Le Dragon Impérial/XV

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Armand Collin et Cie (p. 181-184).

CHAPITRE XV


LE DRAGON VOLANT


Quand des hommes voient quelque chose d’extraordinaire, ils ont peur et adorent.

Mais dès qu’ils n’ont plus peur,

Si la chose est inanimée, ils la brisent ; si elle est vivante, ils la tuent.


— Seize.

— Trente-cinq.

— Fils de chien ! nous n’avons que dix doigts, et à nous trois nous ne pouvons pas faire trente-cinq. Tu boiras deux tasses de vin.

— Je les boirai.

Les gardes de nuit pariaient au jeu de la mourre dans le pavillon qui exhausse la Porte Septentrionale de la Ville Tartare. Trois étaient accroupis sur le parquet autour d’une lanterne. Le dos hérissé de flèches aux plumes teintes, la tête ornée d’un casque de cuivre terminé par une pointe d’où pend un gland rouge, ils tendaient l’une vers l’autre leurs larges faces épanouies, qui ont la couleur du cuir vieux ; ils plissaient leurs petits yeux obliques ; ils ouvraient à de gros rires leurs larges bouches que cernent de noires moustaches tombantes ; et derrière eux leurs nattes se traînaient comme des couleuvres. Les autres gardes, appuyés du dos aux balustrades de bambou, tenant d’une main leur pique et croisant un pied sur l’autre, regardaient les trois joueurs gras et bruyants.

— Par mon fiel de brave guerrier ! tu triches !

— Ton fiel est celui d’un lapin aux yeux rouges, si tu dis que je triche.

— D’un lapin ? femelle d’âne, ne dis-tu pas que j’ai le fiel d’un lapin ?

— Je le dis, si tu dis que je triche.

— D’un lapin ! que Koan-Ti t’extermine !

— Allons, dit un des spectateurs, qu’il boive une tasse de vin.

— Je la boirai.

— Vingt ! J’ai gagné. Donne l’argent.

— Non ; et c’est toi qui as le fiel d’un lapin, car tu as fermé le pouce.

— Que la poussière de Tartarie t’emplisse la gorge ! je n’ai pas fermé le pouce.

— Tu n’auras pas l’argent.

— Mais je te dénoncerai comme voleur, traître, homme sans rate, et je te ferai mettre à la cangue !

La querelle allait devenir vive, lorsqu’un des soldats appuyés à la balustrade leva la tête et dit :

— Oh ! oh ! quel est cet oiseau prodigieux qui traverse le ciel ?

Tous se précipitèrent et dressèrent leurs fronts hors du pavillon. En effet, un fantastique animal passait lentement devant la lune. Sa silhouette se détachait en noir sur la profondeur bleuâtre du ciel.

— C’est le Dragon ! c’est le Dragon ! s’écrièrent les soldats en se jetant la face contre terre.

Et ils demeurèrent longtemps prosternés, en proie à la plus vive terreur et se poussant l’un l’autre du coude.

— Que vient-il nous annoncer ?

— Est-ce la pluie ou la sécheresse ?

— Si c’était un Yé-Kiun de l’enfer revêtu d’une fausse apparence ?

— On dirait qu’il s’approche et descend.

— Si nous appelions le pa-tsong ?

— Oui, oui ; appelons-le bien vite.

Un des soldats rampa vers l’escalier et reparut avec un jeune chef.

— Voilà, dit celui-ci en regardant le Dragon Volant, voilà un voyageur qui est entré sans demander la permission au Général des Neuf Portes.

— C’est un génie peut-être qui vient répandre sur nous une dangereuse maladie ?

— Eh bien ! prenez les gongs, les tam-tams, et, en hurlant, faites un grand tapage pour l’effrayer et l’empêcher de se poser. Mais je crois voir le Fan-Koui lui-même ! ajouta le jeune chef. Allons ! lancez des flèches.

Les soldats ayant bandé leurs arcs, tirèrent ; mais leurs mains tremblaient et les flèches s’éparpillèrent dans le ciel.

— Maladroits et vauriens ! cria le pa-tsong, c’est ainsi que vous savez votre métier ?

Il banda un arc et tira à son tour. La flèche atteignit le dragon, qui vacilla un instant, mais reprit sa marche tranquille. Les soldats, voyant que rien de terrible ne s’était produit, lancèrent une nouvelle nuée de traits. Cette fois, le dragon volant fut entièrement transpercé. À travers ses plaies béantes, on apercevait des étoiles. Puis, aux cris et aux trépignements de joie des soldats, le monstre tournoya dans l’air et s’abattit profondément.