Le Fanal bleu/03
J’ai reçu une lettre d’amour : « Madame Colette, je vous adore ! Et je suis très beau. Si vous ne me le défendez pas, je viendrai vous voir, et vous donner un baiser sur le nez. »
C’était signé « Béni ». Je n’écartai pas de moi ma dernière chance d’une entrevue tendre avec un prince-pour-le-moins-oriental.
Il vint, porté par une esclave qui se disait sa maîtresse. Il prit pied sans dédain sur le tapis usagé de ma chambre d’hôtel, et nous ne sûmes d’abord, mon meilleur ami et moi, que lui dire. Mais il ne perdit pas pour si peu la parole, ni sa princière et familière contenance.
Il était rose —, ainsi doivent être les persans dits « crème », quand ils sont parfaits, chargés comme celui-ci d’honneurs, de médailles et de premiers prix. D’un rose à peine cuivré, très près du sol par ses pattes de devant, un peu haussé sur son train de derrière. Vêtu comme une fée, il semblait miraculeusement à l’aise au sein de son nuage, qui sur les flancs battait à chaque pas, et l’habillait par-derrière d’une immatérielle culotte floconneuse. Sa robe foisonnait en boucles sur sa poitrine et son ventre, et s’échappait, en aigrettes courbes, de l’une et l’autre de ses oreilles.
J’hésite à parler de ses yeux, ne sachant comment peindre leur forme, leur large éclat d’or bouillant et pailleté, et la confiance calme qu’ils versaient aux nôtres, et leur arrière-sourire, puisé dans une jeunesse choyée… Sur ses narines fleurissait aussi la rare couleur du cuivre rosé.
Pour nous rendre encore plus muets et plus dévots, il parla. La voix des angoras est douce et petite dans l’ordinaire de la vie, sans préjudice des temps amoureux où ils se changent en démons hurleurs. Il sauta sur mes genoux éblouis, et puisqu’il l’avait promis, me donna un baiser sur le nez. Il voulut bien manifester quelque curiosité pour ma salle de bains, et pour les passereaux impertinents du balcon, auxquels il adressa une allocution dans le style chevrotant qui manifeste, à la gent ailée, les sentiments du chat. Mais comme il était sans besoins il était sans convoitise, et à le voir se détourner des oiseaux pour suivre une boule de papier froissé, nous nous récriâmes d’attendrissement.
Je le tins un moment embrassé, touffu et mieux odorant qu’une gerbe. Il me donna encore des baisers, sur le bout du nez, sous l’oreille. Cependant son esclave m’entretenait de lui, de sa glorieuse lignée, des victoires qu’il remportait à toute compétition. Elle ajoutait quelques détails, qui ne me semblèrent pas futiles : « Il est d’une propreté sans égale ; son peigne, ses brosses, sa toilette quotidienne, non seulement il les supporte, mais il les demande ; s’il a parfois le goût de montrer une extraordinaire obéissance, l’accent de la réprimande le blesse et même lui ôte l’appétit… » J’enregistrais gravement ces touches légères, apportées à l’authenticité d’un portrait ; je les transcris ici sur le ton un peu apprêté qui convient. Ce qui concerne le chat, dans mes souvenirs et dans mes œuvres, n’est jamais un badinage.
L’oreille musicienne du chat fait la différence entre la familiarité et la tendresse. Ce n’est que par jeu et fantaisie que ma Chatte Dernière se plaisait aux « Chatte ! Ici tout de suite ! Chatte ! Allez coucher ! » qui accompagnaient les rites du soir. Gaiement elle prenait le galop, courait à sa corbeille, obéissait pour imiter le chien. Mais au vrai le chat préfère dans la voix humaine les intonations les plus voisines du chant. Pour le peu que j’eus à lui dire, je me conformai avec « Béni » au protocole essentiel. D’autant qu’à ses autres perfections il joignait cet air d’enfance et de majesté que conservent longtemps les angoras. Loin de lui étaient la profondeur, l’intensité de la Chatte Dernière, le trop de promptitude qu’elle mettait à ressentir la douleur et à l’exprimer. Par exemple, l’année où dédaigneusement et d’une brève audience accordée au charbonnier du coin, au bistrot blanc et noir, au petit épicier jaune, elle eut cette jolie fille bâtarde, rayée, riante, sotte, que nous appelions Jantille, la Chatte ne tarda pas à la chasser de sa présence et de son affection, par jalousie. À ce point que le nom de Jantille, prononcé par l’un de nous, arrachait à la Chatte une petite plainte faible. Aussi donnâmes-nous Jantille en cadeau à Monsieur le Curé des Mesnuls, et le cœur douloureux de la Chatte s’apaisa.
Cette rêverie rétrospective, c’est à « Béni » que je la dois. Sa présence magnifique, le souvenir de la Chatte, ce qui touche, recrée, rapproche de moi le caractère ou la personne chat me replace dans un climat qui me fut poignant et nécessaire, auquel j’ai renoncé par sagesse et désintéressement.
Cependant Béni paraissait vouloir dormir sur mes genoux, drapés d’une vigogne moelleuse. Déjà il égrenait un ronronnement perlé, lorsqu’il changea d’humeur, miaula en mineur et mena son esclave vers la porte. La princière visite prenait fin avec la patience, la courte, la fragile patience du félin, qui se brise et met aux mains de l’homme le tigre fourbu dans sa cage, le lion dressé, le puma en pleurs…
Encore aimable, déjà distant, Béni écourta les adieux et les hommages. Même il me repoussa de sa douce main de chat, habituée à la clémence mais qui n’oublia pas de me faire sentir qu’elle portait, dormantes dans leur gaine — et roses à coup sûr —, des griffes.
En voiture, je vais d’un petit train de dame du Second Empire. Un poney me dépasserait. C’est qu’il y a tant à regarder, quand on chemine lentement. Les reliefs qu’efface la vitesse ressuscitent. Il m’en a fallu, des ans et des incommodités, pour que j’aie droit à la lenteur, à l’arrêt capricieux, au narcisse, à l’orchis pourpré, à la fraise sauvage ! Ce n’est plus maintenant que mon meilleur ami, au volant, se mêlerait de me répondre, le menton tendu en bouchon de radiateur : « Non, non, pas de lavande, pas d’églantine, pas de cytise ! Pas de casse-croûte avant Saulieu ! Tu me bouzilles tous les horaires ! » À présent, c’est lui qui me cueille des jacinthes… Cette arthrite n’est pas une si mauvaise affaire.
Ainsi m’arrêtant et repartant j’explore, je vais de jardin-restaurant à un rivage-jardin, je passe en revue charmilles et roseraies. Déjà les jardiniers de la ville disposent les rosiers qu’ils tenaient en coulisse par milliers. Enrégimentée, la rose assumera une beauté militaire. Certains bataillons hâtifs nous dédient au passage le parfum spécifique de leur espèce, leur haleine invariable de « thé », d’« hybride de thé »… Comme elles vont vite —, comme je vais vite… Pourtant un corps âgé, le mien, s’agrippe à son hiver, à son mal familier, serre sur soi ses plaids, se complaît à l’heure froide qui suit la visite du médecin, profite de l’épuisement prévu pour refermer sur soi, oublier le printemps. On ne referme pas le printemps. Par temps clair le lac est une Méditerranée, un peu avare en indigo. Les enfants pavoisent la ville de petites robes quadrillées ; les jeunes filles vont jambes nues. Le luxe, c’est le vêtement sans tache, le blanchissage fréquent, le moelleux pull-over qu’envie Paris. Et que de belles chevelures, qui évitent l’horrible « crêpé ». De grands anges, pas trop féminins, sont hardis à fendre la foule, aux heures d’affluence, de leur chevelure comme une torche, de leurs genoux nus comme des fruits à peau rude et fendillée.
J’admire, je me réjouis, je me promène, je frôle et célèbre tous ces bien-jambés —, oh ! non, oh ! non, n’allez pas penser que je suis jalouse ni triste, faites-moi l’honneur de croire que je sais goûter la part qui m’est laissée, porter allègrement ce qui m’eût autrefois paru lourd, puiser, dans cette faille qui me creuse et me divise, un peu de… oui, de noblesse. J’hésite, je tâte et mesure un tel mot : s’il allait m’être trop grand ?… Enfin croyez que je n’ai pas besoin de tant de ménagements, et que je ris en moi-même quand des personnes très gentilles s’aventurent, à mon sujet, jusqu’au mot « « ascétisme », comme si ce fût le nom d’un grade. Pense-t-on qu’il soit aisé d’échapper à l’ascétisme ?
Deviendront-ils l’un de mes divertissements, les remèdes que m’impose le Cher-docteur-à-demain ? L’un est gras et glacial. Un autre plus pénétrant, plus armé qu’un oursin. Un autre encore, que le corps interroge, étonné de recevoir les messages de tant de rayons d’étoile acérés…
Me voilà, au bout de deux mois bientôt, avide de fêter ce qui ne m’est ni promis, ni connu. Cher-docteur-à-demain, je souffre d’espoir et de modestie, et je vous questionne le moins que je peux. Je sais qu’après les rosiers en rangs s’apprête le feu symétrique des géraniums, et celui des sauges écarlates, puis viendront les dahlias, puis les chrysanthèmes… Ne regardons pas plus avant. Sur des rivages édiliquement fleuris j’ai repris en amitié toutes les fleurs sauvages des prés suisses, que l’on apporte à la propriétaire de l’hôtel dans leur abondance d’herbage anonyme. Elles ne sortent de ses mains que triées, élues, accordées, pour monter à ma chambre. Ici une petite gueule de labiée mordille l’aile d’un ophrys abeille ; — la barbe rose des lychnis émerge d’une base bleue de brunelles ; — impalpables, des ombelles embrument le gros bouton d’or des prairies et des ruisseaux ; — les trois « pentecôtes », la mauve, la violette et la blanche, sont le marli serré d’un grand plat rond de muguets, les derniers de la saison ; — un reflet de pelage, déjà, argente les trèfles incarnats. Déjà les trèfles incarnats… J’ai donc sacrifié, aidée de mon meilleur ami, le quart presque d’une année à des soins dont je ne puis supputer encore la portée et le fruit, ni même le soulagement ? Personne ne m’a parlé de guérir, mais on fait appel à mes qualités morales. Bon, on sait ce que parler veut dire. D’ailleurs, il y a tant de manières de guérir —, j’en inventerai peut-être une. Un peu d’intrépidité, un usage modéré de l’arbitraire, immodéré de l’étonnement, à l’instar en somme de cet enfant ingénieux qui, tendant un morceau d’étoffe sur deux baguettes en croix au bout d’un bâton, s’écriait : « Maman, viens voir, je viens d’inventer le parapluie ! »