Le Drame lyrique au Japon - Le Nô

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Le drame lyrique japonais
Le Nô


M. Gaston Migeon, dans le charmant ouvrage qu’il a publié, en 1908, sur le Japon, au retour de ce qu’il appelait ses « promenades aux sanctuaires de l’Art, » a, le premier peut-être, osé mettre en sa place, c’est-à-dire à la première, la grande école de sculpture japonaise du Xe au XIIIe siècle, qu’il compare tout simplement aux grandes écoles de l’Égypte, de la Grèce, de l’Italie, de la France. — Un rang égal pourrait être sans doute légitimement attribué aux écoles de peinture japonaises du IXe au XVe siècle qui, dans la peinture religieuse, le paysage et le portrait, inspirées des maîtres chinois, forment une suite comparable aux œuvres de la première Renaissance italienne et française. — Mais il est une autre manifestation de l’art japonais qui soutient la comparaison avec les plus illustres modèles de l’art grec ou de l’art français : et c’est, malgré la différence absolue des traditions, des sujets et de certains modes d’expression, le théâtre que je veux dire, et, dans ce théâtre, une forme de drame lyrique, avec musique instrumentale et vocale, déclamation et danse mimée, le Nô, qui, par l’inspiration religieuse dont elle émane, par la beauté de l’exécution, par l’influence exercée sur la vie intellectuelle et morale de la nation, peut être sans paradoxe assimilée à la tragédie grecque du siècle de Périclès ou à la tragédie française du XVIIe siècle.

C’est ce théâtre, cette forme du drame lyrique que je voudrais essayer ici de faire connaître, en m’aidant des remarquables travaux d’un de nos compatriotes, M. Noël Péri[1], membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient à Hanoï, qui a joint à ses études du drame lyrique japonais la traduction de cinq de ces drames choisis parmi les plus caractéristiques de l’imposante série de cinq cents pièces dont se compose le répertoire aujourd’hui conservé des Nô. — Le Nô, né à l’ombre des temples bouddhistes, tout imprégné de l’enseignement de Çakya-Mouni, et le plus souvent composé par les bonzes eux-mêmes, a si bien interprété et traduit les sentimens profonds, l’âme même du peuple japonais qu’aujourd’hui encore, malgré l’évolution des temps, il est demeuré l’expression fidèle et favorite dans laquelle le Japon se plaît à se reconnaître. Dans les fêtes qui, au mois de novembre 1915, ont célébré au palais de Tokyo le couronnement de l’empereur Yoshihito, c’est par une représentation de Nô que s’est achevée l’auguste cérémonie du sacre. C’est dans la représentation ou la lecture de Nô que le Japonais se retrempe, comme à l’une de ses sources les plus pures. Il retrouve dans ce vieux théâtre, avec ses plus belles croyances et légendes, l’histoire de sa race, l’image ou l’inspiration de ses vertus, la poésie de son passé, l’éternelle leçon de chevalerie et d’héroïsme à laquelle il a toujours obéi. Notre grand et fidèle allié de la présente guerre pensera avec nous que ce n’est pas nous éloigner ou nous distraire des émotions et des devoirs de l’heure actuelle, que de chercher et de voir réapparaître dans quelques-unes des plus belles œuvres de sa littérature dramatique la lignée des ancêtres dont il est le si digne descendant.-


I

Le Nô est, comme la tragédie grecque et le « Mystère » français du moyen âge, ne au temple ou dans les cloîtres, et de la même façon. Il fut tout d’abord le développement et comme l’annexe des chants, danses et chœurs qui accompagnaient la célébration des cérémonies religieuses. À ces chants, danses et chœurs primitifs, destinés à célébrer les dieux, la fondation des temples, le culte des ancêtres et des héros, se joignit, comme dans les « Mystères, » une action, très simple au début, et dans laquelle n’intervenaient, de même que dans la tragédie grecque, que deux personnages, deux rôles, le « shite » (exécutant), à la fois chanteur et danseur, personnage principal, sur lequel repose la pièce, et le « waki » (adjoint), qui donne la réplique ou prépare la scène. Le « shite » et le « waki, » les deux personnages uniques de l’action, sont comme le protagoniste et le deutéragoniste du théâtre grec, comme le héros principal et le confident de la tragédie française. Toute l’action est concentrée et ramassée en eux. Lorsque, plus tard, dans le Nô apparurent des personnages accessoires, par lesquels l’action se compliquait et s’animait, ces personnages ne furent cependant considérés et désignés que comme des adjonctions ou doublures (« tsure ; >) soit du « shite, » soit du « waki. » En réalité le Nô, dans son essence, ne comporte que le personnage en qui s’incarne et se résume l’action, et celui qui lui donne la réplique et se trouve sur la scène avec lui pour que l’action puisse apparaître et n’être pas réduite à un monologue. Encore dans le Nô l’action n’affecte-t-elle pas le caractère qu’elle a peu à peu revêtu dans la tragédie grecque et la tragédie française. Elle demeure confinée dans deux modes d’expression : la déclamation lyrique et la danse mimée. Elle ne s’éloigne jamais à cet égard de son origine religieuse et du type quasi sacré auquel elle appartient.

La cérémonie religieuse primitive se composait de musique, surtout instrumentale, et de danse hiératique[2]. Le Nô, en conservant la musique instrumentale et la danse, ajouta la déclamation lyrique et le chœur. Dans les premières œuvres, la musique instrumentale et la danse, ainsi qu’il est naturel, étaient la partie encore. la plus développée et, en quelque sorte, essentielle de la représentation. La déclamation lyrique et le chœur ne prirent que graduellement l’importance qu’ils finirent par acquérir, la danse restant, surtout pour la crise du drame et le dénouement, le mode principal d’expression. — Après une première période assez longue, c’est aux XIVe et XVe siècles, c’est à l’époque des Ashikaga, sous le règne mystique et raffiné de ces Valois du Japon, que le Nô atteignit sa plus grande perfection littéraire et musicale. Echo des plus vieilles croyances, traditions et légendes de la race, il devint, par l’art des bonzes lettrés à qui sont dues les plus belles pièces, par l’inspiration profondément bouddhiste dont il est animé, le joyau de la poésie japonaise, le chef-d’œuvre d’une littérature qui dans aucun autre genre n’a produit une expression aussi adéquate de l’âme même du Japon. A partir de cette date du XVe siècle, le Nô, adopté à la cour des shoguns, comme dans les temples, cultivé par une élite d’artistes professionnels, qui se léguèrent de père en fils les traditions et secrets de leur art, ou par des amateurs épris de poésie, de musique et de danse, fut la distraction préférée ou plutôt le régal favori des esprits instruits et distingués qui trouvaient dans ce drame lyrique la somme et l’élixir de toutes les émotions esthétiques de leur race, de leur histoire, de leur religion même.

Bien que la plupart des Nô aient été composés aux XIVe, XVe et XVIe siècles et que, depuis lors, la période de création ait été à peu près close, les siècles qui suivirent conservèrent le goût de cet art. Les représentations de Nô eurent, durant toute la dynastie des Tokugawa, un public de plus en plus nombreux, à mesure que se propageait l’étude et que se répandait la connaissance des œuvres et monumens du passé. Le grand développement que prit, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’école des recherches archéologiques et historiques, la ferveur avec laquelle se ranima le culte de la foi et de la tradition nationales ne purent qu’étendre et aviver la faveur dont le Nô était l’objet. Si peut-être, lors de la révolution de 1853-1868, et pendant les quelques années où l’engouement du nouveau Japon pour l’Occident condamnait à un passager discrédit certaines formes, œuvres et institutions d’autrefois, le Nô parut provisoirement délaissé, il ne tarda pas, après une brève éclipse, à retrouver ses fidèles.

Aujourd’hui le Nô est plus que jamais l’objet de prédilection du public cultivé. Les représentations de Nô sont assidûment suivies à Tokyo, à Kyoto et dans d’autres villes encore. Les éditions des vieux textes (paroles et musique) se sont multipliées, surtout depuis une dizaine d’années. Une librairie de Tokyo, la librairie Wanya, s’est spécialisée en ce genre. Une revue mensuelle, la Nôgaku, est, depuis 1902, régulièrement consacrée à tout ce qui concerne les Nô. Depuis l’année 1903 a été publiée une série d’albums contenant des reproductions photographiques de scènes de Nô, de vêtemens, masques et objets divers employés dans les représentations. Plusieurs écoles de Nô, particulièrement les cinq écoles destinées à former les acteurs qui jouent le rôle principal (shite), à savoir les écoles Kwanze, Hòshô, Komparu, Kongô et Kita, rivalisent dans l’interprétation et la représentation du répertoire. À Tokyo même, à Kyoto, à Nara, ces écoles ont leurs théâtres ayant chacun leurs habitués et leur clientèle. Le grand temple shintoïste Yasukunijinska, élevé à Tokyo, sur la colline de Koudan, dans le voisinage de l’ambassade de France, contient, dans un bâtiment annexe, une grande salle, la Nô-gaku-dô, spécialement consacrée à la représentation des Nô par les acteurs des diverses écoles.

C’est là que j’ai, de 1907 à la fin de 1913, aidé de savans interprètes, tels que M. Noël Péri, dont j’ai déjà mentionné les travaux, et M. le commandant Raymond Marlinie, attaché naval de notre ambassade, et l’un des maîtres les plus experts de la langue japonaise, entendu et vu une série de Nô, les plus intéressans, les plus caractéristiques, ceux aussi qui sont le plus souvent donnés et qui ont la faveur du public. Je n’oublierai pas les heures vraiment exquises passées dans cette annexe du temple de Koudan et les sensations d’art que j’ai partagées là avec un auditoire recueilli qui suivait sur le texte la représentation des vieilles pièces, qui savait par cœur les beaux passages, hochait la tête à l’audition des principaux morceaux de musique instrumentale et admirait en connaisseur les pas mimés et rythmés des danses hiératiques.


II

La scène sur laquelle se jouent les Nô n’était, à l’origine, qu’une simple estrade couverte destinée à la danse (butai). Elle s’est un peu agrandie et étendue au XVe siècle, mais en gardant la simplicité rude et nue qui lui convient si bien et qui, comme le décor sommaire de l’ancien théâtre shakspearien, laisse une ample et heureuse place à la liberté de l’imagination.

La dite scène, construite en bois, s’élève d’ordinaire au milieu d’une cour carrée, dont deux ou trois côtés sont occupés par les loges des spectateurs. Elle est elle-même carrée, de cinq mètres et demi environ sur chaque côté, et de deux pieds à peu près au-dessus du sol. Aux quatre angles, de fortes colonnes de bois soutiennent une toiture, également de bois, et qui a la même forme que celle des temples bouddhistes, mais sans ornemens, sans tenture et sans plafond. Au fond de la scène est un arrière-plan (kôza) d’un mètre quatre-vingts, qui forme la paroi de clôture et sur le milieu duquel est figuré un vieux pin aux branches éternellement vertes. A la limite de cet arrière-plan et de la scène proprement dite se placent, assis à la manière turque ou japonaise, les trois ou quatre instrumentistes, à savoir, et dans l’ordre, le flûtiste, le petit tambourin, le grand tambourin, le tambourin à baguettes. — A droite, le long de la scène et de plain-pied avec elle, s’assied, sur une sorte de balcon d’une largeur de 90 centimètres, le chœur, formé sur deux rangs, qui entre par une petite porte basse s’ouvrant sur une paroi latérale où est peint un bouquet de bambous. — A gauche, de l’extrémité de l’arrière-plan ou kôza, part une galerie de même largeur (1 m. 80), et d’une longueur de 3, 5 ou 7 ken (5 mètres et demi, 9 mètres, 12 mètres et demi), dénommée le « pont » (hashi gakari), et se dirigeant de biais vers le foyer des acteurs que ferme un rideau de soie. Devant ce pont sont plantés trois jeunes pins. C’est la route par laquelle entrent et se retirent, d’un pas toujours très lent et très mesuré, les acteurs. Parfois certaines parties du Nô sont jouées sur ce pont qui devient ainsi comme une seconde scène reculée et, à distance, forme une perspective.

Tel est le cadre sévère auquel la scène se réduit et où n’apparaît que le pin vert de la paroi du fond. Dans quelques pièces figurent des fragmens réduits et stylisés de décors : la cloche du temple de Miidera, réduite à une sonnette, le chariot du Nô intitulé « Matsukaze » qui n’est qu’un jouet d’enfant, les cèdres du Nô « Miwa, » symbolisés par deux branches de quelques centimètres, un temple représenté par un cadre de deux pieds d’où partent quatre montans supportant un petit toit en chaume. — Le décor, architecture ou paysage, est, non pas dans des objets matériels, mais dans les vers mêmes du poète et dans la musique qui excellent à rendre, par la description, la suggestion, l’onomatopée, l’illusion merveilleuse de la parole et du son, la splendeur des architectures ou l’âpreté des déserts, les aspects variés des saisons, les bruits du vent, le voyage des pèlerins, la furie des batailles. C’est la nudité même de la scène qui laisse à la puissance du vers et de la musique, à la magie du poème et de la légende, à l’infini de la méditation et du rêve, l’horizon sans limites, l’espace sans obstacles. « Le court drame épique qui constitue le Nô, écrit Okakura, est rempli de sons demi-articulés. Le soupir du vent à travers les branches des pins, le bruit de l’eau qui tombe, le tintement des cloches éloignées, les sanglots étouffés, le fracas de la guerre, l’écho du tisserand frappant l’étoffe neuve contre le métier de bois, le cri des grillons, toutes ces voix multiples de la nuit et de la nature s. y font entendre. Ces obscurs échos de l’éternelle mélodie du silence peuvent sembler étranges ou barbares. Ils n’en sont pas moins la marque d’un grand art. Ils ne nous laissent pas oublier un moment que le Nô est un appel direct de l’esprit à l’esprit, le mode par lequel la pensée sans parole va de l’acteur lui-même à l’âme diffuse et sans organe de celui qui l’écoute. »

L’acteur principal, le « shite, » a le plus souvent, comme le protagoniste de la tragédie grecque, un masque. C’est la façon de donner au personnage plus de généralité, d’ampleur et de mystère. Les masques de Nô, qui étaient faits d’abord de sciure de bois agglomérée et recouverte d’une couche de laque, furent ensuite sculptés sur bois et devinrent de véritables œuvres d’art. Les musées, les trésors de temples, les collections privées en possèdent de très beaux et intéressans modèles. Ces variétés de masques étaient, d’ailleurs, assez nombreuses (un critique en énumère jusqu’à 70), mais se ramenaient, en somme, à quelques types : le démon, le vieillard, la vieille femme, la jeune fille, le moine, le guerrier, etc. — Les costumés de Nô, surtout ceux du « shite, » et particulièrement ceux qui sont revêtus pour la danse, sont riches et d’une ornementation aussi artistique que variée. Le style en est le plus souvent emprunté aux anciens vêtemens de cour. Le sabre en est, d’ordinaire, l’ornement, mais aucune autre pièce d’armure. Pour figurer le combat, les acteurs rabattent la partie supérieure du vêtement et dégagent les bras ; ils se ceignent la tête d’une étroite bande d’étoffe nouée par derrière, et dont les extrémités retombent dans le dos. — Les rôles féminins sont, comme dans tout le théâtre japonais, joués par des hommes. Le costume consiste dans une sorte de robe de chambre, ouverte sur la poitrine, ornée de fort belles broderies, et serrée à la taille par une cordelette qui la fait légèrement bouffer dans le dos. L’acteur masqué porte une perruque dont les cheveux, séparés par une raie au milieu, descendent autour de la tête, de façon à encadrer le masque. Un ruban enserre la perruque à la hauteur du front et se noue par derrière, tandis que les deux extrémités pendent jusqu’au milieu du dos. Les Nô comportent assez souvent des rôles d’enfans.

M. Noël Péri a analysé et défini avec une extrême précision les différentes formes, chants et musique, paroles, danses, dont le Nô se compose et qui, concurremment, ou par succession, servent d’expression à l’action. Il y a, en effet, une grande régularité, une rigueur presque rituelle dans la concurrence ou la succession de ces diverses formes, levNô étant ordonné et s’exécutant avec une constance et une uniformité liturgiques, comme une sorte de messe ou d’office. — Les formes chantées sont au nombre de neuf : le « shidai » (introduction ou prélude, qui expose le sujet de la pièce), l’ « issei, » qui est l’ « andante » mélodique du premier rôle, l’ « uta » et le « sashi, » récitatifs destinés à exprimer les sentimens des personnages ou la marche de l’action, le « kuri, » le « kuse » et le « kiri », morceaux exécutés par le chœur au commencement, au milieu et à la fin du drame, le « rongi », qui est le dialogue alterné entre le protagoniste et le chœur au moment le plus pathétique de l’action, le « waka », morceau final du protagoniste après l’exécution, par lui, de la danse qui marque et constitue le dénouement. — Les formes parlées sont au nombre de quatre : le « nanori » qui est la présentation par laquelle les personnages se nomment et se font connaître eux-mêmes, le « mondô » ou dialogue, le « yobi-kake » (appel adressé de loin à un personnage en scène,) le « katari » ou récit qui s’intercale dans le dialogue. — La danse enfin et la mimique ont une importance toute particulière : c’est la danse qui marque les étapes et progrès de l’action et qui, invariablement, en constitue le dénouement. Tous les mouvemens en sont décomposés et réglés d’une façon minutieuse. Les danses dont il s’agit sont plutôt, d’ailleurs, des attitudes, des rythmes lents, les gestes mesurés et presque compassés d’une mimique quasi sculpturale et plastique. Mais chacune de ces attitudes, chacun de ces gestes est un des momens essentiels de l’action du drame, dont les parties chantées et parlées ne sont guère que le prélude, l’accompagnement ou le commentaire. Le Nô est, à cet égard, un ballet sacré dont la poésie et la musique doivent être considérées surtout comme les deux auxiliaires. C’est vers la danse finale que tout le drame converge : c’est en elle qu’il a sa crise et sa solution.

D’après sa structure générale et qui confirme bien le rôle prépondérant de la danse, le Nô se divise en deux parties : l’une d’exposition, dans laquelle le protagoniste ou « suite » est principalement diseur et chanteur ; l’autre d’action, dans laquelle il est plus strictement danseur. — Le plus souvent cette division du drame est marquée extérieurement par le changement de costume du « suite » qui, lorsqu’il va danser, c’est-à-dire lorsque le drame approche de la crise, revêt un vêtement nouveau, plus somptueux ou plus symbolique. Ce changement se fait sur la scène même, à l’arrière-plan, et sans interruption de la pièce.

Les Nô enfin, selon la nature des sujets qui y sont traités, ou selon le programme adopté pour leur exécution, se répartissent, soit en quatre, soit en cinq ou six classes. — Il y a, d’après le genre des sujets, quatre classes de Nô : les Nô de divinités ou de choses divines (kami-nô), mettant en scène des légendes mythologiques ou des légendes relatives à un temple, à sa fondation, à la divinité qui y est honorée ; les Nô de souhaits heureux (shûgen-nô) destinés à louer et honorer un grand personnage et avant tout l’Empereur ; les Nô d’apparitions (yûrei-nô ou seirei-nô) où figurent, en dehors des dieux et des génies, les mânes ou des esprits d’animaux, de plantes, de fleurs ; les Nô d’actualités (genzai-nô), représentant des scènes anciennes, plus ou moins historiques, ou même demi-légendaires, et des scènes de mœurs accommodées au goût de l’époque. — En ce qui concerne le programme d’exécution des Nô, l’usage avait prévalu et s’est conservé de composer chaque spectacle d’une succession de cinq pièces appartenant chacune à une classe différente. Les cinq classes entre lesquelles, sous cet aspect, se distribuent les Nô, sont, suivant la formule classique, « jin-dan-jo-kyô-ki » (dieu, homme, femme, folie, démon,) selon que le personnage principal de la pièce est une divinité, un homme (héros ou guerrier), une femme (ou l’esprit d’une morte ou un esprit apparaissant sous une forme féminine), un fou ou une folle, un démon (esprits violens, mânes irrités, etc.). Une sixième classe, ne figurant au programme qu’en des occasions particulièrement solennelles, est celle des « souhaits heureux » (shùgen-nô), citée ci-dessus, et qui est spécialement dédiée à la célébration et à la louange d’un grand personnage, notamment de l’Empereur.

Entre les différens Nô se placent, au cours de la représentation, des intermèdes comiques (kyôgen), dont le but est de détendre l’esprit du spectateur et de le laisser reprendre haleine. Les kyôgen, très courts, sans prétention et d’une gaieté facile, sont joués par des acteurs spéciaux, sans masques et sans intervention de l’orchestre ni du chœur.


III

Parmi les cinq cents ne qui se sont conservés et les cent vingt-cinq que les diverses écoles exécutent encore aujourd’hui, M. Noël Péri en a choisi et traduit cinq, un de chacune des cinq classes ou catégories ci-dessus décrites. Il nous offre ainsi, dans la série de ces cinq pièces, le type et le modèle d’une de ces journées de Nô qui commencent à sept heures du matin pour se prolonger jusqu’à trois heures de l’après-midi, ou à quatre heures du soir pour s’achever vers minuit.

Nous voici dans la salle annexe du temple de Koudan où j’avais l’habitude de me rendre. L’auditoire est assis sur les nattes de riz, dans les petites loges ou « boxes » où peuvent tenir six à huit personnes. Sur la scène de bois où il n’y a d’autre décor que le pin vert ornant la paroi du fond, les quatre instrumentistes sont installés. Les huit choristes viennent d’entrer par la petite porte basse où est peint un bouquet de bambous. Les premiers sons de l’orchestre se font entendre. Le « waki » (deutéragoniste) et deux « waki-tsure » (compagnons ou doublures) font leur entrée en costume de pèlerins et tenant l’éventail à la main. La première pièce qui s’ouvre ainsi appartient à la série des divinités ou choses divines (kami-nô). C’est le Nô d’Oimatsu, c’est-à-dire du Vieux-Pin vénéré comme arbre sacré dans l’enceinte du temple d’Anraku, à Dazaifu, province de Chikuzen, dans l’ile méridionale de Kyûshù. Le Vieux-Pin et le temple même d’Anraku sont dédiés à la mémoire du grand lettré et homme d’Etat, Sugawara no Michizane, qui vécut de l’année 845 à l’année 903 de notre ère, qui fut ministre de droite des empereurs Uda et Daigo, et qui, par une intrigue de la puissante famille des Fujiwara, fut destitué, chassé du palais impérial, dépouillé de ses biens et exilé à Dazaifu. Michizane, au moment où il s’éloignait du palais et où il quittait sa propre maison, dit adieu à ses fleurs et surtout au grand prunier rose qui était la gloire et la joie de son jardin. Cet adieu consista en une courte poésie que, selon l’usage, il suspendit, en partant, à l’une des branches du prunier regretté :


Sous la brise d’Est,
Brillez de tout votre éclat,
O fleurs de prunier ;
Rien que n’ayant plus de maître,
N’oubliez pas le printemps !


Parvenu au lieu de son exil, Michizane se retira en un petit temple où il vécut dans l’isolement et mourut au bout de deux ans. A peine Michizane était-il mort que de terribles punitions et vengeances s’exercèrent sur la famille impériale et sur le clan des Fujiwara qui l’avaient injustement disgracié et persécuté. Tous ses persécuteurs périront, l’un après l’autre, en quelques années, de mort violente. La foudre tomba sur le palais et y mit le feu. L’iniquité des persécutions dont Michizane avait été victime étant ainsi démontrée, et son pouvoir surnaturel établi, la mémoire et les mânes de l’exilé furent réhabilités, puis devinrent bientôt l’objet d’une légende, d’un culte. Michizane, divinisé, fut adoré d’abord comme le terrible dieu du tonnerre, puis comme une incarnation bienfaisante de Monjù ou de Kwannon. Un temple lui fut élevé à Anraku, puis un autre au Nord-Ouest de Kyoto, dans la plaine de Kitano, en un point où dans l’espace d’une nuit un bois de plus avait poussé miraculeusement. Ce temple subsiste aujourd’hui, dédié, sous le nom de Temman-Daijizai-Tenjin, à Michizane, qui est adoré comme le dieu des ministres et des lettrés et dont, en souvenir de sa poésie d’adieu, la fleur de prunier est considérée comme l’emblème. Dans la légende, un prunier-rose du jardin de Kyoto était représenté comme s’étant envolé pour retrouver à Anraku les plus entourant le temple. Le Prunier-Volant et le Vieux-Pin devinrent ainsi comme l’image et le symbole du culte rendu à Michizane et comme le dieu lui-même. Comme Michizanc était le dieu des lettrés, le prunier devint l’emblème des lettres elles-mêmes, et comme le prunier est un arbre de printemps, c’est au printemps qu’était célébrée la fête du temple, et c’est au printemps aussi que doit être joué de préférence le Nô d’Oiniatsu (ou, pour traduire littéralement, du Pin qui suit).

Le Nô d’Oiniatsu est d’une ordonnance simple et classique. Des voyageurs se présentent devant le temple d’Anraku, le Vieux-Pin et le Prunier-rose, pour honorer le dieu et pour interroger les gens du pays sur l’origine du temple. Des jardiniers, gardiens des deux arbres, leur répondent. Le chœur décrit le temple, les arbres, et explique le sens profond de la légende. Un paysan rappelle dans un récit (katari) l’histoire de Michizane, de ses malheurs, puis de sa réhabilitation et de sa divinisation. Le gardien du Vieux-Pin, qui jusque-là était apparu en vieillard, se découvre alors comme le dieu lui-même. Il apparaît portant la coiffure et le masque réservés aux dieux, le grand pantalon évasé, la tunique aux larges manches, et tenant à la main l’éventail hiératique vert et or. Il commence à ce moment la danse sacrée, tout en chantant avec le chœur l’éloge du Vieux-Pin et en célébrant les vertus et la gloire de l’Empereur avec lequel, par la force du « karma » bouddhique, l’âme de Michizane s’est réconciliée.

Le chœur avait, dans la première partie, chanté la vertu, l’âme des plantes :


Sont-elles vraiment privées d’âme,
Les plantes, comme on le dit ?
Les obligations de la vie, en ce monde d’illusion,
Elles les connaissent, oui, elles les connaissent.
Entre tous les arbres, le pin et le prunier
De Tenjin furent les plus chéris :
Et le Prunier-rose et le Vieux-Pin
Sont devenus les dieux des chapelles de ses temples.


Le chœur et le shite lui-même rappellent ensuite que le pin éternellement vert est la constance et la force, que le prunier est le printemps, la poésie et aussi le Japon même, l’ancien nom du Japon, « Shikishima, » et le nom de la poésie, « voix de Shikishima, » se confondant en Michizane-Tenjin, protecteur des lettres.

L’inspiration bouddhiste et la légende nipponne se rencontrent ici pour célébrer l’âme des plantes et y retrouver tout ensemble Bouddha, la poésie et l’apaisement par le « karma » des mânes irrités et de la vie persécutée de Michizane. Plusieurs « motifs » se mêlent ainsi, comme l’aime l’esprit raffiné des lettrés et des spectateurs japonais, et contribuent à donner au drame lyrique plus de prise sur l’âme du public. En même temps que le moine, auteur et poète du drame, y introduit, avec l’histoire et la légende de la fondation d’un temple, un des enseignemens de la doctrine bouddhiste, il y insère, comme lettré, mainte réminiscense des livres classiques de la Chine ou des anciennes poésies japonaises ; il y ajoute enfin, comme musicien et chorégraphe, les effets puissans de la mélodie descriptive ou évocatrice et de la mimique rythmée. Il y a Là une plénitude d’émotions et sensations qui se multiplient, se fortifient les unes les autres et forment un intense crescendo. Lorsque l’orchestre entame, à l’heure de la crise et du dénouement, les premières notes de la danse finale, le spectateur est dans l’état d’âme recherché et voulu par l’artiste comme par lui-même, et dont le caractère est, en ce sens, à ce degré, presque aussi religieux qu’artistique.


IV

La seconde pièce inscrite maintenant sur le programme, et qui appartient à la série des apparitions d’hommes, surtout du guerriers (« shura-mono »), est le célèbre Nô d’Atsumori, dans lequel l’esprit d’Atsumori, jeune guerrier de la famille des Taira, apparaît à son ancien adversaire Kumagai no Jirô Naozane, du clan des Minamoto, qui l’a tué dans la bataille du défilé de Suma et qui, par chagrin et remords, s’est retiré dans un couvent où il est devenu le moine Kensei.

Cet épisode de la lutte acharnée des Taira et des Minamoto qui se disputèrent le pouvoir au XIIe siècle, avant l’établissement du shogunat de Kamakura, est l’une des histoires ou légendes favorites du Japon. Les deux héros qui y figurent, le prince Atsumori, provoqué au combat par Kumagai, l’un des vétérans de l’armée des Minamoto, et le vétéran Kumagai qui, après avoir tranché la tête de son jeune ennemi, est pris de pitié, de repentir, et consacre la fin de sa vie à l’expiation, sont également chers à l’imagination japonaise, aussi éprise du courage et de l’héroïsme que touchée de l’esprit de miséricorde et de pitié. Le thème prêtait à l’exaltation des sentimens les plus élevés de l’âme humaine et servait à illustrer de la façon la plus émouvante la doctrine bouddhiste du « karma, » c’est-à-dire de cette loi de compensation et de responsabilité selon laquelle deux existences sont comme rivées et enchaînées l’une à l’autre pour leur mutuelle rédemption et leur commune ascension vers la paix finale du Nirvana.

Au début du drame, Kumagai, devenu le moine Rensel, et qui fait son entrée en costume de bonze voyageur, un rosaire à la main et l’éventail passé dans sa ceinture, annonce son intention de se rendre à Suma et Ichino-tani où a eu lieu la bataille, et d’y prier pour la délivrance de l’esprit et de l’âme du jeune Atsumori qu’il a tué :


Puisque ce monde n’est qu’un songe, s’en réveiller
Et le rejeter, c’est être dans le réel.


Arrivé au lieu de son pèlerinage, il rencontre sur la scène deux faucheurs portant sur l’épaule un bambou auquel sont attachées des herbes. L’un des faucheurs, le personnage principal (« shite »), qui n’est autre que l’esprit du jeune Atsumori, joue de la flûte, de cette flûte dont il avait joué pendant sa vie, au moment même de la bataille où il périt, et qui fut retrouvée sur son corps dans un fourreau de brocart.


Aux sons de la flûte des faucheurs se mêle
Le souffle du vent qui passe sur la lande.
C’est l’heure du retour, à la tombée du soir.
Au bord de la mer de Suma, bien court, hélas ! est le chemin
Qui mène à ma maison et en ramène,
S’enfonce dans la montagne et ressort sur la grève ;
Et de ma triste vie tristes sont ici les labeurs.


[Cette déclaration mélancolique est appuyée, en sourdine, par le chœur, et, aux passages les plus émus, par la flûte et les tambourins de l’orchestre.]

Le moine Rensei qui naturellement n’a pas reconnu, sous l’habit de faucheur, l’esprit d’Atsumori, s’étonne qu’un homme de cette condition joue si bien de la flûte, et d’une flûte si précieuse. A quoi le « shite » répond, avec l’accompagnement de l’orchestre, du chœur et de Kensei lui-même qui joue le rôle du deutéragoniste ou « waki. »


LE SHITE. — La flûte des faucheurs, le chant des bûcherons, ont pris place dans les vers des poètes et sont célèbres dans le monde. De notre flûte de bambou si vous croyez entendre les sons, ne vous étonnez point. La flûte des faucheurs.
LE WAKI. — Le chant des bûcherons,
LE SHITE. — Sont comme une musique qui accompagne la traversée de ce monde d’illusion.
LE WAKI. — Et le chant
LE SHITE. — Et la danse
LE WAKI. — Et la flûte
LE SHITE. — Et la musique,
LE CHŒUR. — Sont passe-temps que chacun choisit à son gré.

Mais comme le moine demeure surpris que les autres faucheurs soient partis, et que le « shite » seul soit resté, celui-ci ajoute :

Quelle en est la raison ? dites-vous. Parmi les vagues du soir,
Je suis venu écouter une voix qui réconforte.
Veuillez faire pour moi les dix prières.

[Ce sont les dix prières qui composent l’invocation à Amitabha Buddha.]

Le moine se déclare prêt à faire les dix prières, mais, au moment où il demande au « shite » qui il est, et où le « shite » répond :

A vous dire le vrai, je suis un parent d’Atsumori,


sa forme disparaît et s’évanouit. Le moine interroge alors un passant, un paysan qui, dans un long récit, lui raconte la bataille de Suma, le combat entre Kumagai et Atsumori, et la mort de ce dernier.

Ici s’ouvre la deuxième partie. Tandis que le moine, accomplissant les rites, se met en prière, l’esprit d’Atsumori portant le masque de jeune homme et le chapeau de cour noir, les cheveux longs tombant sur les épaules et dans le dos, le sabre passé dans la ceinture et l’éventail à la main, le bras droit dégagé de la manche et la partie droite du vêtement ramenée en arrière dans l’altitude du combat, s’avance sur le devant de la scène. Il revit dans sa marche et dans son geste la bataille de Suma.


Au rivage d’Awaji.

Passent et reviennent les oiseaux de mer ; à leurs cris je m’éveille. C’est pour détruire enfin la chaîne du karma de ma vie que j’apparais ici.

Et le miracle s’accomplit : par les prières du moine Rensei et l’effort d’Atsumori, la réconciliation se fait entre le meurtrier et sa victime.

LE WAKI (Rensei). — Autant que la mer sous la grève rocheuse,
LE SHITE (Atsumori). — Fût-il profond, le péché est expié et retiré de l’abîme.
LE WAKI. — L’être devient Buddha, et la cause de sa délivrance.
LE SHITE. — C’est le mérite d’une autre existence. Aussi,
LE WAKI. — Autrefois ennemis,
LE SHITE. — Maintenant, au contraire,
LE WAKI. — En vérité, par la loi,
LE SHITE. — Nous sommes devenus amis.

Et, dans un dialogue admirable auquel le chœur se mêle, le moine Rensei, l’esprit d’Atsumori et le chœur évoquent les souvenirs de la veille et du jour même de la bataille, de la flûte de bambou dont Atsumori tirait encore des sons le soir qui précéda sa mort, et de la lutte qui le lendemain s’engagea.

Nous voici à la crise du drame et à la danse qui sera le dénouement. — L’orchestre s’anime, la flûte, évocatrice de la flûte même d’Atsumori, y fait entendre ses cris perçans, l’esprit d’Atsumori entame la danse symbolique de la bataille, que le chœur accompagne de ses chants.

<poem> LE SHITE (Atsumori). — Et voilà que, la nef impériale les précédant,

LE CHŒUR. — Le clan tout entier a mis ses bateaux à la mer. Ne voulant pas rester en arrière, Atsumori accourt au rivage.

Mais la nef impériale et les barques des soldats sont déjà loin.

LE SHITE. — N’ayant pas d’autre ressource, Atsumori pousse son cheval dans les flots. Son aspect trahit un trouble extrême. Mais, à ce moment,

LE CHŒUR. — Derrière lui Kumagai no Jiro Naozane,
Ne voulant pas le laisser échapper, accourt à sa poursuite, Atsumori
Alors fait retourner son cheval.
Parmi les heurts des vagues, il tire son sabre ;
On le voit frapper deux fois, trois fois ; puis sur leurs chevaux
Ils se saisissent à bras le corps ; et sur la lisière où viennent
Battre les flots, ils tombent l’un sur l’autre. A la fin,
Atsumori est frappé et meurt. De la vie qu’il a perdue
Le karma, d’un tour de sa roue, les remet en présence.
« Mon ennemi, le voilà ! » crie-t-il, et il veut le frapper. Mais
Celui-ci, rendant le bien pour le mal,
Récite les invocations rituelles, et, grâce à ses prières,
Finalement ensemble ils renaîtront
Sur le même lotus. Non, le moine Rensei
N’est pas son ennemi.
Ah ! daignez encore prier pour ma délivrance !


L’esprit d’Atsumori, dans le pas rythmé de la danse, avait marché, le sabre haut, sur le moine frottant son rosaire entre ses mains étendues. Le « karma » agissant, il recule, retombe, puis, jetant son sabre, et, les mains jointes dans l’attitude de la prière, se tourne vers le moine pendant le chant du dernier vers. — Tous deux, la victime et son meurtrier, sont désormais réunis, et, selon la magnifique expression bouddhique, renaissent sur le même lotus.


V

Après un court entr’acte pendant lequel, et pour détendre l’esprit et l’âme des spectateurs, est joué un intermède comique (kyôgen), — une nouvelle introduction instrumentale retentit. C’est le troisième Nô qui commence, le Nô appartenant à la classe des pièces dont le héros principal est une femme (kazura-mono), l’esprit d’une morte, ou un esprit apparaissant sous une forme féminine.

Le Nô de cette série, ici représenté, est le Nô de Sotoba-Komachi, Komachi au stupa, c’est-à-dire de la poétesse du IXe siècle, célèbre par sa beauté et son talent, mais aussi par ses malheurs, et qui, après une jeunesse brillante, et pour avoir, par sa coquetterie et ses cruautés, réduit au désespoir et à la mort l’un de ses amans passionnés, le noble général de Fukakusa, tombe elle-même dans l’abandon et la misère, est contrainte à mendier, et expie par la folie les fautes qu’elle a commises.

Le principal personnage, le « shite, » est la poétesse elle-même, Ono ne Komaclii. — Des moines bouddhistes du monastère du Koyasan, qui font un pèlerinage aux sanctuaires bouddhistes et shintoïstes, rencontrent dans le bois de plus d’Abeno, du pays de Settsu, une vieille mendiante qui, lasse, s’est assise sur ce qu’elle a cru n’être qu’un tronc d’arbre mort, mais qui, comme les moines le découvrent, est un « stupa, » à savoir une sculpture de bois où sont représentés par étages successifs, selon la doctrine bouddhique, les cinq symboles dans lesquels se résument les cinq élémens du monde matériel, le cube (terre), la sphère (eau), la pyramide quadrangulaire (feu), la demi-sphère (vent), enfin le joyau classique figurant l’espace. Le « stupa » est, dans la doctrine bouddhique, en même temps que la représentation du monde matériel, l’image du monde de la connaissance : il est ainsi, surtout pour la secte Shingon, à laquelle appartenaient les moines, auteurs des Nô, le corps et l’âme de Bouddha lui-même. Or, non seulement la vieille mendiante n’a pas craint de s’asseoir sur le « stupa, » mais, dans sa vie passée, dans sa jeunesse coupable, la plus grande faute et cruauté qu’elle a commise, alors qu’elle était la poétesse Komachi, c’est d’avoir, pour éprouver le général de Fukakusa, son amant, exigé de lui qu’il vint passer cent nuits de suite sur un escabeau de bois, l’escabeau sur lequel étaient posés les brancards de son char, à l’endroit où d’ordinaire le général venait la voir et lui parler. Le général était venu, se soumettant à l’épreuve, coucher quatre-vingt-dix-neuf nuits sur l’escabeau du char. Mais, à la veille de la centième, il mourut subitement. Et, depuis ce temps, la fortune de Komachi s’est changée. Elle a connu, à son tour, l’épreuve de la misère. Ce n’est pas vainement que le « stupa » sur lequel maintenant elle vient de s’asseoir est comme l’évocation de l’escabeau sur lequel le général qui, après chaque nuit, inscrivait le chiffre des nuits écoulées, n’a pu inscrire la centième.

Le dialogue s’engage entre les moines pèlerins et la vieille femme, qui n’est autre que Komachi. Les moines lui reprochent d’avoir profané le « stupa » et de méconnaître ainsi l’enseignement de Bouddha. A quoi la vieille mendiante, dans des répliques serrées et qui révèlent en elle une intelligence profonde de la doctrine, répond de façon à confondre les moines qui courbent leurs fronts jusqu’à terre, la saluent par trois fois et lui demandent qui elle est.

Et, dans une scène qu’accompagne la mélodie mélancolique de l’orchestre, Komachi, les moines et le chœur échangent les lamentations suivantes :

LE SHITE (Komachi). — le suis la Mlle du chef de district du pays ;
Voilà à quelle extrémité est réduite Ono ne Komachi de Deva.
LE WAKI (les moines). — Ah ! qu’elle est digne de pitié ! Komachi
Autrefois fut une femme répandant la joie :
Sa beauté brillait comme une fleur ;
Le croissant noir de ses sourcils avait des reflets bleus
Et le fard de ses joues ne perdait jamais sa blancheur !
LE CHŒUR. — Ses robes de fin damas superposées nombreuses débordaient les pavillons de bois précieux.
LE SHITE. — Les parures faisaient mon seul souci ;
LE CHŒUR. — Hors de ma portée, elles excitaient mes regrets.
Sous ma main, elles m’accablaient d’inquiétudes. LE SUITE. — Les bandeaux de ma chevelure se courbaient en vagues bleuissantes.
LE CHŒUR. — Tels des nuages aux teintes vives entourant un sommet verdoyant.
LE SHITE. — Parée de l’élégance de mes robes.
LE CHŒUR. — Je ressemblais à la fleur de lotus flottant sur les vagues, au matin.
LE SHITE. — Je composais des chants, j’écrivais des poésies ; LE CUOEUR. — La coupe apportant l’ivresse, LE SUITE. — Mettait sur ma manche la tranquille image de la lune au ciel étoile !
LE CHŒUR. — Cet état si brillant,

Quand donc s’est-il changé à ce point ?
Ma tête s’est couverte d’armoise blanche de givre.
Les deux bandeaux gracieux de mes cheveux
Se sont amincis sur ma chair, leur jais s’est mélangé.
Mes sourcils, ces deux fourmis arquées,
Ont perdu leur teinte de montagnes lointaines,

LE SHITE. — Ils ont cent ans.
LE CHŒUR. — Il s’en faut d’un an. Mes cheveux crêpelés comme des algues pendent le long de mes joues. Voilà ce que sont mes pensées, et, dans la clarté de l’aube,

Ah ! j’ai honte de mon propre aspect !
Dans le sac suspendu à ton cou
Qu’as-tu donc mis ?

LE SHITE. — Rien que la vie pour le jour présent même ne soit pas assurée,

Pour apaiser ma faim demain,
C’est une galette sèche de millet et de fèves
Que j’ai mise et conserve en ce sac.

LE CHŒUR. — Et dans le sac que tu portes sur le dos ?
LE SHITE. — Il y a un vêtement souillé de sueur et de poussière.
LE CHŒUR. — Dans le panier de bambou suspendu à ton bras ?
LE SHITE. — Il y a des sagittaires blanches et noires.
LE CHŒUR. — Mon manteau de paille déchiré,
LE SHITE. — Mon chapeau tout rompu,
LE CHŒUR. — Ne cachent même plus mon visage.
LE SHITE. — Comment me défendraient-ils du givre, de la neige, de la pluie, de la rosée ?
LE CHŒUR. — Et, pour essuyer mes pleurs,

Je n’ai plus mes larges manches flottantes.
A présent, errant le long des chemins,
Je mendie auprès des passans,
Et quand on me refuse, un mauvais sentiment,
Une folie même s’empare de mon cœur,
Ma voix change, et c’est horrible.

LE SHITE — (Tendant son chapeau vers les moines.)

Ah ! donnez-moi quelque chose, ah ! moines ! ah !

Ici, la folie la prend. Elle se figure être elle-même le général de Fukakusa, elle demande à aller auprès de Komachi, « de celle qui s’appelait Komachi, dont la beauté était si grande, qui a vécu, qui est devenue centenaire, voilà son châtiment ! »

Dans la scène finale, celle où le dénouement est marqué par la danse, Komachi, devenue elle-même le général, revêtue du hakama blanc, rejetant sur sa tête les manches de son habit de chasse, chante tout en dansant son pas rythmé :

Me cachant à tous les regards sur le chemin,
Je vais sous la clarté de la lune, je vais à travers l’obscurité,
Par les nuits de pluie, par les nuits de vent,
Sous l’égouttement des feuilles, dans la neige épaisse,
Sous les gouttes d’eau tombant du bord des toits, vite, vite !

Le chœur qui, comme il arrive souvent dans la composition et l’économie des No, confond ses sentimens avec ceux du « shite » et le double, poursuit avec lui :

Je vais, je reviens, revenu j’y retourne.
Une nuit, deux nuits, trois nuits, quatre nuits,
Sept nuits, huit nuits, neuf nuits,
Dix nuits ; en la nuit même de la fête des récoltes,
Sans la voir, j’ai fait ce chemin. Aussi fidèlement que le coq
Marque les heures, chaque matin,
J’ai fait une marque, au bord de l’escabeau.
Durant cent nuits je devais venir,
Et déjà la quatre-vingt-dix-neuvième était passée.

LE SHITE. — Ah ! quelle souffrance ! mes yeux s’obscurcissent !
LE CHŒUR. — Quelle douleur en ma poitrine ! Et désespéré, Sans pouvoir atteindre la suprême nuit, il est mort.
Du général de Fakakusa
Est-ce donc la colère jalouse qui s’empare de moi
Et me jette en une telle folie ?

La folie de la passion, folie humaine, se mêle, se superpose ici à la substitution et comme à la migration du « karma » bouddhiste. C’est une possession, en même temps qu’une délivrance. Le drame et la doctrine se pénètrent et se multiplient en quelque sorte l’un l’autre. Mais la doctrine finit par l’emporter, et au moment où Komachi, dans les derniers pas de sa danse, est revenue à elle, c’est le chœur qui, traduisant et achevant sa pensée, ajoute et conclut :


Puisqu’il en est ainsi, pour l’existence future
Il faut prier ; là est la vérité.
Entassant les galets jusqu’à en faire un « stupa, »
.le veux rendre mon corps brillant comme l’or ;
De mes mains tendues offrant des fleurs au Bouddha,
Je veux entrer dans la voie de l’Illumination.


VI

Les deux derniers Nô de la journée, appartenant à la quatrième classe, celle des actualités ou scènes d’histoire (genzai-mono) et a la cinquième, celle des spectres et démons, sont, l’un, la Visite impériale à Ohara (Ohara go hô) l’autre le Tambourin de damas (Aya ne tsuzumi.)

La Visite impériale à Ohara, dont le sujet est emprunté au fameux roman du XIIe siècle, le « Heike Monogatari » (roman de la famille des Taira), est la mise en scène, sans aucun mélange de merveilleux, sans intervention de divinités ni d’esprits, mais sous l’inspiration de la doctrine bouddhiste et de la résignation monastique, d’un épisode réel, la visite faite par l’ex-Empereur moine, de la dynastie des Taira, l’empereur Go-Shirakava, au petit temple et couvent de Jakhô-in, où s’était retirée, après la défaite définitive des Taira, sa belle-fille, l’ex-impératrice douairière Kenrei-monin, devenue désormais, depuis qu’elle a pris l’habit religieux, la Nyôin. — La Nyôin vit dans la solitude, avec deux suivantes qui partagent avec elle ses austérités :

En ce recoin des montagnes, la solitude a bien des tristesses ;
Pourtant, bien plus qu’au milieu des tribulations du monde,
Il est doux d’habiter ici, derrière cette porte de rameaux tressés.
De la région de la capitale les bruits ont loin à venir
Jusqu’à cette haie claire de bambous et de branches.
Triste, à ces colonnes de bambous aux nœuds pressés
Appuyée, je m’absorbe en mes pensées, pourtant
Je suis dans la paix, car nul œil humain ne me voit.


Elle se compare au prince hindou Siddhârta qui abandonna la capitale du roi Çuddhodana pour parcourir les sentiers abrupts du mont Dantaloka, y cueillant l’herbe, y puisant l’eau, y ramassant le bois.

Le jour où l’Empereur-moine vient lui rendre visite, la Nyôin est allée cueillir des fleurs sur la montagne. Elle rentre, portant des fleurs dans une corbeille, et tenant son rosaire à la main. — L’Empereur lui dit son admiration pour ses vertus et parce qu’elle a pu, de ses yeux, comme un Bouddha, contempler le spectacle des six voies entre lesquelles se répartissent tous les êtres. Elle, modeste, se dépeint, au contraire, comme une herbe dont les racines ont été arrachées, comme une perle de rosée sur une flanc qui ne saurait durer longtemps. En présence de l’Empereur, qu’elle remercie, ses souvenirs lui reviennent. Elle décrit, comme dans un rêve, la bataille navale de Dan-noura où sombra la fortune des Taira, où l’impératrice Toki-ko, veuve du grand Kiyomori, se jeta dans les flots avec le jeune empereur Antoku pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis, où elle-même se précipita également dans la mer, mais fut sauvée par les soldats du vainqueur, Yoshitsune, et, ramenée à Kyoto, courut se réfugier dans les solitudes de la montagne.

L’Empereur, après ce récit, s’éloigne. — La Nyôin, à la porte de rameaux tressés, quelque temps le regarde s’avancer sur la route, puis elle rentre dans sa retraite.

Le Nô, presque sans action et sans péripétie, a été comme une évocation du passé et une méditation bouddhiste, dans laquelle la musique, la poésie des acteurs et du chœur, la mimique lente et rythmée de la Nyôin ont exprimé les sentimens dont les âmes des spectateurs sont émues et attendries. C’est comme une symphonie de piété, de deuil et de Nirvana, où l’art se fait l’interprète exquis de la pensée religieuse sur les vanités, les tristesses, le néant de la vie.

Le Tambourin de damas est, au contraire, autant que le comportent la forme et le scénario des Nô, un drame de passion, une tragédie de l’amour aussi âpre et violente, dans sa brève mélopée, que permettent de la rendre les moyens et modes d’action dont dispose le théâtre japonais. — Le sujet rappelle celui du Nô de Komachi au stupa : la coquetterie et la cruauté d’une femme. Une des dames du palais impérial de Kyoto, dont un vieux jardinier s’est follement épris, ordonne de suspendre un tambourin aux branches d’un arbre, et fait dire au vieillard qu’elle se montrera à lui s’il parvient à faire entendre jusqu’au palais le son de son tambourin. Mais, sur ce tambourin, elle a fait tendre, au lieu d’une peau sonore, une étoffe de damas qui amortit et étouffe le son. Le malheureux jardinier s’épuise chaque nuit à tirer un son de ce tambourin qui demeure sourd et muet. De désespoir, il finit par se jeter dans le lac où il se noie. — Toutefois, tandis que dans Komachi au stupa la poétesse coquette et cruelle se repent elle-même et expie, ici c’est le vieux jardinier qui, se transformant en démon, poursuit sa meurtrière, lui apparaît, lui fait perdre la raison, la contraint à frapper désespérément le tambourin de damas, d’où ne sort aucun son. Il la frappe elle-même de son maillet : « Ah ! je la déteste, cette femme, je la déteste ! » et il s’enfonce au gouffre ; de l’amour.

Il y a dans ce drame, dans les vers, dans l’orchestre, dans les chants du chœur, dans la déclamation et la danse du vieux jardinier, qui joue le rôle du « shite, » une passion, une frénésie, une fureur qui laisse à peine respirer. — Dans la première partie du Nô, le jardinier apparaît portant le masque et la perruque du vieillard, en vêtemens de travail, un balai à la main. Il frappe à coups redoublés sur le tambourin, tout en déclamant et chantant, pendant que l’orchestre et le chœur l’accompagnent. — Dans la seconde partie, il porte la perruque blanche, un masque de démon, et s’appuie sur une canne, tandis qu’un petit maillet à long manche est passé dans sa ceinture. Il met la main sur l’épaule de la dame, et l’amène devant le tambourin, pendant que le chœur déclame :

LE CHŒUR. — « Frappe ! frappe ! Il la presse. Comme les tambourins battent la charge,
A coups précipités, vite, vite, frappe donc ! »
Et il la harcèle en brandissant son maillet. « 
Le tambourin ne résonne pas. Malheur ! malheur !
S’écrie la dame, et sa voix est rauque. Eh bien ! te repens-tu, te repens-tu ? »
Du grand démon des régions obscures, Aho-rasetsu,
Telles doivent être les tortures ; Les supplices mêmes de la roue de feu,
Qui écrase le corps et rompt les os,
Ne sauraient être plus grands. Ah ! c’est horrible !
Ah ! quelle cause a bien pu produire un effet si terrible ?
LE SHITE. — L’enchaînement de la cause et de l’effet est clair et [immédiat ; le voilà devant mes yeux.
LE CHŒUR. — Il est clair et immédiat, le voilà devant mes yeux, je le reconnais !

Et tandis que, dans une danse frénétique, le shite brandit son maillet, peu à peu il s’éloigne vers le fond à pas maintenant plus lents et rythmés, et, comme dit le chœur, dont c’est le chant final, « s’enfonce au gouffre de l’amour. »

C’est sur ce mot et sur un son de flûte déchirant que se terminent le dernier Nô et cette journée au cours de laquelle nous avons vu se dérouler sous nos yeux l’action et le rythme des cinq classes et catégories dont se compose le drame lyrique et mimé, tel que l’art japonais l’a conçu et exécuté.


VII

Je voudrais pouvoir citer et analyser encore quelques-uns des Nô à la représentation desquels j’ai assisté : Hanagatami, dans lequel apparaît une jeune fille que jadis l’Empereur a connue, et qui, une fois encore, veut danser devant lui ; Ashikari, dans lequel une dame de la Cour cherche et retrouve son mari, dont elle avait dû se séparer à cause de leur pauvreté, et qui est, dans l’intervalle, devenu vendeur de bois de bambou ; Aridôâshi le poète qui passe sans s’arrêter devant un temple, et qui se rachète en récitant au dieu une de ses poésies, — et surtout ces trois chefs-d’œuvre : Mii-dera, consacré à une légende du temple de ce nom, sur le lac Biwa ; Hagoromo (la Robe de plumes)[3], cette légende du pêcheur du golfe de Suruga et de la Fée qui, prise dans ses filets, ne recouvre sa liberté qu’en dansant pour lui une de ses plus belles danses ; Matsukaze, enfin, Le Veut à travers les pins, le plus délicieux des Nô d’automne, où s’évoquent, dans un admirable rêve de poésie, de chant et de danse, les ombres de deux jeunes filles, deux sœurs, qui ont été aimées du même homme, et toutes deux l’ont aimé.

Nô d’automne, ai-je écrit : un assez grand nombre de Nô, en effet, doivent être joués dans la saison même pour laquelle ils ont été composés et à laquelle correspond, soit la nature du sujet, soit la date de l’événement qu’il s’agit de célébrer, soit même la nuance des sentimens dont ils sont l’expression. Le Nô, qui est pour les Japonais le plus souvent une évocation, une suggestion, une sorte d’élévation et de « mystère, » admet ainsi la collaboration, non seulement des croyances, des traditions et des légendes, mais de la nature elle-même, des souffles du vent, des jeux de la lumière et de l’ombre, des parfums et des sons. Les Nô du printemps sont comme illuminés de l’éclat et de la jeune ardeur des cerisiers. Les Nô de l’automne ont la grâce mélancolique des feuilles qui rougissent et tombent, de la brise qui souffle à travers les pins.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Une autre correspondance, ou mieux une pénétration mutuelle, continue et féconde, est celle qui, dans les Nô, mêle et confond, pour l’expression la plus adéquate de la pensée et du sentiment, les trois arts : poésie, musique, danse mimée. Tandis que la poésie traduit la pensée religieuse et bouddhiste dont s’inspire ce théâtre et les traditions ou légendes destinées à illustrer cette pensée, la musique, écho elle-même des plus profonds et lointains sentimens de la race, lamine et prolonge la pensée à laquelle la danse rythmique et mimée vient enfin ajouter le caractère plastique et sculptural. Si la poésie est, dans le Nô, le mode d’expression et le truchement de la pensée religieuse, si la musique est l’interprète du sentiment et de l’âme, c’est par la danse que se traduit, s’incarne et vit l’action même. La danse est, comme on l’a vu dans les précédentes analyses des différens Nô, le moment le plus vif, la crise même du drame, l’acte et le geste par lequel cette crise se résout. Par le rythme et la mimique, elle prête au drame tout ensemble le mouvement et cette sorte de représentation stable et concrète que donne la fixité d’une attitude. Elle est comme un mouvement sculpté, et c’est dans son dernier pas, dans son dernier geste, dans sa dernière attitude, qu’au dénouement l’action se fixe et s’immobilise en ce repos et cette éternité de beauté que l’art vise et atteint. — L’art japonais, volontiers raffiné, compliqué, et chez lequel les recherches, les intentions, les poursuites de l’idéal et de la beauté s’enveloppent et s’emboitent à l’infini les unes dans les autres, a fait ainsi de la danse, à côté et presque au-delà de la poésie et de la musique, un mode d’expression qui, dans aucun autre théâtre, n’a eu ce caractère, cette importance, je serais tenté de dire cette domination. Mais j’ajoute aussitôt que, malgré cette domination, et malgré le rôle qu’elle a pris, la danse n’est elle-même que le complément et comme l’achèvement de la pensée et de l’expression qu’au cours du drame la poésie et la musique se sont efforcées de rendre. Les trois arts demeurent étroitement associés dans cette merveilleuse synthèse qu’est le Nô.

Quant à la pensée dont, plus peut-être que toute autre œuvre japonaise, le Nô s’inspire, c’est, l’analyse de ce théâtre l’a montré, la pensée bouddhiste, et, dans cette pensée elle-même, la belle, profonde et émouvante doctrine du « karma. » Le « karma, » qui est, dans la religion de Çakya-Mouni, la loi de conséquence, de sanction et de rachat, en vertu de laquelle les actions et les existences dépendent l’une de l’autre et s’acheminent, par un mutuel échange d’expiations et de pardons, au bienheureux Nirvana, le « karma » se trouve aussi être en art un admirable motif de grandeur, de générosité, de beauté. Il est, à cet égard, plus haut encore peut-être, plus plein et plus heureux que ce motif dont, au gré d’Aristote, s’inspirait le théâtre grec, et cette loi de purification (katharsis) qui a donné lieu à tant d’interprétations et de commentaires. Si la purification, telle que l’entendait et la réalisait le théâtre grec, est, comme l’a expliqué l’un de ses plus profonds critiques, M. Jules Girard[4], non seulement la purification des deux grandes passions, la terreur et la pitié, qui composent le tragique, mais aussi la purification morale opérée par l’épreuve et la souffrance, et l’harmonie rétablie de la sorte dans la destinée humaine, la pensée directrice, le motif conducteur du drame japonais, du Nô, seraient plus élevés et plus sublimes encore. Cette pensée, ce motif seraient la rédemption mutuelle des existences et des Ames l’une par l’autre, leur ascension commune vers la perfection et le repos, et, selon la belle image de la foi bouddhiste, après une série d’épreuves et de sacrifices, « leur renaissance sur le même lotus. »

Tel est bien, en effet, l’aspect sous lequel apparaît le théâtre des Nô qui, à une belle et intense expression d’art, unit une pensée issue des croyances, des traditions, des sentimens les plus purs d’une race chez laquelle se mêlent, à l’ardeur et à la volupté de vivre, à l’héroïsme guerrier, l’esprit de chevalerie, l’acquiescement au sacrifice, la résignation à la mort et au Nirvana. Les bonzes bouddhistes qui, au XIVe et au XVe siècle, ont inspiré la plupart des Nô, ont été ainsi des interprètes aussi fidèles de l’âme japonaise qu’Eschyle, Sophocle et Euripide l’ont été de l’âme grecque, Corneille et Racine de l’âme française.

Les Nô, par les modes d’expression dont ils font usage, par le caractère spécial de la musique et de la danse qui les accompagnent, par les difficultés d’une technique qui requiert des professionnels exercés, se léguant de père en fils les procédés de leur art, doivent sans doute être vus au Japon même, sur les théâtres spéciaux des temples ou des différentes écoles qui en cultivent et perpétuent l’interprétation. Le projet a été formé cependant par l’une de ces écoles de jouer à Londres quelques-uns des Nô les plus célèbres. Il est permis de se demander si une autre tentative, plus audacieuse, ne pourrait être faite et s’il ne serait pas possible de traduire, non seulement dans une de nos langues européennes, mais dans notre musique, un ou plusieurs des Nô les plus caractéristiques. S’il en était ainsi, j’ose penser qu’il y a dans notre école musicale française tel ou tel compositeur, qui me paraît particulièrement apte à transposer dans sa langue et dans son art la musique spéciale des Nô. Je pense aussi qu’il y a, parmi les directeurs de nos grandes scènes, tel ou tel homme de goût, de science, curieux des théâtres étrangers, épris des belles ardeurs, qui ne craindrait pas de risquer l’entreprise. Quant au choix à faire parmi les Nô pouvant être ainsi traduits et représentés, il me semble que ce choix pourrait tomber sur l’un des Nô ci-dessus cités et analysés, sur l’un des drames d’amour, Komachiau stupa ou le Tambourin de damas, traduits par M. Noël Péri, ou sur cet admirable Nô d’Atsumnri, où sont si profondément exprimées la poésie guerrière et la poésie religieuse de nos grands alliés d’Extrême-Orient. A l’heure où nos âmes communient dans les mêmes pensées et les mêmes sentimens, ce serait un bel et opportun hommage rendu à un théâtre qui mérite de prendre rang à côté des nôtres parmi les chefs-d’œuvre de l’art universel.


A. GERARD.

  1. M. Noël Péri, « Études sur le drame lyrique japonais (Nô), » publiées dans le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient (d’avril 1909 à décembre 1915.
  2. L’ancienne musique (Bugaku) et la danse, originaires de l’Inde, de la Chine et de la Corée, ont dû, comme le pense le critique japonais Okakura (Rakuzo), avec les ballades épiques de l’époque de Kamakura et les scènes ou « mascarades » infernales de la période des Fujiwara, concourir à la formation des Nô.
  3. Ce Nô a été merveilleusement traduit en vers anglais par M. Itasil Hall Chamberlain, ancien professeur à l’Université impériale de Tokyo, et auteur des Things japanese (Choses japonaises), un des meilleurs livres qui aient été écrits sur le Japon.
  4. Jules Girard, Le sentiment religieux en Grèce, d’Homère à Eschyle. (Livre III, chapitre V, payes 440-441).