre à Longo, 28 août 1777, dans Lucas Montigny.
  6. Lettre à Cideville, 26 novembre 1758.
  7. Il écrivit à son frère le 23 octobre 1759 :

    « Mes principes sont qu’en fait de chose publique, il faut la preuve ou rien. Mes conditions dans le cas où ils voudraient s’y frotter, ce qui n’est guère probable, car il n’est pas juste qu’ils se donnassent des cochers qui les fouetteraient, serait : 1o que tu fusses à ta place (c’est à dire au ministère de la marine) ; 2o que j’eusse la place de surintendant avec le pouvoir absolu dans cette partie, n’ayant à traiter qu’avec le maître seul, ou supposé qu’il voulût à traiter qu’avec le maître seul, ou supposé qu’il voulût un tiers, avec Monsieur le Dauphin. »

  8. Quesnay était de 20 ans plus âgé. Le marquis de Mirabeau est né, en effet, à Pertuis en provence, en 1715.
  9. Précis de l’ordre légal.
  10. Archives nationales : Papiers de Mirabeau.
  11. Mirabeau l’a reconnu :

    « Les principes de ma science ne sont point à moi, j’avais plus de quarante ans quand je les ai adoptés et il me fallut pour cela faire sauter à mon amour-propre la barrière du désaveu de l’ouvrage auquel je dois ma célébrité et mon nom public, courber le front sous la main crochue de l’homme le plus antipathique à ma chère et natale exubérance, le plus aigre aux disputes, le plus implacable à la résistance, le plus armé de sarcasme et de dédain. »

    Dans les démêlés qu’il eut avec sa femme, celle-ci ou ses conseils publièrent que Quesnay était le véritable auteur des ouvrages du Marquis.

  12. Après l’Essai de Patullo, ainsi qu’il résulte d’une note de l’Ami des hommes.
  13. Du Financier citoyen.
  14. Le questionnaire était accompagné d’une annonce où on lit :

    « Les citoyens zélés pour le bien de l’État qui voudront répondre en particulier à quelques-unes des questions suivantes pourront rendre leurs réponses publiques en les faisant imprimer dans le Journal économique. »

    Il était précédé en outre d’un Avertissement où Mirabeau disait que le travail n’était pas de lui. « On le reconnaîtra aisément » ajoutait-il ; et en effet, sur beaucoup de points, il est en opposition avec les premières parties de l’Ami des hommes.

    Mirabeau disait encore : « Il ne faut pas inférer de ce tableau des questions que l’idée de deux auteurs combinés, qui n’ont d’autre intérêt à lui que celui de citoyen, soit de mettre dans les mains de l’administration municipale le soc de la charrue. » Et le marquis s’efforçait longuement de dissiper les craintes que des recherches statistiques pouvaient éveiller dans l’esprit des particuliers, peu disposés à fournir au fisc des arguments contre eux.

  15. Contre la corvée des grands chemins.
  16. Loménie, les Mirabeau.
  17. En tête de l’Exportation et l’importation des grains. L’ouvrage ne parut qu’après la mort de la favorite ; mais Du Pont ne supprima pas la dédicace.
  18. L’Enfance et la Jeunesse de Du Pont de Nemours.
  19. Éphémérides du citoyen, 1767 et 1768.
  20. Même recueil.
  21. Zur Entstehung der Physiokratie. Les papiers de Mirabeau renferment un très grand nombre de notes de Quesnay.
  22. « Un homme de génie qui a cavé et approfondi tous les principes… a cherché par un travail opiniâtre et analogue à son genre d’esprit à fixer ses idées sur la source des richesses, sur leur marche et sur leur emploi. Le résultat de ses idées une fois rangé dans sa tête il a senti qu’il était impossible de le décrire intelligemment par le seul secours des lettres et qu’il était indispensable de le peindre. Ce sentiment a produit le Tableau économique. »

    « Quoique parfaitement d’accord avec lui dans ses principes, je n’ai pu connaître son Tableau dans toute son étendue qu’en le travaillant pour mon propre usage et en m’en faisant à moi-même l’explication. »

    « Plusieurs de ceux qui auront la patience et le génie de peiner à l’explication du Tableau économique accuseront l’auteur d’avoir pris peu de temps pour en rendre l’énoncé clair et facile ; avant de prononcer cet arrêt, qu’ils fassent une épreuve, qu’ils tentent de faire une autre explication à leur manière. Ils verront alors si la chose est aisée à moins de faire un livre entier. »

  23. Papiers de Mirabeau.
  24. Carl Friedrichs von Baden brieflicher verker mit Mirabeau und Du Pont, Heidelberg, 1892.
  25. 1770. Correspondance du Margrave, déjà citée.
  26. Baudeau a fait du Tableau une autre analyse pour les Éphémérides de 1767-1868.
  27. L’Observateur hollandais les a reproduites.
  28. L’épreuve forme un cahier un-4o avec un tableau gravé, un autre tableau imprimé, des explications en 12 pages, des prétendues Extraits des économies royales, avec notes, en 6 pages.
  29. Celles de la Physiocratie ont été reproduits par M. Oncken dans son édition des Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay.
  30. Journal des économistes de juillet 1888. Voir aussi l’édition des Réflexions sur la richesse de la Petite Bibliothèque économique où le texte a été rétabli sur nos indications.
  31. Notamment les Discours en Sorbonne.
  32. L’Abrégé des principes d’économie politique, publié dans les Éphémérides.
  33. Contrôleur Général, du 4 mars 1759 au 21 novembre.
  34. Il forme un cahier in-4o de xii pages pour les explications et de 22 pages pour les maximes et leurs notes ; le tableau gravé en tête a pour point de départ un revenu de 600 livres ; le tableau imprimé a disparu. Une maxime a été ajoutée, un autre a été complétée ; les notes ont été considérablement augmentées. Les extraits des mémoires de Sully, y compris ces notes, forment 22 pages au lieu de 6. Les notes ne sont pas tout à fait identiques à celles de la Physiocratie ; en ce cas encore, du Pont a corrigé un peu le maître.
  35. Ce mot a été remplacé par « bon prix » dans le tableau gravé et publié en 1775.
  36. Maximes I et XVIII.
  37. Du 19 au 24 décembre 1760. L’emprisonnement fut suivi d’un exil de deux mois au château du Bignon.
  38. Le passage que nous avons précédemment cité et qui avait été signalé par Berryer à Mme de Pompadour n’était pas le seul audacieux.

    « Votre puissance, disait encore Mirabeau au roi, n’est autre chose que la réunion des volontés d’une multitude forte et active à la vôtre, d’où suit que la disjonction des volontés est ce qui coupe le nerf à votre puissance… Le prince est le chef de l’État, mais il n’est point l’État… Passez-moi le terme : Vous êtes le premier des employés de votre État. » Et Mirabeau ajoutait que l’impôt devait être un tribut consenti volontairement et non une dépouille arrachée par les traitants : « Le tribut est le droit des princes, la dépouille est le crime des tyrans. Imposer avec mesure, avec justice et équité est non seulement de devoir moral et naturel, mais encore de nécessité physique et politique, puisque toute imposition désordonnée ruine l’État et le fisc. »

    Mirabeau posait les trois conditions ci-après, déjà indiquées par Quesnay dans son article Impôts :

    1o Que la contribution soit établie immédiatement à la source des revenus ;

    2o Qu’elle soit dans une proportion connue et convenable avec les mêmes revenus ;

    3o Qu’elle ne soit point surchargée de frais de perception.

    En même temps Mirabeau attaquait les fermiers avec violence : « Les fermiers sont une cause de ruine pour l’État ; ils ont intérêt à ce que l’impôt soit établi sur les consommations parce qu’eux seuls en connaissent le véritable produit ; il leur est indifférent d’apporter des obstacles de tout genre à la consommation, à la circulation, à l’action de chacun, pourvu qu’ils s’enrichissent… Partout ils présentent au gouvernement les expédients les plus séduisants et président aux conseils particuliers des finances. Ce sont des vampires qui, par le produit de leurs extorsions, achètent la nation des mains du prince et livrent ensuite le prince, la nation et eux-mêmes à l’ennemi marqué par la Providence. »

    Le Marquis reconnaissait que les traitants pouvaient être d’honnêtes particuliers :

    « Il est peu d’honnêtes citoyens qui, dans ces temps malheureux, n’aient désiré ou même sollicité des places de fermiers, des intérêts dans les traités… Ce ne sont point des individus que j’envisage ici, c’est ce concours détestable d’agents déréglés qui rompt tous les liens de la société, qui ruine la nation, qui détruit la puissance du monarque par l’autorité même du monarque… Il ne faut que supprimer le mot odieux : financier. »

    « Renversons les fermes d’abord », écrivit aussi le Marquis à son frère. « Je désire, si même je devais devenir ministre demain, que mon livre me précède. »

  39. Deux autres ouvrages du docteur sortis de l’imprimerie royale, des Observations sur la conservation de la vue et une Psychologie ou science de l’âme sont inconnus. Il est possible que Quesnay ait fait imprimer ces opuscules, l’un médical, l’autre philosophique, avant de remettre au roi le Tableau économique.
  40. Maximes II.
  41. Maxime X.
  42. Maximes VIII et IX.
  43. Maxime XII.
  44. Maxime XXI.
  45. Maxime XII.
  46. Maxime XII.
  47. Maxime XIII.
  48. Nous ne donnons que le début de chacune d’elles.
  49. Quelques changements furent, en outre, introduits dans le texte d’autres maximes.
  50. Notamment dans l’article Hommes inédit.
  51. « Il est la première exposition synthétique du mouvement de la richesse auquel se ramène la vie organique des sociétés, dit M. Denis, et quand je considère l’effort de génie qu’il fallut pour le concevoir, j’avoue que je suis bien près de partager l’enthousiasme de Mirabeau. »
  52. « Il ne faut pas confondre, disait Quesnay, les principes de la science du gouvernement économique avec la science triviale des opérations spécieuses de finances qui n’ont pour objet que le pécule de la nation et le mouvement de l’argent par un trafic d’argent où le crédit, l’appât des intérêts, etc., ne produisent, comme un jeu, qu’une circulation stérile. »
  53. Maxime XIII.
  54. Lettres originales tirées du Donjon de Vincennes.