Spéculations/Le drapaud

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SpéculationsFasquelle éd. (p. 144-149).

LE DRAPAUD

Il n’arrive plus fort souvent que l’on entende, au moins dans les villes et autres lieux civilisés, le cri : Au feu ! Le promeneur paisible qui découvre un incendie se contente de briser une vitre disposée au sommet d’une colonnette de fonte : c’est le seul cas où il soit licite d’endommager un monument d’utilité publique. Il n’est pas prouvé que la rupture de ladite glace ait aucune corrélation avec l’extinction de l’incendie ; mais c’est là un geste courtois, admis par les mœurs, recommandé par le savoir-vivre, comparable en tout à la politesse d’ôter son chapeau sur le passage d’un enterrement. Il est présumable, à ce propos, que cette dernière opération ne fut accomplie à l’origine que dans le dessein de mieux voir défiler le cortège funèbre, avec un crâne plus rafraîchi, et à la requête de spectateurs placés derrière, incommodés dans leur curiosité par la hauteur du couvre-chef. Quoi qu’il en soit, l’acte de réduire en mille morceaux le petit carreau de verre de l’avertisseur d’incendie n’est pas moins recommandable, ou, dans tous les cas, ne tire pas plus à conséquence.

Le cri : Au loup ! peut également se cataloguer au nombre des vociférations disparues. Franc-Nohain infère hardiment, ce 9 avril, que les lieutenants de louveterie, sous prétexte d’avancement — nous aimons mieux croire : par adaptation au milieu, leurs fonctions ne s’exerçant plus sur des fauves, mais sur l’air du temps — deviennent capitaines aérostiers.

À signaler également la disparition imminente des cris : Au voleur ! à l’assassin ! etc. La police, avec un flair exquis ou le peuple, dans un beau zèle de lynchage, supprime incontinent les citoyens qui, par leurs actes ou par une supposition arbitraire d’autrui, offrent quelque prétexte à des interjections propres à troubler la quiétude publique. C’est ce qu’on appelle laver son lynchage au sein de sa famille. Les seules acclamations tolérées doivent être précédées de la mention : Vive, afin de bien marquer que l’on s’exerce les poumons par pure hygiène au sujet d’un tel, mais sous la réserve expresse qu’il ne sera pas pour cela mis à mort.

Notons encore et surtout une vocifération remarquable par sa singularité, notons-la avant qu’elle ne rejoigne les espèces éteintes de vociférations. Il s’agit du cri : Au drapaud !

À n’en pas douter, et en ne faisant appel qu’au plus élémentaire bon sens et à la plus grossière linguistique, ce cri a pour but de convoquer le plus grand nombre possible de courageux citoyens à l’extermination d’un ennemi commun. C’est dans cette intention que l’on profère les cris similaires : Au voleur ! À l’assassin ! Au loup ! Au viol ! et Au feu !

La chasse du drapaud nous paraît, telle qu’elle se pratique actuellement, le monopole d’une société, nombreuse d’ailleurs sans cesser d’être choisie et qui a su conserver — nous l’en félicitons — les pittoresques traditions et les éclatants costumes de l’ancienne vénerie. On se livre à ce sport cynégétique tant à pied qu’à cheval, les piqueurs ont des livrées d’azur par le haut et d’écarlate par le bas avec des boutons de métal partout. Des fanfares compliquées ont succédé au vétuste cor de chasse. Le fusil qui sert à abattre la bête est ingénieusement armé d’un épieu au bout.

Il ne nous a pas semblé qu’on se servît du trident, si commode pourtant pour l’extraction hors de leurs terriers du renard, du blaireau et autres bêtes puantes. Néanmoins, quelques piqueurs piquent, comme leur nom l’indique, au moyen de la lance.

Il nous a été donné, à la faveur d’un déguisement conforme, de nous immiscer pendant plusieurs mois parmi les fervents de ce sport. Sport relativement privé, dirons-nous, malgré la multitude des adeptes : en effet, dès qu’on a découvert le gîte d’un drapaud — la bête paraît avoir des goûts solitaires comme le phénix ou le sanglier, et il n’y en a guère qu’une dans le voisinage immédiat de chaque grande ville — dès qu’on a découvert son gîte on l’enclôt incontinent de bonnes murailles, à peu près de même sorte que l’on agit pour les lièvres et les faisans des chasses présidentielles. La veille d’une grande battue, on nous confia le poste périlleux et honorable de la garde du drapaud : nous devions veiller à ce qu’il ne s’échappât point, et nous pûmes, non sans quelques frémissements bien naturels chez un chasseur, épier de près l’animal.

Le drapaud endormi dans sa bauge, d’après nos observations, se roule en boule à la façon du hérisson ; mais ses piquants sont disposés autrement ; à vrai dire il n’en porte qu’un, de couleur jaunâtre et métallique, dirigé le plus souvent vers le ciel : une sorte de corne. Son corps est cylindrique à l’instar de celui du serpent, mais peu flexible. Aussi notre comparaison du sommeil du drapaud avec celui du hérisson n’est-elle pas de tous points congrue. La vérité est qu’il replie, autour de ce corps rigide et reposant sur le sol par le bout de sa queue, des ailes membraneuses, ou plutôt une aile unique, aussi mince que celles de la chauve-souris, et trilobée, quant à sa couleur, dont le bariolage flatte l’œil presque autant que celui de certains escargots.

Il est assez fréquent que l’extrémité de la queue du drapaud se différencie en une excroissance singulière. Certains auteurs vont jusqu’à croire qu’il y a là un cas de parasitisme et deux individus distincts. Dans cette hypothèse hardie, le drapaud emprunterait le secours de l’autre animal, à la façon de certains mollusques, dans l’intérêt de sa propre locomotion. Quelques naturalistes appellent cet animal support porc-drapaud : ce serait en effet une sorte de porc-épic à piquant unique.

Le drapaud éveillé, à l’état sauvage et bien portant, se dresse habituellement sur son extrémité caudale, sa corne pointant, son aile déployée dans le sens du vent, laissant flotter à son bord extrême des villosités ou des cils vibratiles jaunes. Dans cette attitude, son vol rend dans l’atmosphère un son de même hauteur et amplitude que celui des ailes de l’engoulevent ou drapaud-volant.

Quand l’animal a pris cette posture menaçante, l’un des piqueurs pousse un cri convenu : Au drapaud ! Ses subordonnés et ses collègues se rangent dans un ordre arrêté d’avance et dont nous ne comprenons pas l’utilité esthétique, puisque le premier et le dernier des susdits piqueurs se ressemblent trait pour trait, vu la similitude des livrées. Chacun saisit ses armes, se précipite sur le gibier, et, arrivé à portée, lui présente le bout du canon de son fusil spécial, que nous avons déjà décrit et qui est prolongé d’un épieu. Mais peu de sociétés cynégétiques sont assez riches pour sacrifier, en une seule chasse, la victime coûteuse d’un si haut sport. Après quelques simagrées, des rabatteurs mettent en fuite l’animal au moyen d’une musique barbare, pareille à celle qui sert à rappeler les essaims d’abeilles ou à inculquer aux ours les rudiments de la chorégraphie.