Le Fanal bleu/02
Je reviens de Genève, qui vit active à petit bruit. La singulière existence du malade en traitement au centre d’une cité étrangère, je ne lui trouvai d’abord que peu de ressemblance avec ma vie, adaptée depuis longtemps et de si bonne volonté à un mal, à ses plaisirs et à ses peines, à une ville aimée où je n’avais presque pas besoin de la douleur pour agencer une imitation de thébaïde, toute de solitude arbitraire et de capricieuse sociabilité.
La capitale suisse, je ne la sentais ni ne l’entendais autour de moi, en bas de ma case d’hôtel. Il est vrai que son pavé actuel est lisse, et son trafic dépend de voitures silencieuses. Une charrette à bras ramasse le matin les feuilles et les brindilles du petit square. Et les papiers ? Non. Il n’y a pas de papiers par terre à Genève. La petite charrette à bras roule sur deux gros boas pneumatiques. Je ne vois de ma fenêtre, sur un lé de quai, à un angle de rue, que des automobiles miroitantes comme des pianos neufs.
Les premières semaines d’un long traitement comportent ensemble l’accalmie et l’exaspération, si je compte l’accablement pour calme. Il me suffisait de me rappeler des séjours, brefs, vieux de trente ans, à Genève, dans une pension de famille où des artistes de théâtre et de music-hall, comme moi modestement fournis de pécune, hantaient une table d’hôte. Un Genève tout rayé de pluie. Mes poches s’emplissaient d’altruistes cigarettes (je ne fume pas), de petites montres en acier noir et en nickel, qui coûtaient bien dix francs pièce, dans le temps où le franc suisse équivalait au franc de France…
Revenue à Genève en 1946, j’y attendis, pendant qu’avril hésitant approchait, le retour d’une partie de mes forces, plutôt celui de mon optimisme — c’est la même chose — sinon l’extinction de la douleur, et aussi qu’une appréhension, presque exclusivement physique, cessât de s’opposer à la perception de la ville et de la nation. Étais-je donc si réduite, qu’au début le mont d’argent dur, par-delà le Léman, ne m’apparut que comme une réplique des cartes postales ? Il le faut croire, puisque le grand jet d’eau, issu du lac et qui brandi, roidi, constamment y retourne, je ne le regardais que comme un jouet majestueux, un épi, une semence éployée au vent, rebelle au vent. Il le faut croire, puisqu’il ne fut pas question, dans le commencement, de triompher d’un état de dépendance et d’humilité devant le thérapeute qui entreprenait de me défendre.
J’apprenais, premièrement, le comportement du patient en traitement, auquel mes médecins amis ne m’avaient pas dressée. J’apprenais la ponctualité, l’accoutumance, et quelles heures amenaient l’entrée d’un étranger puissant, bien intentionné et inexorable… L’heure de craindre, tout en l’appelant, un certain homme, un homme nouveau. Par chance, cette heure-là se chargeait d’une tenace coquetterie, réclamait la combinaison rose, la chemise de nuit nouée d’un ruban frais, la robe de chambre lissée d’un coup de fer. L’instant qui précède l’entrée d’un tel homme plein de pouvoir est plus émouvant que ne sont ses sévices en piqûres, pétrissages, profondes délégations électriques, auxquels sa présence réelle est un adoucissement. Après le cri involontaire ou le grommellement, je me permettais le rire plus décent que le sanglot, le blasphème cordial, une grosse plaisanterie que le médecin excusait. Puis je bénéficiais d’un moment de conversation extrêmement agréable, affectueux, allégé, délivré de moi, et… « cher docteur, à demain ».
J’avais bien oublié mon Genève d’autrefois, puisque aux premières sorties en voiture, à la nuit d’avril tombante, je m’étonnai si fort que la ville fût ce lâcher de piétons, de cycles, de silencieuses voitures américaines, cette affluence sans vacarme, cette activité sans chocs, cette hâte sans confusion. Et surtout, quelle fête d’électricité, pour le plus grand étonnement de mes six années de réclusion parisienne au sein du bleu de cave, du noir de guerre, du rouge de lumignon. Un bain de lumière rose prodiguée changeait en viviers frémissants les cases, débordantes et ordonnées, des magasins agencés pour la victuaille, la dentelle, la chaussure et les parfums. Je ne cessais de m’étonner. Quoi, le chocolat à portée de la main, et les gâteaux, dans les pâtisseries qu’on dépouille et n’épuise point ? À portée de ma main, de ma bouche sevrée, le lait, le LAIT, pur, révéré, vendu à toute porte, le lait que la condition des « V », à Paris, dispense goutte à goutte et bleuâtre ? Tout un chacun, moi comprise, peut ici s’asseoir dans un restaurant-jardin, ou chez le confiseur-glacier, et demander une tasse, deux, trois tasses de lait et les obtenir ? Loisible à tous de le boire dans une coupe rouge à pois blancs, ou bleue comme la pervenche ? Le boire invisible et sapide dans un grand gobelet de galalithe aussi blanc que lui ? Le mander à n’importe quelle heure, dans ma chambre d’hôtel, glacé et privé d’expression, ou tiède et évocateur du pis satiné, le teinter de café, le varier, mousseux, échauffé de vanille, de sucre et de rhum ? Je ne pourrai de longtemps me rassasier de voir le lait courir la ville aux mains des enfants dans une boîte bien fourbie, de le contempler jalonnant ma promenade sur roues, confié sans défense au portillon entrebâillé des chalets, balancé à une branche basse parmi les cerises vertes, déposé solitaire sur le petit mur de clôture et veillé par le chat !
À qui ne peut flâner sur un trottoir, se fier à des chances et des caprices de piéton, il n’est que des vues superficielles, de fuyantes cités, des édifices enrichis de séduisantes erreurs optiques. Non seulement je suis, d’ores et déjà, décidée à me contenter de celles-ci et celles-là, mais je m’y encourage. Qu’ai-je à perdre ? Plus rien. Au contraire. Les illusions accourent. Mais non, ceci n’est pas une tondeuse à haies, c’est le nouvel ustensile qui fait le café tout seul. Et ce joli objet d’une courbe si suave, non, ce n’est pas le support idéal pour polygonum grimpant, c’est un presse-pantalons. Car ici l’invention pratique fait merveilles. Certains magasins, qui s’intitulent modestement « quincaillerie », jusqu’à quand me seront-ils inaccessibles ? Je voudrais du moins coller mon nez contre leurs vitres, m’enivrer de bois verni, de hêtre rosé, de fer émaillé et d’aluminium, tant l’ingéniosité suisse éveille, à leur vue, l’idée d’art et d’harmonie. Par contre, les magasins consacrés aux bibelots artistiques…
Mais personne ne m’a priée de critiquer l’art, de dénombrer le paysage peint, le nu rosé, la nature morte, et quel besoin puis-je avoir d’un sous-main en cuir gravé, d’une cristallerie ornementale ? Laissons l’art en repos, il me le rend bien quand je frôle, au train ralenti de ma voiture, les magasins où toute denrée semble frais pondue. L’art, ici, c’est l’état d’innocence, le soin jaloux, la vendeuse intacte ; l’art, le luxe, c’est le papier, papier gaufré, dentelé, plissé, doré, le papier prodigué, blanc comme la neige, bleu comme le glacier. Comparé à lui, à son hygiénique abondance, le linge de notre France pauvre, contrainte à la parcimonie, exploité coin de serviette après coin de serviette, nous dégoûtera un peu.
Des bananes, des pommes d’arrière-saison encore juteuses, des fraises de primeur, des oranges, des œufs, de la crème fouettée ou non… Par contraste, point de fromage sinon au gramme, ni de riz, ni de beurre, sauf par ruse et combine. Et de nous esclaffer : « Pas de gruyère en Suisse ? Elle est bien bonne ! » Nous prenons ça pour une brimade humoristique, jusqu’à ce que nous reprenions notre sérieux devant la gravité et le naturel des autochtones : « Non, il n’y en a pas en ce moment », dit la charmante jeune femme genevoise. Elle porte des robes de couturier, des joyaux. Mais elle n’a pas de gruyère, ni de beurre. Elle est entraînée au respect des restrictions, et ne triche pas. Peut-être qu’ils n’ont pas de diable en Suisse…
Et gavés d’autre sorte, nous nous consolons en mangeant le pain tout seul, le pain-gâteau, le pain-brioche, le pain-gourmandise. Il est si bon que par timidité nous restons sur notre envie, et nous n’osons pas, à table, redemander du pain plus de deux fois.
Je n’ai avancé que par petits bonds, si j’ose écrire, dans la connaissance des facilités genevoises. La saison hésitait, et d’une couche où l’on souffre on ne prend, de la vie des êtres valides, qu’une vue courte. Huit heures du soir voyaient la fin de mes forces, l’arrivée d’un plateau chargé — crudités, viande grillée, légumes verts, fruits, qui ne sait par cœur le menu dit de régime ? —, puis venait ma récréation lumineuse. Par la fenêtre ouverte, emplie d’un bleu qui devient peu à peu nocturne, je vois un lé de lac, qui reflète un pont, des quais, et jusque passé minuit les enseignes multicolores, les phares, les perles électriques délimitent le lac. Demain, le brouillard matinal me rendra, irisée et quasi mouvante, la cathédrale hissée au-dessus des toits, et les étranges coques de vitres qui couvent les cours intérieures. Demain j’aurai la paisible aurore brumeuse et le tournoi d’hirondelles. Le soir, j’ai les drapeaux de lumière multicolore, qui baignent et s’étirent dans l’eau. Un certain azur publicitaire glorifie l’horlogerie nationale, heurte un vert d’absinthe dont la friction l’exalte, tandis qu’un écarlate se propage jusqu’au ventre en nacelle de trois cygnes, balancés sur leur propre reflet.
C’est un plaisir, certes, que de recevoir en plein visage un spectacle, lumières et ombres, sans se soulever sur un coude, sans tourner le cou, sans s’asseoir sur la couche, de ne le quitter qu’au moment où les paupières le séparent de nous. Ce qui se fait facile est un plaisir, même lorsqu’une goutte amère s’y dissout : si je n’avais pas — là et là, et là encore — cette… enfin ce mal, je n’aurais jamais eu l’idée de mettre mon lit dans l’angle, calculé au plus juste, où son occupante peut sans bouger exploiter trois horizons. L’agile, le dispos n’ont que faire de tant de commodité.
« J’irai moi-même, me dit une amie qui passe quelques jours à Genève, acheter dans les magasins ce qui vous tenterait ici. Confiez-moi une liste. »
C’est aussitôt fait que dit. J’avais depuis longtemps l’envie d’un moulin à poivre de bonne fabrication, un moulin, comme on dit dans mon quartier de Paris, « qui moule » et non pas ce mauvais petit rouage, prompt à s’émousser, qui hante nos bazars. Je voulais une tresse de fil et une tresse de soie, composées d’aiguillées égales et multicolores à l’ancienne manière, nouées à chaque bout comme les cervelas. Je les ai. Un peu maigres, mais un joli travail de natte à la main, une vraie passementerie. Je voulais des boutons pour la lingerie, en nacre, à quatre trous. En nacre, je ne m’en dédis pas. Oui, en nacre, folie et dilapidation ! Et des aiguilles, donc, des aiguilles « anglaises » (quand j’étais petite, leur enveloppe vernissée était déjà imprimée en allemand), des aiguilles que nous appelons, nous autres techniciennes du cousu main, « à chas diminué ». Et de la laine à repriser, en cartes. Et de l’élastique pour coulisser les ceintures des culottes en maille. Et des bobines de fil vieux style, du « fil poissé » pour coudre dans du cuir. Ai-je cousu, couds-je, coudrai-je dans du cuir ? Là n’est pas la question. Et du cordonnet de soie en vraie soie, pour refaire les boutonnières fatiguées des vêtements d’homme… Un étrange bien-être se peut donc puiser dans l’aspect, le contact de certaines « fournitures » que n’a jamais régies, ni modifiées, aucun souci d’esthétique ou de modernité ? Bien sûr. Mais c’est parce que je suis encore riche, je n’utilise pas à la manière ordinaire. Dans un sens magique de contemplation et d’évocation, je m’enrubanne de mercerie. Vous ne vous figuriez tout de même pas qu’elle a su, ma main droite un peu pelotonnée par l’habitude d’écrire, enfanter ce chef-d’œuvre de régularité, de discret relief, de solidité : une boutonnière de vêtement masculin ? J’entends la boutonnière au point de feston, naturellement. L’autre, la boutonnière dite passepoilée, n’offre aucune poésie.
Pour ce qui est des aiguilles à tapisser, la recherche est décevante. En France, néant. En Suisse, le désert. Il y a longtemps que dans les grands magasins français on me répond : « Nous ne connaissons pas ça. Oui, autrefois, je ne dis pas… » avec la tête penchée de côté, vous savez, un peu comme le chien à qui on offre un verre vide, et on me propose, compensatrices, des aiguilles à repriser ! Je projette, quand mon meilleur ami reprendra le volant et sa patience, de m’arrêter à toutes les petites merceries de village, les vraies, celles qui ont encore un portillon et une sonnette, celles qui mettent les boutons dans la boîte à laine, la laine dans le tiroir aux lacets, les lacets dans le compartiment aux fermetures Éclair, celles qui embaument le hareng saur, celles, enfin, où une fillette se tourne vers la sombre arrière-boutique en criant : « Maman, je les trouve pas, ces aiguilles que la dame me parle ! »
Six semaines. Déjà ? Seulement ? Pareilles, pressées de s’écouler, chacune portant, fiché en son centre, en son sommet, en son déclin, le piquant rappel à la vie qu’est la douleur physique, les journées passent. Cher-docteur-à-demain a toujours sa voix douce, son cœur qui occupe trop de place dans sa large poitrine et l’essouffle. Il fait beau — non, il va faire beau. Derrière la nue un soleil blanc fond quelques neiges sur les flancs du Jura. Le retour de l’hiver qui a désolé Paris, Genève l’accueillit avec sa sérénité de riche. L’hôtel ralluma son calorifère et de surcroît nicha, dans tous les coins, des radiateurs paraboliques. Ainsi font les amateurs de jardins qui ne peuvent pas voir un trou de rocaille sans y loger un saxifrage ou un pied de fougère.
Mais nulle imitation relapse de frimas ne put surprendre ni décourager les arbres de Judée, les cerisiers doubles, les lilas bleus et pourpres, en marche et têtus. Ils ont pris le départ, fleurissent et couchent dehors. D’ailleurs le démenti à l’hiver monte, au crépuscule, des vases paisibles et peu vannées, dormantes au fond du lac. Le long de ma promenade d’invalide, je ferme mon nez à la fragrance flottante et douceâtre. Pas assez de sel. Au contraire l’autochtone soupire, extasié : « Ah ! cette odeur du lac… Quand je la retrouve après une absence, elle me met les larmes aux yeux… » La profonde veine verte, le Rhône, refuse de se mêler au commun des eaux, divise avec force celles du Léman et fuit, poignardée d’or à l’heure de midi.
Le moineau, ce piéton… Je n’avais pas l’intention de parler de lui. Je ne voulais que le nourrir, et m’en tenir là. Mais à Genève le passereau prend des initiatives, et m’instruit malgré moi. Ici des générations de braves gens ont formé des générations d’oiseaux confiants. Le libraire français tout proche, à trois pas — ainsi je traduis : cinq à six tours de roue — s’est mis à la mode du pays : « L’hiver on se partage les oiseaux, me dit-il. Pas pour les manger, pour les secourir. Une nuit de grand froid soudain, l’autre hiver, j’ai dû me lever pour aller délivrer une mouette qui avait les pieds pris dans la glace du bord du lac, là devant ma porte, la pauvre bête… » Il m’apporte à moi aussi sur le trottoir ma pâture de livres d’occasion, quand je ne peux pas quitter la voiture, et me promet tout bas « un Peter Cheney » pour la semaine prochaine… Il sait qu’en dépit des longs jours printaniers, les nuits ne sont pas si brèves que l’assurent les passereaux.
Le cri de ceux-ci, si peu modulé qu’il ne rompt pas toujours le sommeil du matin chèrement acquis, je le supporte aussi bien qu’au Palais-Royal. Mais je ne prévoyais pas qu’à l’heure où le sommelier immaculé apporte le plateau et écarte les rideaux croisés sur la fenêtre ouverte, je n’avais pas prévu qu’à cette heure-là il m’arriverait non pas de voir entrer les passereaux dans ma chambre, mais de les en voir sortir. Sept issirent, couleur de souris, de dessous mon lit, et rejoignirent les autres piailleurs dehors, sur le petit balcon.
À partir de ce jour-là, j’eus peine à suivre les progrès de leur familiarité, je devrais dire leur exigence. Leur appétit n’a pas plus de bornes que de trêve. Trois petites femelles fondèrent une nourricerie sur le balcon, pour des jeunes déjà emplumés mais qui imitaient encore très bien la prière et le grelottement frileux des oisillons affamés.
Jeanne Loewer m’apporta, de la Chaux-de-Fonds, un gros pain rond rassis, pour les repas de corps du matin à sept heures et demie. Les petites femelles fuselées tenaient tête aux mâles ronds du ventre, mieux vêtus qu’elles, la joue et l’aile coquettement peintes. Je les regardais, j’apprenais un peu de l’oiseau, cet inconnu, en me disant que quatre pattes à un oiseau le rendraient encore plus attachant que ces deux ailes, croisées derrière le dos à la Napoléon.
Puis la moulure de semble-acajou, au pied de mon lit, servit de perchoir à des quémandeurs qui me dévisageaient, lançaient un sec appel d’impatience et happaient la mie de pain au vol comme des bouledogues. Bientôt leur troupe accrue, si je m’enfermais dans la salle de bains, réclamait que je rouvrisse la porte. Enfin, au terme d’une sieste, par un après-midi cotonneux et tiède, je perçus à mon flanc un mouvement si étranger à moi-même, si propre à m’émouvoir… Ils étaient deux, l’un contre l’autre, dans un pli de ma couverture. Mon contentement trop vif, mon geste pour me pencher sur eux étaient prématurés, puisqu’ils s’envolèrent. Mais j’étais avertie que le temps n’était pas loin où dans une petite foule indistincte j’allais découvrir l’individu, le singulier, le préféré qui me préférerait. Chaque fois le danger, avec l’animal, se fait le même pour nous. Choisir, être choisi, aimer : tout de suite après viennent le souci, le péril de perdre, la crainte de semer le regret. De si grands mots au sujet d’un passereau ? Oui, d’un passereau. Il n’est pas, en amour, de petit objet.
Avril n’était pas clos qu’avant la vague de froid les « rosiers de mai » et les corchorus se donnaient en exemple, blancs et jaunes, aux rosiers tout court, et que sans tiges les premières gentianes, descendues des monts jusqu’aux fleuristes, buvaient dans mon verre à dents. Un peu de mousse humide remplace leur tige et les aide à boire. L’azur intransigeant est leur seule beauté ; y a-t-il une raison pour qu’un bleu obscur nous trouve aussi sensibles ?… Vieilles évocations de firmament, mirages de mers, ce que nous tenons pour éternel est volontiers bleu. La gentiane tend sa corolle sur des nervures de parapluie, la feuille du cyclamen se double de caoutchouc mauve ; l’edelweiss est tout coton. Aucun des trois n’y perd sa séduction et son caractère d’innocence emblématique. Je n’oublie pas l’envahisseur, le narcisse ! Il est partout. Il convoque annuellement ses fidèles aux Avants, qui le fêtent. Comment fête-t-on le narcisse ? En le tuant. On le sacrifie par millions et millions. Ne nous attendrissons pas, il n’est bon qu’à ça. Cueilli, on le noue en bottes, et il est prompt à se faner si on ne l’immerge généreusement. Son retour des Avants en auto, en moto, à vélo, a couvert la route d’une odeur horizontale ininterrompue, du sein de laquelle nous nous écrions tantôt : « C’est divin ! » tantôt : « C’est écœurant ! » À peine si le parfum mortuaire et souverain des lilas put nous en distraire, lilas bleus, lilas pourpres et mauves, lilas varins à thyrses maigres et aérés. « Ce lilas varin, disait Sido ma mère, je n’arrive jamais à décider s’il sent un peu bon ou beaucoup mauvais… »
En maint endroit les cerisiers débordent les murs, débordent les haies de clôture. Vertes hier, les cerises sont roses aujourd’hui, demain plus roses, plus rondes, plus lourdes. Elles se couvrent d’une rougeur égale, se vernissent, tentent l’œil, la bouche, la main. Étendons le bras, elles sont à moi, à vous, à nous… Je passe en voiture, et jour après jour je vois qu’il ne manque pas une cerise. Chez nous, en secouant le cerisier, on ferait choir, outre les cerises, le garçon caché dans l’arbre. « Il ne faut pas tenter le diable », dirait pour s’excuser le pillard, poches et bouche pleines. Quand je vous dis qu’ils n’ont pas de diable en Suisse.